Les tâches du prolétariat dans notre révolution (Projet de plate-forme pour le parti du prolétariat)

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Le caractère de classe de la révolution accomplie

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L'ancien pouvoir tsariste, qui ne représentait qu'une poignée de féodaux de la propriété foncière dirigeant toute la machine de l’Etat (armée, police, corps des fonctionnaires), est vaincu et renversé, mais non pas achevé. La monarchie n'est pas abolie officiellement. La bande des Romanov poursuit ses intrigues monarchistes. L'immense propriété des féodaux de la terre n'est pas liquidée.

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Le pouvoir en Russie est passé aux mains d'une classe nouvelle : la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers embourgeoisés. En ce sens, la révolution démocratique bourgeoise est achevée en Russie.

Une fois au pouvoir, la bourgeoisie a fait bloc (alliance) avec des éléments manifestement monarchistes qui se sont signalés, de 1906 à 1914, par leur zèle inouï à soutenir Nicolas le Sanguinaire et Stolypine le Pendeur (Goutchkov et autres hommes politiques à droite des cadets). Le nouveau gouvernement bourgeois de Lvov et Cie a tenté et commencé de négocier avec les Romanov la restauration de la monarchie en Russie. Sous le couvert d'une phraséologie révolutionnaire, il nomme aux postes de commande des partisans de l'ancien régime. Il s'attache à réformer le moins possible la machine d'Etat (armée, police, corps des fonctionnaires) qu'il a remise entre les mains de la bourgeoisie. Le nouveau gouvernement met déjà toute sorte d'obstacles à l'initiative révolutionnaire des actions de masse et à la prise du pouvoir par en bas, par le peuple, ‑ seule garantie de succès réels pour la révolution.

Il n'a même pas encore fixé de date pour la convocation de l'Assemblée constituante. Il ne touche pas à la grande propriété foncière, cette base matérielle du tsarisme rétrograde. Il ne songe même pas à enquêter sur les agissements des monopoles financiers, des grandes banques, des syndicats et cartels capitalistes, etc., à divulguer ces agissements, à contrôler ces organisations.

Les principaux postes ministériels, les postes‑clefs du nouveau gouvernement (le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Guerre, c'est‑à‑dire le commandement de l'armée, de la police, du corps des fonctionnaires, de tout l'appareil d'oppression des masses) sont confiés à des monarchistes avérés et à des partisans de la grande propriété foncière. Les cadets, ces républicains de la onzième heure, ces républicains malgré eux, se sont vu attribuer des postes secondaires, n'ayant pas de rapport direct avec le commandement exercé sur le peuple et avec l'appareil de l'Etat. A. Kérenski, représentant des troudoviks et « socialiste lui aussi », ne joue absolument aucun rôle, si ce n'est qu'il endort par des phrases ronflantes la vigilance et l'attention du peuple.

Pour toutes ces raisons, le nouveau gouvernement bourgeois ne mérite, même en politique intérieure, aucune confiance de la part du prolétariat, et l'on ne saurait admettre que celui‑ci lui accorde le moindre appui.

La politique extérieure du nouveau gouvernement

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En ce qui concerne la politique extérieure, que les conditions objectives font maintenant passer au premier plan, le nouveau gouvernement est un gouvernement décidé à poursuivre la guerre impérialiste, la guerre en alliance avec les puissances impérialistes : Angleterre, France, etc., pour le partage du butin capitaliste, pour l'étranglement des peuples petits et faibles.

Soumis aux intérêts du capital russe et de son puissant protecteur et maître, le capital impérialiste anglo‑français, le plus riche du monde, le nouveau gouvernement, malgré les vœux formulés de la façon la plus précise par le Soviet des députés soldats et ouvriers au nom de l'indéniable majorité des peuples de Russie, n'a rien entrepris de concret en vue de mettre fin au massacre des peuples qui s'entre-tuent pour défendre les intérêts des capitalistes. Il n'a pas même publié les traités secrets de caractère manifestement spoliateur (prévoyant le partage de la Perse, le pillage de la Chine, le pillage de la Turquie, le partage de l’Autriche, l’annexion de la Prusse orientale et des colonies allemandes, etc.) qui lient notoirement la Russie aux forbans du capital impérialiste anglo‑français. Il a confirmé ces traités conclus par le tsarisme qui, pendant des siècles, a spolié et opprimé plus de peuples que les autres despotes, ‑ par le tsarisme qui, non content de l’opprimer, déshonorait et corrompait le peuple grand-russe dont il avait fait le bourreau des autres peuples.

Après avoir confirmé ces traités d'infamie et de brigandage, le nouveau gouvernement, contrairement aux revendications de la majorité des peuples de Russie, clairement formulées par les Soviets des députés ouvriers et soldats, n’a pas proposé un armistice immédiat à tous les belligérants. Il s'est borné à prodiguer des déclarations et des phrases solennelles, ronflantes et pompeuses, absolument vides de sens, qui dans la bouche des diplomates bourgeois ont toujours servi et servent encore à tromper les masses confiantes et naïves du peuple opprimé.

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Par suite, non seulement le nouveau gouvernement ne mérite pas la moindre confiance en politique extérieure, mais continuer à exiger de lui qu'il proclame la volonté de paix des peuples de Russie, qu'il renonce aux annexions, etc., etc., c'est en fait mystifier tout simplement le peuple en lui faisant concevoir des espérances irréalisables, en retardant sa prise de conscience, en l'amenant à accepter indirectement la prolongation d'une guerre dont le vrai caractère social n'est pas déterminé par de pieux souhaits, mais par la nature de classe du gouvernement qui la fait, par le lien qui existe entre la classe représentée par ce gouvernement et le capital financier impérialiste de Russie, d'Angleterre, de France, etc., par la politique réelle, effective, de cette classe.

L'originale dualité du pouvoir et sa signification de classe

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La particularité essentielle de notre révolution, celle qui requiert le plus d'attention et de réflexion, c'est la dualité du pouvoir qui s'est établie au lendemain même de la victoire de la révolution.

Cette dualité du pouvoir se traduit par l'existence de deux gouvernements : le gouvernement principal, véritable, effectif, de la bourgeoisie, le « Gouvernement provisoire » de Lvov et Cie, qui a en mains tous les organes du pouvoir, et un gouvernement à côté, complémentaire, un gouvernement « de contrôle », représenté par le Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, qui n'a pas en main les organes du pouvoir d'Etat, mais s'appuie directement sur la majorité indéniable du peuple, sur les ouvriers et les soldats en armes.

L'origine sociale de cette dualité du pouvoir et sa signification de classe, c'est que la révolution russe de mars 1917 n'a pas seulement balayé la monarchie tsariste et remis tout le pouvoir à la bourgeoisie, mais qu'elle touche de près à la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. C'est cette dictature (c'est-à‑dire un pouvoir s'appuyant non sur la loi, mais sur la force directe des masses armées), qui est celle des classes précitées, que représentent les Soviets des députés ouvriers et soldats de Pétrograd et d'ailleurs.

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Autre particularité très importante de la révolution russe : le Soviet des députés soldats et ouvriers de Pétrograd qui, tout porte à le croire, jouit de la confiance de la majorité des Soviets locaux, remet volontairement le pouvoir d'Etat à la bourgeoisie et à son Gouvernement provisoire, cède volontairement le pas à ce dernier après avoir conclu avec lui un accord pour le soutenir, et se borne au rôle d'observateur veillant à la convocation de l'Assemblée constituante (dont la date n'a pas même été fixée jusqu'ici par le Gouvernement provisoire).

Cette situation extrêmement originale, qui ne s'est encore jamais présentée sous cet aspect dans l'histoire, a donné lieu à un enchevêtrement, à un amalgame de deux dictatures : la dictature de la bourgeoisie (car le gouvernement de Lvov et Cie est une dictature, c'est‑à‑dire un pouvoir s’appuyant non sur la loi, non sur l'expression préalable de la volonté populaire, mais sur un coup de force, celui‑ci ayant été opéré par une classe déterminée, en l'occurrence la bourgeoisie) et la dictature du prolétariat et de la paysannerie (le Soviet des députés ouvriers et soldats).

Il ne fait aucun doute que cet « enchevêtrement » ne peut durer longtemps. Il ne saurait exister deux pouvoirs dans un Etat. L'un des deux doit disparaître, et d'ores et déjà toute la bourgeoisie russe s'attache de toutes ses forces, par tous les moyens et en tous lieux, à éliminer et à affaiblir, à réduire à néant les Soviets des députés soldats et ouvriers, à assurer le pouvoir unique de la bourgeoisie.

La dualité du Pouvoir ne reflète qu'une période transitoire du développement de la révolution, la période où cette dernière est allée au‑delà d'une révolution démocratique bourgeoise ordinaire, mais n'a pas encore abouti à une dictature du prolétariat et de la paysannerie « à l'état pur ».

La signification de classe (et l'explication de classe) de cet état de transition instable est la suivante : notre révolution a, comme toute révolution, exigé des masses des prodiges d'héroïsme et d'abnégation dans la lutte contre le tsarisme, et en outre elle a d'un seul coup mis en mouvement un nombre incalculable de petits bourgeois.

Un des principaux caractères scientifiques, politiques et pratiques de toute révolution véritable, c'est l'augmentation extraordinairement rapide, brusque, du nombre des petits bourgeois qui commencent à participer activement, personnellement, pratiquement, à la vie politique, à l'organisation de l’Etat.

C’est le cas en Russie. La Russie est aujourd'hui en ébullition. Des millions et des dizaines de millions d'hommes en léthargie politique depuis dix ans, politiquement abêtis par le joug effroyable du tsarisme et par un labeur de forçat au profit des grands propriétaires fonciers et des fabricants, se sont éveillés et aspirent à la vie politique. Or, qui sont ces millions et ces dizaines de millions d'hommes ? Pour la plupart, des petits patrons, des petits bourgeois, des gens qui tiennent le milieu entre les capitalistes et les ouvriers salariés. La Russie est le pays le plus petit-bourgeois d'Europe.

Une formidable vague petite‑bourgeoise a tout submergé ; elle a écrasé le prolétariat conscient non seulement par le nombre, mais aussi par son idéologie, c'est‑à‑dire qu'elle a entraîné de très larges milieux ouvriers, les a contaminés de ses idées politiques petites‑bourgeoises.

Le petit bourgeois dépend de la bourgeoisie, parce qu'il vit lui-même en patron et non en prolétaire (par la place qu'il occupe dans la production sociale). Et dans sa façon de penser il suit la bourgeoisie.

La crédulité aveugle à l'égard des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme : voilà ce qui caractérise la politique actuelle des masses en Russie; voilà ce qui s'est développé avec une rapidité révolutionnaire sur le terrain économique et social du pays le plus petit‑bourgeois d'Europe. Telle est la base de classe de l’ « accord » (il s'agit moins, je le souligne, d'un accord formel que du soutien de fait, d'un accord tacite, de la crédulité aveugle qui a présidé à la cession du pouvoir) entre le Gouvernement provisoire et le Soviet des députés ouvriers et soldats, ‑ accord qui a donné aux Goutchkov le gros morceau, le véritable pouvoir, et au Soviet les promesses, les honneurs (momentanément), les flatteries, les phrases, les assurances, les salamalecs des Kérenski.

L'insuffisance numérique du prolétariat en Russie, son degré insuffisant de conscience et d'organisation, voilà l'autre face de la médaille.

Tous les partis populistes, jusques et y compris les socialistes‑révolutionnaires, ont toujours été petits‑bourgeois ; de même le parti du Comité d'Organisation (Tchkhéidzé, Tsérétéli et Cie); les révolutionnaires sans‑parti (Stéklov et autres) ont également cédé à la vague ou ne l'ont pas surmontée, ne sont pas parvenus à la surmonter.

Originalité de la tactique qui découle de ce qui précède

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Pour un marxiste, qui doit tenir compte des faits objectifs, des masses et des classes, et non des individus, etc., l'originalité indiquée plus haut de la situation réelle détermine nécessairement l'originalité de la tactique à suivre dans le moment présent.

Cette originalité met au premier plan la nécessité de « verser du vinaigre et du fiel dans l'eau sucrée des phrases démocratiques révolutionnaires » (selon l'expression si heureuse qu'a employée hier Téodorovitch, mon camarade du Comité central de notre Parti, au congrès des employés ouvriers des chemins de fer de Russie qui s'est tenu à Pétrograd). Travail de critique ; explication des erreurs commises par les partis petits‑bourgeois socialiste‑révolutionnaire et social‑démocrate ; préparation et groupement des éléments du parti prolétarien conscient, du parti communiste ; désintoxication du prolétariat en proie à la griserie « générale » petite‑bourgeoise.

Travail de propagande « et rien de plus », semblerait‑il. C’est en réalité un travail révolutionnaire éminemment pratique ; car on ne saurait faire progresser une révolution qui s'est arrêtée, grisée de phrases, et qui « marque le pas » non point à cause d'obstacles extérieurs, non point à cause de la violence qu'exercerait la bourgeoisie (Goutchkov ne fait encore que menacer de recourir à la violence contre la masse des soldats), mais à cause de l'aveugle crédulité des masses.

C’est uniquement en combattant cette aveugle crédulité (qu’on ne peut et ne doit combattre que sur le terrain des idées, par une persuasion fraternelle, en invoquant l'expérience vécue) que nous pouvons nous dégager de l'emprise de la phraséologie révolutionnaire déchaînée et stimuler réellement la conscience prolétarienne aussi bien que la conscience des masses, leur initiative, audacieuse et décidée dans chaque localité; stimuler la conquête, le développement et l'affermissement spontanés des libertés, de la démocratie, du principe de la possession de toute la terre par l’ensemble du peuple.

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Dans le monde entier, l'expérience des gouvernements de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers a mis au point deux procédés pour maintenir le peuple dans l'oppression. D'abord la violence. Nicolas Romanov Ier (Nicolas la Trique) et Nicolas II (le Sanguinaire) ont montré au peuple russe le maximum de ce qui est possible et impossible avec ce procédé de tortionnaires. Mais il est un autre procédé, qu'ont le mieux mis au point les bourgeoisies anglaise et française, « instruites » par toute une série de grandes révolutions et de mouvements révolutionnaires des masses. C'est celui du mensonge, de la flatterie, des belles phrases, des promesses sans nombre, des aumônes d'un sou, des concessions insignifiantes pour garder l'essentiel.

Ce qui fait l'originalité du moment actuel en Russie, c'est le passage à une allure vertigineuse du premier procédé au second, de la violence exercée sur le peuple aux flatteries et à sa mystification par des promesses. Comme le chat de la fable, Milioukov et Goutchkov écoutent et n'en font qu'à leur tête. Ils détiennent le pouvoir, défendent les profits du Capital, font la guerre impérialiste dans l'intérêt du capital russe et anglo‑français, et se bornent à répondre par des promesses, des déclamations, des phrases ronflantes, aux discours de « cuisiniers » comme Tchkhéidzé, Tsérétéli, Stéklov, qui menacent, exhortent, conjurent, supplient, exigent, proclament... Le chat écoute et n'en fait qu'à sa tête.

Mais le crédule aveuglement et l'aveugle crédulité s'effriteront chaque jour davantage, surtout chez les prolétaires et les paysans pauvres à qui la vie (leur situation économique et sociale) apprend à ne pas faire confiance aux capitalistes.

Les chefs de la petite bourgeoisie « se doivent » d'enseigner au peuple la confiance en la bourgeoisie. Les prolétaires se doivent de lui enseigner la méfiance.

Le jusqu'auboutisme révolutionnaire et sa signification de classe

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Le jusqu'auboutisme révolutionnaire doit être considéré comme la manifestation la plus sérieuse, la plus éclatante, de la vague petite‑bourgeoise qui a « presque tout » submergé. C'est le pire ennemi du progrès ultérieur et du succès de la révolution russe.

Quiconque a cédé sur ce point et n'a pas su se dégager est perdu pour la révolution. Mais les masses cèdent autrement que les chefs ; et elles se dégagent autrement, par une autre voie, d'une autre manière.

D'une part, le jusqu'auboutisme révolutionnaire est le fruit de la duperie des masses par la bourgeoisie, le fruit de l'aveugle crédulité des paysans et d'une partie des ouvriers ; d'autre part, il exprime les intérêts et la mentalité du petit patron, intéressé jusqu'à un certain point aux annexions et aux profits bancaires, qui garde « pieusement » les traditions du tsarisme, lequel a corrompu les Grands‑Russes en faisant d'eux les bourreaux d'autres peuples.

La bourgeoisie trompe le peuple en spéculant sur le noble orgueil que lui inspire la révolution ; elle veut faire accroire que le caractère politique et social de la guerre a changé pour la Russie depuis cette étape de la révolution, du fait que la monarchie tsariste a été remplacée par la pseudo‑république de Goutchkov‑Milioukov. Et le peuple l’a cru ‑ momentanément ‑ par suite surtout des vieux préjugés qui l'induisent à penser que les autres peuples de la Russie sont une sorte de propriété ou d'apanage des Grands‑Russes. Les suites de cette infâme corruption du peuple grand-russe par le tsarisme, qui lui apprenait à considérer les autres peuples comme inférieurs, appartenant « de droit » à la Grande‑Russie, ne pouvaient disparaître d'emblée.

Il faut que nous sachions expliquer aux masses que le caractère politique et social de la guerre n'est pas déterminé par la « bonne volonté » des individus et des groupes, ou même des peuples, mais par la situation de la classe qui fait la guerre, par la politique que pratique cette classe et dont la guerre est le prolongement, par les relations du Capital, force économique dominante de la société actuelle, par le caractère impérialiste du capital international, par la dépendance ‑ financière, bancaire, diplomatique ‑ de la Russie à l'égard de l'Angleterre, de la France, etc. Savoir l'expliquer aux masses de façon intelligible n'est pas chose facile, et nul d'entre nous ne saurait s'acquitter de cette tâche du premier coup, sans commettre d'erreurs.

Mais l'orientation, ou plus exactement le contenu, de notre propagande doit être celui‑là, et rien que celui‑là. La moindre concession au jusqu'auboutisme révolutionnaire est une trahison à l'égard du socialisme, un abandon complet de l'internationalisme, quelles que soient les belles phrases et les considérations « pratiques » dont on le justifie.

Le mot d'ordre « A bas la guerre » est évidemment juste, mais il ne tient pas compte des tâches particulières du moment, de la nécessité d'aborder autrement la grande masse. Il ressemble, à mon avis, au mot d'ordre « A bas le tsar ! » que les agitateurs maladroits du « bon vieux temps » lançaient tout bonnement dans les campagnes, où ils se faisaient rosser. Dans leur masse, les partisans du jusqu'auboutisme révolutionnaire sont de bonne foi, non si on les considère en tant qu'individus, mais au point de vue de classe, car ils appartiennent à des classes (ouvriers et paysans pauvres) qui n'ont réellement rien à gagner aux annexions ni à l'étranglement d'autres peuples. Il en va tout autrement pour les bourgeois et MM. les « intellectuels » ; ceux‑là savent fort bien qu'il est impossible de renoncer aux annexions sans renoncer à la domination du Capital, et ils trompent cyniquement les masses avec de belles phrases, des promesses sans mesure, des assurances sans nombre.

Dans leur masse, les partisans du jusqu'auboutisme considèrent la chose sans malice, en invoquant le sens commun : « Je ne veux pas d'annexions, l'Allemand me « tombe dessus » ; je défends donc une cause juste et pas du tout des intérêts impérialistes. » A ceux‑là il faut expliquer encore et encore qu'il ne s'agit pas de leurs désirs personnels, mais de rapports et de conditions inhérents à une politique, à des masses et à des classes déterminées ; qu'il existe un lien entre la guerre, d'une part, les intérêts du capital et le réseau bancaire international, de l'autre, etc. Seule cette façon de combattre le jusqu'auboutisme est sérieuse et promet le succès, un succès pas très rapide peut-être, mais certain et durable.

Comment peut-on terminer la guerre ?

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On ne peut pas terminer la guerre « quand on le veut ». On ne peut pas la terminer sur la décision d'une seule des parties. On ne peut pas la terminer « en mettant la crosse en l’air », pour employer l'expression d'un soldat jusqu'auboutiste.

On ne peut pas terminer la guerre par une « entente » entre socialistes de divers pays, par une « action » des prolétaires de tous les pays, par la « volonté » des peuples, etc. Toutes les phrases de ce genre, dont foisonnent les articles des journaux jusqu'auboutistes, semi‑jusqu'auboutistes et semi-internationalistes, ainsi que d'innombrables résolutions, appels et manifestes, les résolutions du Soviet des députés soldats et ouvriers, ‑ ne sont que des souhaits inconsistants, naïfs, bien intentionnés de petits bourgeois. Rien n'est plus nuisible que ces phrases sur la « manifestation de la volonté de paix des peuples », le tour de rôle en matière d'actions révolutionnaires du prolétariat (après le prolétariat russe, c'est le « tour » du prolétariat allemand), etc. Tout cela, c'est recommencer Louis Blanc, s’abandonner à des rêves idylliques, jouer aux « campagnes politiques » et en fait, répéter la fable du chat et du cuisinier.

La guerre n'est pas née de la mauvaise volonté des rapaces capitalistes, bien que, sans aucun doute, elle se fasse uniquement dans leur intérêt et n'enrichisse qu'eux. Elle a été engendrée par un demi‑siècle de capitalisme mondial, par la multitude infinie de ses liens et de ses attaches. Il est impossible de s'arracher à la guerre impérialiste, impossible d’obtenir une paix démocratique, non imposée par la violence, si le pouvoir du Capital n'est pas renversé, si le pouvoir ne passe pas à une autre classe : le prolétariat.

La révolution russe de février‑mars 1917 a marqué le début de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Cette révolution a fait le premier pas vers la cessation de la guerre. Seul le second pas ‑ le passage du pouvoir au prolétariat ‑ peut en assurer la cessation. Ce sera dans le monde entier le début de la « rupture du front », - du front des intérêts du Capital, ‑ et ce n'est qu'en rompant ce front que le prolétariat peut soustraire l'humanité aux horreurs de la guerre, lui procurer les bienfaits d'une paix durable.

Et, en créant les Soviets des députés ouvriers, la révolution russe a déjà mis le prolétariat de Russie à même d'opérer cette « rupture du front » du Capital.

Le nouveau type d'Etat que crée notre révolution

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Les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., restent incompris en ce sens que la plupart ne se font pas une idée nette de la signification de classe, du rôle des Soviets dans la révolution russe. Mais ce qu'on ne comprend pas non plus, c'est qu'ils représentent une nouvelle forme d'Etat, ou plus exactement un nouveau type d'Etat.

Le type d'Etat bourgeois le plus parfait, le plus évolué, c'est la république démocratique parlementaire : le pouvoir y appartient au Parlement ; la machine de l'Etat, l'appareil et l'organe d'administration sont ceux de toujours : armée permanente, police, corps de fonctionnaires pratiquement irrévocables, privilégiés, placés au-dessus du peuple.

Mais depuis la fin du XIX° siècle, les époques révolutionnaires offrent un type supérieur d'Etat démocratique, un Etat qui, selon l'expression d'Engels, cesse déjà, sous certains rapports, d'être un Etat, « n'est plus un Etat au sens propre du terme». C'est l'Etat du type de la Commune de Paris, qui substitue à l'armée et à la police séparées du peuple l'armement direct et immédiat du peuple lui-même. Telle est l'essence de la Commune, vilipendée et calomniée par les auteurs bourgeois, et à laquelle, entre autres choses, on a attribué à tort l'intention d'« introduire » d'emblée le socialisme.

C'est précisément un Etat de ce type que la révolution russe a commencé à créer en 1905 et en 1917. Une République des Soviets de députés ouvriers, soldats, paysans, etc., réunis en Assemblée constituante des représentants du peuple de Russie, ou en Conseil des Soviets, etc., voilà ce qui est en train de naître chez nous à l'heure actuelle, sur l'initiative des masses populaires qui créent spontanément une démocratie à leur manière, sans attendre que MM. les professeurs cadets aient rédigé leurs projets de loi pour une république parlementaire bourgeoise, ni que les pédants et les routiniers de la « social‑démocratie » petite‑bourgeoise, tels que M. Plékhanov ou Kautsky, aient renoncé à falsifier la théorie marxiste de l'Etat.

Le marxisme se distingue de l'anarchisme en ceci qu'il reconnaît la nécessité de l'Etat et d'un pouvoir d'Etat, pendant la période révolutionnaire en général, et pendant l'époque de transition du capitalisme au socialisme en particulier.

Le marxisme se distingue du « social‑démocratisme » petit‑bourgeois, opportuniste, de MM. Plékhanov, Kautsky et consorts en ceci qu'il reconnaît la nécessité, pour ces mêmes périodes, d'un Etat qui ne soit pas une république parlementaire bourgeoise ordinaire, mais tel que fut la Commune de Paris.

Les principaux traits qui distinguent ce type d'Etat de l'ancien sont les suivants :

Le retour est des plus faciles (l'histoire l'a prouvé) de la république parlementaire bourgeoise à la monarchie, car tout l'appareil d'oppression : armée, police, bureaucratie, demeure intact. La Commune et les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., brisent et suppriment cet appareil.

La république parlementaire bourgeoise entrave, étouffe la vie politique propre des masses, leur participation directe à l'organisation démocratique de toute la vie de l'État, de la base au sommet. Les Soviets des députés ouvriers et soldats font tout le contraire.

Ils reproduisent le type d'Etat élaboré par la Commune de Paris et que Marx a appelé la « forme politique enfin trouvée par laquelle peut s'accomplir l'affranchissement économique des travailleurs ».

On objecte d'ordinaire que le peuple russe n'est pas pour l'« introduction » de la Commune. C'est l’argument des féodaux qui prétendaient que les paysans n’étaient as mûrs pour la liberté. La Commune, c'est‑à‑dire les Soviets des députés ouvriers et paysans, ne « réalise », n'a l'intention de « réaliser » et ne doit réaliser aucune réforme avant que celle‑ci ne soit absolument mûre, aussi bien dans la réalité économique que dans la conscience de l'immense majorité du peuple. Plus la débâcle économique et la crise engendrée par la guerre sont graves, et plus la nécessité s'impose d'une forme politique aussi parfaite que possible, propre à faciliter la guérison des horribles blessures infligées par la guerre à l'humanité. Moins le peuple russe a d'expérience en matière d'organisation, et plus résolument le peuple lui-même, et non seulement les politiciens bourgeois et les fonctionnaires pourvus de « sinécures », doit entreprendre de s'organiser.

Plus tôt nous aurons dépouillé les vieux préjugés du pseudo‑marxisme, du marxisme dénaturé par MM. Plékhanov, Kautsky et consorts, plus nous mettrons de zèle à aider le peuple à former dès à présent et partout des Soviets de députés ouvriers et paysans et, par leur intermédiaire, à prendre en main toute la vie de la nation, plus MM. Lvov et consorts retarderont la convocation de la Constituante, et plus il sera facile au peuple de faire son choix (par l'Assemblée constituante ou sans elle, si Lvov met trop de temps à la convoquer) en faveur d'une République des Soviets de députés ouvriers et paysans. Des erreurs sont inévitables au début, quand le peuple lui-même entreprend d'organiser la vie nouvelle, mais mieux vaut commettre quelques erreurs et aller de l'avant que d'attendre que les savants juristes réunis par M. Lvov aient rédigé des lois pour convoquer l'Assemblée constituante et perpétuer la république parlementaire bourgeoise, pour étrangler les Soviets des députés ouvriers et paysans.

Si nous nous organisons et menons intelligemment notre propagande, les prolétaires, mais aussi les neuf dixièmes de la paysannerie seront contre le rétablissement de la police, contre le corps de fonctionnaires inamovibles et privilégiés, contre l'armée séparée du peuple. Or, c'est en cela uniquement que consiste le nouveau type d'Etat.

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Le remplacement de la police par une milice populaire est une réforme dictée par toute la marche de la révolution et qui est en voie de réalisation dans la plupart des régions de la Russie. Nous devons expliquer aux masses que dans la plupart des révolutions bourgeoises du type ordinaire cette réforme a été éphémère, et que la bourgeoisie, même la plus démocratique et la plus républicaine, a toujours rétabli la police du type ancien, tsariste, séparée du peuple, commandée par des bourgeois et susceptible d’opprimer le peuple de mille manières.

Pour empêcher le rétablissement de la police, il n'est qu’un moyen : créer une milice populaire ne faisant qu'un avec l'armée (armement général du peuple substitué à l'armée permanente). Feront partie de cette milice tous les citoyens et citoyennes sans exception de 15 à 65 ans, ces limites d’âge approximatives devant simplement indiquer la participation des adolescents et des vieillards. Les capitalistes paieront aux ouvriers salariés, aux domestiques, etc., les journées consacrées au service civique dans la milice. Tant que les femmes ne seront pas appelées non seulement à participer directement à la vie politique dans son ensemble, mais aussi à s'acquitter d'un service civique permanent et général, il ne peut être question de socialisme, ni même de démocratie intégrale et durable. Or, des fonctions de « police », telles que l'assistance aux malades et aux enfants abandonnés, le contrôle de l'alimentation, etc., ne peuvent être assurées de façon satisfaisante tant que les femmes n'auront pas obtenu l'égalité non seulement sur le papier, mais encore en fait.

Empêcher le rétablissement de la police; faire appel au génie organisateur du peuple entier pour créer une milice où servira toute la population : tels sont les objectifs que le prolétariat doit populariser dans les masses pour sauvegarder, affermir et développer la révolution.

Programme agraire et national

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A l'heure actuelle, nous ne pouvons savoir avec précision si une puissante révolution agraire va se développer d’ici peu dans les campagnes russes. Nous ne pouvons mesurer la profondeur de la différenciation de classe, qui s’est indiscutablement accentuée ces derniers temps dans la paysannerie, en ouvriers agricoles, saisonniers ou permanents, et paysans pauvres ( « semi‑prolétaires »), d'une part et paysans riches et moyens (capitalistes grands et petits), d'autre part. L'expérience seule peut régler et réglera ces questions.

Mais en tant que parti du prolétariat, nous avons le devoir absolu de proposer dès aujourd'hui, en plus d'un programme agraire, des mesures pratiques immédiatement réalisables et commandées par l'intérêt de la révolution agraire paysanne en Russie.

Nous devons exiger la nationalisation de toutes les terres du pays, c'est‑à‑dire leur remise en toute propriété au pouvoir central. Celui‑ci déterminera l'étendue, etc., du fond de peuplement, promulguera des lois pour la protection des forêts et la bonification des terres, etc. ; il exclura expressément tout intermédiaire entre le propriétaire de la terre, c'est‑à‑dire l'Etat, et son locataire, c'est‑à‑dire le cultivateur (interdiction de toute sous‑location de la terre). Ce sont les Soviets régionaux et locaux des députés paysans ‑ et non la bureaucratie, les fonctionnaires ‑ qui disposeront entièrement et exclusivement, de la terre et fixeront les conditions locales de possession et de jouissance.

Pour améliorer la technique de la production du blé et augmenter cette dernière, ainsi que pour développer la grande exploitation rationnelle et en assurer le contrôle par la société, nous devons nous efforcer, au sein des comités paysans, d'obtenir que tout grand domaine exproprié devienne une vaste exploitation modèle, placée sous le contrôle des Soviets de députés des salariés agricoles.

Contrairement à la phraséologie et à la politique petites‑bourgeoises qui règnent chez les socialistes‑révolutionnaires, surtout dans leurs bavardages sur la norme de « consommation » ou de « travail », sur la « socialisation de la terre », etc., le parti du prolétariat doit s'attacher à démontrer qu'en régime de production marchande, le système de la petite exploitation ne peut pas affranchir l'humanité, les masses, de la misère et de l'oppression.

Sans chercher à opérer immédiatement et obligatoirement la scission dans les Soviets des députés paysans, le parti du prolétariat doit démontrer la nécessité de Soviets distincts de députés des salariés agricoles, ainsi que de Soviets distincts de députés des paysans pauvres (semi-prolétaires), ou à tout le moins de conférences permanentes groupant les députés de ces catégories sociales, sous forme de fractions ou de partis distincts au sein des Soviets communs de députés paysans. Faute de quoi, la phraséologie petite-bourgeoise doucereuse des populistes[1] sur la paysannerie en général servira de paravent à une mystification de la masse non possédante par la paysannerie cossue qui n’est qu'une variété de capitalistes.

Contrairement aux prédications libérales bourgeoises ou purement bureaucratiques auxquelles se livrent nombre de socialistes‑révolutionnaires et de Soviets des députés ouvriers et soldats, qui recommandent aux paysans de ne pas s'emparer des terres des grands propriétaires fonciers, de ne pas entreprendre la réforme agraire avant la convocation de l'Assemblée constituante, le parti du prolétariat doit appeler les paysans à réaliser immédiatement, de leur propre autorité, la réforme agraire et à procéder sur place, en vertu de la décision des députés paysans, à la confiscation immédiate des terres appartenant aux grands propriétaires fonciers.

Ce faisant, il importe tout particulièrement d'insister sur la nécessité d'augmenter la production de denrées alimentaires pour les soldats du front et pour les villes, de souligner que tout préjudice causé au bétail, toute détérioration des instruments, des machines, des bâtiments, etc., etc., sont absolument inadmissibles.

14

Dans la question nationale, le parti du prolétariat doit exiger avant tout la proclamation et l'attribution immédiate de la liberté effective et absolue de se séparer de la Russie pour toutes les nations et nationalités opprimées par le tsarisme et rattachées ou maintenues de force dans le cadre de l'Etat russe, c'est‑à‑dire annexées.

Les déclarations, proclamations et manifestes sur la renonciation aux annexions, s'ils ne s'accompagnent pas de la liberté effective de séparation, ne sont que mystification du peuple par la bourgeoisie ou vœux naïfs de petits bourgeois.

Le parti du prolétariat aspire à créer un Etat aussi vaste que possible, car tel est l'intérêt des travailleurs; il aspire au rapprochement, puis à la fusion des nations ; mais il veut y parvenir par l'union libre et fraternelle des masses ouvrières et travailleuses de toutes les nations, et non par la violence.

Plus la République de Russie sera démocratique, mieux elle saura s'organiser en République des Soviets de députés ouvriers et paysans, et plus puissante sera la force d'attraction qui portera librement vers elle les masses laborieuses de toutes les nations.

Entière liberté de séparation, autonomie locale (et nationale) la plus large, garanties minutieusement élaborées des droits des minorités nationales : tel est le programme du prolétariat révolutionnaire.

Nationalisation des banques et des syndicats capitalistes

15

Le parti du prolétariat ne peut en aucune façon se proposer d'« introduire » le socialisme dans un pays de petits paysans tant que l'immense majorité de la population n'aura pas pris conscience de la nécessité d'une révolution socialiste.

Mais seuls des sophistes bourgeois s'abritant derrière un vocabulaire « pseudo‑marxiste » peuvent déduire de cette vérité la justification d'une politique qui ajournerait les mesures révolutionnaires urgentes, pratiquement tout à fait mûres, réalisées dans bien des cas pendant la guerre par un certain nombre d'Etats bourgeois et absolument indispensables pour combattre la désorganisation économique totale et la famine imminentes.

Il faut absolument exiger et, autant que possible, réaliser par la voie révolutionnaire, des mesures comme la nationalisation du sol, de toutes les banques et de tous les syndicats capitalistes ou, à tout le moins, un contrôle immédiat des Soviets des députés ouvriers et autres sur ces établissements, mesures qui n'ont rien à voir avec l'« introduction » du socialisme. Sans ces mesures, qui ne constituent que les premiers pas vers le socialisme et sont parfaitement réalisables du point de vue économique, il est impossible de guérir les blessures causées par la guerre et de conjurer la catastrophe imminente. Et le parti du prolétariat révolutionnaire n'hésitera jamais à porter atteinte aux profits exorbitants des capitalistes et des banquiers qui s'enrichissent de façon particulièrement scandaleuse justement « du fait de la guerre ».

La situation dans l'Internationale Socialiste

16

Les obligations internationales de la classe ouvrière de Russie, aujourd'hui surtout, s'inscrivent au premier plan.

On ne jure plus à notre époque que par l'internationalisme. Jusqu'aux chauvins jusqu'auboutistes, jusqu'à MM. Plekhanov et Potressov, jusqu'à Kérenski, qui se disent internationalistes. Le parti du prolétariat a le devoir d'autant plus impérieux d'opposer, avec une clarté, une précision, une netteté absolues, l'internationalisme en action à l'internationalisme en paroles !

Appels platoniques aux ouvriers de tous les pays; vaines protestations d'attachement à l'internationalisme ; tentatives directes ou indirectes d'établir un « tour de rôle » pour l'action du prolétariat révolutionnaire dans les divers pays belligérants ; recherche laborieuse d'une « entente » entre socialistes des pays belligérants à propos de la lutte révolutionnaire ; remue‑ménage autour de congrès socialistes en vue d'une campagne pour la paix, etc., etc. : si sincères que soient les protagonistes de ces idées, de ces tentatives ou de ces plans, tout cela n'est objectivement que du verbiage ou, dans le meilleur des cas, des souhaits naïfs et bien intentionnés, propres uniquement à masquer la duperie des masses par les chauvins. Et les social‑chauvins français, qui sont les plus habiles, les plus rompus aux filouteries parlementaires, ont depuis bien longtemps battu tous les records dans l'art de prononcer des phrases pacifistes et internationalistes infiniment grandiloquentes et sonores, tout en trahissant avec un cynisme inouï le socialisme et l'Internationale, en entrant dans les ministères qui font la guerre impérialiste, en votant les crédits ou les emprunts (comme Tchkhéidzé, Skobélev, Tsérétéli, Stéklov récemment en Russie), en s'opposant à la lutte révolutionnaire dans leur propre pays, etc., etc.

Les bonnes gens oublient souvent l’atmosphère de cruauté, de férocité qui est celle de la guerre impérialiste mondiale. Atmosphère qui n’admet pas la phrase, se moque des vœux naïfs et douceâtres.

Il n’est qu’un, et un seul internationalisme véritable : il consiste à travailler avec abnégation au développement du mouvement révolutionnaire et de la lutte révolutionnaire dans son propre pays, à soutenir (par la propagande, la sympathie, une aide matérielle) cette même lutte, cette même ligne, et elle seule, dans tous les pays sans exception.

Tout le reste n'est que mensonge et optimisme béat.

Trois tendances se sont dessinées dans tous les pays, au sein du mouvement socialiste et ouvrier international, depuis plus de deux ans que dure la guerre. Et quiconque, s'écartant du terrain de la réalité, se refuse à reconnaître l'existence de ces trois tendances, à les analyser, à lutter de façon conséquente pour celle qui est véritablement internationaliste, se condamne à l'inertie, à l'impuissance et à l'erreur.

Ces trois tendances sont les suivantes :

1) Les social‑chauvins, socialistes en paroles, chauvins en fait, qui admettent la « défense de la patrie » dans une guerre impérialiste (et, avant tout, dans la guerre impérialiste actuelle).

Ce sont nos adversaires de classe. Ils sont passés à la bourgeoisie.

Tels sont la plupart des chefs officiels de la social‑démocratie officielle dans tous les pays. MM. Plékhanov et consorts en Russie ; les Scheidemann en Allemagne ; Renaudel, Guesde, Sembat en France ; Bissolati et consorts en Italie ; Hyndman, les fabiens et les « labouristes » (chefs du « parti travailliste ») en Angleterre ; Branting et consorts en Suède ; Troelstra et son parti en Hollande ; Stauning et son parti au Danemark ; Victor Berger et autres « défenseurs de la patrie » aux Etats‑Unis, etc.

2) La deuxième tendance est celle dite du « centre », qui hésite entre les social‑chauvins et les véritables internationalistes.

Le « centre » jure ses grands dieux qu'il est marxiste, internationaliste, qu'il est pour la paix, pour toutes les « pressions » sur les gouvernements, pour toutes les « revendications » tendant à obliger son propre gouvernement à « manifester la volonté de paix du peuple », pour toutes les campagnes possibles et imaginables en faveur de la paix, pour la paix sans annexions, etc., etc., et pour la paix avec les social-chauvins. Le « centre » est pour l’« unité », le centre est l’adversaire de la scission.

Le « centre », c'est le règne de la phrase petite‑bourgeoise bourrée de bonnes intentions, de l'internationalisme en paroles, de l'opportunisme pusillanime et de la complaisance pour les social‑chauvins en fait.

Le fond de la question, c'est que le « centre » n'est pas convaincu de la nécessité d'une révolution contre son propre gouvernement, ne la préconise pas, ne poursuit pas une lutte révolutionnaire intransigeante, invente pour s'y soustraire les faux‑fuyants les plus plats, bien qu'à résonance archi-marxiste.

Les social‑chauvins sont nos adversaires de classe, des bourgeois au sein du mouvement ouvrier. Ils y représentent des groupes, des milieux ouvriers objectivement achetés par la bourgeoisie (meilleur salaire, postes honorifiques, etc.) et qui aident leur bourgeoisie à piller et à étrangler peuples petits et faibles, à faire la guerre pour le partage du butin capitaliste.

Le « centre », ce sont des hommes de routine, rongés un légalisme pourri, corrompus par l'atmosphère du parlementarisme, etc., des fonctionnaires habitués aux sinécures et à un travail « de tout repos ». Historiquement et économiquement parlant, ils ne représentent pas une couche distincte. Ils représentent simplement la transition entre une phase révolue du mouvement ouvrier, celle de 1871-1914, qui a beaucoup donné, surtout dans l'art, nécessaire au prolétariat, de l'organisation lente, soutenue, systématique, à une grande et très grande échelle, ‑ et une phase nouvelle, devenue objectivement nécessaire depuis la première guerre impérialiste mondiale, qui a inauguré l'ère de la révolution sociale.

Le principal leader et représentant du « centre » est Karl Kautsky, qui jouissait dans la II° Internationale (1889-1914) de la plus haute autorité et qui offre depuis août 1914 l'exemple d'un reniement complet du marxisme, d’une veulerie inouïe, d'hésitations et de trahisons lamentables. La tendance du « centre », c'est Kautsky, Haase, Ledebour, la « Communauté ouvrière ou du Travail[2] » au Reichstag ; en France, Longuet, Pressmane et les « minoritaires[3] » en général ; en Angleterre, Philip Snowden, Ramsay MacDonald et de nombreux autres leaders de l'« Independent Labour Party », et, en partie, du Parti socialiste britannique[4] ; Morris Hillquit et beaucoup d'autres aux Etats‑Unis ; Turati, Treves, Modigliani, etc., en Italie ; Robert Grimm, etc., en Suisse ; Victor Adler et Cie en Autriche ; le parti du Comité d'Organisation, Axelrod, Martov, Tchkhéidzé, Tsérétéli et consorts en Russie, etc.

On conçoit que certains passent parfois, sans s'en rendre compte, du social‑chauvinisme au « centre » et vice versa. Tout marxiste sait que les classes restent distinctes bien que les individus passent librement d'une classe à une autre. De même les tendances, dans la vie politique, se distinguent entre elles bien que les individus passent librement d'une tendance à une autre, malgré les tentatives et les efforts qui sont faits pour amener la fusion de ces tendances.

3) La troisième tendance est celle des véritables internationalistes que représente le mieux « la gauche de Zimmerwald[5] » (nous reproduisons en annexe son manifeste de septembre 1915 afin que le lecteur apprenne, par un document authentique, comment cette tendance est née).

Caractère distinctif essentiel : rupture complète avec le social‑chauvinisme aussi bien qu'avec le « centre ». Lutte révolutionnaire intransigeante contre son propre gouvernement impérialiste et sa propre bourgeoisie impérialiste. Principe : « l'ennemi principal est dans notre propre pays ». Guerre sans merci à la phraséologie mielleuse des social-pacifistes (le social‑pacifiste est un socialiste en paroles, un pacifiste bourgeois en fait ; les pacifistes bourgeois rêvent d'une paix éternelle sans renversement du joug et de la domination du capital) et aux faux‑fuyants de toutes sortes tendant à nier la possibilité, le bien‑fondé ou l'opportunité d'une lutte révolutionnaire du prolétariat et de la révolution prolétarienne, socialiste, en liaison avec la guerre actuelle.

Les représentants les plus marquants de cette tendance sont : en Allemagne, le « groupe Spartacus » ou « groupe de l'Internationale[6] », auquel appartient Karl Liebknecht.

Karl Liebknecht est le représentant le plus notoire de cette tendance et de la nouvelle Internationale, Internationale authentique, prolétarienne.

Karl Liebknecht a appelé les ouvriers et les soldats d'Allemagne à tourner leurs armes contre leur propre gouvernement. Il l'a fait ouvertement, du haut de la tribune du Parlement (Reichstag). Puis il s'est rendu à une manifestation sur la place de Potsdam, l'une des plus vastes de Berlin, porteur de tracts imprimés clandestinement, en lançant le mot d'ordre : « A bas le gouvernement ! » Arrêté, il a été condamné aux travaux forcés. Il est maintenant dans un bagne, ainsi que des centaines, sinon des milliers, de vrais socialistes d'Allemagne emprisonnés pour avoir lutté contre la guerre.

Karl Liebknecht a combattu sans merci, dans ses discours et dans ses lettres, non seulement les Plékhanov et les Potressov de chez lui (les Scheidemann, les Legien, les David et Cie), mais aussi les hommes du centre, les Tchkhéidzé et les Tsérétéli de chez lui (Kautsky, Haase, Ledebour et Cie).

Karl Liebknecht et son ami Otto Rühle ont, seuls sur cent dix députés, rompu la discipline, brisé l'« unité » avec le « centre » et les chauvins; ils se sont dressés contre tous. Liebknecht seul représente le socialisme, la cause du prolétariat, la révolution prolétarienne. Tout le reste de la social‑démocratie allemande n'est, selon la juste expression de Rosa Luxembourg (elle aussi membre et l'un des chefs du « groupe Spartacus »), qu'un cadavre puant.

Un autre groupe de véritables internationalistes, en Allemagne, est l'équipe du journal Arbeiterpolitik de Brême.

En France, ce sont Loriot et ses amis (Bourderon et Merrheim ont versé dans le social‑pacifisme) qui se rapprochent le plus des véritables internationalistes, ainsi que le Français Henri Guilbeaux qui publie à Genève la revue Demain. En Angleterre, ce sont le journal The Trade‑Unionist et une partie des membres du Parti socialiste britannique et de l'Independent Labour Party (William Russel, par exemple, qui a appelé ouvertement à rompre avec les chefs traîtres au socialisme), le socialiste écossais MacLean, instituteur condamné aux travaux forcés par le gouvernement bourgeois anglais pour sa lutte révolutionnaire contre la guerre ; des centaines de socialistes anglais sont en prison pour ces mêmes crimes. Eux, et eux seuls, sont de véritables internationalistes. Aux Etats-Unis, le « Parti ouvrier socialiste[7] » et les éléments de l'opportuniste « Parti socialiste[8] » qui publient depuis janvier 1917 le journal The Internationalist ; en Hollande, le parti des « tribunistes[9] », qui édite le journal De Tribune (Pannekoek, Herman Gorter, Wijnkoop, Henriette Roland‑Holst qui fut du centre à Zimmerwald et qui est maintenant venue à nous) ; en Suède, le parti des jeunes ou des gauches[10], avec des leaders comme Lindhagen, Ture Nerman, Karlsson, Strőm, Z. Hőglund, qui prit part personnellement, à Zimmerwald, à la fondation de la « gauche zimmerwaldienne » et est actuellement condamné à la prison pour sa lutte révolutionnaire contre la guerre ; au Danemark, Trier et ses amis, qui ont quitté le Parti « social‑démocrate » danois, complètement embourgeoisé, le ministre Stauning en tête ; en Bulgarie, les « Etroits[11] » ; en Italie, les plus proches sont le secrétaire du parti Constantin Lazzari et Serrati, rédacteur en chef de l'organe central Avanti ![12] ; en Pologne, Radek, Hanecki et les autres leaders social‑démocrates groupés autour du « Bureau national[13] » ; Rosa Luxembourg, Tyszka et les autres leaders social‑démocrates groupés autour du « Bureau général »; en Suisse, les gauches qui ont rédigé les considérants du « référendum » (janvier 1917) pour la lutte contre les social‑chauvins et le « centre » de leur propre pays et qui ont présenté au congrès socialiste du canton de Zürich, tenu le 11 février 1917 à Toess, une résolution inspirée des principes révolutionnaires et dirigée contre la guerre ; en Autriche, les jeunes amis de gauche de Friedrich Adler, qui ont milité dans une certaine mesure à Vienne au club « Karl Marx », aujourd'hui fermé par le gouvernement ultra‑réactionnaire d'Autriche, qui voue à la mort Friedrich Adler pour le coup de revolver héroïque, quoique irréfléchi, qu'il a tiré sur un ministre, etc., etc.

Peu importent les nuances qui peuvent exister entre les gauches. L'essentiel, c'est la tendance générale. Le fait est qu'il n'est pas facile d'être véritablement internationaliste en cette époque terrible de guerre impérialiste. Ces hommes ne sont pas nombreux, mais eux seuls sont l'avenir du socialisme, eux seuls sont les guides des masses et non leurs corrupteurs.

La distinction entre réformistes et révolutionnaires, parmi les social‑démocrates, parmi les socialistes en général, devait nécessairement se modifier dans les conditions de la guerre impérialiste. Quiconque se contente d'« exiger » des gouvernements bourgeois qu'ils signent la paix ou « manifestent la volonté de paix des peuples », etc., glisse en fait vers le réformisme. Car, objectivement, le problème de la guerre ne se pose que sur le plan révolutionnaire.

Pour sortir de la guerre et conclure une paix démocratique, non imposée par la violence ; pour affranchir les peuples de la servitude des intérêts, se chiffrant par milliards, à verser à messieurs les capitalistes qui se sont enrichis « du fait de la guerre », il n'est d'autre issue que la révolution prolétarienne.

On peut et on doit exiger des gouvernements bourgeois les réformes les plus diverses ; mais on ne peut, à moins d’être un songe‑creux, un réformiste, exiger de ces hommes et de ces classes, attachés par des milliers de liens au capital impérialiste, qu'ils rompent ces liens. Or, sans cette rupture, tous les propos sur la guerre à la guerre ne sont que phrases vides et trompeuses.

Les « kautskistes », le « centre » sont des révolutionnaires en paroles, des réformistes en fait ; des internationalistes en paroles, des complices du social‑chauvinisme en fait.

L'Internationale de Zimmerwald a fait faillite. Il faut fonder la III° Internationale.

17

L'Internationale de Zimmerwald a adopté dès le début une attitude hésitante, « kautskiste », « centriste », ce qui a obligé aussitôt la gauche zimmerwaldienne à s'en désolidariser, à s'en séparer, et à lancer son propre manifeste (imprimé en Suisse en langues russe, allemande et française).

Le principal défaut de l'Internationale de Zimmerwald, la cause de sa faillite (car elle a déjà fait faillite idéologiquement et politiquement), ce sont ses flottements, son indécision dans la question essentielle, qui détermine toutes les autres : celle de la rupture totale avec le social‑chauvinisme et la vieille Internationale social‑chauvine, dirigée par Vandervelde et Huysmans à La Haye (Hollande), etc.

On ne sait pas encore chez nous que ce sont précisément les kautskistes qui forment la majorité de Zimmerwald. C'est pourtant un fait capital, dont il importe de tenir compte et que tout le monde connaît maintenant en Europe occidentale. Même le chauvin, l'ultra‑chauvin allemand Heilmann, directeur de l'archichauvine Chemnitzer Zeitung et collaborateur de l'archichauvine Die Glocke[14] de Parvus (Heilmann est, il va sans dire, « social‑démocrate » et zélé partisan de l'« unité » de la social‑démocratie), a dû reconnaître publiquement que le centre ou « kautskisme » et la majorité de Zimmerwald ne font qu'un.

Or, la fin de 1916 et le début de 1917 ont établi ce fait définitivement. Malgré la condamnation du social‑pacifisme par le Manifeste de Kienthal[15], toute la droite de Zimmerwald, toute la majorité de Zimmerwald a versé dans le social‑pacifisme : Kautsky et Cie dans une série de déclarations, en janvier et février 1917 ; Bourderon et Merrheim, en France, en votant avec les social‑chauvins les motions pacifistes du parti socialiste (décembre 1916) et de la Confédération Générale du Travail (c'est‑à‑dire de l'organisation nationale des syndicats français, également en décembre 1916) ; Turati et Cie en Italie, où le parti tout entier a adopté une attitude social‑pacifiste et où Turati lui-même a « trébuché » (pas par hasard, bien sûr) et a été jusqu'à prononcer, dans son discours du 17 décembre 1916, des phrases nationalistes idéalisant la guerre impérialiste.

Le président de Zimmerwald et de Kienthal, Robert Grimm, a fait bloc, en janvier 1917, avec les social‑chauvins de son parti (Greulich, Pflüger, Gustav Müller, etc.) contre les véritables internationalistes.

Au cours des deux conférences tenues par les zimmerwaldiens de différents pays en janvier et février 1917, ce double jeu équivoque de la majorité de Zimmerwald a été formellement stigmatisé par les internationalistes de gauche de plusieurs pays : Münzenberg, secrétaire de l'Organisation internationale des jeunes et directeur de l'excellent journal internationaliste l'Internationale des Jeunes[16] ; Zinoviev, représentant du Comité central de notre Parti ; K. Radek, du Parti social‑démocrate polonais (« Bureau national ») ; Hartstein, social‑démocrate allemand, membre du « groupe Spartacus ».

Il a été beaucoup donné au prolétariat russe ; nulle part au monde la classe ouvrière n'a encore pu déployer autant d'énergie révolutionnaire qu'en Russie. Mais à qui il est beaucoup donné, il sera beaucoup demandé.

On ne peut tolérer davantage le marais de Zimmerwald. On ne peut rester plus longtemps, à cause des « kautskistes » de Zimmerwald, en demi‑liaison avec l'Internationale chauvine des Plékhanov et des Scheidemann. Il faut rompre tout de suite avec cette Internationale. Il faut rester à Zimmerwald uniquement en qualité d'observateurs.

C'est précisément à nous, et précisément à l'heure actuelle, qu'il appartient de fonder sans retard une nouvelle Internationale, une Internationale révolutionnaire, prolétarienne ; plus exactement, nous ne devons pas craindre de proclamer hautement qu'elle est déjà fondée et qu'elle agit.

C'est l'Internationale des « véritables internationalistes » que j'ai dénombrés plus haut. Eux, et eux seuls, sont les représentants, et non les corrupteurs, des masses internationalistes révolutionnaires.

Ces socialistes sont peu nombreux. Mais que chaque ouvrier russe se demande si, à la veille de la révolution de février‑mars 1917, il y avait beaucoup de révolutionnaires conscients en Russie.

Ce n'est pas le nombre qui importe, mais l'expression fidèle des idées et de la politique du prolétariat véritablement révolutionnaire. L'essentiel n'est pas de « proclamer » l'internationalisme ; c'est de savoir être, même aux moments les plus difficiles, de véritables internationalistes.

Ne nous faisons pas d'illusions sur les ententes et les congrès internationaux. Tant que dure la guerre impérialiste, les relations internationales restent comprimées dans l'étau de fer de la dictature militaire exercée par la bourgeoisie impérialiste. Si même le « républicain » Milioukov, contraint de tolérer ce gouvernement numéro 2 qu'est le Soviet des députés ouvriers, n'a pas laissé entrer en Russie, en avril 1917, le socialiste suisse Fritz Platten, secrétaire de son parti, internationaliste, participant à Zimmerwald et à Kienthal, bien que celui‑ci, marié à une Russe, se rendît auprès des parents de sa femme, bien qu'il ait pris part, à Riga, à la révolution de 1905, ait été enfermé pour ce fait dans une prison russe et ait versé au gouvernement tsariste, pour être élargi, une caution dont il réclamait le remboursement, ‑ si, dis‑je, le « républicain » Milioukov a pu se comporter de la sorte en Russie en avril 1917, on imagine ce que valent les promesses et les assurances, les phrases et les déclarations de la bourgeoisie sur la paix sans annexions, etc.

Et l'arrestation de Trotski par le gouvernement anglais ? Et le refus de laisser Martov quitter la Suisse, les tentatives faites pour l'attirer en Angleterre où l'attend le sort de Trotski ?

Ne nous berçons pas d'illusions. Ne nous leurrons pas.

« Attendre » des conférences ou des congrès internationaux, c'est trahir l'internationalisme, puisqu'il est démontré que, même de Stockholm, on ne laisse venir à nous ni les socialistes fidèles à l'internationalisme, ni même leurs lettres, malgré l'existence d'une féroce censure militaire et toutes les possibilités qu'elle offre.

Notre parti ne doit pas « attendre » ; il doit fonder tout de suite la III° Internationale ; des centaines de socialistes emprisonnés en Allemagne et en Angleterre pousseront alors un soupir de soulagement ; les milliers et les milliers d'ouvriers allemands dont les grèves et les manifestations font aujourd'hui trembler ce misérable, ce forban de Guillaume, prendront connaissance, dans des feuilles illégales, de notre décision ; ils sauront quelle confiance fraternelle nous avons en Karl Liebknecht, et en lui seul ; ils apprendront notre volonté de lutter, maintenant aussi, contre le « jusqu'auboutisme révolutionnaire » ; et cela les confirmera dans leur internationalisme révolutionnaire.

A qui il est beaucoup donné, il sera beaucoup demandé. Dans aucun pays du monde il n'existe aujourd'hui autant de liberté qu'en Russie. Profitons de cette liberté, non pour prêcher le soutien de la bourgeoisie ou du « jusqu'auboutisme révolutionnaire » bourgeois, mais pour fonder hardiment, honnêtement, en prolétaires, à la Liebknecht, la III° Internationale, ennemie irréductible à la fois des traîtres social-chauvins et des « centristes » hésitants.

18

Après ce qui vient d'être dit, point n'est besoin de longs discours pour démontrer qu'il ne saurait être question de l'unification des social‑démocrates en Russie.

Mieux vaut rester à deux, comme Liebknecht ‑ car c'est rester avec le prolétariat révolutionnaire ‑ qu'admettre même un instant l'idée d'une fusion avec le parti du Comité d'Organisation, avec Tchkhéidzé et Tsérétéli, qui tolèrent le bloc avec Potressov dans la Rabotchaïa Gazéta, qui votent pour l'emprunt au Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers[17], qui ont versé dans le « jusqu'auboutisme ».

Laissons les morts ensevelir leurs morts.

Quiconque veut aider les hésitants doit d'abord cesser d'hésiter lui-même.

Quel doit être le nom de notre parti pour être scientifiquement exact et contribuer à éclairer la conscience politique du prolétariat ?

19

J'en arrive à la dernière question, à la dénomination de notre Parti. Nous devons nous appeler Parti communiste, comme l'ont fait Marx et Engels.

Nous devons proclamer une fois de plus que nous sommes des marxistes et que nous prenons pour base le Manifeste communiste, dénaturé et trahi par la social‑démocratie sur deux points principaux : 1. les ouvriers n'ont pas de patrie : « défendre la patrie » dans la guerre impérialiste, c'est trahir le socialisme ; 2. la théorie marxiste de l'Etat a été dénaturée par la II° Internationale.

La dénomination de « social‑démocratie » est scientifiquement inexacte, comme Marx l'a démontré plus d'une fois notamment dans la Critique du programme de Gotha, et comme Engels l'a répété dans un exposé plus populaire en 1894[18]. Du capitalisme l'humanité ne peut passer directement qu'au socialisme, c'est‑à‑dire à la propriété collective des moyens de production et à la répartition des produits selon le travail de chacun. Notre Parti voit plus loin : le socialisme doit inévitablement se transformer peu à peu en communisme, sur le drapeau duquel est écrit : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Tel est mon premier argument.

Et voici le deuxième : la seconde partie de notre dénomination (social‑démocrates) est, elle aussi, scientifiquement inexacte. La démocratie est une des formes de l'Etat. Or, nous, marxistes, nous sommes adversaires de tout Etat.

Les chefs de la II° Internationale (1889‑1914), MM. Plékhanov, Kautsky et leurs pareils, ont avili et dénaturé le marxisme.

Le marxisme se distingue de l'anarchisme en ceci qu'il reconnaît la nécessité d'un Etat pour passer au socialisme, mais (et c'est ce qui le distingue de Kautsky et Cie) d'un Etat comme la Commune de Paris de 1871, comme les Soviets des députés ouvriers de 1905 et 1917, et non d'un Etat comme la république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel.

Mon troisième argument : la vie a créé, la révolution a déjà créé chez nous en fait, bien que sous une forme encore précaire, embryonnaire, précisément ce nouvel « Etat », qui n'en est pas un au sens propre du terme.

C'est déjà là une question relevant de l'activité pratique des masses, et non pas simplement une théorie des chefs.

L'Etat, au sens propre du mot, c'est le commandement exercé sur les masses par des détachements d'hommes armés, séparés du peuple.

Notre nouvel Etat naissant est lui aussi un Etat, car il nous faut des détachements d'hommes armés, il nous faut un ordre rigoureux, il nous faut user de violence pour réprimer sans merci toutes les tentatives de la contre‑révolution, aussi bien tsariste que bourgeoise, goutchkoviste.

Mais notre nouvel Etat naissant n'est déjà plus un Etat au sens propre du mot, car en bien des endroits de la Russie ces détachements d'hommes armés, c'est la masse elle‑même, le peuple entier, et non pas quelqu'un placé au‑dessus de lui, séparé de lui, privilégié, pratiquement inamovible.

Il faut regarder en avant et non pas en arrière, vers la démocratie du type bourgeois ordinaire, qui s'attachait à consolider la domination de la bourgeoisie au moyen des vieux organismes monarchiques d'administration, de la police, de l'armée, d'un corps de fonctionnaires.

Il faut regarder en avant, vers la nouvelle démocratie naissante, qui déjà cesse d'être une démocratie, car la démocratie, c'est la domination du peuple, et le peuple armé ne peut exercer de domination sur lui-même.

Le terme de démocratie, appliqué au Parti communiste, n'est pas seulement inexact au point de vue scientifique. Aujourd'hui, après mars 1917, c'est un bandeau mis sur les yeux du peuple révolutionnaire, qui l'empêche de faire du neuf librement, hardiment et sur sa propre initiative, c'est-à-dire d'organiser des Soviets de députés ouvriers, paysans et autres en tant que pouvoir unique dans l' « Etat », un tant qu'annonciateurs du « dépérissement » de tout Etat.

Mon quatrième argument : il faut tenir compte de la situation objective du socialisme dans le monde entier.

Elle n'est plus ce qu'elle était en 1871‑1914, à l'époque où Marx et Engels se résignaient sciemment au terme inexact, opportuniste, de « social‑démocratie ». Car, à l'époque après la défaite de la Commune de Paris, l'histoire avait mis à l'ordre du jour le lent travail d'organisation et d'éducation. Il n'y en avait pas d'autre. Les anarchistes avaient (et ont encore) foncièrement tort, tant au point de vue théorique qu'en matière d'économie et de politique. Ils se faisaient une idée fausse de l'époque, pour n'avoir pas compris la situation internationale : l'ouvrier anglais corrompu par les profits impérialistes, la Commune de Paris écrasée, le mouvement national bourgeois venant juste de triompher (1871) en Allemagne, la Russie semi‑féodale dormant son sommeil séculaire.

Marx et Engels ont donné une appréciation juste de cette époque : ils ont compris la situation internationale d'alors, compris la nécessité d'une lente préparation de la révolution sociale.

Sachons comprendre, à notre tour, les tâches et les particularités de la nouvelle époque. N'imitons pas ces pseudo‑marxistes dont Marx disait : « J'ai semé des dragons et récolté des puces[19]. » La nécessité objective du capitalisme, devenu impérialisme, a engendré la guerre impérialiste. La guerre a conduit l'humanité tout entière au bord du gouffre, de la ruine de toute civilisation, de la barbarie ; elle menace d'entraîner la mort de nouveaux millions d'hommes.

Il n'y pas d'autre issue que la révolution prolétarienne. Et au moment où cette révolution commence, où elle fait ses premiers pas timides, mal assurés, où elle est encore inconsciente et trop crédule à l'égard de la bourgeoisie, la plupart (c'est la vérité, c'est un fait) des chefs « social-démocrates », des parlementaires « social‑démocrates », des journaux « social‑démocrates » ‑ car ce sont là autant de moyens d'action sur les masses ‑ ont abandonné le socialisme, trahi le socialisme, sont passés du côté de « leur » bourgeoisie nationale.

Les masses sont troublées, désorientées, trompées par ces chefs.

Et nous encouragerions cette duperie, nous la favoriserions en gardant la vieille dénomination périmée, aussi pourrie que la II° Internationale elle‑même !

Que de « nombreux » ouvriers conçoivent la social‑démocratie dans le bon sens, soit ! Mais il est temps d'apprendre à faire la différence entre le subjectif et l'objectif.

Subjectivement, ces ouvriers social‑démocrates sont des guides fidèles des masses prolétariennes.

Mais la situation objective dans le monde est telle que l'ancien nom de notre parti facilite la mystification des masses, freine le mouvement en avant. Car, à chaque pas, dans chaque journal, dans chaque fraction parlementaire, la masse voit des chefs, c'est‑à‑dire des hommes dont la parole est mieux entendue, dont l'action se voit de plus loin ; et tous ils sont des « social‑démocrates eux aussi », tous sont « pour l'unité » avec les social‑chauvins, traîtres au socialisme ; tous cherchent à faire honorer des traites anciennement tirées par la « social‑démocratie »...

Et les arguments contre ? ... « On nous confondra avec les communistes anarchistes »...

Pourquoi ne craignons‑nous pas d'être confondus avec les socialistes nationaux, les socialistes libéraux ou les radicaux‑socialistes qui, de tous les partis bourgeois de la République française, sont les plus avancés et les plus experts dans l'art de duper les masses au profit de la bourgeoisie ?... « Les masses sont accoutumées à leur parti social-démocrate, les ouvriers lui « sont attachés »...

Voilà le seul argument. Oui, mais cet argument ne tient compte ni de la science marxiste, ni des tâches qui se poseront demain à la révolution, ni de la situation objective du socialisme dans le monde entier, ni de la faillite honteuse de la II° Internationale, ni du tort fait pratiquement à la cause par les nuées de « social‑démocrates eux aussi » qui entourent les prolétaires.

C'est l'argument de la routine, l'argument de la léthargie, l'argument de l'inertie.

Or nous voulons refaire le monde. Nous voulons mettre fin à la guerre impérialiste mondiale dans laquelle sont entraînés des centaines de millions d'hommes, où sont impliqués les intérêts de capitaux se chiffrant par des centaines et des centaines de milliards, ‑ guerre qu'il est impossible de terminer par une paix véritablement démocratique sans accomplir la révolution prolétarienne, la plus grande des révolutions que l'histoire de l'humanité ait jamais connues.

Et nous avons peur de nous-mêmes. Nous tenons à notre chemise sale, qui nous est « chère », dont nous avons l'« habitude » !...

Il est temps de jeter la chemise sale, il est temps de mettre du linge propre.

Pétrograd, 10 avril 1917

Postface

Ma brochure a vieilli par suite du délabrement économique et de la carence des imprimeries de Pétersbourg. Ecrite le 10 avril 1917, elle n'a pas encore paru aujourd'hui, 28 mai !

Elle avait été écrite comme projet de plate‑forme pour la propagande de mes idées à la veille de la Conférence de notre Parti, le Parti ouvrier social‑démocrate bolchévique de Russie. Tapée à la machine et distribuée aux membres du Parti à la veille de la conférence et à la conférence même, elle a malgré tout joué en partie son rôle. Mais depuis, la conférence s'est tenue, du 24 au 29 avril 1917, ses résolutions sont depuis longtemps publiées (voir les suppléments au n°13 de la Soldatskaïa Pravda[20]), et le lecteur attentif n'aura aucune peine à constater que ma brochure a souvent été le projet initial de ces résolutions.

Il ne me reste plus qu'à exprimer l'espoir que cette brochure aura quand même son utilité en rapport avec ces résolutions, à titre d'éclaircissement, et à m'arrêter ensuite sur deux points.

Je propose, à la page 27, de ne rester à Zimmerwald qu'en qualité d'observateurs (Voir L'Internationale de Zimmerwald a fait faillite. Il faut fonder la III° Internationale.) La conférence ne m'a pas suivi sur ce point, et j'ai dû voter contre la résolution relative à l'Internationale. Il est d'ores et déjà manifeste que la conférence a commis une erreur, et que celle-ci sera bientôt corrigée par la marche des événements. En restant à Zimmerwald, nous contribuons (fût‑ce malgré nous) à retarder la fondation de la III° Internationale ; nous l'entravons indirectement en restant liés à ce boulet que représente Zimmerwald, déjà mort, idéologiquement et politiquement.

La situation de notre Parti, face à tous les partis ouvriers du monde entier, est aujourd'hui telle que nous sommes tenus de fonder immédiatement la III° Internationale. A part nous, nul ne peut le faire aujourd'hui, et tout atermoiement est nuisible. Si nous n'étions restés à Zimmerwald qu'en qualité d'observateurs, nous aurions eu aussitôt les mains libres pour créer la III° Internationale (tout en étant en mesure d'utiliser Zimmerwald si les circonstances s’y étaient prêtées).

Alors qu'à présent, en raison de l'erreur commise par la conférence, nous sommes obligés d'attendre passivement au moins jusqu'au 5 juillet 1917 (date à laquelle est convoquée la Conférence de Zimmerwald ; encore heureux si elle n'est pas de nouveau ajournée ! Elle l'a déjà été une fois ... ).

Mais la décision prise à l'unanimité par le Comité central de notre Parti après la conférence, et publiée dans le n°55 de la Pravda du 12 mai, a corrigé à moitié cette erreur : il est entendu que nous quitterons Zimmerwald s'il va conférer avec des ministres. Je me permets d'exprimer l'espoir que l'autre moitié de l'erreur sera corrigée sous peu, dès que nous aurons convoqué la première conférence internationale des « gauches » (« troisième tendance », « internationalistes véritables », voir La situation dans l'Internationale Socialiste).

Le second point sur lequel on doit s'arrêter, c'est la formation le 6 mai 1917, d'un « ministère de coalition[21] » Il pourrait sembler que, sur ce point précisément, la brochure a le plus vieilli.

En réalité, sur ce point précisément, elle n'a pas vieillie le moins du monde. Elle fait tout reposer sur une analyse de classe, que craignent comme le feu les menchéviks et les populistes qui ont donné six ministres en otages aux dix ministres capitalistes. Et c'est parce que la brochure fait reposer sur une analyse de classe qu'elle n'a pas vieilli car l'entrée au ministère de Tsérétéli, Tchernov et Cie n'a modifié, à un degré infime, que la forme de l'accord par le Soviet de Pétrograd avec le gouvernement des capitalistes ; or, j'ai souligné intentionnellement dans ma brochure, à la page 8, qu'« il s'agit moins d'un accord formel que du soutien de fait (Voir L'originale dualité du pouvoir et sa signification de classe)».

Il devient chaque jour plus évident que Tsérétéli, Tchernov et Cie ne sont bel et bien que les otages des capitalistes; que le gouvernement « rénové » ne veut ni ne peut tenir aucune de ses pompeuses promesses, ni en politique extérieure, ni en politique intérieure. Tchernov, Tsérétéli et Cie se sont suicidés politiquement; ils sont apparus comme les auxiliaires des capitalistes et étranglent en fait la révolution ; Kérenski en est arrivé à user de violence contre les masses (voir ma brochure, page 9. « Goutchkov ne fait encore que menacer de recourir à la violence contre les masses (Voir Originalité de la tactique qui découle de ce qui précède) » ; Kérenski, lui, a été amené à mettre ces menaces[22] à exécution ... ). Tchernov, Tsérétéli et Cie ont, politiquement, signé leur arrêt de mort et celui de leurs partis, les partis menchevique et socialiste‑révolutionnaire. Le peuple s'en rendra mieux compte chaque jour.

Le ministère de coalition n'est qu'une étape dans le développement des principales contradictions de classe de notre révolution, brièvement analysées dans ma brochure. Un tel état de choses ne peut durer longtemps. Il faudra ou bien faire marche arrière, vers la contre‑révolution sur toute la ligne, ou bien aller de l'avant, vers le passage du pouvoir aux mains d'autres classes. Impossible de rester sur place en période de révolution, quand la guerre impérialiste fait rage dans le monde entier.

N. Lénine

Pétersbourg, 28 mai 1917.

  1. Sous le terme de « populistes » Lénine entendait : les troudoviks, les socialistes‑révolutionnaires et les « socialistes‑populistes ».
  2. « Communauté ouvrière ou du Travail » ‑ « Arbeits Gemeinschaft » (« Groupe social‑démocrate du Travail ») – organisation des centristes allemands, formée en mars 1916 par des députés au Reichstag qui s'étaient séparés du groupe social‑démocrate officiel. Ils formèrent en 1917 le noyau du Parti social‑démocrate indépendant d'Allemagne, parti centriste qui se prononçait pour le maintien de l'unité avec les social‑chauvins.
  3. Minoritaires, ou longuettistes : tendance minoritaire qui se constitua au sein du Parti socialiste français en 1915. Ses tenants (partisans de Jean Longuet) défendaient des conceptions centristes et pratiquaient une politique de conciliation à l'égard des social‑chauvins. Jusqu'à la fin de la première guerre mondiale, les longuettistes gardèrent une position social‑pacifiste. Après la victoire de la Révolution d'Octobre, ils se déclarèrent partisans de la dictature du prolétariat, ce que leurs actes démentirent. Ils poursuivirent une politique de conciliation à l'égard des social‑chauvins et approuvèrent la paix de brigandage conclue à Versailles. Restés en minorité au Congrès du Parti socialiste français, qui se tint à Tours en décembre 1920 et où la victoire fut remportée par l'aile gauche, les longuettistes quittèrent le parti en même temps que les réformistes avérés et adhérèrent à l'Internationale dite deux et demie; puis, après la désagrégation de cette dernière, réintégrèrent la II° Internationale.
  4. Parti socialiste britannique [British Socialist Party], fut fondé en 1911 à Manchester, à la suite de la fusion du Parti social‑démocrate avec d'autres groupes socialistes. Le B.S.P. faisait sa propagande dans un esprit marxiste et était un parti « non opportuniste, réellement indépendant des libéraux » (Lénine, Œuvres, Paris‑Moscou, t. 19, p. 288). Le petit nombre de ses adhérents et son manque de liaison avec les masses lui conféraient cependant un certain caractère sectaire. Pendant la première guerre mondiale, au sein du parti se déroula une lutte aiguë entre la tendance internationaliste (W. Gallacher, A. Inkpin, D. MacLean, F. Rothstein, etc.) et la tendance social‑chauvine avec Hyndman à sa tête. La tendance internationaliste comptait des éléments hésitants qui adoptèrent une position centriste, sur un certain nombre de questions. En février 1916, un groupe du B.S.P. fonda le journal The Call, qui devait contribuer grandement au regroupement des internationalistes. La conférence annuelle du B.S.P., qui se tint à Salford en avril 1916, condamna la position social‑chauvine de Hyndman et de ses partisans, qui quittèrent alors le parti. Le parti socialiste britannique accueillit favorablement la Grande Révolution socialiste d'Octobre. Ses membres jouèrent un rôle important dans le mouvement des travailleurs anglais pour la défense de la Russie soviétique contre l'intervention étrangère. En 1919, 98 organisations locales du parti contre 4 se prononcèrent pour l'adhésion à l'Internationale communiste. Le B.S.P. ainsi que le groupe d'unité communiste jouèrent le rôle principal dans la fondation du Parti communiste de Grande‑Bretagne. Au premier Congrès d'unification de 1920, l'immense majorité des organisations locales du B.S.P. adhérèrent au Parti communiste.
  5. La gauche de Zimmerwald fut constituée sur l'initiative de Lénine à la Conférence socialiste internationale de Zimmerwald en septembre 1915. Elle comprenait les représentants du C.C. du P.O.S.D.R., des social‑démocrates de gauche de Suède, de Norvège, de Suisse, d'Allemagne, de l'opposition s.‑d. polonaise et des s.‑d. de Lettonie. La gauche de Zimmerwald, dirigée par Lénine, lutta contre la majorité centriste de la Conférence et proposa les projets de résolutions où l'on condamnait la guerre impérialiste, démasquait la trahison des social‑chauvins et insistait sur la nécessité de lutter énergiquement contre la guerre. Ces projets de résolutions furent déclinés par la majorité centriste de la conférence. Cependant, la gauche de Zimmerwald réussit à faire inclure dans le Manifeste – rédigé par Trotsky et adopté par la Conférence- plusieurs thèses très importantes de son projet. Considérant le Manifeste comme un premier pas dans la lutte contre la guerre impérialiste, la gauche de Zimmerwald vota pour son adoption. Elle souligna toutefois dans une déclaration à part l'insuffisance et le manque de fermeté de ce document et y exposa les motifs qui l'avaient poussée à voter pour lui. La gauche de Zimmerwald fit connaître que tout en restant au sein du rassemblement de Zimmerwald, elle propagerait ses vues et mènerait une action autonome à l'échelle internationale. Elle élit un organisme de direction ou Bureau qui comprenait Lénine, Zinoviev, et Radek. La gauche de Zimmerwald éditait en allemand sa propre revue Vorbote (Le Précurseur) qui publia plusieurs articles de Lénine. Au sein de la gauche de Zimmerwald, les bolchéviks, qui en constituaient le noyau, étaient seuls à occuper une position résolument internationaliste. Lénine combattit les flottements de Radek, critiqua les erreurs de certains autres éléments de gauche. La gauche de Zimmerwald servit de centre de ralliement aux éléments internationalistes de la social‑démocratie mondiale. A la deuxième Conférence socialiste internationale, qui se tint à Kienthal en avril 1916, la gauche de Zimmerwald groupait 12 des 43 délégués. Ses thèses sur certaines questions furent même soutenues par près de la moitié des délégués. Certains social‑démocrates adhérant à la gauche de Zimmerwald menaient une action révolutionnaire importante dans leurs pays respectifs et y jouèrent un rôle considérable dans la création de partis communistes. Au sujet de la gauche de Zimmerwald voir les écrits de Lénine : « Un premier pas », « Les marxistes révolutionnaires à la conférence socialiste internationale (5‑8 septembre 1915) » (Œuvres, Paris‑Moscou, t. 21, pp. 397‑404).
  6. Le groupe de l'Internationale, qui prit plus tard le nom de « Groupe Spartacus », fut formé par les social‑démocrates de gauche allemands K. Liebknecht, R. Luxembourg, F. Mehring, C. Zetkin et d'autres encore, au début de la première guerre mondiale. Le groupe de l'Internationale joua un rôle positif important dans l'histoire du mouvement ouvrier d'Allemagne. En janvier 1916, à la conférence des social‑démocrates de gauche de toute l'Allemagne, le groupe adopta les thèses rédigées et proposées par R. Luxembourg sur les objectifs de la social‑démocratie internationale. Le groupe mena parmi les masses une propagande révolutionnaire contre la guerre impérialiste, dénonçant la politique de conquête de l'impérialisme allemand et la trahison des chefs social‑démocrates. Mais il n'arriva pas à se débarrasser de graves erreurs sur des questions importantes de théorie et de politique : il rejetait le principe de libre disposition des nations dans sa conception marxiste (c'est‑à‑dire incluant la séparation et la formation d'Etats indépendants), niait la possibilité de guerres de libération nationale à l'époque de l'impérialisme, sous‑estimait le rôle du parti révolutionnaire, etc. Lénine critiqua les erreurs de la gauche allemande dans ses travaux : « A propos de la brochure de Junius », « Le programme militaire de la révolution prolétarienne », etc. (Œuvres, Paris‑Moscou, tt. 22 et 23). En 1917, le groupe de l'Internationale adhéra au Parti social‑démocrate indépendant d'Allemagne, de tendance centriste, tout en y conservant son autonomie en matière d'organisation. Après la révolution de novembre 1918 en Allemagne, il rompit avec les « indépendants » et fonda en décembre de la même année le Parti communiste allemand.
  7. Le Parti ouvrier socialiste d'Amérique fut créé en 1876, au Congrès d'unification qui se tint à Philadelphie, par la fusion des sections américaines de la I° Internationale avec d'autres organisations socialistes. Le congrès se déroula sous la direction de F. Sorge, compagnon d'armes de Marx et d'Engels. L'immense majorité du parti fut constituée par des immigrés faiblement liés aux ouvriers de souche américaine. Les lassalliens, qui commettaient des erreurs de caractère dogmatique et sectaire, occuperont les premières années une position prépondérante dans le parti. Certains de ses dirigeants considéraient comme la tâche principale l'action parlementaire et sous‑estimaient l'importance de la direction de la lutte économique des masses, les autres penchaient vers le trade‑unionisme et l'anarchisme. Les flottements idéologiques et tactiques de la direction aboutirent à l'affaiblissement du parti. Plusieurs groupes le quittèrent. Marx et Engels critiquaient violemment la tactique sectaire des socialistes américains. Vers les années 90, l'aile gauche accéda à la direction du parti ouvrier socialiste, avec à sa tête D. De Léon. Elle commettait cependant elle aussi des erreurs de caractère anarcho‑syndicaliste. Le P.O.S. rejetait la lutte de la classe ouvrière pour les revendications partielles, l'action au sein des syndicats réformistes et ses contacts, déjà peu étroits, avec le mouvement ouvrier de masse ne cessèrent de se relâcher. Pendant la première guerre mondiale de 1914‑1918, il pencha vers l'internationalisme. Sous l'influence de la Révolution d'Octobre, la fraction la plus révolutionnaire du P.O.S. participa activement à la constitution du Parti communiste d'Amérique.
  8. Le Parti socialiste d'Amérique fut constitué en juillet 1901 au congrès d'Indianapolis à la suite de la fusion de groupes qui avaient quitté le Parti ouvrier socialiste et le Parti social‑démocrate des U.S.A., dont un des fondateurs avait été Eugène Debs, un des leaders les plus populaires du mouvement ouvrier aux Etats‑Unis. Ce dernier figurait également parmi les organisateurs du nouveau parti. La composition sociale du parti était hétérogène et comprenait des ouvriers américains, des ouvriers ­immigrés ainsi que des petits fermiers et des représentants de la petite bourgeoisie. La direction centriste et opportuniste de droite du parti (Victor L. Berger, M. Hillquit, etc.) niait la nécessité de la dictature du prolétariat, rejetait les méthodes révolutionnaires de lutte et donnait dans l'électoralisme. Pendant la première guerre mondiale, le Parti socialiste se divisa en trois courants : les social‑chauvins, qui soutenaient la politique impérialiste de gouvernement, les centristes, qui n'étaient contre la guerre qu'on paroles, et la minorité révolutionnaire, qui adoptait une position internationaliste et luttait contre la guerre. L'aile gauche du Parti socialiste, avec Ch. Ruthenberg, W. Foster, W. Haywood, etc., luttait contre la direction opportuniste du parti, pour l'action politique autonome du prolétariat, pour la création de syndicats par branche d'industrie s'inspirant des principes de la lutte de classe. En 1919, le P.S.A. se scinda. L'aile gauche quitta le parti et prit l'initiative de créer le Parti communiste des U.S.A. dont elle constitua le noyau.
  9. Les Tribunistes : membres du Parti social‑démocrate hollandais dont l'organe était le journal De Tribune. Les leaders des tribunistes furent D. Wijnkoop, G. Horter, A. Pannekoek, G. Roland‑Holst. Les tribunistes représentaient l'aile gauche du mouvement ouvrier en Hollande et adoptèrent, pendant la guerre de 1914‑1918, une position essentiellement internationaliste. En 1918, les tribunistes formèrent le Parti communiste de Hollande. Le journal De Tribune avait été fondé en 1907 par l'aile gauche du Parti ouvrier social‑démocrate de Hollande. Dès 1909, après l'exclusion des éléments de gauche du parti et la constitution par ceux‑ci du Parti social‑démocrate de Hollande, De Tribune devint l'organe de ce dernier. Après 1918, il passa au Parti communiste dé Hollande et parut sous ce titre jusqu'en 1940.
  10. Lénine appelait parti des jeunes ou des gauches le courant de gauche au sein de la social‑démocratie suédoise. Pendant la guerre impérialiste mondiale, les « jeunes » adoptèrent une position internationaliste et adhérèrent à la gauche de Zimmerwald. En mai 1917, ils formèrent le Parti social‑démocrate suédois de gauche. En 1919, le Congrès de ce parti décida d'adhérer à l'Internationale communiste. En 1921, l'aile révolutionnaire du parti constitua le Parti communiste de Suède.
  11. Les Etroits  : Parti ouvrier social‑démocrate révolutionnaire de Bulgarie, constitué en 1903, après la scission du Parti social-démocrate. Le fondateur et le chef des « étroits » fut D. Blagoïev, dont les disciples, Kh. Rakovsky, G. Dimitrov, V. Kolarov, etc., prirent par la suite la direction du parti. En 1914‑1918, les « étroits » prirent position contre la guerre impérialiste. En 1919, ils adhérèrent à l'Internationale communiste et formèrent le Parti communiste de Bulgarie.
  12. « Avanti ! » [En Avant !], quotidien, organe central du Parti socialiste italien fondé en décembre 1896 à Rome. Pendant la guerre impérialiste mondiale, le journal adopta une position internationaliste peu conséquente, sans rompre les liens avec les réformistes. En 1926, le journal fat interdit par le gouvernement fasciste de Mussolini, mais reparut par intermittence à l'étranger. Sa publication fut reprise en Italie en 1943. Il a été ensuite l'organe central du Parti socialiste italien.
  13. Le Bureau national et le Bureau général, organismes dirigeants de la social‑démocratie du Royaume de Pologne et de la Lituanie.
  14. « Die Glocke » [la Cloche], revue bimensuelle, éditée à Munich, puis à Berlin, de 1915 à 1925, par le social‑chauvin Parvus (A. Helfand), membre du Parti social­-démocrate allemand.
  15. Il s'agit de l'appel Aux peuples que l'on ruine et que l'on assassine, adopté par la II° Conférence internationale des « Zimmerwaldiens », qui se tint du 24 au 30 avril 1916 à Kienthal.
  16. « Internationale des Jeunes » [Jugend Internationale], organe de l'Union internationale des organisations socialistes de la jeunesse, qui adhérait à la gauche de Zimmerwald, parut de septembre 1915 à mai 1918.
  17. Le Comité exécutif du Soviet de Petrograd approuva par 21 voix contre 14, le 7 (20) avril 1917, l'« Emprunt de la liberté », émis par le Gouvernement provisoire pour couvrir les dépenses de guerre. Les membres bolcheviques du Comité exécutif déclarèrent, en se prononçant contre l'emprunt, que le soutien accordé à ce dernier est « la pire forme » d'une « réconciliation civile », et ils proposèrent une résolution expliquant en détail leur position. Plusieurs membres non bolcheviques du Comité exécutif votèrent avec eux. Cette question fut transmise à la session plénière du Soviet et discutée préalablement dans les groupes.
  18. Voir F. Engels, Préface au recueil « Internationales ans dem Volksstaat » (1871‑1875).
  19. Cette expression est de Heine, selon K. Marx et F. Engels, qui la citèrent pour la première fois dans l'Idéologie allemande.
  20. « Soldatskaîa Pravda », quotidien bolchevique; parut après le 15 (28) avril 1917 en tant qu'organe de l'Organisation militaire près le Comité de Pétrograd du P.O.S.D.(b) R. A partir du 19 mai (1er juin) 1917, devint l'organe de l'Organisation militaire près le Comité central du P.O.S.D.(b) R. Lors des journées de juillet 1917 fut interdit par le Gouvernement provisoire; de juillet à octobre 1917 parut sous les titres Rabotchi i soldat, Soldat. Après la Révolution d'Octobre, le journal réapparut sous son ancien nom jusqu'en mars 1918.
  21. Un ministère de coalition. Il s'agit du ministère formé à la suite de la crise politique provoquée par la note de Milioukov, ministre des Affaires étrangères, envoyée aux puissances alliées le 18 avril (1er mai) 1917. Cette note confirmait la reconnaissance par le Gouvernement provisoire de tous les traités conclus par le gouvernement tsariste avec l'Angleterre et la France. Vu les manifestations et les protestations spontanées des masses les 20 et 21 avril (3 et 4 mai), le Gouvernement provisoire accepta la démission de Milioukov et du ministre de la Guerre Goutchkov, pour créer l'apparence d'un revirement, et demanda au Soviet de Pétrograd, son accord pour la formation d'un ministère de coalition. Malgré la décision du 1er (14) mars sur la non‑participation au Gouvernement provisoire des représentants du Soviet, le Comité exécutif accepta, à sa séance extraordinaire de la soirée et de la nuit du 1er (14) mai, la proposition du Gouvernement provisoire. Lors de l'examen de cette question dans les groupes, seul celui des bolchéviks se prononça contre. Le vote définitif (44 voix pour et 19 contre) permit l'entrée au gouvernement de représentants du Soviet. On désigna pour en discuter les modalités, une commission qui comprenait Tchkhéidzé, Tsérétéli, Dan, Bogdanov (mencheviks), Stankévitch, Bramson (troudoviks), Getz, Tchernov (socialistes‑révolutionnaires), Kaménev (bolchevik), Iourénev (partisan des mejraïontsy) et Soukhanov (social‑démocrate non inscrit). Le soir du 2 (15) mai eut lieu une nouvelle réunion extraordinaire du Soviet de Petrograd laquelle, à la majorité des votants, approuva la décision de son exécutif. Après pourparlers, le 5 (18) mai, on tomba d'accord sur la répartition des portefeuilles : six ministres socialistes devaient faire partie du gouvernement : Kérenski à la Guerre et à la Marine, Skobélev au Travail, Tchernov à l'Agriculture, Péchékhonov au Ravitaillement, Tsérétéli aux P.T.T., Péréverzev à la Justice. Le soir du 5 (18) mai, le Soviet de Petrograd décida, après rapport de Skobélev sur les résultats des pourparlers avec le Gouvernement provisoire, de laisser ses représentants entrer au gouvernement à la condition qu'ils seraient responsables devant le Soviet, auquel ils devraient rendre compte de leurs activités. Le Soviet exprima sa confiance totale au nouveau gouvernement. Lénine écrivit plus tard que les socialistes‑révolutionnaires et les mencheviks, en participant au gouvernement bourgeois, « le sauvaient de la déconfiture et... se laissaient transformer en valets et en défenseurs du gouvernement » (Œuvres, Paris-Moscou, t. 25, p. 261).
  22. Lénine fait ici allusion à l'ordre du ministre de la Guerre Kérenski, publié le 11 (24) mai 1917, et qui contenait la Déclaration des droits du soldat. On y trouverait un paragraphe sur le recours des supérieurs à la force militaire à l'égard des subordonnés pour désobéissance face à l'ennemi. Ce paragraphe était dirigé contre les soldats et les officiers refusant de passer à l'offensive. Simultanément Kérenski procéda à la dissolution de certains régiments et traduisit en jugement les officiers et les soldats qui « excitaient à l'insoumission aux supérieurs ».