L'Anthropogenèse

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Résumé

L’homme se distingue des animaux par trois caractéristiques principales : la pensée abstraite au moyen de concepts, le langage et l’usage d’outils qu’il a lui-même confectionnés. Le problème que pose l’anthropogenèse, c’est de savoir comment les traces de qualités analogues qu’on rencontre chez les animaux se sont développées de façon à devenir des facultés qui diffèrent qualitativement.

Les animaux, eux aussi, se servent d’objets inanimés naturels pour leurs desseins ; l’homme seul les transforme en outils, à la suite d’une préparation conçue d’après un plan projeté. L’outil qu’on tient à la main remplit les mêmes fonctions que l’organe corporel de l’animal. Pour pouvoir saisir et guider l’outil, l’homme doit donc disposer d’un organe de préhension, la main, qui est pour lui un legs de ses ancêtres simiens habitant les arbres. La vie en communauté est une autre condition nécessaire, parce que la connaissance de l’usage est transmise ainsi à la génération suivante et qu’elle sera conservée par là. Comme l’outil est un objet inanimé, séparé du corps, il peut être remplacé s’il est détérioré, et il peut se transformer sous des formes multiples en vue de buts différents ; ainsi on pourrait dire que l’homme est un animal qui dispose d’organes interchangeables ; l’outil peut se perfectionner continuellement grâce à des inventions et dépasse à la longue en perfection tout organe animal ; c’est ce qui assure à l’homme sa supériorité sur les animaux.

Les bêtes sont également conscientes, possèdent des facultés mentales et une certaine forme de pensée. Chez elles, les sensations de besoins physiques et les impressions sensorielles forment une unité inséparable avec l’action qui les suit. Chez l’homme, cette unité a été rompue ; les impressions s’accumulent dans l’esprit sans qu’elles soient immédiatement suivies de l’action ; l’acte vient après, comme un fait spontané. La pensée fait un détour en passant de l’impression sensorielle à l’action, ou plutôt, elle fait bien des détours, parmi lesquels il faut faire un choix. Un certain nombre d’idées s’insèrent entre l’impression et l’action comme des chaînes dont on peut relier les chaînons de diverses façons, comme des pièces de rechange indépendantes, qui deviennent des objets de la perception de la conscience et qu’on peut distinguer comme des idées abstraites. La différence entre l’homme et l’animal se manifeste seulement quantitativement dans le cerveau : chez l’homme, le poids du cerveau est quatre fois plus grand que chez les anthropomorphes de la même taille et il en est de même de la superficie de la substance corticale. Il est douteux que les circonvolutions frontales, considérées le plus souvent comme l’organe de la pensée abstraite, soient relativement plus volumineuses chez l’homme. Quant aux animaux, des sons émotionnels fonctionnent comme moyens d’avertissement et de communication chez les animaux qui vivent en commun. Chez l’homme seul, ces sons sont devenus des mots, des symboles sonores arbitraires ayant une tout autre signification. Ils forment une langue qui est un mécanisme de communication parfait et compliqué qui sert à coordonner toutes les actions. Le langage est un organe de la communauté et peut naître et subsister uniquement dans une collectivité ; elle est la condition même du travail et de la lutte en commun, et elle incarne et conserve le savoir qui va en augmentant toujours. Il faut un certain degré de développement intellectuel pour permettre la construction et l’usage de la langue. Inversement, la pensée humaine n’a pu naître que par le langage ; ce n’est qu’en exprimant les idées au moyen des noms et des mots que les concepts pouvaient se former et se fixer ; penser d’une façon consciente, c’est se parler à soi-même.

L’usage des outils a exercé une grande influence sur la naissance de la pensée humaine. L’outil s’insère entre l’organisme et le monde extérieur, entre l’impression sensorielle et l’action, et oblige l’action à faire un détour ; c’est pourquoi notre pensée est également obligée à faire un détour, allant de la sensation à l’objet en passant par l’outil. La multiplicité des outils, qui implique la multiplicité des détours, oblige la pensée à faire un choix et à comparer préalablement. La distance entre la confection préparatoire et l’usage postérieur de l’outil entraîne également une séparation entre les processus intellectuels et élève la pensée théorique au rang d’une activité indépendante. L’outil objective l’action qui jusque-là était instinctive, et grâce à ses effets visibles il fait naître le concept conscient de causalité. L’outil a exercé une grande influence sur la première formation du langage ; puisqu’il était tantôt objet extérieur, partie inanimée de la nature, tantôt organe corporel, partie du sujet, il se différencie de tous les deux et se trouve être un objet à part ; et, par suite de son importance dans la lutte pour la vie, un son accompagnant l’action s’y attache et devient un nom. Cet effet de l’outil se montre aussi dans le fait que dans le cortex cérébral le centre du langage ne s’établit que dans l’une de ses moitiés, dans celle qui innerve la main qui manie et guide les outils, à savoir chez la plupart des hommes dans la moitié gauche, chez les gauchers dans la partie droite.

Comme ces trois caractéristiques de l’homme se conditionnent mutuellement, elles n’ont pu se développer à partir des premières traces qu’en formant un tout, s’activant l’une l’autre par leur progrès graduel en croissance commune ; tout ce processus s’appuie sur la croissance préalable du cerveau. La première impulsion a été donnée par un changement dans les conditions de la vie, changement qui a fait des lointains ancêtres arboricoles des êtres qui marchent debout dans la plaine. En une période de quelques milliers de siècles, l’usage des outils, le langage et la pensée intellectuelle, se sont développés, d’abord lentement, d’une façon imperceptible, ensuite toujours plus rapidement. Le développement préalable dans le règne animal ne pouvait se faire qu’avec une lenteur extrême, créant de nouvelles espèces, parce que l’évolution des organes corporels dépend de lois biologiques. Le développement rapide d’une seule espèce, l’homo sapiens, s’est effectué parce que l’outil extérieur et rapidement remplaçable a pris la place de l’organe de l’animal, et que cet outil s’est perfectionné de plus en plus dans la lutte pour la vie. C’est ce qui a fait de l’homme le maître du monde et c’est pourquoi son avènement a clos le développement organique du règne animal. Il faut ajouter l’invention de l’écriture dans la dernière phase de ce développement, il y a quelques milliers d’années, ce qui a ajouté des symboles visibles, permanents, aux sons éphémères du langage parlé. Ceci marque les débuts de l’ère de la civilisation, les origines de la science théorique comme base d’un progrès technique ininterrompu qui est à la veille de consolider l’humanité en une unité organisée, maîtresse de sa vie.

Préface

Cette étude sur l’Anthropogénèse a été écrite pendant la guerre, en 1944, lorsque sous l’occupation allemande de la Hollande, le travail scientifique ordinaire était fortement entravé.

Comme le Gouvernement militaire allemand avait interdit toute publication en anglais et en français, l’Académie des sciences d’Amsterdam avait décidé que toutes ses publications paraîtraient en néerlandais. Cette étude a donc été écrite en néerlandais et publiée dans cette langue immédiatement après la Libération, dans Verhandelingen de l’Académie d’Amsterdam. Et une traduction anglaise a été faite pour rendre ses résultats accessibles à la science internationale.

Toutes les citations sont traduites en français dans le texte et fournies dans la langue originale à la fin de l’ouvrage.

I. Le problème

1. Le problème de l’origine de l’homme ne peut être résolu ni par l’expérimentation ni par l’observation. L’apparition de l’homme sur la terre est un fait du passé sur lequel aucun rapport ou témoignage ne nous est accessible. Les données factuelles dont nous disposons sont des comparaisons de l’homme d’aujourd’hui avec des animaux, auxquelles s’ajoutent des fragments extrêmement rares, imparfaits et endommagés, de fossiles de l’homme préhistorique, et des vestiges de ses outils de pierre. Mais elles sont muettes en ce qui concerne les forces qui ont provoqué l’évolution de l’animal vers l’homme.

Là où les données empiriques directes font défaut et les données empiriques indirectes sont peu nombreuses, il faut faire appel à la capacité intellectuelle du scientifique de manière beaucoup plus intense que ce dont on a besoin dans la science expérimentale. Alors que, en cas d’abondance de faits empiriques, que l’on peut accroître à volonté, la seule nécessité est de les arranger et de les combiner, et, à partir d’eux, de déduire de nouveaux problèmes et de faire de nouvelles expériences, la rareté de tels faits donne un rôle plus important à la discussion théorique. Ce qui importe ici c’est la combinaison logique de données qui sont différentes, la recherche de la relation entre des choses qui sont très éloignées, l’apport de conclusions, et l’évaluation soigneuse des probabilités.

C’est ici que nous nous heurtons à une difficulté – qu’on ne peut résoudre mais qu’on peut seulement signaler –, à savoir que la plupart des auteurs qui ont eu affaire à l’origine de l’homme étaient des érudits spécialisés qui ont abordé le problème par un seul de ses nombreux aspects. Cela a pu être celui de la biologie, ou de l’anatomie, ou de la neurologie, ou bien celui de la préhistoire ou de l’ethnologie, ou encore celui de la psychologie animale, ou de la linguistique, ou de la philosophie. Quand donc il y a eu une connaissance insuffisante des autres aspects du problème, ou des aspects importants de la vie humaine, les explications n’ont pu qu’être insatisfaisantes. Ce n’est pas un problème de biologie : les lois biologiques, qui régissent la vie animale, ont été en grande partie reléguées à l’arrière-plan avec l’homme. Ce n’est pas un problème d’ethnologie : les races inférieures que l’ethnologie nous a fait connaître sont déjà des espèces humaines hautement développées en comparaison avec le premier homme. Ce n’est pas un problème d’archéologie préhistorique ou de paléontologie, puisque seuls de très rares vestiges durs, impérissables, de ce qui a vécu à cette époque ont pu être conservés. Ce n’est pas un problème de psychologie comparative, laquelle ne peut pas supprimer ou combler le fossé qui sépare l’homme des animaux les plus proches.

Une difficulté essentielle réside aussi dans le fait que c’est l’homme moderne qui est comparé avec l’animal ; nous nous utilisons comme l’objet de comparaison direct et le plus connu. Cela découle de l’idée initiale selon laquelle l’homme en tant que tel n’a pas fondamentalement changé, et que l’homme du XIX̊ ou du XX̊ siècle, avec toutes ses habitudes, ses manières de penser, et ses caractéristiques, peut être considéré comme l’être humain normal, naturel. En conséquence, aux fins de comparaison, l’homme moderne, avec son individualisme hautement développé, est mis en parallèle avec l’animal, alors que l’homme originel était entièrement un être de communauté. En outre, à cette fin, on prend de préférence l’érudit lui-même, qui est un intellectuel spécialisé dans le travail mental, et principalement concerné par les abstractions, alors que l’homme a toujours été en premier lieu un être pratique, travaillant avec son corps et ses mains. De cette manière-là, le problème doit inévitablement se présenter sous une forme faussée. Ce qui importe, ce n’est pas l’origine de l’homme moderne ; le développement qui mène de l’homme primitif à l’homme moderne, aussi importante que soit encore la recherche qui l’attend, est généralement connu comme une évolution graduelle, naturelle et compréhensible, sans pauses énigmatiques. L’énigme, c’est l’origine de l’homme primitif ; le problème réel est de comprendre la transition de l’animal à l’homme primitif.

2. Le problème de l’anthropogenèse a connu différentes phases. Au départ, la différence entre l’homme et l’animal était considérée comme si fondamentale que chacun d’eux était envisagé comme appartenant à des mondes entièrement distincts, sans aucune relation. Ceci trouva son expression dans la doctrine de la création séparée de l’homme, doué de raison et possédant une âme immortelle. Avec le développement de la biologie, la ressemblance physique entre l’homme et l’animal devint plus apparente, et Linné[1] classa l’homme dans le règne animal comme une espèce normale, homo sapiens, qui appartient à la classe des mammifères et qui forme, avec les singes, l’ordre des primates. La théorie de Darwin[2] selon laquelle l’homme descend d’ancêtres animaux provoqua une rupture complète avec la doctrine traditionnelle. Un grand nombre d’études biologiques ont depuis lors prouvé la ressemblance essentielle entre l’homme et l’animal, de même qu’elles ont réfuté toute différence fondamentale entre eux. Ceci fut beaucoup plus difficile dans le domaine des capacités mentales ; mais, à cet égard également, les publications darwinistes ont fait valoir à maintes reprises que l’animal pense lui aussi et qu’il fait preuve d’intelligence ; que, entre l’esprit de l’homme et celui de l’animal, il n’y a aucune différence essentielle mais seulement des différences de degrés, et que ce n’est qu’une question de plus ou moins.

Ainsi posé, le problème de l’origine de l’homme disparut, non pas tant parce qu’il aurait été résolu mais plutôt parce qu’il aurait été dépouillé de son caractère de problème particulier, puisque le cas de l’origine de l’homme ne diffère pas de celui de l’origine de n’importe quelle autre espèce animale. Mais, de cette manière, la balance avait trop penché dans l’autre sens. Il existe des différences essentielles et profondes, qui ne sont pas assez absolues pour créer un fossé insurmontable qui séparerait les deux mondes, mais qui sont assez grandes et assez fondamentales pour que l’on puisse parler d’une différence de qualité. Si elles deviennent suffisamment grandes, des différences quantitatives se transforment en différences qualitatives. Un analogue, une trace, un début de toute caractéristique spécifiquement humaine sont présents dans le monde animal – c’est ce qui rend possible le fait que, par un développement naturel, l’homme puisse descendre de l’animal. Cependant ces traces ont dû se transformer en quelque chose d’entièrement nouveau et différent, et c’est ce qui donne à l’anthropogenèse le caractère d’un problème scientifique particulier.

3. Il y a trois caractéristiques principales qui font la différence entre l’homme et l’animal. Premièrement, il y a la pensée abstraite. Bien que les animaux fassent effectivement preuve d’une certaine dose d’intelligence, et que l’on rencontre chez eux des processus mentaux qui ont leur siège dans des cerveaux hautement développés, l’aptitude à la pensée abstraite ne se trouve que chez l’homme. C’est cette manière de penser sous la forme de concepts qui l’a élevé à un si haut niveau de connaissance théorique et de science. Deuxièmement, il y a la parole, il y a l’usage de la parole. Bien que les animaux produisent effectivement des sons destinés à leur information mutuelle, c’est avec l’homme seulement que ces sons acquièrent du sens en tant que noms, et qu’ils constituent ainsi la base d’une haute culture spirituelle. Troisièmement, il y a l’utilisation d’outils fabriqués par lui. Même si les animaux font effectivement usage de choses mortes provenant de leur environnement naturel afin de faciliter leur vie, c’est avec l’homme que cela est devenu un usage habituel d’instruments particulièrement fabriqués dans un certain but et selon un plan préconçu.[3] Ces instruments constituent la base d’une technique qui s’accroît sans cesse, et par conséquent de toute notre civilisation matérielle. On pourrait ajouter comme quatrième caractéristique, à partir de la désignation de l’homme par Aristote[4] comme zoön politikon, que l’homme vit dans un rapport social. Quelque importante que puisse être cette caractéristique, elle ne différencie pas l’homme de tous les animaux. Beaucoup d’autres espèces animales vivent en groupes, elles forment des communautés, et cette caractéristique a été héritée par l’homme du monde animal[5] . De même, il n’est pas acceptable d’alléguer comme différence l’évolution rapide de l’homme par opposition à la constance d’autres espèces ; ce n’est pas tant une caractéristique en elle-même qu’une qualité de chacune des caractéristiques susmentionnées.

II. Les outils

4. Franklin[6] a désigné l’homme comme un animal qui fabrique des outils[7] . Qui utilise des outils aurait exprimé la même chose ; s’il souhaite les utiliser, il doit les fabriquer lui-même, étant donné qu’ils ne lui proviennent pas d’ailleurs. Cependant, en tant que caractéristique distinctive en ce qui concerne les animaux, on doit mettre en relief la fabrication, puisque des objets naturels sont aussi employés par les animaux. C’est ainsi que des rameaux et des fibres sont utilisées pour la construction des nids, que les castors utilisent des arbres qu’ils ont rongés, et l’on raconte que des singes utilisent parfois des bâtons et des pierres. D’autre part, la fabrication de l’outil signifie une transformation préconçue, planifiée et appropriée, des objets naturels, fondée sur la connaissance antérieure de l’effet.

L’outil est pris dans la main et il se transforme ainsi en un renfort adéquat dans la lutte pour la vie. Combiné avec la main, il est devenu une unité complète, un organe physique, un pouvoir actif La main, avec l’outil qu’elle empoigne, remplit la même fonction qui, chez l’animal, est accomplie par les organes corporels, c’est-à-dire qu’elle exécute les actes qui sont nécessaires à la vie. Organon signifie outil ; les organes sont les outils des animaux, et ils sont attachés à leur corps ; les outils sont les organes de l’homme, et ils sont séparés de son corps. Au lieu des organes diversifiés des animaux, chacun approprié à sa fonction particulière, la main humaine agit comme un organe universel ; en empoignant les outils, qui changent pour des fonctions différentes, la combinaison main-outil remplace les organes animaux variés.

La présence d’un tel organe de préhension a par conséquent été essentielle pour la naissance de l’homme. C’était un héritage qui lui venait de ses ancêtres arboricoles proches des singes, qui avaient besoin d’organes de préhension forts et en même temps sensibles pour grimper et se déplacer parmi les branches. C’est pourquoi un être utilisant des outils, tel que l’homme, ne pouvait descendre que de formes proches du singe. Il faut reconnaître que, dans un tout autre ordre de mammifères, la trompe de l’éléphant agit effectivement comme un organe préhensile, qui convient à des usages variés ; mais elle ne peut pas se mesurer avec la main du singe, en raison de la sensibilité de sa structure et du fait de ses capacités.

5. À partir de la main du singe, la main humaine a évolué jusqu’à un niveau de perfection supérieur, qui est nécessaire à l’usage universel de la manipulation des outils. La perfection de la main humaine n’a été nulle part décrite en des termes plus frappants et enthousiastes que dans l’ouvrage de Charles Bell[8] : « La main, son mécanisme et ses talents vitaux, comme témoignage d’un dessein », publié en 1837. Ce livre était l’un des Traités dits de Bridgewater[9] , une série publiée dans le but de montrer la grandeur du Créateur par la perfection de Ses créatures. Ce qui importait ici, par conséquent, c’était de montrer la perfection de la structure de la main. D’abord, on décrit ses possibilités de mouvement, on les définit par la structure des os et des articulations du bras et du poignet, et on les explique toujours par comparaison avec l’anatomie animale. Ensuite, on considère la force qui, à l’extrémité d’un levier long et flexible, est communiquée à la main par les muscles de la poitrine et du dos. La position du pouce, lui-même soutenu par un muscle puissant, par rapport aux doigts, est à l’origine de la prise ferme qui, même dès les premières semaines de l’existence, est capable de porter le poids du corps, une question de vie ou de mort pour les espèces arboricoles. Il y a ensuite la profusion de plus de cinquante muscles du bras et de la main qui doivent coopérer dans le mouvement le plus simple, et qui, lors de leur contraction et de leur relâchement, sont gardés sous contrôle par la volonté avec une extrême précision. En même temps, les petits muscles plus faibles de la main et des doigts rendent possible un mouvement différencié des doigts, d’une extrême délicatesse et rapidité. « Ce sont les organes qui donnent à la main la force de filer, de tisser, de graver ; et comme ils produisent les mouvements rapides des doigts des musiciens, ils sont appelés par les anatomistes les fîdicinales » (p. 141) (c’est-à-dire les faiseurs de musique).

Il faut ajouter à cela le sens délicat du toucher pour lequel les doigts, et plus encore les bouts des doigts, ont été spécialement construits. Ces deniers sont de petits coussins élastiques, maintenus par des ongles plats en forme de bouclier, et pourvus de nervures façonneés en forme de spirales dans lesquelles, sous l’épiderme, des terminaisons nerveuses innombrables et finement ramifiées atteignent presque la surface. Ce sens du toucher est une importante faculté de la main humaine. « Nous trouvons tous les organes des sens, à l’exception de celui du toucher, plus parfaits chez les animaux que chez l’homme [...] Mais, par le sens du toucher, situé dans la main, l’homme affirme sa supériorité » (p. 185).

Cette plus haute perfection en capacité de mouvement, de même qu’en sens du toucher, de la main humaine par rapport à celle du singe, s’accorde avec un développement plus grand et une différenciation plus importante des nerfs concernés. « La différenciation des groupes cellulaires qui innervent les doigts est particulièrement frappante chez l’homme, même par comparaison avec les anthropoïdes » (Ariëns Kappers[10] , p. 177).

Le sens du toucher est, avant tout, un moyen d’acquérir de la connaissance, à travers l’investigation de l’environnement. Mais il va plus loin : « Bichat[11] affirme que le toucher est actif, tandis que les autres sens sont passifs [...] Nous nous rapprocherons de la vérité en considérant que, dans l’usage de la main, il y a un double sens qui est exercé. Avec le toucher, nous ne devons pas seulement sentir le contact de l’objet ; mais nous devons être conscients de l’effort musculaire qui est accompli pour l’atteindre, ou pour le saisir avec les doigts. C’est dans l’exercice de ce second pouvoir qu’il y a réellement un effort qui est fait » (Bell, p. 185- 186). En effet, la sensation musculaire active est couplée avec la sensation passive du toucher dans l’action de prendre et de saisir les choses. Les organes affectés à l’observation passive de la nature, les sens, doivent être sensibles, doux et impressionnables, afin d’enregistrer la plus faible transmission d’énergie ; les organes affectés à l’action sur la nature, tels que les dents, et les griffes, doivent être durs, solides, capables de résistance, afin de transmettre une grande énergie ; la main avec l’outil possède les deux caractéristiques en même temps. Bell ne parle pas du but de cette préhension, car la technique, la vie pratique du travail manuel, ne fait pas partie de sa sphère d’intérêt. Il est pourtant clair que ce qui est saisi, c’est l’outil. La tenue, la conduite et la manipulation des outils, c’est l’objectif de la main, et un sens raffiné du toucher est nécessaire pour qu’ils soient correctement tenus, commandés et conduits. La sensation et l’effort musculaires ne sont pas concernés par la préhension indifférente de n’importe quoi, mais par le travail avec les outils. Dans la lutte pour la vie, qui consiste à trouver de la nourriture et à résister aux ennemis, le maniement des outils est une nécessité.

6. L’emploi d’outils, indépendamment de la main qui est disponible comme organe de préhension, est encore plus conditionné, en premier lieu, par une certaine quantité de développement mental, qui permet à l’homme de prévoir l’action de cet outil. Un animal n’en est pas capable ; « [...] même une circonstance critique extrême ne le rend pas inventif » (Geiger[12] , p. 61). Même dans le pire des dangers, ou lorsqu’il meurt de faim, l’animal ne parvient pas à utiliser un outil ou une arme disponibles, tout simplement parce qu’il lui manque la capacité de visualiser ce qu’il pourrait en faire. Cela s’applique encore plus à la fabrication des outils, pour laquelle il est nécessaire d’avoir une visualisation de l’emploi futur de quelque chose qui n’existe pas encore, c’est-à-dire la pensée consciente.

L’emploi et, à un degré encore plus grand, le développement des outils ne sont possibles que dans une communauté. L’habileté requise par le maniement et la construction des outils n’est pas congénitale, mais elle doit être acquise par la jeune génération auprès de l’ancienne. Chez des individus isolés, toute habileté acquise serait perdue avec leur mort. Une communauté sociale est, pour ainsi dire, immortelle tandis que les membres les plus âgés meurent les uns après les autres, les plus jeunes y grandissent. La connaissance de l’usage et de la fabrication des outils dans de tels groupes est une connaissance collective et une richesse communautaire. La jeune génération grandit dans cette connaissance en raison de la pratique commune de la vie, et chaque invention, chaque amélioration, est préservée et transmise. La vie sociale, condition essentielle du développement des outils et, par conséquent, de l’anthropogenèse, est aussi un héritage que nos ancêtres du règne animal nous ont transmis.

7. L’outil, saisi et guidé par la main, a, chez l’homme, la même fonction que l’organe physique chez les animaux, mais il la remplit d’une meilleure façon. La supériorité de l’outil humain par rapport à l’organe animal réside en premier lieu dans sa faculté à être remplacé. C’est une chose morte, et il est séparé du corps. Quand il a perdu son utilité ou qu’il a été cassé, il est jeté. L’organe corporel, en revanche, ne peut pas être remplacé, et c’est ainsi qu’une patte cassée condamne l’animal sauvage. À vrai dire, il n’est pas même nécessaire que l’outil devienne inutilisable ; il peut être mis au rebut comme dépassé quand on en a fabriqué un qui convient mieux à une tâche donnée.

L’utilisation du même outil pour des usages variés est à l’origine de sa différenciation. C’est ainsi que la pierre affilée originelle, qui servait à tous les usages, s’est transformée en un nombre de plus en plus important de pierres affilées, telles que la pointe à forer, la tête de flèche, le couteau, le grattoir, la scie ou la hache, chacune étant la plus appropriée à son usage. Ce processus de différenciation croissante se prolonge dans les étapes récentes du développement technique et, manifeste dans tous les métiers et les industries, il devient la force motrice du grand développement technique de l’humanité.

Et donc l’homme ne dispose pas d’un seul outil mais de nombreux outils. À chaque fois qu’il prend un autre outil en main, sa main devient un organe différent. L’homme est un animal avec des organes interchangeables. Selon le besoin du moment, selon la proie qu’il recherche, selon l’ennemi qu’il affronte, selon le but qu’il désire accomplir, il prend un outil différent. L’animal, du fait des organes particuliers qui lui sont donnés, est limité à un mode de vie pour lequel il est parfaitement adapté. L’homme s’adapte aux divers modes de vie en changeant ses outils ; en se servant d’un organe différent, il égale un autre animal. Il peut creuser comme une taupe, scier des arbres comme un castor, broyer de dures noix comme un écureuil, repousser, comme un buffle, une bête de proie, et, comme une bête de proie elle-même, tuer et déchirer sa victime. Alors que chaque animal se borne à un seul habitat, l’homme est adapté aux conditions de vie les plus variables : dans les bois, il prend la hache, et dans les plaines, la bêche. C’est ainsi qu’il a été capable de se répandre sur la terre entière.

La plus grande supériorité de l’outil humain sur l’organe animal réside dans sa perfectibilité. Pendant d’innombrables générations, l’animal a toujours dû se contenter des mêmes organes, qui sont magnifiquement adaptés à son environnement. L’homme, en revanche, dépasse cette excellence, en améliorant sans cesse ses organes, c’est-à-dire en perfectionnant les outils. L’usage et l’esprit de suite contribuent à une adaptation constamment améliorée ; l’outil amélioré remplace immédiatement l’outil dépassé qui est mis au rebut, et il devient lui-même le point de départ de nouvelles améliorations. C’est ainsi que, dans l’utilisation d’instruments, a lieu un développement continu et cumulatif, tout d’abord lent, et ensuite de plus en plus rapide. Les pierres taillées grossièrement remplacent des pierres qui sont passées de mode ; ensuite, la transition se fait vers des pierres travaillées délicatement, probablement utilisées conjointement avec des matières animales et végétales plus molles qui n’ont pas pu être préservées, jusqu’à ce qu’enfin le métal ait été trouvé, lequel constitue la matière la plus solide et la plus plastique. Avec ces instruments, l’homme a été capable d’assurer sa maîtrise de la nature, et il parvient à dominer la terre, grâce des sols de plus en plus perfectionnés, en construisant des maisons et des étables, en chassant ou en domestiquant des animaux, et, par l’agriculture et l’élevage, il transforme l’environnement sauvage de la nature en un environnement sans danger de la culture, et en une solide base de l’existence. En outre, grâce aux nombreux métiers qui sont employés pour fabriquer les objets d’usage quotidien les plus divers, au moyen d’innombrables outils différents, il parvient à une domination de plus en plus complète sur la terre, grâce à des techniques de plus en plus perfectionnées.

Bell a chanté un hymne de louange à la main humaine, qui est, selon lui, « le comble de la perfection comme instrument » (p. 249). Quand il énumère les détails de sa « supériorité », il se borne à quelques exemples de la capacité de la main, tels que « ses dispositions à tenir, à tirer, à filer, à tisser, et à construire ; qualités que l’on peut trouver chez d’autres animaux, mais qui sont combinées dans cet instrument parfait » (p. 249). Si, à cause des érudits qui se spécialisent dans l’effort mental et scientifique, l’ouvrage pratique avec des outils et le travail manuel des millions de gens qui produisent des biens n’avaient pas été entièrement étrangers à sa sphère, et si, par conséquent, la destination de la main à tenir et à diriger des outils avait été claire pour lui, comme son hymne de louange aurait acquis bien plus fortement une renommée d’importance mondiale, et comme il serait devenu une saga de la croissance de l’humanité jusqu’à la domination mondiale !

8. La vie et le progrès de l’humanité ont toujours dépendu du développement de l’outil. Les armes font aussi partie des outils. Au début, l’outil et l’arme étaient identiques ; dans la lutte contre les bêtes de proie et dans la prise du gibier, le caractère d’armes dominait. Par la suite, ils se différencièrent de plus en plus, même si aujourd’hui le couteau porte encore ce double caractère. Bientôt, ces organes artificiels, sous la forme d’armes, commencèrent à jouer un rôle dans la lutte des hommes entre eux. C’est dans ce sens que l’histoire mondiale est devenue une histoire des guerres ; des flots continuels de sang ont accompagné l’évolution de l’humanité. Ce fut là le premier « progrès » de l’homme par rapport à l’animal. Tandis que, chez presque toutes les espèces animales, la lutte pour la vie parmi leur genre n’est rien de plus qu’une rivalité destinée à déterminer qui survivra dans leur opposition aux forces hostiles du monde les environnant, chez l’homme, cette compétition est devenue une lutte réelle, s’accentuant jusqu’à culminer dans un combat d’annihilation contre son congénère. L’extermination directe de son genre, comme forme de masse de la lutte pour la vie, ne se produit que chez l’homme. C’est également là un résultat de l’emploi d’outils, parce que, pourvu d’armes différentes et meilleures, il peut se considérer comme une espèce différente avec des organes supérieurs. Cela signifie que, dans l’évolution de l’humanité, a été à l’œuvre une forme bien plus féroce de sélection que dans le règne animal.

III. La pensée

9. Chez les animaux inférieurs, on observe des phénomènes et un comportement qui supposent de la sensibilité et de la réceptivité par rapport à l’influence de l’environnement. Si l’on examine les animaux supérieurs, nous concluons de leurs actions qu’ils ont une certaine conscience, étant donné qu’ils font preuve d’un comportement que nous considérons comme étant le résultat d’une réflexion et d’une certaine faculté intellectuelle. Cependant, c’est chez l’homme uniquement que se manifeste cette forme d’intelligence que nous appelons la pensée abstraite, la pensée au moyen de concepts.

À quoi sert la pensée ? « La nature de la raison est de considérer les choses non pas comme simplement existantes mais comme nécessaires » , écrit Spinoza[13] dans sa thèse 44 de la deuxième partie de son « Éthique ». De même, Helmholtz[14] affirme (p. 341) : « La pensée est la comparaison consciente de perceptions acquises, en rassemblant ce qui est semblable dans des concepts ». Dans son opuscule « Comment pensons-nous ? », un manuel de pédagogie expliquant comment enseigner aux enfants à raisonner correctement, Dewey[15] dit : « La réflexion comporte une mise en ordre (des idées) séquentielle de telle sorte que chacune détermine la suivante comme sa propre conséquence » (p. 22). « La pensée se définit comme l’opération dans laquelle les faits présents suggèrent d’autres faits (ou vérités), de telle sorte qu’elle induit la croyance dans ces derniers sur la base ou la garantie des premiers » (p. 8). « L’exigence de trouver une solution à une perplexité représente le facteur stabilisateur et directeur dans l’ensemble du processus de réflexion » (p. 11). Il est question ici d’une catégorie de pensée qui se préoccupe des faits du passé et du futur, et qui s’oriente dans le monde grâce à la régularité des phénomènes. Cette pensée agit comme un organe de science et de philosophie, son but immédiat étant de trouver la vérité à propos du monde. Mais c’est déjà là une phase plus avancée de la pensée qui, bien que jouant un rôle important durant les deniers siècles, en particulier chez les « penseurs », les théoriciens et les scientifiques, a été précédée par la pensée simple de l’homme primitif. Même maintenant, pour la grande majorité des hommes, et même pour tous les hommes en ce qui concerne une grande partie de leur vie, la pensée a un objet pratique immédiat. Elle ne pose pas la question ou ne répond pas à la question : « Qu’est-ce que la vérité ? », mais : « Que dois-je faire ? ». « Perplexité » est un terme trop fort pour l’état d’esprit produit par ces problèmes quotidiens récurrents. Hormis l’action habituelle automatique, il existe une réflexion et une délibération constantes ; elles ne comportent pas des problèmes abstrus ou une recherche de la « vérité », mais elles représentent une comparaison entre les différentes possibilités d’action à partir desquelles un choix doit être effectué. Ce travail de la pensée constitue une part essentielle incessante de l’effort total pour rester en vie.

Si l’on souhaite comparer les intelligences humaine et animale, afin d’apprendre à comprendre leur interconnexion et leur continuité, l’on ne devrait pas prendre, pour ce qui concerne l’exemple humain, les formes les plus récentes et les plus élevées de développement, qui comportent la pensée théorique de la science et de la philosophie, mais plutôt la pensée pratique la plus simple de l’homme ordinaire d’aujourd’hui, et de l’homme primitif. Ce dernier présente en effet les diverses caractéristiques de la pensée abstraite, bien que limitée cependant aux problèmes immédiats de l’existence[16] . C’est là que réside le problème de l’anthropogenèse ; le développement ultérieur de l’activité mentale humaine initiale jusqu’au niveau moderne devient après une suite d’étapes graduelles qui ne présentent pas de difficultés fondamentales.

10. Chez l’homme ainsi que chez l’animal, la vie mentale débute avec la sensation en tant qu’élément le plus simple, la sensation étant ou bien corporelle, comme avec la faim ou la douleur, ou environnementale, comme avec le goût, la vue ou l’ouïe. Ces sensations représentent les stimuli auxquels l’organisme réagit par des actions d’une manière appropriée à la vie. Les sensations se combinent en images : quelqu’un voit un objet, tel un fruit, ou un animal en mouvement, ou bien il entend quelque chose. Dans une image de la sorte, un grand nombre d’impressions successives de couleur et de lumière, qui changent selon le mouvement d’observation de la tête et des yeux, ou bien un certain nombre de sons séparés, qui deviennent une suite ininterrompue extraite du bruit ambiant, ont été combinés. Cela est possible parce que chaque impression, qui n’existe vraiment que durant un moment indivisible, ne disparaît pas avec ce dernier, mais qu’elle continue à exister et qu’elle ne s’éteint que progressivement. Ce qui est par conséquent appelé une image, une observation, ou une expérience, est déjà toute une combinaison de nombreuses impressions variées qui couvrent une certaine période.

Chaque fois qu’une combinaison de la même sorte se répète, les impressions précédentes sont évoquées comme des souvenirs. Le souvenir est l’élément qui associe les impressions passées et présentes, une relation qui relie le passé avec l’expérience présente. Quand certaines parties d’un ensemble se répètent (par exemple une sensation de faim, ou des impressions de l’environnement), les autres parties de l’image, qui étaient antérieurement reliées à elle, sont mobilisées – selon le principe des réflexes de relation[17] – de sorte qu’elles sont complétées et qu’elles reconstituent tout l’ensemble (par exemple la nourriture). Ce dernier effectue ensuite les mêmes réactions appropriées de mouvement, un certain comportement, la recherche ou la prise de nourriture. La stimulation de plus en plus certaine d’un tel comportement par des sensations précédentes est du plus grand intérêt dans la lutte pour la vie, et elle est appelée succinctement « l’apprentissage par l’expérience ».

C’est à partir d’observations semblables souvent répétées et d’ensembles d’expérience analogues que l’image créée par la mémoire ne cesse de se fixer. Ces images ne sont pas des reproductions exactes ; elles sont plus vagues que les observations et les expériences elles- mêmes. Elles sont une sorte de moyenne dans laquelle les éléments communs sont restés et les différences ont été effacées. Dans la lutte pour la vie, ce qui est important, ce n’est pas ce qui n’est arrivé qu’une fois mais ce à quoi on peut s’attendre normalement, c’est-à-dire l’élément commun récurrent résidant dans les événements. C’est par conséquent ce qui est saisi par l’imagination, ce qui reste de la perception, et ce qui détermine la probabilité.

Ces perceptions, qui rendent présentes ce qui s’est déroulé dans le passé, constituent la conscience. La conscience, c’est l’être conscient[18] , la connaissance de l’être, le fait le plus immédiat et le plus sûr de l’expérience. Nous avons dit que, concernant nos congénères, nous parvenons, à partir de leurs actions, à la conclusion qu’il existe, chez eux, le même genre de conscience que celle que nous connaissons nous-mêmes. En réalité, la conscience de nos congénères et la nôtre sont pour nous pareillement une chose certaine directe, instinctive, une vérité première, qui est déjà présente avant que nous arrivions à ces conclusions, et qui est complètement indépendante d’elles. Avec les animaux supérieurs, nous sommes également parvenus à la conclusion de leur conscience, à partir de leurs actions appropriées et, encore plus même, à partir de l’attention active qu’ils portent à ce qui se rapproche des sensations ; mais il n’y a ici qu’une similarité partielle. Nous manquons, évidemment, d’une idée claire de leurs perceptions et de leur conscience, puisque nous ne connaissons que les nôtres et que nous devons prendre ces dernières comme modèles pour les autres. Nous essayons de nous en approcher en supposant que leur conscience est inférieure en compréhension ainsi qu’en clarté, en la comparant avec l’état de faiblesse passive d’esprit qui reste chez un homme comme un arrière-plan quand la pensée consciente précise fait défaut. On a fait remarquer que, si nous ne connaissons rien à la conscience des animaux avec certitude, cela n’a aucune conséquence puisque ce sont uniquement leurs réactions et leur comportement qui sont importants en tant que phénomènes psychiques seuls observables ; une « conscience » qui les accompagnerait dans cette relation n’est pas plus pertinente que la lumière grâce à laquelle nous lisons le temps sur la pendule par rapport à la pendule. C’est peut-être vrai, mais on oublie que la « conscience » est ici le nom d’un concept dans lequel un grand ensemble d’actes de comportement sont combinés de manière appropriée. La même chose, en outre, s’appliquerait à l’homme, chez qui la conscience comme phénomène psychique est bien sûr présente.

11. La différence qui existe entre l’homme et l’animal doit apparaître dans les phénomènes psychiques visibles. Chez les animaux supérieurs, nous observons que les sensations sont immédiatement reliées aux actions et qu’elles les suscitent. Les images d’observation, qui fusionnent avec le souvenir des sensations antérieures dans un ensemble de perception, sont directement associées aux réactions pratiques, en formant une chaîne d’éléments consécutifs. Cette chaîne peut être par exemple : la sensation de faim, l’odeur ou la vue de plantes, l’action de brouter, la satiété ; ou bien, dans une forme plus complexe chez les bêtes de proie : l’odeur ou la vue de la proie, puis les actions consistant à suivre ses traces, à la poursuivre, à l’observer, à l’attaquer. C’est ainsi qu’ils se maintiennent dans leur habitat naturel. Les observations et les perceptions constituent l’introduction à l’action appropriée et elles trouvent leur conclusion dans cette dernière. Chez l’homme cependant, une séparation se produit ; la chaîne est brisée. La perception et l’action ne sont plus consécutives, elles ne sont plus des parties réciproquement complémentaires d’un ensemble en développement, mais elles sont apparemment indépendantes. Les impressions, les observations et les images, l’influencent, mais aucune action ou réaction ne suivent, Les perceptions prennent forme mais elles restent inutilisées, elles sont mises en réserve avec le stock déjà disponible ; et de nouvelles perceptions sont à maintes reprises ajoutées à ce stock et elles l’augmentent. Les actions de l’homme ne sont pas des réactions immédiates à ses dernières impressions ; elles semblent être des créations autonomes, produites spontanément à n’importe quel moment par le stock complet de perceptions disponibles.

Cette différence a d’autres conséquences. Quand – chez les animaux – l’observation et la perception trouvent leur conclusion dans l’action, leur but a été atteint, et elles peuvent disparaître dans les profondeurs, en tant que matériau pour la seule mémoire ultérieure. Si – chez l’homme – il n’y a pas d’action qui suive, les perceptions, inutilisées, sont laissées à elles-mêmes. La vue d’un fruit n’incite pas à le cueillir ; mais la chaîne de perceptions des actions de cueillir, de manger, et de satiété, est déjà formée. La série continue jusqu’à la fin, mais cette fin demeure pour ainsi dire flottant dans l’air sans rien sur quoi se fixer. Dans la série de perceptions consécutives, celle qui précède évoque celle qui suit, mais, en sens contraire, celle qui suit évoque celle qui précède. Cette série ricoche, pourrait-on dire, sur sa fin qui flotte en toute liberté, et il est possible que ces ricochets durent un certain temps. Ces séries deviennent elles-mêmes des sensations et des objets d’observation. C’est ici que prend place ce qui est appelé la pensée, mais à un degré plus élevé – elle est en effet appelée ré-flexion – que dans la simple présence de perceptions[19] . C’est ici que des perceptions de perceptions apparaissent, lesquelles dénotent un degré supérieur de conscience, une connaissance de la connaissance, la conscience de soi. La perception, qui est le produit de l’expérience antérieure, devient une perception d’un événement futur ; en tant que perception inachevée, elle est une prévision d’une action ultérieure.

Chez l’homme également, la vie se maintient comme une partie de l’ensemble de la nature par un échange de matière et d’énergie avec cet ensemble. Chez l’homme aussi, l’action est, en dernier recours, approximativement, déterminée par la somme totale des sensations, des images, et des perceptions ; la pensée est une auxiliaire de l’action pratique. Mais il n’y a plus le chemin direct simple depuis l’impression sur les sens jusqu’à l’action ; à sa place, les perceptions emmagasinées forment un réseau de chemins divergents et convergents, et c’est à partir de ce stock que l’action ultérieure est induite. De nombreux liens sont insérés entre la sensation et l’action ; des chaînes variées de perceptions liées entre elles se forment spontanément, la précédente évoquant la suivante. Dans le processus de la pensée consciente, elles sont associées en séries ordonnées.

Cela signifie que, de l’observation à l’action, la pensée fait un détour. Ce ne sont pas la perception, ainsi que l’acte de manger réellement et la satiété, qui sont reliés à l’observation du fruit, mais d’autres perceptions, associées de manière plus éloignée, telles que le changement des saisons, une disette antérieure, la pensée de planter et de semer, et la perspective d’une nouvelle récolte future. Ou alors, avec la détection d’un ours ou d’un loup, des perceptions d’autres expériences reliées entre elles s’associent, telles que les actions d’aller chercher ou de préparer une arme, de se cacher en embuscade, et de tendre un piège. Le détour dans la pensée correspond à un détour de l’action elle-même. Entre le besoin corporel ressenti originellement et l’acte ultérieur de satisfaction de ce besoin, s’insère une série d’actions qui ne conduit qu’indirectement au but. Elles sont précédées par une série de perceptions qui indiquent le chemin à suivre, comme un tout imaginé avant qu’il ne soit emprunté réellement. Dans le développement récent de l’humanité, ces détours deviennent de plus en plus larges et plus compliqués au fur et à mesure que la société devient plus complexe.

En outre, il n’y a pas qu’un seul détour ; il y en a beaucoup. Conformément à la plus grande richesse de modes de vie, l’action peut prendre différents chemins. C’est pourquoi il est nécessaire que chaque série d’actions possibles existe au préalable en tant que série de perceptions ; il est ensuite possible de les comparer et de faire un choix. C’est cette mise en balance des différentes actions possibles et ce choix des chemins qui viennent à la surface de la conscience en tant que libre volonté. La pensée acquiert le caractère d’une activité indépendante ; les perceptions ne sont plus autorisées à s’associer passivement lorsqu’elles s’engendrent mutuellement ; chacune est mobilisée, et adaptée attentivement et intentionnellement aux autres, jusqu’à ce que le résultat de toutes les actions consécutives puisse être prévu et que la série ait été soigneusement construite avec tous ses maillons.

12. Le processus de la pensée consiste dans l’interconnexion des perceptions. Ce qui était au départ une association automatique, est maintenant un parcours de haut en bas des séries de connexions, et en tant que tel un processus conscient. Les pensées ne sont pas des entités indépendantes, elles ne sont pas des « Wesenheiten », mais des relations et des interrelations. Elles ne sont pas un être mais un processus de mouvement, d’association et de connexion continues. « La pensée est dynamisme, la pensée est association » (Piéron[20] , p. 28). De plus, ainsi que nous l’avons déjà vu, les perceptions qu’elles mettent en relation ne sont pas des choses si simples ou si statiques que cela ; chaque perception est une structure expansive d’innombrables relations entre plusieurs sensations dissemblables et non simultanées. Lors de la pensée la plus simple, lors de la perception plus simple encore, par exemple, d’un fruit, la conscience passe rapidement en revue les images les plus différentes qui ont été mises en mémoire à une date proche ou éloignée, des images qui peuvent être des impressions visuelles de couleur et de forme, des impressions gustatives d’appétit et de satiété, des expériences et des désirs, et cette première perception en active et en suscite beaucoup d’autres ; la conscience saute d’une image à une autre complètement différente, chacune étant structurée par les autres et comparée avec elles ; et elle fonce à toute allure à travers le monde entier de l’esprit, ça et là, tandis que les images défilent. Il faudrait de nombreuses pages pour décrire en détail ce qui traverse l’esprit à toute vitesse au cours d’une seule pensée.

Les sensations se déversent en nous en un flot continuel. Par un processus automatique acquis à travers l’apprentissage et l’expérience, certaines d’entre elles sont incorporées et organisées dans le stock d’images existant, afin d’y constituer une richesse de plus en plus croissante remplissant la conscience. D’autres restent inaperçues, elles sombrent dans la subconscience[21] , et s’entassent dans les profondeurs obscures, en se faisant oublier et en s’amalgamant petit à petit. Elles sont toujours présentes comme la base de l’attitude personnelle de quelqu’un envers la vie, en déterminant ses actions – jusqu’à ce que, peut-être, une nouvelle impression forte ou une nécessité pratique les fasse soudainement remonter, sous la forme d’actes spontanés ou de jugements intuitifs, à la lumière du jour de la conscience, et qu’elles deviennent des perceptions conscientes. Dans le processus de la pensée, les perceptions sont mises en ordre, les éléments voisins étant réunis et établis en concepts, et leurs relations et interconnexions étant posées et formulées sous forme de règles.

La séparation de la perception et de l’action entraîne ce que nous appelons l’autonomie de la pensée. C’est à partir du stock mental d’impressions et de perceptions rassemblées que des chaînes consécutives sont construites, apparemment spontanément, en partant d’elles-mêmes, sans cause extérieure. Elles ne sont pas, évidemment, sans cause ; il y a toujours une certaine impulsion ou occasion qui constituent le commencement, mais elles peuvent être si imperceptibles qu’elles ne sont pas reconnues. Toutes ces chaînes de pensées forment ensuite une vie spirituelle personnelle qui est la source d’où jaillissent toutes les actions conscientes.

Cette séparation est aussi la séparation entre la théorie et la pratique, la théorie devenant indépendante de la pratique. La théorie est le tissage indépendant de chaînes de pensées pour en tirer des conclusions applicables aux actions pratiques. Les observations sont le matériau, et les règles théoriques constituent le résultat. Les observations deviennent preuve et argument, avancés consciemment, de la règle – par exemple, après le froid de l’hiver, le printemps est toujours revenu avec sa pousse des plantes et des animaux. À partir de cela, la règle fut construite comme un résumé et une attente : les saisons se suivent dans une rotation régulière. Ce sont l’observation et la règle ensemble qui constituent la connaissance et la science. Les règles expriment ce qui se passe normalement et ce à quoi, par conséquent, on doit s’attendre, et elles ne se rapportent donc pas à des événements secondaires ou passagers, mais à leur existence générale. Elles ne parlent pas du fait concret, mais du concept abstrait l’hiver est suivi par le printemps. Dans n’importe quelle application pratique particulière, un cas donné est identifié à l’abstraction : après cet hiver, un autre printemps arrivera. En appliquant la règle à chaque cas séparé, l’action future est déterminée.

13. Dans la conception abstraite, c’est le facteur général ou commun d’un groupe de phénomènes qui est exprimé ; l’esprit est l’organe de la généralité. « C’est en pensant les choses que nous les transformons en quelque chose de général » (Hegel[22] ). Nous ne pouvons pas garder en mémoire l’infinie multiplicité des phénomènes ; l’esprit sélectionne ce qui est commun et permanent dans cette multiplicité, il le conserve soigneusement, et il fait abstraction de ce qui est particulier et différent. Ce qui est fréquent et durable est essentiel pour la vie ; il s’institue en règle et se condense en concept. Chaque expérience suivante, qui est reconnue comme semblable, est intégrée dans cette structure, ou arrangée selon la règle existante ; en étant reconnue comme un cas particulier du concept ou de la règle déjà connus, chaque expérience est incorporée et classée, de sorte que les conclusions bien connues s’appliquent directement à elle. Fréquemment aussi, naturellement, il se produit des cas d’application inexacte, quand il y a erreur lors d’une insertion supposée mais erronée, qui conduit à une conclusion incorrecte et à une action inappropriée, lesquelles à leur tour conduisent à un changement dans les concepts, et à une transformation et à une amélioration des règles, c’est-à-dire au développement de la science.

Le caractère abstrait de la pensée par concepts, qui caractérise l’homme, ne réside pas tant dans leur généralité que principalement dans leur indépendance. La première, en un sens, est également valable pour les animaux, mais pas la seconde. Comme chez l’homme, chez les animaux, des images de souvenirs ou de perceptions existent comme facteur commun de l’expérience antérieure, et, de manière semblable, non sous la forme de détails précis de chaque cas, mais plutôt comme une moyenne lissée. Chez l’animal, cependant, la progression de l’impression à l’action reste un tout indivisible qui n’est pas séparé en ses éléments. Dans la pensée humaine, ces éléments acquièrent de l’indépendance étant donné qu’ils sont nettement déterminés en tant que concepts. En tant que concept, l’image est définie séparément des autres, et elle est conservée comme une entité indépendante. C’est ainsi que toutes les images peuvent être traitées isolément, et, en tant que chaînons distincts, elles peuvent s’organiser, grâce à de courtes relations causales, en séries de pensées, selon des schémas variés tant que, par prudence, la structure la plus efficace n’a pas été obtenue.

L’animal, lui aussi, suit souvent la méthode indirecte dans son comportement. Nous parlons de ruse chez certaines bêtes de proie ; mais ici, le détour, qui implique de se faufiler, de se cacher et d’épier, est devenu une habitude établie, fixée par la lutte pour la vie. L’animal, lui aussi, peut faire un certain choix, pour ce qui concerne le moment et le lieu de l’attaque. Mais ce choix est borné à l’intérieur de marges étroites en raison des limites de ses organes physiques, qui imposent certaines habitudes de vie. Ces caractéristiques particulières de la vie mentale de l’homme sont donc également présentes sous forme de faibles traces chez l’animal. L’homme, d’ailleurs, ne les a pas acquises à un degré illimité, et il est lui aussi ligoté dans son choix par les possibilités techniques. Cependant, à cause de leur développement continu, ces possibilités techniques créent des formes de vie de plus en plus variées, avec la réalisation de potentialités de plus en plus larges de vie, qui rendent envisageable une multiplicité de plus en plus riche de relations causales. Ainsi, le monde spirituel des concepts s’accroît. Et c’est dans le concept abstrait, en tant qu’élément mental réel, que réside la caractéristique la plus spécifique qui distingue la pensée humaine de celle de l’animal.

IV. Le cerveau

14. Parmi les caractéristiques spécifiques qui distinguent l’homme de l’animal, le cerveau n’a pas été mentionné. Cela peut sembler étrange puisque la supériorité de l’homme sur l’animal doit être attribuée à son cerveau. Le cerveau est l’organe de l’intellect, de l’esprit, et c’est lui qui, en tant que fondement réel, que dernier élément, détermine l’homme comme le couronnement de la création, et le maître de la terre. Cette contradiction apparente est due au fait que la différence entre le cerveau des animaux supérieurs et celui de l’homme n’apparaît que comme une différence quantitative, et que nous sommes incapables d’indiquer une différence qualitative manifeste.

La différence quantitative consiste en un poids beaucoup plus important du cerveau humain (avec une moyenne de 1300-1400 grammes) si on le compare avec celui des animaux les plus hautement développés, les anthropoïdes (400-500 grammes). Naturellement, le seul poids du cerveau ne peut pas fournir un critère irréfutable pour le niveau mental, car il dépend lui aussi de la taille du corps. Dubois a montré que, chez des animaux très voisins mais de taille différente, le poids du cerveau varie selon la puissance 5/9 du poids du corps, presque comme la surface du corps. Si l’on élimine de cette manière l’influence du poids du corps et si l’on réduit tous les animaux au même poids du corps, il reste un facteur connu sous le nom de degré de « céphalisation », qui peut servir de mesure pour le niveau de développement du cerveau. C’est ainsi que Dubois[23] a trouvé que, en comparant différentes espèces animales, le degré de céphalisation d’espèces voisines différait toujours d’un facteur 2. Il a pu expliquer cela en supposant que, avec le développement de l’animal inférieur en un animal supérieur, il se produit une mutation dans laquelle toutes les cellules cérébrales se divisent en deux, et ainsi doublent leur nombre. Si l’on réduisait le poids du corps à 100 kilogrammes, le poids du cerveau des anthropoïdes serait de 450 grammes, tandis que celui du cerveau de l’homme serait de 1650 grammes, soit près de quatre fois plus.

Il a été possible par la suite de montrer, à partir d’une masse plus grande de données (R. Brummelkamp[24] , « Poids du cerveau et taille corporelle », que le taux réel d’accroissement n’est pas 2 mais √2[25] , de sorte que deux petits sauts prennent la place d’un seul saut de Dubois. Afin d’expliquer cela, on a supposé une séquence plus compliquée de processus. D’une façon générale, ce qui a été observé de la vie mentale des animaux s’accorde plutôt bien à la céphalisation trouvée, de sorte que plus on descend dans les ordres des mammifères, plus la céphalisation est faible (lungoor 306, maki 183, loup et renard 240, chat et lion 200, panthère 425, ours 320, éléphant 730, cheval et âne 270, hippopotame 120, lièvre et lapin 110, souris et rat 50, taupe 47, fourmilier 170, tatou 53, tous ces chiffres représentant des grammes réduits à un poids corporel de 100 kilogrammes). Mais il y a également de curieuses valeurs parmi ces chiffres : phoque 630, otarie 870, dauphin 1070, qui situeraient ces animaux bien au- dessus des anthropoïdes – une chose que l’on ne déduirait pas de leur comportement, en dépit de leur ingéniosité[26] . Bien qu’aucune explication satisfaisante n’en ait été encore donnée, nous pouvons néanmoins dire que la théorie de la céphalisation nous permet pour la première fois d’exprimer par des chiffres précis la supériorité du cerveau humain par comparaison avec celui des animaux.

15. La structure du cerveau, elle aussi, est évidemment susceptible de le montrer. Dans les classes très inférieures des animaux, les cellules nerveuses sont déjà présentes, et, étant donné leur longueur remarquable, elles servent à conduire rapidement les stimuli d’une partie du corps à l’autre, là où le mouvement approprié de réaction doit être exécuté. Chez les classes supérieures des animaux, il se forme des centres vers lesquels les stimuli reçus par les différents nerfs sensoriels sont transportés et où ils sont réunis afin que le mouvement nécessité par leur résultat collectif soit envoyé à partir de là aux organes de mouvement par les nerfs moteurs. Chez les vertébrés, c’est le cerveau qui constitue l’organe central qui sert à cet effet. Ici, au sommet des systèmes anciens, primitifs, de nouveaux systèmes ont été édifiés, de sorte qu’on a affaire à une structure, pour ainsi dire, à étages (une organisation à étages, Piéron p. 8). « Les centres nerveux du cerveau, de la moelle épinière, et des ganglions sympathiques dispersés dans tous le corps, sont disposés en « niveaux » ou hiérarchies, chaque niveau supérieur contrôlant ceux qui sont en dessous de lui » (Judson Herrick[27] , 24, p. 119). L’étage le plus bas chez les mammifères, et par conséquent chez l’homme aussi, est constitué par le système nerveux autonome, un réseau très fin qui passe à travers tous les organes internes, les vaisseaux sanguins, les muscles, les tissus et les glandes, et qui contrôle et régule leur activité, sans que rien de lui ne vienne à la surface de la conscience. Grâce aux faisceaux nerveux de la moelle épinière, il est relié au cerveau, l’organe central qui maintient en équilibre tous les processus vitaux dans une coopération harmonieuse, en recevant tous les stimuli extérieurs grâce aux sens, et en mettant les muscles en mouvement. La partie la plus ancienne du cerveau, c’est-à-dire le bulbe rachidien et le thalamus (le tronc cérébral), le cervelet et le centre olfactif, qui constitue sa masse principale chez les vertébrés les plus inférieurs, les poissons et les amphibiens, ne représente chez les mammifères que moins de la moitié de cette masse. Cet étage est considéré, premièrement, comme étant le siège des sensations les plus simples, telles que le plaisir et la douleur, la peine et l’émotion, et, deuxièmement, comme exécutant la régulation délicate, le maintien en état de marche des fonctions corporelles et de l’équilibre à tout instant, tout cela étant habituellement situé hors de la conscience.

À l’étage supérieur, on trouve le nouveau cerveau qui recouvre l’ancien, comme un manteau (pallium). Il existe à peine chez les poissons, il est petit chez les reptiles, il devient de plus en plus développé dans la série des mammifères, et il forme chez l’homme la partie principale du cerveau. Il se compose d’un noyau blanc entouré par un cortex gris. Chez l’homme, ce cortex consiste en une couche grise de cellules nerveuses détachées et entremêlées, qui a une épaisseur moyenne de 4 mm sur une surface totale d’environ 1100 cm², et qui est pliée en de très nombreuses fronces, dans le petit espace qui existe à l’intérieur du crâne (surface interne d’environ 700 cm²), comme un morceau de papier dont on fait une boule dans son poing. L’épaisseur du cortex dans la série des mammifères n’est pas systématiquement différente et sa surface s’accroît proportionnellement à la céphalisation. C’est ainsi que, chez l’homme, elle est quatre fois plus grande que chez un anthropoïde de la même taille ; la surface externe montre un nombre beaucoup plus grand de plis et des plis beaucoup plus profonds, de sorte que son apparence extérieure donne l’impression d’une organisation plus compliquée et donc plus élevée. À l’intérieur se trouve la masse du cerveau blanc, ces enveloppes en moelle d’innombrables fibres nerveuses, qui sont ainsi séparées les unes des autres comme des fils isolés, et qui relient les différentes parties du cortex entre elles et avec les centres inférieurs, le thalamus et le cervelet. Le cortex est l’organe suprême qui domine en dernier ressort tous les organes inférieurs ; c’est ici que, via les centres inférieurs, les stimuli des sens convergent, qu’ils sont combinés et intégrés – pour autant que les centres inférieurs ne soient pas parvenus à se débrouiller avec eux auparavant –, et que le résultat est conduit par l’intermédiaire des nerfs moteurs vers les organes de mouvement. Le cortex est l’organe des mouvements corporels volontaires, ce qui veut dire, de l’action consciente. Ces processus situés dans le cortex sont pour la plupart accompagnés par la conscience ; ils constituent l’arrière-plan matériel de la vie mentale.

La structure en étages apparaît comme étant le résultat d’un processus évolutif dans le monde animal. Les mécanismes primitifs n’ont pas été remplacés, à des stades plus élevés du développement, par des mécanismes meilleurs ; ils restent en fonction, mais, au-dessus d’eux, les mécanismes plus compliqués sont constitués en recours supérieurs, qui traitent les cas plus complexes d’une vie plus riche, et qui échappent au contrôle des mécanismes originels. Tandis que les influences extérieures atteignent le cortex via les centres inférieurs et que les impulsions motrices voyagent via les mêmes chemins en sens inverse, la régulation centrale de toutes les actions de la vie repose sur une coopération où le cortex choisit et décide d’exécuter ou d’arrêter une action quelconque. « Le thalamus fournit la coloration émotionnelle, la qualité agréable ou désagréable, et les conduites impulsives simples ; le cortex fournit la direction intelligente et le contrôle rationnel » (Judson Herrick, 24, p. 118).

Le cortex se compose d’un réseau dense d’environ neuf milliards de cellules nerveuses (neurones). De chaque cellule nerveuse, il sort, premièrement, un assez grand nombre de filaments nerveux (dendrites), qui, à leurs extrémités, se ramifient comme des arbres, et qui reçoivent et conduisent les stimuli, et, deuxièmement, un seul filament nerveux efférent, parfois très long (axone), lui aussi se scindant à son extrémité en fins rameaux, et qui renvoie les stimuli et se blottit contre une autre cellule (dendrite nerveuse, cellule d’un muscle ou d’un organe). C’est ainsi que des stimuli extérieurs (par exemple la lumière qui tombe sur une terminaison nerveuse de la rétine, ou bien un contact qui influe sur un nerf dans le bout du doigt) sont transmis aux cellules nerveuses successives qui les collectent, qui combinent et conduisent leur action, jusqu’à ce qu’ils parviennent au cortex via un nombre plus ou moins grand de stations intermédiaires. C’est la même chose qui se passe en sens inverse, depuis le cortex cérébral jusqu’aux muscles. À l’origine, il y avait dans le cortex une couche de petites cellules nerveuses (dénommées cellules granulaires) située sous une couche extérieure de fibres nerveuses venant d’ailleurs. Ces cellules granulaires, ou sensorielles, reçoivent le stimulus et le transmettent via de courts axones à la couche suivante. Cette couche plus profonde du cortex se compose de cellules nerveuses plus grosses (dénommées cellules pyramides), et les cellules motrices communiquent le stimulus moteur via les axones, souvent très longs, jusqu’aux centres situés plus profondément, et ainsi jusqu’aux muscles. Quand le cerveau humain est pleinement développé, il y a habituellement deux ou parfois plus de ces couches alternatives ; au lieu de ces simples connexions verticales, elles forment une quantité innombrable de connexions croisées qui relient toutes les parties du cortex entre elles. Le nombre de connexions possibles entre neuf milliards de cellules est si immensément grand et si complètement au-delà des capacités de notre imagination qu’il peut être considéré comme pratiquement infini. Ainsi, la somme totale des connexions possibles peut offrir un mécanisme directif adéquat pour les relations les plus complexes de la vie et une base matérielle suffisante pour la vie spirituelle la plus fertile et la plus variée. « La complexité bien connue du cerveau, et en particulier du cortex cérébral, est adéquate pour toute explication théorique de n’importe quelle fonction cérébrale. Il n’y a pas pénurie de mécanisme ». (Judson Herrick, 23, p. 21).

16. L’investigation de l’ensemble de la structure des connexions, et la détermination laborieuse des fonctions de chacune de ses parties, dans leur relation aux sensations, à la conscience et à la pensée, tout ce qui constitue le domaine d’étude de la neurologie, représentent la découverte et la révélation d’un monde nouveau et presque illimité. C’est ainsi qu’il apparaît que certaines aires du cortex cérébral accomplissent des fonctions particulières. Les impressions de lumière sur les yeux sont conduites par les nerfs optiques au thalamus optique, et ensuite aux lobes occipitaux du cortex, l’organe de la perception visuelle. Les lobes qui sont situés tout contre les tempes gauche et droite constituent l’organe de l’ouïe. Au- dessus d’eux, dans les lobes latéraux logés entre le front et l’occiput, il y a les centres affectés aux stimuli émanant de l’ensemble du corps, de la peau et des muscles, et à la sensation physique générale ; on peut y distinguer des aires sensorielles détaillées distinctes pour chaque membre, situées côte à côte. C’est en face de ces dernières et tout contre les lobes frontaux que sont situés les centres moteurs ; ils sont composés de grandes cellules pyramides dont les stimuli contrôlent le mouvement des différentes parties du corps.

De temps à autre, on rencontre l’opinion, en particulier dans les écrits populaires, selon laquelle la spécification va encore plus loin, jusqu’aux groupes de cellules et aux cellules séparées, et selon laquelle ces dernières sont porteuses d’images, de perceptions et de concepts. C’est ainsi que Rohracher[28] (p. 60) déclare qu’« il semble y avoir des cellules spécifiques de la mémoire », et qu’il parle d’un « centre de la lecture » (p. 66) dans lequel, dans le cas de personnes civilisées, les lettres sont fixées. Cependant, il n’est pas tout à fait certain quant aux conséquences ; y a-t-il des cellules affectées spécifiquement à des combinaisons de concepts, telles que la théorie des quanta ou l’argent pour le ménage ? W. Hanna Thompson[29] doit avoir en vue de plus grands ensembles que de simples groupes de cellules lorsqu’il écrit : « [...] c’est dans un petit morceau de matière grise pas plus grand qu’une noisette que sont stockés tous les mots qui peuvent être dits » (p. 94), et plus loin : « Nous pensons en mots et, à cette fin, nous enregistrons nos souvenirs de mots dans des endroits du cerveau laborieusement préparés » (p. 190). Dans une autre phrase, cependant, il compare « ces aires de la parole à des rayons d’une bibliothèque sur lesquels les mots sont rangés comme autant de volumes » (p. 96). Inversement, Piéron affirme que « c’est une idée puérile que de s’imaginer que le cerveau constitue un magasin où se déposent de petits clichés, images photographiques des événements qui ont affecté les sens » (p. 241). Effectivement, les cellules du cerveau des différentes aires corticales sont identiques, c’est-à-dire qu’elles sont composées de la même structure protoplasmique et de noyaux semblables. Leurs fonctions différentes sont déterminées par leurs connexions différentes. Les processus mentaux ne se distinguent pas parce qu’ils sont portés par des cellules particulières, mais parce qu’ils ont des connexions particulières. De la même façon que les idées ne sont pas des entités mais des relations, le substrat matériel de la pensée n’est pas le contenu biologique et chimique des cellules cérébrales, mais la structure de leurs relations, c’est-à-dire leurs connexions. On peut faire une analogie avec un système de circulation ferroviaire dont l’essence ne consiste pas dans la structure des stations presque semblables, mais dans la structure du réseau des connexions ferroviaires, ce qui permet de l’identifier. Il n’y a pas, dans le lobe occipital, de cellules ou de groupes de cellules spécifiques, dans lesquels la correspondance de certaines lettres a été fixée. L’image visuelle d’une seule lettre stimule plusieurs centaines de milliers de cônes et de bâtonnets sur plus d’une centaine de millions que possède la rétine. Chacun d’eux subit les changements de lumière, d’obscurité et de couleur, durant les mouvements rapides involontaires du globe oculaire et de la tête, et ils provoquent à eux tous la mise en action d’un ensemble infini de cellules et de fibres nerveuses des voies entrantes et sortantes. La correspondance de tous ces processus, qui est déterminée par la structure des connexions, est projetée à l’extérieur comme l’image visuelle qui est reconnue en tant que telle.

17. La transmission du stimulus d’une cellule nerveuse à une autre se passe de la manière suivante : ces cellules sont chargées, pour ainsi dire, ou sont sous tension, et ensuite elles sont déchargées, la tension se libérant alors, du fait du stimulus sur la surface sensible, phénomène au cours duquel l’énergie potentielle (obtenue par l’énergie chimique de la nourriture) se libère et devient disponible pour transmettre le message à la cellule nerveuse suivante. Ainsi, l’émotion nerveuse progresse comme un courant. « Le signal est constitué par une brève dépolarisation locale de la couche superficielle électriquement polarisée de la fibre nerveuse, et le signal implique une libération d’énergie et le développement d’un courant électrique temporaire qui se déplacera le long de la fibre ou à travers le réseau nerveux. En se repolarisant à la suite du signal, la surface de transmission est remise en état et prête pour un deuxième signal [...] Ces points de jonction sont souvent des points de convergence pour plusieurs lignes venant de plusieurs directions. S’il y arrive des signaux convergents provenant de plusieurs lignes, ils peuvent fusionner et ils peuvent renforcer la puissance d’excitation de chacun d’entre eux. Sur ces points, il apparaît également un processus qui, au lieu d’exciter, réprime et empêche l’excitation. Cette inhibition, comme son processus opposé, l’excitation, ne se déplace pas. Elle est produite, cependant, par des signaux qui se déplacent mais qui ne se distinguent pas de ceux qui font naître l’excitation [...] Ces deux processus opposés, excitation et inhibition, coopèrent, point nodal après point nodal, dans les circuits nerveux. Leur travail conjoint à tout instant établit ce qui sera le modèle de conduction, de même que le résultat moteur, de la transmission de signaux progressant dans le cerveau. » (Sherrington[30] , p. 11-13).

La transmission du courant nerveux fonctionne souvent comme un relais, par lequel un très faible courant électrique ouvre la voie à un courant plus fort. Chaque pas consécutif sur la voie connectée accroît l’énergie disponible. Et donc le cortex cérébral n’agit pas seulement comme un tableau de distribution avec des millions de fusibles, mais aussi comme un dispositif d’amplification par lequel des impulsions d’énergie presque imperceptibles, venant de l’extérieur ou de l’intérieur du corps, sont augmentées jusqu’à produire de grands effets. « Tout le dispositif cortical est remonté et prêt à être déclenché de telle sorte que ses réserves latentes de puissance motrice et ses modèles de mémoire puissent être libérés par l’impulsion la plus ténue mise en mouvement par quelque événement extérieur ou quelque changement à l’intérieur du corps. » (Judson Herrick, 24, p. 122). Herrick cite l’exemple d’un homme sur un bateau. Lorsque cet homme aperçoit un faible point lumineux au loin (transmettant peut-être seulement un millionième d’erg sur sa rétine), l’ensemble de l’appareil de son cerveau entre en action et, ainsi, l’appareil musculaire de son corps est mis en mouvement de manière efficace. Ce dernier peut même faire fonctionner les gros moteurs du bateau.

Au cours de chaque petite fraction de seconde, la charge et la décharge ne cessent de se produire à grande vitesse à travers les innombrables fibres nerveuses, et les courants des réactions nerveuses passent par les voies de conduction, parfois arrêtés, parfois amplifiés, circulant ensemble ou se dispersant. Nous avons fait remarquer précédemment que la description du contenu de la pensée la plus simple exigerait de nombreuses pages. Nous pouvons ajouter maintenant que chaque ligne de cette description signifie une immense quantité de processus cérébraux et de courants de stimuli déterminés spécifiquement, et circulant via des voies comprenant des millions de neurones. Aussi, la relation entre la vie mentale et le cerveau ne peut pas être décrite par le moyen de ces processus, mais elle doit être cherchée dans la corrélation entre la structure des perceptions, des concepts et des idées, et la structure du réseau des connexions nerveuses. Et la conscience elle-même ne peut évidemment pas être déduite de la structure et des processus du cerveau.

Le cerveau fait cependant davantage. Les impressions et les stimuli sont non seulement transmis et amplifiés, mais ils sont aussi recueillis et stockés. Le cerveau représente les archives de toute l’histoire de la vie de l’individu, car il fixe toutes ses expériences passées dans des formations structurelles. « Cet organe est un appareil enregistreur merveilleux. Souvent une seule stimulation suffit pour produire une empreinte durable. »[31] . Mais l’homme doit se débrouiller avec les neuf milliards de neurones avec lesquels il est né, car de nouveaux neurones ne s’ajouteront pas à ses neurones initiaux. Cependant, ceux qu’il possède se développent à un degré plus ou moins grand au cours de sa vie. « L’extension, la croissance et la multiplication des appendices des neurones ne s’arrêtent pas d’ailleurs à la naissance ; ils se continuent au-delà [...] L’exercice n’est sans doute pas étranger à ces modifications vraisemblablement plus marquées dans certaines sphères, chez l’homme cultivé. Le manque d’exercice doit provoquer, au contraire, durant la croissance et même l’âge adulte, dans les sphères inactives de l’homme cultivé comme dans le cerveau de l’homme inculte ces phénomènes de résorption qui se traduisent ici par l’oubli.[32] . Certaines connexions se développent en corrélation avec les habitudes de vie ; par suite d’un usage plus fréquent, une quantité plus grande de branchements et une abondance plus importante de connexions correspondent à une plasticité plus ample du comportement. « Les expansions cellulaires de nouvelle création n’avancent pas au hasard ; elles doivent s’orienter d’après les courants nerveux dominants ou encore dans le sens de l’association intercellulaire qui est l’objet des sollicitations réitérées de la volonté. » (ibid. p. 189). Les cellules nerveuses elles-mêmes émigrent elles aussi dans la direction des stimuli qui les pénètrent (Ariëns Kappers, On neurobiotaxis[33] , passim). Bien que l’on ne connaisse pas tous les détails du mécanisme qui provoque la création de nouvelles connexions ainsi que le soutien et le renforcement des connexions existantes, le fait qu’il ait lieu n’en est pas moins réel. C’est ce mécanisme qui est donc le fondement de l’apprentissage, de l’acquisition constante de nouvelles connaissances, et également des processus de mémoire spontanés, de la reproduction ultérieure des images, et de la formation des concepts. Étant donné que le cerveau est un organe plastique, dans lequel des milliards de connexions et d’entrelacs de fibres nerveuses sont sélectionnés, réalisés, établis et déterminés, par les influences de la vie, toutes les expériences acquises au cours de la vie peuvent y être fixées, et elles peuvent aussi conduire à de nouvelles réactions et déterminer le comportement. Le degré plus élevé de céphalisation des mammifères supérieurs, par comparaison avec celui des mammifères inférieurs, signifie une plus grande richesse de connexions intercorticales et, par conséquent, plus de possibilités de réagir différemment par rapport aux conditions plus complexes de la vie, ainsi qu’une plus grande capacité d’apprentissage, bref, une plus grande intelligence.

18. C’est de cette même façon que le cortex cérébral fonctionne chez l’homme. Ici, cependant, si on le compare avec celui des animaux les plus développés, une différence qualitative de conscience devient apparente, sous la forme de l’autonomie du raisonnement abstrait, lequel, en tant qu’instance suprême, contrôle les processus mentaux et par conséquent les réactions corporelles. Existe-t-il donc un organe dans le cerveau qui corresponde à cette fonction, qui contrôle le travail du reste du cortex de la même manière ?

Depuis les temps les plus reculés, on a tenu comme établi que le siège de l’intelligence humaine se situait dans le front. Un front haut était considéré comme un signe de niveau spirituel élevé ; le front plus incliné des races inférieures et moins intelligentes était reconnu comme une indication d’un développement inférieur du cerveau frontal, et cette différence est encore plus prononcée chez les singes. Cette opinion est exprimée sous une forme plus scientifique chez d’éminents neurologistes. C’est ainsi que Bianchi[34] affirme : « Je considère que la pensée abstraite doit de toute nécessité requérir des organes particuliers et je trouve ceux-ci dans le cerveau frontal » (p. 70). Et plus loin : « Les chemins associatifs qui unissent le cortex sensoriel aux lobes frontaux ont une double fonction : premièrement, celui d’informer la conscience supérieure des modifications de la kinesthésie et de tous les nouveaux percepts acquis par la personnalité au moyen des centres sensoriels ; deuxièmement, celui de permettre à la conscience supérieure de sélectionner et de rappeler les images enregistrées dans le cortex sensoriel qui, dans les vicissitudes de la vie mentale et physique, sont censées être nécessaires aux objectifs de la lutte pour l’existence et au raisonnement supérieur [...] » (p. 208). De même, Tilney[35] dit : « Le lobe frontal est maintenant crédité de fonctions telles que celles qui sont reliées à la régulation des facultés supérieures de l’esprit, au développement de la personnalité, à la formation de tous les souvenirs associationnels, qui traduisent le degré du développement intellectuel. » (p. 789). Corrélativement, c’est cette partie du cerveau qui s’est développée le plus en passant de l’homme simiesque et de l’homme primitif à l’homme récent. « Si l’on remonte toutes leurs étapes intermédiaires, ce sont précisément les régions préfrontales et frontales qui manifestent le développement le plus remarquable. » (ibid. p. 935).

Il est cependant curieux que l’affirmation, selon laquelle le cerveau frontal serait l’organe spécifique de l’intelligence humaine, n’ait pas été explicitement étayée par la recherche neurologique. Dans certains cas de maladie, quand d’autres parties du cortex ont été détruites, les capacités de l’intelligence ont été perdues, D’autre part, l’ablation du lobe frontal des singes n’a produit aucun changement dans la connexion effective de toutes les actions ; ce qui a disparu en réalité, ce sont l’attention active, la curiosité appliquée d’investigation, l’éclat rusé des yeux, et le contrôle des impulsions. C’est ainsi que Bianchi, sur la base de ces expériences, a indiqué que les lobes frontaux étaient l’organe de l’attention. Goltz[36] a affirmé antérieurement que l’intelligence n’avait pas plus à voir avec le lobe frontal qu’avec ce qui est contenu dans son association avec les autres parties du cerveau. Munk avança de la même manière que l’intelligence a son siège partout dans le cortex cérébral et non pas dans une de ses parties spécifiques (cf. Bianchi, p. 74-75). Flechsig[37] , lui aussi, fut de cet avis. Il décrit l’existence de certaines zones corticales, situées entre et à côté de celles qui sont destinées à la vue, à l’ouïe, et aux sensations générales du corps, et comment des fibres nerveuses provenant de toutes les zones environnantes se rencontrent ici, s’entrelacent, et interconnectent de cette manière ces zones. « ll y a des zones allongées du cortex dont l’affectation est essentiellement d’associer l’état d’excitation des différentes sphères sensorielles » (p. 60). Et, sur le même sujet, Judson Herrick dit : « L’énorme accroissement de la taille du cortex humain concerne principalement les champs de l’association. C’est donc là qu’il faut chercher l’organisation structurelle dont dépend la culture humaine et le progrès de la civilisation. La caractéristique qui distingue le plus ces champs associationnels du reste du cortex est leur plus grande richesse en connexions associationnelles strictement intercorticales. (23, p. 265). D’où, continue-t-il, la plus grande richesse en structures dans lesquelles les formes antérieures de réaction sont fixées et sont disponibles pour leur assimilation en combinaisons sans cesse nouvelles : ce qui est la capacité d’apprentissage. D’où en outre, le plus grand effet dynamique de la tension emmagasinée dans les neurones, effet qui est maintenant placé sous le contrôle intentionnel de la pensée volontaire.

Flechsig considère la fonction du vaste centre d’association situé derrière les lobes latéraux comme la fonction « de la formation et de la collecte des perceptions des objets extérieurs et de celles des images auditives, de la connexion des unes avec les autres, et par conséquent de la connaissance positive authentique, et non moins de l’activité formidable de l’imagination bref, comme le contenu essentiel de ce que le langage désigne comme l’intelligence (« Geist ») » (p. 62). Concernant les lobes frontaux eux-mêmes, il dit : « Il semble que ce soit un fait que la connaissance positive ne souffre pas directement quand le lobe frontal est détruit – ce qui souffre réellement, c’est son usage adéquat, puisque ce qui s’impose éventuellement c’est un manque complet d’intérêt » (ibid. p. 63).

La croissance du cerveau frontal, depuis les mammifères inférieurs jusqu’aux singes, correspond à une attention de plus en plus active dans leurs actions. C’est déjà très frappant de temps à autre chez les chiens ; mais « chez les chiens, le lobe frontal n’a pas pris en charge le contrôle de la vie mentale, qui est centrée principalement dans le cortex sensoriel » (Bianchi, p. 80). Dans le cas des singes qui, comme l’homme, grâce à l’action conjuguée de leurs yeux, sont capables de voir de manière stéréoscopique, et donc de distinguer la position dans l’espace, il s’ensuit un contrôle beaucoup plus constant des actions. Ce développement culmine dans la pensée humaine qui est un processus d’attention intensive ininterrompue. « La conscience est une attention active portée sur un traitement passif des perceptions »[38] . Il s’ensuit donc à peu près que les processus mentaux consistant à relier et à ordonner les séries de perceptions en une séquence établie, à les passer en revue dans les deux sens, et à les commencer ou à les terminer automatiquement, ainsi qu’à les organiser en concepts, doivent s’unir avec les processus d’attention active, et qu’ils ont donc leur organe dans le cerveau frontal. Il est également à noter que ce que Flechsig appelle la connaissance positive, c’est-à-dire la combinaison des différentes sortes de sensations en images et en perceptions, n’est pas la propriété essentielle et spécifique de l’esprit humain. Les animaux supérieurs possèdent eux aussi une telle masse de faits, bien qu’ils ne l’aient pas sous la forme de compréhension consciente. On peut appeler cela l’« intelligence », mais elle doit être ensuite distinguée de la « raison », c’est-à-dire la capacité à former des concepts volontaires et abstraits, qui, elle, en tant qu’organe de la théorie, est caractéristique de l’esprit humain.

L’on pourrait donc s’attendre à ce que le cerveau frontal humain fasse preuve d’un développement plus vigoureux que le reste du cerveau, si on le compare avec celui des singes supérieurs. Tilney affirme en effet que la zone frontale humaine s’élève à 47% de toute la surface latérale (83 cm² sur 178), tandis que ce pourcentage n’est que de 33% chez le chimpanzé, et de 32% chez le gorille. « C’est donc dans l’expansion du lobe frontal, à la fois dans la zone couverte par lui et dans l’accroissement important de la complexité de ses circonvolutions, que le cerveau humain présente un contraste frappant avec celui des anthropoïdes » (p. 783-784). Ceci est pourtant contredit par les mesures précises de la surface du cortex avec tous ses enroulements et ses plis (effectuées par Brodmann[39] , par Leboucq[40] et par Brummelkamp). Ces mesures (cf. Brummelkamp, 7, p. 26) montrent que la proportion entre la partie frontale et les autres parties est identique pour les anthropoïdes comme pour les êtres humains, à savoir 1 : 2,5 selon ce denier. Ici, « frontal » inclut tout ce qui situé en avant de la « fissure centrale » et, par conséquent également, de la zone motrice. En outre, il demeure encore l’incertitude à propos de la quantité de surface à l’intérieur d’un pli qui appartient à une partie, et celle qui appartient à l’autre. Si nous supposons que ce résultat est correct, alors le vigoureux développement du cerveau frontal par rapport au reste du cerveau n’a pas accompagné la genèse de l’homme, mais celle des singes ou des anthropoïdes à partir des mammifères inférieurs. Il s’ensuit également que le quadruplement du cortex cérébral lors de la genèse de l’homme est valable du même coup aussi bien pour les champs d’association situés plus en arrière, dans lesquels les images et les perceptions combinées se forment et constituent l’immense matériau de la connaissance pratique, que pour l’organe frontal où ce matériau est agencé en un monde de concepts abstraits, le monde de la connaissance théorique.

Il y a quelque chose de contradictoire dans le fait que le saut qualitatif de la pensée, quand on passe de l’animal à l’homme, n’aurait rien qui lui corresponde dans l’organe de la pensée, le cerveau subissant un agrandissement purement quantitatif. Ceci devrait alors être compris de cette manière : cet agrandissement doit être considéré comme une condition, mais non pas comme une cause suffisante ou décisive pour le saut qualitatif ; il n’a pas entraîné nécessairement le caractère nouveau de la pensée humaine. À côté de la croissance biologique du cerveau, il a dû y avoir d’autres causes qui ont été à l’origine de la naissance de la pensée spécifiquement humaine.

V. La parole

19. La parole est l’une des caractéristiques les plus essentielles de l’homme, car c’est elle qui le distingue de la manière la plus frappante des animaux. C’est si vrai qu’elle est considérée parfois comme la seule caractéristique déterminante, étant donné que, par définition, l’homme commence avec la naissance de la parole.

La parole consiste en la production active et en la compréhension passive de sons destinés à la communication et à l’entendement entre les hommes. Ces sons, cependant, existent également dans les communautés animales, avec des effets sur leurs membres. La plupart des animaux supérieurs sont capables de produire des sons de la gorge comme des expressions de leurs émotions. Ils existent aussi chez les animaux solitaires, et ils ont normalement un rapport avec leurs émotions sexuelles, ou bien ils peuvent être un moyen pour terrifier une proie. Chez les animaux grégaires, ces sons sont de la même façon des expressions d’émotions, de peur en cas de danger, de colère, ou de contentement. Puisque les autres membres d’un groupe réagissent par nature à ces sons, ils acquièrent le caractère d’avertissement ou d’assurance, et ils deviennent un moyen de compréhension et de coopération qui est précieux dans leur lutte pour la vie.

Si parfois ces sons, au stade le plus élevé de leur développement, sont appelés un langage animal, ce terme est assurément employé de manière impropre, car la comparaison est très vague. La parole humaine diffère des sons animaux en ceci qu’elle se compose de mots. Les mots sont des noms pour des choses, des actions ou des propriétés. Les mots sont des symboles phoniques, les sons servant comme symbole pour autre chose, et signifiant autre chose. Le langage est un système organisé de sons conventionnels qui servent de symboles pour des réalités. « Le langage est une méthode purement humaine et non instinctive pour communiquer des idées, des émotions et des désirs, au moyen d’un système de symboles volontairement produits [...] L’essence du langage consiste à assigner des sons conventionnels volontairement articulés aux divers éléments de l’expérience. » (Sapir, p. 6 et suivantes). La similarité du son animal et de la parole humaine, en tant qu’instruments de communication et de relations mutuelles, rend concevable que la seconde se soit développée à partir du premier à travers un processus naturel. Cependant, la différence, non seulement importante mais essentielle, et la distinction, non pas simplement quantitative mais qualitative, font que la parole humaine est nécessairement une création entièrement nouvelle. Il faudra chercher une explication à ce fait en tant que tel, mais aussi en tant que partie du problème global de l’origine de l’homme.

L’élément caractéristique du langage, en tant qu’ensemble de symboles, est son arbitraire. Il n’y a pas de relation claire entre l’objet ou le phénomène et son nom – en dehors des exemples occasionnels d’onomatopée, telle que le coucou. Le son « cheval » désigne un certain type d’animal, mais il n’a cette signification que pour ceux qui parlent la même langue. C’est pour cette raison que le langage n’est pas inné, mais qu’il doit être appris au moyen de l’imitation. Seuls la disposition, l’aptitude et l’organe de la parole sont congénitaux. C’est précisément cette nécessité d’apprendre, d’être initié à l’ensemble des symboles, qui démontre le caractère artificiel du langage. La même chose, par exemple la même espèce d’animal, sera désignée par différents peuples par des mots entièrement différents : cheval, horse, pferd, equus, hippos, loshadj, kooda.

Cela ne veut pas dire que ces mots sont des fantaisies arbitraires. Le langage s’est développé et a grandi selon ses propres règles, qui sont un objet d’investigation en linguistique comparative. La langue a été désignée comme une création de l’esprit humain. Cela ne veut pas dire, cependant, que ses règles sont des produits de l’intelligence et du jugement. La curieuse origine du mot allemand « Pferd », dérivé du mot latin « paraveredus », un équipage d’hommes et de chevaux réquisitionné par le gouvernement, illustre le caractère aléatoire des noms (cf Geiger, p. 281). En particulier les langues des peuples les plus primitifs, les moins développés, offrent souvent les règles grammaticales les plus compliquées, qui dépassent de loin la compréhension théorique de ceux qui les utilisent. « L’évolution du langage montre une tendance progressive des conglomérations irrégulières inséparables vers des éléments courts librement et régulièrement combinables ». « La langue primitive possède un vocabulaire plus étendu que les langues ultérieures » (Jespersen, p. 429, 431). Que le développement aille de la plus grande complexité vers la régularité et la simplicité, c’est une preuve de l’évolution spontanée, et, à cet égard, le langage et sa soumission à des lois doivent plutôt être considérés comme des produits naturels. La science de la linguistique suit la piste de l’esprit humain dans ses profondeurs mystérieuses, cachées et subconscientes, dans lesquelles il agit non comme une intelligence consciente, mais comme une force inconsciente de la nature.

20. L’information est la principale caractéristique de la parole, bien que, de temps à autre, une exclamation émotionnelle puisse jouer le même rôle. Chez les animaux, on trouve la fonction informative dans ce genre de son émotionnel qui a pour effet une attitude particulière chez les autres, et qui stimule un comportement déterminé comme réaction à ce son. Chez l’homme, l’information, qu’elle soit un avertissement, une question, une réponse ou une annonce, prend la forme d’une phrase qui transmet de l’information concernant les conditions qui ont de l’importance dans la lutte pour la vie. Chez l’animal, un cri d’alarme ou un appel de séduction peuvent être tout au plus considérés comme des sortes de signaux. « Mais les signaux sont-ils identiques aux mots ? Non, car les mots peuvent servir à construire une phrase qui exprime plus qu’une simple addition de mots ; avec des signaux, on ne peut faire qu’une suite de signaux [...] Aucun animal ne s’exprime avec des mots, et aucun animal ne compose des phrases ; c’est là le point essentiel. » (Ammann, p. 9-10). À l’origine, le mot unique pouvait servir de communication, et la communication se composait d’un seul mot, un son. Dans un développement ultérieur, des phrases sont formées avec différents mots, qui sont associés dans des relations différentes les uns avec les autres, par exemple un sujet, un complément d’objet et un verbe. C’est ainsi que l’expérience et la situation peuvent être décrites d’une manière plus précise et détaillée. Les mots deviennent pour ainsi dire des pièces-relais qui peuvent toujours être incluses à nouveau comme des chaînons libres dans un autre contexte. Ceci ouvre la possibilité de séparer les éléments d’un ensemble d’actions et de les imaginer individuellement.

À l’origine, une communication, provenant d’une courte exclamation, était destinée à provoquer une action chez les autres, comme une réaction immédiate au son entendu. Dans le développement ultérieur, il apparaît une séparation entre le fait d’entendre et le fait d’agir. La communication sert de préparation à une action future. Elle devient autosuffisante et un but en soi. Au lieu d’être un stimulant qui incite à l’action, elle devient une description neutre de la situation, par laquelle l’expérience de l’un devient la connaissance des autres. Ensuite, le langage commence à se différencier et à s’enrichir, les mots augmentent en nombre et se fractionnent en de nombreuses significations, et, de noms de choses et d’actions, ils deviennent des indications de propriétés et de situations, de lieu, de temps, et de conditions. De même qu’un nouvel organisme vivant développe, à partir de quelques cellules semblables, une diversité sans cesse croissante d’organes, de même le langage devient un instrument maniable d’une puissance et d’une flexibilité de plus en plus grandes.

La parole n’est plus maintenant une partie d’une autre action, mais elle est devenue une action indépendante. La réaction à une communication n’est plus une action d’activité immédiate, mais une « action linguistique » (ainsi dénommée dans la théorie sémantique) ; elle est une réponse dans le langage lui-même, La parole devient maintenant un organe de réflexion, et un moyen pour combiner et ajuster les expériences personnelles. La relation verbale, qui consiste à se parler mutuellement, devient maintenant un échange d’idées, et un domaine spécifique de la vie humaine. Elle devient la plus spécialisée et les plus compliquée de toutes les expressions de la vie personnelle, à une distance plus grande et sous des formes intermédiaires compliquées qui sont reliées à la vie quotidienne pratique du travail. À ce stade, la définition souvent utilisée de la parole l’expression d’idées au moyen de symboles phoniques, est appropriée. Elle s’est maintenant transformée en un moyen de transférer la connaissance d’un individu à celle d’une communauté entière.

21. La parole est un organe communautaire. Presque tous les auteurs qui traitent de ce sujet ont exprimé, plus ou moins clairement, que c’est là son fondement essentiel. « La parole est le grand véhicule par lequel s’opère la coopération humaine. Elle est le moyen par lequel les diverses activités des hommes sont coordonnées et mises en corrélation les unes avec les autres, pour la réalisation de buts communs et réciproques. Les hommes ne parlent pas simplement pour se décharger le cœur ou pour faire étalage de leurs opinions, mais pour faire naitre une réponse chez leurs congénères et pour influencer leurs attitudes et leurs actes. » (De Laguna, p. 19). La parole n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu de communauté ; elle aurait été inutile pour des êtres isolés vivant en dehors d’une communauté, et elle aurait pu aussi peu naître qu’un œil dans une obscurité perpétuelle.

La communauté n’est pas un rassemblement accidentel d’individus. Ce n’est pas l’individu mais la communauté qui, depuis les temps les plus reculés, comme pour nos ancêtres ressemblant à des animaux, a été l’élément vital de l’humanité. Ce point a été fréquemment négligé dans les manières de penser individualistes modernes. Le fait que le groupe, le clan, ou la tribu, ait été tout pour les peuples primitifs, et l’individu pour ainsi dire rien, a dû être redécouvert. Cependant, l’importance du groupe demeure même pour nos temps modernes. « La quantité même de littérature et de tradition portant sur les dangers de la foule nous a sérieusement induits en erreur. Le sous-entendu a été que seul l’individu affranchi du contrôle du groupe est une personne normale et souhaitable. Rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité », affirme le sociologue américain Herbert Miller[41] (p. 1). Les animaux, et pareillement les hommes, vivent en communautés en raison des grands avantages qui sont acquis de cette manière dans la lutte pour la vie. En premier lieu, elle offre une protection et une assistance réciproques contre les ennemis ; il est bien connu que les bêtes de proie cherchent à isoler des membres individuels du troupeau. La protection est obtenue par la force de l’union ou par l’avertissement, parfois combinés avec une division instinctive du travail. Le groupe tout entier profite de l’expérience des membres individuels. Un autre et très important facteur, c’est la protection des jeunes. Chaque membre du groupe a ainsi une plus grande chance de devenir adulte et de procréer. Toutes les qualités essentielles pour la vie de la communauté sont ainsi perpétuées.

Les plus importantes de ces qualités, ce sont les instincts sociaux. Ces instincts sociaux sont intensifiés par la sélection parce que les groupes où ils sont faibles sont plus aisément détruits, et que les groupes où ils sont forts persistent, étroitement unis. Ces qualités sociales spécifiques, telles que la solidarité, la loyauté, le courage, l’empressement à faire des sacrifices, qui représentent chez les hommes des sentiments moraux, deviennent des traits dominants. Ils le deviennent, non pas à cause de la raison ou du jugement, mais instinctivement, par une impulsion irrésistible ; en conséquence, puisque leur origine reste inconsciente, ils sont ressentis comme mystérieux et surnaturels. Ils sont le ciment de la communauté, car ils font d’elle une unité solide et incassable. « Chaque individu postule inconsciemment que son existence est dans la continuité de son groupe, parce que, dans la lutte pour la survie, il n’y avait pas d’autre possibilité d’existence » (p. 5). Le profond instinct d’autoconservation doit laisser la place au sentiment communautaire, ou plutôt il doit en revêtir le caractère. Les intérêts de la communauté se présentent comme le commandement suprême, par delà et au-dessus des intérêts personnels, parce que la vie de chaque individu n’est assurée que lorsque la communauté elle-même survit.

La communauté est une communauté de vie, engagée conjointement dans la lutte pour la survie. L’action de la communauté consiste en un travail communautaire et associatif ; y compris le combat commun contre les ennemis. La communauté est une communauté de travail et de combat, façonnée en une unité par de puissantes forces sociales. Toute action est coopération ; il y a donc besoin d’un organe pour la compréhension mutuelle, pour la communication et la délibération. La parole est cet organe, et elle est le moyen le plus puissant pour lier la communauté, l’instrument le plus important et le plus indispensable dans la lutte commune pour l’existence. « Dans ses usages primitifs, le langage fonctionne comme un lien dans l’activité humaine concertée, comme une partie du comportement humain [...] La parole narrative est principalement un mode d’action sociale plutôt qu’une pure réflexion de la pensée » : c’est ainsi que Malinowski exprime la fonction de la parole chez les peuples primitifs (cf. Odgen[42] et Richards[43] , p. 474-475). La parole n’est pas, comme Otto Jespersen la concevait chez l’homme primitif une floraison luxuriante et un organe de pure émotion, qui entonne un chant[44] . La parole est l’élément indispensable pour le contenu le plus important de la vie, à savoir le travail en commun, qui inspire toute pensée et tout sentiment, et qui inclut aussi l’épanouissement émotionnel de l’imagination et du mysticisme dans le rituel et la solennité, dans la fête et le chant. La vie économique et la vie culturelle ne sont pas séparées et elles ne s’opposent entre elles : elles ne font qu’un. Le travail et la lutte ne sont pas des accessoires déplaisants ; ils sont la dure réalité, aussi sûrement qu’ils le sont pour tout être vivant qui s’affirme, bien équilibré et en harmonie avec son environnement. C’est ce qui est nécessaire et essentiel à la vie qui lui donne sa teneur et sa signification, et qui devient la source du sentiment et de la poésie. Étant donné que toute cette action est faite en commun, qu’elle est organisée et imprégnée par de vigoureux sentiments sociaux, le langage, l’élément agglomérant, possède une forte valeur sentimentale et devient le support des émotions les plus profondes.

La parole multiplie la force de la communauté, étant donné qu’elle permet à l’expérience de chaque membre de devenir la propriété de l’ensemble. La réunion de toutes les expériences, ainsi que l’échange et l’ajustement des pensées dans une délibération mutuelle, ont pour résultat une connaissance qui devient une base plus pure, plus précise et plus objective pour des actions efficaces.

Son importance pour la communauté est cependant encore plus grande que ce qui obtenu par l’information mutuelle. La parole est aussi l’organe de la tradition orale, le trésor de la connaissance durable et croissante. Au moyen de la parole, l’ancienne génération transmet sa connaissance à la jeune génération. Comme on l’a affirmé plus haut, la communauté est immortelle ; et sa possession de connaissance, qui doit accompagner et compléter, comme moyen de leur bon usage, la possession d’outils, d’instruments techniques, consiste en un langage et est exprimée en mots et en phrases. L’appareil technique ne pourrait pas continuer à se développer si la connaissance et la science ne s’étaient pas développées simultanément. C’est seulement parce que ce fonds de connaissance est fixé, conservé et préservé, par le langage, qu’il peut continuer à s’accroître indéfiniment. C’est ainsi que la parole devient le véhicule d’un progrès humain de plus en plus élevé.

22. Toutes les fois qu’on a parlé ici de parole et de langage, il va de soi que cela comporte tout naturellement les deux aspects, le fait de parler en tant que côté actif, et le fait d’écouter en tant que côté passif. L’ouïe et la vue sont toujours citées ensemble comme les sens de l’homme les plus élevés, les plus développés et les plus importants. Et pourtant il existe un contraste notable entre ces deux sens ; tandis que la vue est principalement un organe individuel, l’ouïe est par-dessus tout un organe communautaire. La vue permet une orientation précise dans l’espace et une richesse de connaissance de l’environnement naturel qui ne pourraient jamais être fournies par l’ouïe. Ceci a lieu au moyen de l’observation directe en deux dimensions, qui devient une localisation exacte en trois dimensions grâce à l’utilisation stéréoscopique des deux yeux. Chez l’homme, l’ouïe est au contraire un sens tout à fait communautaire ; elle le lie à ses congénères au moyen d’une relation spirituelle. La vue est l’organe et le véhicule de la connaissance objective et sans passion des faits. L’ouïe est l’organe et le véhicule de la pensée abstraite et de tous les sentiments intérieurs qui s’infiltrent dans la relation de l’homme avec ses semblables. C’est là que réside le fondement du pouvoir émotionnel de la voix humaine, ainsi que du son et de la musique en général, par contraste avec la beauté plus froide des arts visuels.

VI. La parole et la pensée

23. Il est immédiatement clair que la parole serait impossible sans la pensée humaine ; bien que le langage ne soit pas un produit arbitraire de l’intellect, il est, néanmoins, un produit de l’esprit humain. Quand l’homme donne des noms aux choses, le pouvoir créatif autonome de l’esprit entre en action. Les mots sont des noms pour des concepts. Les perceptions doivent avoir été digérées en des notions abstraites avant d’être désignées par des mots. Le libre maniement des concepts est nécessaire lorsque l’on réunit des mots en phrases, ce qui représente une insertion ascendante et descendante de différents chaînons dans la chaîne de la pensée, et qui constitue le caractère spécifique de la pensée humaine. En bref, le langage est un phénomène spirituel. Il est donc compréhensible que l’on ait tiré fréquemment la conclusion que l’esprit humain a dû se développer d’abord, et que la parole est issue de lui.

Par opposition à cette opinion naïve, Lazar Geiger avance avec force son antithèse. « Ce n’est pas la raison qui a fait naître la parole, mais c’est tout le contraire », affirme-t-il dans la « Table des matières » de son ouvrage (S. XXI). Penser en concepts n’est pas possible sans la parole – ; la parole toujours comprise dans son double sens de parler et d’entendre – ; les concepts ne sont à la fin rien d’autre que des mots ou des combinaisons de mots. Tout le monde sait, et peut vérifier par soi-même, que la pensée consciente consiste en une délibération avec soi-même dans une discussion qui s’exprime sans voix ; nous pensons en mots et en phrases, sans que le larynx ou la langue n’interviennent. « N’arrive-t-il pas très souvent que, dans les domaines les plus variés, une plus grande clarté de pensée soit apportée tout d’un coup par un mot heureusement prononcé ? Oui, il suffit d’une observation momentanée de nous-mêmes pour nous convaincre que plus nous pensons, non seulement précisément mais aussi intensément, plus nous ne le faisons qu’avec des mots de sorte que le fait que nous pensions actuellement n’est rien d’autre qu’une action de parler en silence, de dialoguer avec ou en nous-mêmes [...] La parole a donc certainement imprégné la pensée à tel point, et toutes ses parties se sont connectées si intimement avec elle, que la pensée détachée de cette connexion, la pensée avant la parole et sans elle, doit être essentiellement différente de notre pensée actuelle. Si nous hésitons à imputer à la raison une influence déterminante sur la construction du langage, nous ne pouvons cependant pas nier une interrelation entre elles, puisque la raison sans parole ne peut pas être complète et que la parole n’est pas indifférente à la création de la raison. » (Geiger, p. 12-13). Ou, pour citer un auteur moderne : « Il n’y a pas de pensée conceptuelle sans la parole, et, même quand nous pensons en silence, nous avons l’habitude d’accomplir des mouvements de parole indicatifs qui permettent de donner de solides supports au courant de la conscience qui s’écoule parfois de manière informe. » (Müller-Freienfels, p. 184).

C’est à partir de la masse changeante des perceptions, pour partie de nouvelles sensations et pour partie des souvenirs évoqués par des dernières, que des connexions constamment récurrentes se forment en images, se pressent, et tentent de se fixer. Elles restent cependant vagues et se dissolvent, tant qu’elles n’ont pas été fixées par un nom, c’est-à-dire un mot. Une fois que la masse nébuleuse a été fixée dans notre esprit sous la forme d’un phénomène sensoriel perceptible, en tant que son audible et prononçable, elle devient un concept, c’est-à-dire quelque chose qui peut être saisi[45] et manié. Maintenant, le groupe de phénomènes est séparé par une clôture du reste du monde par le nom qui les rassemble et les résume (« le mot est une clôture »). Et tout phénomène ultérieur du même genre est placé dans ce groupe du fait qu’il est dénoté par le même nom ; car, avec ce nom comme étiquette, il est reconnu, et toutes ses autres propriétés et conséquences sont connues immédiatement (« le mot est une étiquette »). Par la suite, pour évoquer la perception, il n’est plus nécessaire qu’un phénomène semblable ait lieu. La mention du nom est suffisante, et le nom est maintenant si intimement lié avec le concept que toute la série de perceptions peut de la sorte être à volonté amenée au premier rang de nos pensées, comme une foule rangée et obéissante (« le mot est un véhicule », c’est ainsi que Dewey exprime ces fonctions successives du mot.

Le mot est loué comme « l’instrument efficace et insurpassable » de la pensée. Mais il est davantage. L’intellect serait incomplet sans le langage, et même, il n’existerait pas du tout. Les idées et les perceptions n’ont qu’une vague existence intangible et spirituelle. Le monde réel se compose de choses concrètes, qui sont les phénomènes eux-mêmes ; le concept abstrait n’est que l’expression de ce qu’un groupe de phénomènes a en commun, et par conséquent il est extérieur au monde des phénomènes, il n’a pas de réalité indépendante. C’est le mot, le nom, qui lui donne cette existence indépendante, en tant qu’existence physique (bien qu’elle soit seulement transitoire), et qui le transforme en une chose qui peut être décrite, et avec laquelle on peut travailler. C’est le mot qui donne de la substance à un concept ; et c’est seulement grâce au mot que le sentiment vague se transforme en une pensée précise. C’est également vrai pour les choses physiques du monde elles-mêmes. La chose est aussi une abstraction, un résumé de toutes les images et impressions distinctes de la vue, du toucher, etc. , qui ont été obtenues à partir d’angles différents et à des moments différents. L’identité, que le mot, le nom, assure à ces formes phénoménales changeantes, les transforme en une figure dans l’espace, en un objet permanent et constamment reconnaissable, dont les différents aspects perspectifs peuvent être déduits et être connus à l’avance. L’animal, lui aussi, reconnaît, grâce à l’expérience et à l’instinct, l’identité et la similarité de l’ennemi de proie – bien qu’ici il soit aussi fortement guidé par l’impression non située de son odorat. Cependant, pour arriver à partir de cette reconnaissance à une image claire de forme dans l’espace environnant, la formation de concepts abstraits attachés au mot est nécessaire.

24. Nous avons vu plus haut que le caractère spécifique de la pensée humaine réside dans le fait d’interrompre les séries de perceptions, et donc dans les parties qui, devenant indépendantes et autosuffisantes, se transforment elles-mêmes en des objets d’observation. Il faudrait maintenant ajouter que cela n’est possible que quand elles peuvent être désignées et donc qu’elles sont fixées. En leur donnant un nom, elles sont transformées pour ainsi dire en choses qui peuvent être saisies, maniées et combinées. Le fait que nous puissions suivre les séries vers le haut et vers le bas, et que nous puissions distinguer les différents chaînons, les supprimer, les échanger, et les comparer avec ceux d’autres séries, est rendu possible parce que nous les appelons constamment par des noms, et que nous relions et unissons les noms, qui représentent donc, comme symboles, les réalités résumées du monde.

Maintenant, les réalités du monde peuvent être montrées d’une autre manière encore qu’en leur dormant des noms, par exemple en les désignant du doigt, ou grâce à une image. Ici, c’est le nom qui évoque l’image. Mais c’est impossible dans le cas d’idées plus abstraites ; il n’y a alors que le nom. Ces concepts, tels que la vertu en éthique, la vérité en épistémologie, l’adaptation en biologie, l’entropie en physique, correspondent à des phénomènes aux contours si imprécis et à des relations à l’étendue si vaste que l’on peut à peine, si ce n’est pas du tout, les visualiser comme des images, et que l’on peut seulement les désigner par des mots. Le mot, le symbole, est leur unique forme tangible et représentative. Et donc parler d’eux semble fréquemment, et est souvent, un jeu de mots ; mais les mots signifient bien quelque chose, et parce qu’ils sont compris, ce n’est pas jeu dénué de sens et de résultat. « Presque toute l’activité intellectuelle supérieure est une question de mots, à l’exclusion à peu près totale d’autre chose [...] Le mot est toujours concret et sensé, aussi abstraite que puisse être sa signification, et c’est ainsi que, avec l’aide des mots, nous sommes capables de nous étendre sur des abstractions d’une manière qui serait impossible autrement. » (B. Russel, p. 221). D’ailleurs, cette manière de s’étendre sur, et de travailler avec des abstractions, est non seulement valable pour l’information et la discussion, mais également pour la réflexion individuelle, pour la pensée personnelle, pour l’approfondissement de ses propres pensées, et pour le développement d’une perspicacité théorique. Dans ses abstractions les plus absolues, c’est-à-dire les abstractions philosophiques, la pensée travaille entièrement avec des mots, avec seulement des symboles.

Ainsi, la pensée et la parole, les mots et les concepts, sont inséparablement liés entre eux. Même si nous devions désigner l’une comme étant la cause de l’autre, la première ne peut être imaginée sans la seconde. Bien que nous ne puissions pas les qualifier d’identiques, parce qu’ils sont des côtés différents d’un processus, ils sont pourtant des aspects différents d’un seul et même processus, qui est la construction de séries consécutives de perceptions et d’idées, d’images et de symboles, du monde dans lequel nous vivons, et le moyen d’y réaliser notre vie comme un processus richement varié. Ils sont nés tous ensemble, et c’est tous ensemble qu’ils se sont développés l’un avec et par l’autre jusqu’à leur niveau actuel. Dans le problème de l’origine de l’homme, ils apparaissent comme une unité.

25. La parole est cependant, ainsi que nous l’avons vu, un produit de la communauté ; elle ne pouvait naître à l’existence que dans la communauté, et elle ne pouvait rester en existence que comme organe de la communauté. « Si nous n’avions pas parlé avec les autres et eux avec nous, nous n’aurions jamais parlé à et avec nous-mêmes. » (Dewey, 14, p. 170). Ceci montre combien toute notre capacité d’abstraction et de pensée est enracinée dans la communauté, en dépit de la forme individuelle de son apparence. « La parole et la raison ne se développent que dans la matrice de la communauté. De même que le mot ne possède de sens et de signification que pour une communauté déterminée (parce que le simple son n’énonce rien du tout, et qu’il n’acquiert son contenu que par les expériences communes qui se rapportent à lui), de même le mot doit être développé chez le jeune, c’est-à-dire lui être enseigné, par la communauté. Le mot entre dans la sphère de la vie rationnelle quand il est accueilli par la langue [...] L’organe de la communication devient l’organe de la compréhension. La collectivité possède la compréhension, et elle ressent le désir de la transmettre aussi à la génération montante [...] La langue est la voix de la communauté, ses pensées sont nécessairement des pensées de la communauté, son contenu le plus ancien l’activité de la communauté, ses objets les plus anciens les tâches de la communauté. Le développement mental supérieur de l’individu doit découler du développement de la communauté, et non l’inverse. C’est parce que la communauté a appris à communiquer au moyen de sons en vue d’objectifs communs que l’individu acquiert des mots avec lesquels il a pu, à des stades ultérieurs, penser son activité personnelle et la nommer. Mais ils proviennent tous de la source de l’esprit commun. » (Noiré, p. 147-148).

La conscience chez l’homme, en tant qu’être isolé, n’aurait pas été capable de se développer au-delà du stade des vagues perceptions, comme nous supposons que c’est cas chez les animaux. La parole, et donc les notions abstraites, n’ont pu apparaître que chez l’homme vivant en groupe, chez l’homme en tant que membre d’une communauté. La vie collective en société est le noyau et le fondement de toute pensée, de tout développement mental et de toute culture humaine. Cela montre les défauts des opinions et systèmes philosophiques qui partent de l’individu et de la conscience individuelle. Une philosophie qui considère la pensée comme étant un processus purement individuel ne peut approcher qu’incomplètement son essence. La réalité est mise sens dessus dessous lorsque le philosophe procède à partir de sa propre conscience individuelle qu’il considère comme un fait fondamental, et ensuite, en suivant le chemin du doute critique, tente de prouver logiquement l’existence de ses semblables. Il n’a pas conscience que les plus simples faits de la pensée, par lesquels il commence, possède déjà un caractère collectif ; que, dans les premières abstractions dont il s’occupe, une société, une communauté humaine a déjà fait son dépôt ; que chaque mot, chaque concept et chaque idée, qu’il ressent en lui-même et qu’il accepte comme quelque chose de « donné », ont été inspirés par la vie communautaire. Toute conscience personnelle est la forme individuelle sous laquelle la vie mentale de la communauté, qui est son processus collectif et sa possession collective, s’exprime.

26. La parole est une nouvelle acquisition qui distingue l’homme de l’animal. Des organes physiques doivent lui correspondre et, en effet, ils le font d’une double façon, premièrement de manière active, pour produire la parole, et deuxièmement de manière passive, pour l’entendre. L’oreille humaine ne manifeste aucun développement particulier, et l’ouïe des animaux est souvent beaucoup plus fine, car elle est pour eux une arme dans la lutte pour la vie. La conformation des organes qui produisent la voix chez les anthropoïdes, le larynx, les poumons, la langue et les lèvres, n’est pas très différente de celle de l’homme, et ces organes sont capables de produire des sons analogues (cf. Yerkes et Learned, « L’intelligence du chimpanzé et ses expressions vocales »). incontestablement, cependant, le système musculaire et l’innervation de ces organes chez l’homme se sont développés davantage conformément aux exigences supérieures de la justesse et de la précision des mouvements.

Ce qui est beaucoup plus essentiel et important, cependant, ce sont les changements correspondants dans le cerveau. Parler et entendre sont principalement des activités mentales. Il n’y a rien de particulier dans le fait que certains centres moteurs du cortex cérébral gèrent les mouvements des cordes vocales, de la langue et des lèvres, avec une corrélation mutuelle précise afin de produire les délicates nuances du son de la voix. Il n’y a rien de particulier non plus dans le fait que le stimulus-son soit conduit vers le lobe temporal du cortex cérébral et qu’il y devienne un fait conscient, en tant qu’impression de l’ouïe. Ce qui est en revanche particulier, c’est que, à partir de tout cet ensemble de perceptions et de concepts, ou à partir de la libre initiative de la pensée et de la volonté, l’ordre soit donné au centre moteur uniquement pour produire ces actions spécifiques de la parole. Ce qui est particulier, c’est que les impressions de l’ouïe, de ce nouveau monde du son, mobilisent des types totalement différents d’images-souvenirs et des séries de pensées, pour lesquelles elles servent de symboles.

En 1862, Broca[46] a découvert qu’il y avait un « centre de la parole » spécifique en un certain endroit, dans la partie inférieure du troisième lobe frontal, dans l’hémisphère gauche du cerveau. Si ce centre est perturbé, ou détruit, l’aptitude à la parole disparaît. Cette partie du cortex ne diffère pas distinctement du lobe droit correspondant, qui lui ne joue absolument aucun rôle dans la fonction de la parole ; il n’est que quantitativement un peu plus développé, et sa construction n’est pas fondamentalement différente de celle des singes anthropoïdes. Il fonctionne grâce à ses connexions avec les centres moteurs de la gorge et de la bouche, qui sont situés tout près. Il a été trouvé par la suite qu’une partie plus grande du cortex, qui s’étend plus loin en arrière et en avant, est impliquée dans cette fonction.

Partant de l’importance que la parole a pour la pensée, certains chercheurs ont recherché le siège de la pensée logique et du raisonnement abstrait dans ces parties du cerveau frontal, et dans les parties environnantes. Il est apparu, cependant, que la perte de la parole n’affectait pas la capacité de penser : « le fonctionnement de l’intellect ne dépend pas des conditions normales de l’organe moteur cortical du langage mais de ses organes sensoriels corticaux, auditif et visuel [...] » ; « la zone motrice du langage n’exerce aucun réel pouvoir régulateur sur la formation ou le mouvement de la pensée ». C’est « la sphère auditive du langage qui est l’un des principaux rouages du mouvement logique de la pensée. » (Bianchi, p. 119-120). Les parties du cortex, dans lesquelles la connexion des sons des mots avec les séries de la pensée correspondantes a lieu et se forme, sont les champs d’association situés aux alentours du lobe temporal. Lorsque ces champs sont affectés ou détruits par une maladie, les symptômes de surdité aux mots et de cécité aux mots apparaissent. Le son est alors entendu, ou bien le mot est lu, mais son sens n’est pas compris, et tout le processus de la pensée logique, la mise en relation normale des concepts, est perturbé. L’on doit conclure de cela que le mot entendu est beaucoup plus intimement connecté à la pensée humaine que le mot parlé. Mais il nous faut considérer que ces deux fonctions n’existent pas indépendamment l’une de l’autre, mais que, localisées dans des champs du cortex avoisinants, elles s’influencent puissamment l’une l’autre. C’est évident, par exemple, en ceci que ces défauts mentaux sont presque toujours liés à l’hémisphère même qui contient le centre de la parole qui a été affecté. L’asymétrie du centre actif de la parole implique clairement une asymétrie dans l’organe de l’ouïe et de la compréhension. Le substrat anatomique des connexions de la parole et de la pensée doit être cherché dans les connexions innombrables situées dans les champs d’association et d’assimilation, le long et autour des centres sensoriels et moteurs qui constituent l’immense partie principale du cortex cérébral humain.

VII. Les outils et la pensée

27. Nous lisons chez Aristote : « Anaxagore affirme que l’homme est l’animal le plus intelligent parce qu’il possède des mains ». Ainsi, la conception nette d’une relation naturelle profonde entre le monde spirituel et le monde matériel apparaît déjà dans les premières pensées philosophiques de l’Antiquité. Les époques ultérieures se sont éloignées de cette opinion. Aristote[47] cite Anaxagore[48] pour le condamner, et Galien[49] est d’accord avec Aristote : « C’est parce qu’il était le plus intelligent qu’il possède donc des mains, selon le jugement correct d’Aristote. Parce que ce ne sont pas les mains qui ont appris les arts à l’homme, mais la raison ». Et Charles Bell, lui aussi, conformément au but et à la teneur de son livre, approuve cette opinion : « La possession de l’instrument courant n’est pas la cause de la supériorité de l’homme [...] Et donc, nous préférons affirmer avec Galien que l’homme a des mains qui lui ont été données, parce qu’il est la plus intelligente des créatures, plutôt que d’attribuer cette supériorité et cette connaissance à l’emploi de ses mains » (Bell, p. 249).

Cet « emploi des mains », c’est l’utilisation des outils. Nous avons répété sans cesse que l’usage d’outils et la pensée humaine ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Plus haut, au chapitre II, nous avons déjà attiré l’attention sur le fait que l’intelligence, c’est-à-dire la pensée humaine, est requise pour utiliser, et encore plus pour fabriquer et inventer, des instruments. Car cela exige la capacité à passer en revue à l’avance et à imaginer les résultats de ce qui n’existe pas encore, ou plutôt de ce qui n’existe que dans l’esprit.

Il est impossible, naturellement, que cette relation signifie que la pensée humaine est née d’abord, spontanément, grâce à la croissance biologique du cerveau, et qu’ensuite les outils ont été inventés et maniés. Cette opinion néglige le fait que la pensée humaine, comparée à la pensée animale, démontre non seulement un accroissement quantitatif, mais aussi un changement qualitatif de caractère. Sa naissance sui generis constituerait une création miraculeuse, qui ne serait pas du ressort de la science. En outre, le développement infiniment lent des premiers outils en pierre, sur une période de centaines de siècles, contredit cette opinion ; il manifeste tous les traits d’une croissance laborieuse sui generis, et donc un développement autonome, qui est totalement différent de ce qu’un raisonnement réfléchi, se déroulant même lentement, aurait inventé. L’intellect n’est pas une capacité donnée, qui existerait antérieurement, à l’état latent ; il consiste en pensées qui se forment et changent en fonction des stimuli et des nécessités de la vie. On sait parfaitement, sur la base de l’étude des époques ultérieures qui étaient plus hautement développées sur le plan technique, que des imperfections techniques, qui ont été éprouvées dans l’emploi pratique des outils, ont eu un effet stimulant sur la faculté de penser. Le fait même que la raison humaine soit nécessaire pour utiliser des outils, signifie que la pensée a dû revêtir des formes telles qu’elle se soit adaptée à l’utilisation des outils et qu’elle l’ait rendue possible. Et donc, réciproquement, le maniement d’instruments a agi sur la pensée.

28. Pour se rendre compte de l’influence de l’outil sur la pensée, il nous faut, comme si nous condensions un long développement graduel en un saut soudain, comparer les actions d’un animal ou d’un ancêtre de l’homme dépourvu d’outils, à celles d’un homme primitif possédant déjà des outils. Lorsqu’il est confronté aux conditions récurrentes de son environnement, telles que la faim et la nourriture, la proie ou le danger, les réactions de l’animal, qui peuvent être l’attaque, la défense ou la fuite, sont dictées par ses organes corporels, et elles deviennent de ce fait des habitudes qu’il conservera tout au long de sa vie. Même si l’animal avait une faculté de penser plus développée, et s’il pouvait imaginer d’autres réactions, cela ne lui serait d’aucune utilité ; sa constitution corporelle restreint ses possibilités. Dorénavant, sa pensée et son appareil cérébral sont et demeurent ce qu’ils sont. Ses réactions se sont fixées, selon des voies pratiquement immuables, en habitudes permanentes qui se traduisent par des actions instinctives immédiates.

Les réactions de l’homme aux stimuli extérieurs sont d’une nature différente, étant donné que l’outil interfère entre son corps et le monde extérieur face auquel il doit réagir. Au lieu d’utiliser immédiatement ses organes corporels, en saisissant la nourriture entre ses mâchoires, en étreignant la proie avec ses mains, en se défendant avec ses poings, ou en fuyant le danger, il prend l’outil ou l’arme appropriés et il s’en sert. C’est avec eux, comme s’il était un nouvel être, équipé d’un nouvel organe, qu’il manipule sa nourriture, ou qu’il attaque sa proie ou son ennemi. Ses actions suivent un cours nouveau ; désormais, ses pensées, elles aussi, doivent suivre un cours nouveau. Les actions suivent un détour, car elles ne vont pas directement à l’objet, mais à l’instrument, et seulement ensuite de l’instrument à l’objet. Et par conséquent, la pensée doit, elle aussi, suivre un détour. L’impulsion spontanée à agir, qui appartient à l’état où il n’y avait pas d’instruments, doit être réfrénée ; en conséquence, la série, se formant spontanément, de perceptions qui poussent à l’action ou à la fuite, doit être également supprimée et remplacée par une autre série qui conduit à l’outil ou à l’arme. C’est ainsi qu’un élément caractéristique de la pensée humaine, son caractère indirect, déjà noté plus haut, apparaît comme une conséquence nécessaire de l’utilisation d’outils.

La série consécutive d’actions antérieure, depuis la première perception jusqu’à l’objet atteint, est maintenant interrompue à mi-chemin. Il faut prendre l’instrument, aller le chercher, ou le tenir prêt. Tout ceci signifie un ajournement de l’action, tout en continuant et en complétant cette action qui ne se produira que plus tard. En conséquence, la série correspondante de perceptions est, elle aussi, arrêtée, pour être reprise plus tard de manière indépendante. Ou plus précisément, la série des perceptions connectées ultérieures se forme effectivement, mais sans l’acte qui l’accompagne, lequel n’existe qu’en tant que pensée. Ce processus de pensée revêt une forme nouvelle. Il devient un acte en soi et il trouve une fin en soi, par exemple dans une intention, une déduction ou un projet en suspens ; il reste spirituel, car il ne produit pas de phénomène réel. C’est en ce sens que l’utilisation d’outils mène à l’indépendance de la pensée ; elle n’est plus une partie du processus mais un processus autonome en soi. Cette séparation de la pensée et de l’action, que nous apprenons à reconnaître comme la caractéristique essentielle de l’activité mentale humaine, et qui s’est manifestée dans la séparation de la théorie et de la pratique, est provoquée par le fait que l’outil se positionne comme un élément nouveau entre l’organisme et le monde extérieur.

La chaîne des processus cérébraux doit par conséquent changer elle aussi. Le cortex cérébral, à la suite du même stimulus en provenance de l’organe sensoriel, doit effectuer une réaction motrice différente. Le stimulus ne peut plus passer par la même voie depuis les centres sensoriels jusqu’aux centres moteurs ; de nouvelles connexions doivent se former pour de nouvelles coordinations avec d’autres champs corticaux. Des fibres nerveuses devront se développer d’une nouvelle manière. Le stimulus doit emprunter un autre itinéraire, se relier à des images-souvenirs de l’outil ou de l’arme, et en suivant ce nouveau détour, atteindre les centres moteurs. En même temps, le trajet antérieur doit être mis en échec, et l’ancienne connexion hors d’état d’agir, – bien quelle puisse agir à nouveau momentanément dans des situations de panique –, et également le résultat des nouvelles coordinations doit être souvent suspendu, et donc arrêté. Ce que Judson Herrick affirme à propos du cortex en général, – « primitivement, l’activité corticale est suscitée, non pas pour produire une action, mais à l’intérieur d’une action, d’abord pour bloquer des réflexes inappropriés et ensuite pour amplifier, rediriger, recombiner, ou, sous d’autres rapports, améliorer les réponses immédiates » (23, p. 260) – est applicable ici aussi à un niveau supérieur. Tandis que l’ancien trajet a – b s’atrophie, en étant constamment bloqué et par abandon, les nouveaux itinéraires indirects a – c – b continuent de se développer du fait d’un usage constant.

Maintenant, l’homme n’a pas seulement un outil à sa disposition, mais plusieurs qui sont différents, de sorte qu’il doit choisir entre eux. À chaque perception sensorielle, que ce soit de nourriture, de danger, ou de proie, il doit non seulement supprimer l’ancienne impulsion, mais aussi faire un choix, et décider quel instrument il va utiliser, et comment opérer avec lui. Les instruments deviennent maintenant des objets qui doivent être insérés, en tant que chaînons séparés interchangeables, dans la série des actions ; par conséquent, les concepts, eux aussi, en tant qu’éléments corrélatifs, deviennent des objets mentaux séparés, qui doivent être insérés comme des chaînons interchangeables dans les séries de perceptions. Les séries de perceptions doivent non seulement s’étendre jusqu’à l’outil, mais se poursuivre jusqu’à l’action finale, et en outre, non seulement pour un, mais pour chaque instrument disponible. Nous avons dit plus haut (chapitre III, §11) que la série de perceptions continue pour ainsi dire d’elle-même, même si l’action peut être arrêtée. La raison pour laquelle cette série doit nécessairement continuer jusqu’à la fin est maintenant évidente : parce que l’intervention de l’instrument était la cause de cet arrêt et que cet arrêt donnait lieu à un choix. Toutes ces séries de perceptions doivent être suivies et leurs résultats comparés, tout l’éventail des possibilités doit être considéré, et la décision ainsi que l’action ont lieu selon le résultat des recherches. Il apparaît maintenant que là où, précédemment, on parlait de différentes séries d’actions possibles, cette diversité trouve son origine dans la diversité des instruments qui peuvent être utilisés.

Le courant-stimulus ne suit pas maintenant un seul détour dans le cortex cérébral, mais plusieurs ; il n’y a pas un seul a – c – b, mais un a – c1 – b, un c1 – c2 – b, etc. Les itinéraires nerveux c1, c2, etc. , correspondant aux différentes séries de perceptions, forment, séparément ou encore plus quand ils sont combinés, un ensemble si considérable qu’une profusion beaucoup plus grande et plus complexe de connexions entre eux et avec les zones sensorielles et motrices doit entrer en action, et être développée dans les vastes champs appropriés du cortex. Dans la comparaison mutuelle des itinéraires, la fonction de l’attention entre en action, ce qui explique l’instauration de la conscience active des pensées. Et puisque les instruments deviennent plus largement différenciés et les possibilités de la vie de plus en plus variées, les connexions des fibres nerveuses deviennent nécessairement plus compliquées, les fibres- associations se transforment nécessairement en une partie de plus en plus importante de l’organe central, et la pensée se développe nécessairement en une faculté de richesse et d’indépendance sans cesse plus grandes.

Avant que les instruments ne soient confectionnés, l’homme devait déjà faire un choix, quand il ne faisait que prendre dans sa main les pierres et les bâtons grossiers offerts par la nature. Il est vraisemblable qu’alors le premier commencement de la réflexion consciente ait pu déjà apparaître. Cependant, l’indépendance du processus de la pensée n’est atteinte que lorsque la prévision de l’action mène à la préparation par anticipation, et, par conséquent, lorsque l’homme fabrique ses instruments. L’action ultérieure, qui implique l’usage de l’instrument, doit avoir été pensée à l’avance, et, par conséquent, préparée par anticipation, avant que les besoins de la situation ou de l’événement n’aient provoqué l’action qui doit être entreprise. À cette étape, l’action est divisée en deux parties entièrement séparées, chacune étant complète en soi. La première est la construction de l’instrument, en tant que préparation, qui est un acte indépendant et pour le moment achevé. Par conséquent, à ce stade, la pensée doit elle aussi construire sa chaîne de perceptions de manière indépendante, autonome, en partant d’elle-même, apparemment sans impulsion extérieure directe, et elle est alimentée par les images-souvenirs de l’expérience antérieure. Ainsi, à partir de la nécessité de construire l’instrument à l’avance, se développe un monde de la pensée qui représente la vie mentale propre de l’homme, un recueil théorique de toutes ses expériences, et une source pour toute son action consciente ultérieure.

29. C’est de cette manière que l’outil a donné un puissant élan au développement de la pensée humaine à partir des processus mentaux de nos ancêtres proches des animaux. Personne n’a révélé la signification de l’outil avec une telle force de conviction que le scientifique allemand Ludwig Noiré dans son livre cité plus haut : « Das Werkzeug und seine Bedeutung für die Entwicklungsgeschichte der Menschheit »[50] (1880). Il y écrit : « Aucun moment n’a été d’une importance plus grande et incalculable pour le développement et la mise en place de la pensée que la circonstance où la matière sans âme a pris une forme définie et, façonnée et transformée par la main de l’homme, elle a servi des objectifs et exécuté des travaux que tous les autres êtres ne sont capables d’accomplir qu’avec leurs organes innés. Cette grande importance réside principalement dans deux choses : premièrement, dans la libération ou le détachement de la relation causale, ce par quoi cette dernière acquiert une grande clarté de plus en plus croissante dans la conscience humaine ; et deuxièmement, dans l’objectivation ou la projection de ses organes dont l’action n’existait originellement que dans la conscience plus obscure du fonctionnement instinctif » (p. 34). Auparavant, les effets causalement opératifs de la nature sont subis passivement ; et même lorsque l’animal agit activement, son action est une impulsion naturelle qui ne donne pas lieu à de l’étonnement et donc à de la pensée. « La relation devient entièrement différente quand l’outil se place comme un chaînon interposé entre la volonté et le résultat attendu [...] Car ici le concept causal crève les yeux et il s’impose pour ainsi dire de lui-même. Il faut tout d’abord créer ou du moins se procurer l’objet agissant ; la relation entre le moyen approprié et l’action projetée est précisément la relation causale elle-même ; elle se présente ici à la réflexion qui observe comme son incarnation la plus simple et la plus tangible. » (p. 35). Cette conscience se reconnaît comme une force effective, comme une cause, et ainsi, elle devient la conscience de soi dans la contemplation objective d’elle-même, et elle est rendue possible uniquement lorsque la cause agissante et l’effet résultant apparaissent clairement à nos yeux dans l’outil et la machine. Et par conséquent aussi, les organes du corps humain et animal ne sont compris dans leur action qu’après la création d’instruments et de dispositifs artificiels qui peuvent servir d’exemples comparatifs. Le bras est alors expliqué et compris comme un levier, l’œil comme une caméra, l’oreille comme un clavier, le cœur comme une pompe, le larynx comme un tuyau d’orgue, et le système nerveux comme un réseau téléphonique.

Pour l’homme doté d’instruments, le monde devient un objet, ou plutôt une multitude d’objets, sur lesquels il réagit de différentes manières, tandis que, pour l’animal dépourvu d’outils, le monde demeure un tout dans lequel, en tant que partie de ce tout, il trouve sa place et il accomplit ses actions de vie. « La conscience de soi ne s’embrase et ne s’illumine que du fait de l’existence du monde objectif ; mais non pas du fait de l’existence du monde objectif en tant que tel, tel qu’il nous entoure et nous regarde, et tel qu’il est naturellement regardé, c’est- à-dire observé sans compréhension, par les animaux, mais pour autant qu’il soit changé, modifié, transformé par la volonté humaine, par l’activité humaine, c’est-à-dire par le facteur subjectif » (p. 61).

30. Une nouvelle et puissante influence découle du maniement des outils sur les organes de la perception et de la conscience, et donc de la vie mentale. Il fournit une nouvelle expérience du monde extérieur. Le délicat sens du toucher dévolu aux doigts entre en action lorsqu’on saisit et guide l’outil qui est utilisé pour agir sur le monde extérieur par certaines actions telles que celles de battre, de serrer, de frotter et de percer. C’est une opération agressive qui cherche à produire des changements. Le monde extérieur réagit, et sa résistance, qui doit être brisée, est perçue par la main, en tant qu’organe du sens du toucher. Étant donné que, ici, l’intensité de cette résistance est sentie et mesurée, il s’agit d’une utilisation tout à fait distincte du sens du toucher, car elle est différente de l’action qui consiste à se mettre seulement en contact avec l’espace environnant afin de s’orienter (un usage qui, en effet, ne joue presque aucun rôle chez les adultes). « La haute importance de la main en tant qu’organe de la raison réside dans son activité prépondérante, ce facteur absolument nécessaire sans lequel aucune connaissance ne devient possible. » (Noiré, p. 96).

L’expérience de l’emploi des outils, en tant qu’expression active de l’énergie vitale, mobilisée par les nécessités de la vie, parle de manière beaucoup plus intense et pénétrante que l’expérience passive des impressions des autres sens. De même, le fait d’expérimenter, c’est-à-dire de provoquer des réponses du monde en réplique à nos questions, bien que ce soit naturellement une manière bien plus douce d’opérer que le travail pour les besoins de la vie, agit plus intensément que la simple observation attentiste. Outre le sens du toucher, entre en action le sens musculaire qui, grâce aux innombrables fibres nerveuses de retour, informe l’organisme sur ses propres mouvements. Dans l’effort musculaire fourni à l’occasion du travail avec l’outil, par exemple lors d’un coup de hache ou de marteau, où la quantité de mouvement du bras en action est accrue par le manche, la relation entre l’effet observé de la force vive et la sensation de l’énergie équilibrée avec précision qui lui est appliquée offre une source riche de nouvelles expériences du monde.

31. La manière exacte avec laquelle l’outil influe sur la pensée, et la technique influe sur la science, et vice-versa, est clairement observable dans le développement récent et moderne de l’homme. Cependant, c’est plus difficile si nous revenons en arrière jusqu’aux temps primitifs, car aucune donnée de l’expérience n’est alors disponible. Nous pouvons donc tenter de comprendre ces relations, comme cela a été expliqué plus haut, en comparant le premier homme possédant des instruments avec l’animal ne les possédant pas, en comparant l’homme primitif déjà doté de la capacité de penser avec l’animal dépourvu de concepts, afin ensuite de comparer leurs réactions ; en fait, cependant, ce fut un développement extrêmement lent et un processus s’étirant sur des centaines, ou peut-être des milliers de siècles, au cours desquels les progrès infiniment petits ne sont pas visibles et ne peuvent même pas être imaginés. N’est-il pas possible de combler ce manque de données en mettant les animaux les plus hautement développés, les anthropoïdes qui sont les plus proches de l’homme de par leur capacité cérébrale, en contact avec des instruments simples, et d’étudier leurs réactions ?

Il n’est pas question ici de singes utilisant des ustensiles humains tels qu’une cuillère, une fourchette et une timbale, ce qui n’est rien d’autre qu’un signe de leur faculté d’apprendre et de leur capacité plus grande d’imitation que dans le cas d’autres animaux ; et cela a encore moins à voir avec l’idée farfelue selon laquelle leur intelligence pourrait être développée à un degré plus élevé par l’utilisation d’instruments. La signification réelle de ces tests réside dans une investigation prudente et scientifique qui doit être faite des propriétés et des capacités mentales de ces animaux, ainsi que cela a été exprimé par l’un des pionniers dans ce domaine de la recherche, Wolfgang Köhler[51] , dans le titre de son livre, « Intelligenzprüfungen an Menschenaffen »[52] . Ici, l’on donne aux anthropoïdes de simples aides, telles que des boîtes, des bâtons, des morceaux de corde et de tissu, grâce auxquelles ils pourraient obtenir les fruits convoités, placés hors de leur portée, afin de voir comment ils les emploieraient. Les animaux utilisés ont toujours été des chimpanzés, car, bien que les gorilles soient habituellement situés au-dessus d’eux eu égard à leur capacité cérébrale, le chimpanzé montre néanmoins une intelligence plus vive, qui est probablement due à une vie en groupe plus active.

La difficulté principale réside dans l’interprétation, et même dans la simple description, des résultats de ces tests, parce que les termes utilisés sont toujours tirés de la vie spirituelle humaine. Le titre du livre du psychologue américain Yerkes : « Almost Human »[53] , révèle une tendance, aux origines de la pensée, à montrer que la façon humaine de penser peut déjà très bien être trouvée chez le chimpanzé. Et même Köhler, avec ses conclusions judicieuses et bien équilibrées, inclut de temps en temps des jugements qui sont insérés dans les descriptions d’un test : « Et maintenant, Sultan commet une « mauvaise faute » ou plus précisément une stupidité choquante [...] Immédiatement après arrive une action qui peut être comptée parmi les bonnes erreurs [...] » (p. 90) ; comme si l’animal devait, pendant un examen, atteindre un certain niveau, dont la norme a été instaurée à partir de la pensée humaine. Yerkes affirme que « ils ont des idées qui peuvent avoir plus ou moins d’importance, et, dans son ouvrage classique « The Great Apes »[54] , il discute successivement de leur « mémoire », de leur « imagination » et de leurs « signes d’abstraction et de généralisation ». Ce ne sont pas cependant des traits spécifiques de la vie spirituelle humaine. On peut dire en effet que tout animal généralise, puisque ses images- souvenirs sont faites de résumés produits par toutes ses expériences similaires antérieures. La signification de son expression « conduite idéationnelle » est que l’acte n’est pas seulement commandé par la perception sensorielle immédiatement précédente. Le problème, cependant, est jusqu’où, et en particulier comment, en considérant les actions résultantes, les différentes expériences antérieures sont assimilées dans les perceptions.

Ce qui frappe le plus l’observateur, c’est que, particulièrement après des tentatives infructueuses pour atteindre la banane, l’animal s’assied tranquillement et il « pense », et ensuite il se relève d’un bond pour faire une autre tentative. « Le problème est résolu non pas par le tâtonnement, mais par ce que Köhler appelle la « perspicacité ». Nous n’avons pas besoin de supposer que le chimpanzé de Köhler a raisonné la chose par, et formulé ses conclusions dans des syllogismes logiques. L’homme moyen ne résoudrait pas non plus le problème de cette façon. Quand un homme confronté avec un problème simple comme celui-ci « s’arrête pour penser », la bonne façon de le traiter peut lui venir tout d’un coup dans un éclair de discernement. Il « voit clairement » la situation avant de faire un mouvement. Dans le cas de l’homme, son expérience antérieure comporte de nombreuses situations dont chacune a quelque chose de commun avec le problème actuel [...] » – c’est ainsi que Judson Herrick représente cette conduite (24, p. 225). Il faudrait remarquer ici que ces syllogismes logiques jouent sans aucun doute leur rôle dans le cas de l’homme, y compris chez le sauvage, même si, dans les problèmes quotidiens simples, ils ne sont pas pensés dans ces termes savants. Dans les cas de l’homme et du singe à la fois, le dépôt des situations anciennes surgit et parvient à la conscience chez celui qui est en train d’attendre, tranquillement assis ; et c’est ce qui détermine ensuite l’action. Mais il y a certainement une différence de caractère ; chez l’un, c’est une simple image-souvenir, alors que chez l’autre c’est un raisonnement habillé de mots. En appelant les deux choses des « idées », on laisse planer des doutes sur leur caractère essentiel. Dans le cas des plus jeunes animaux, le bâton est utilisé pour les aider à obtenir la banane, si les deux objets sont vus simultanément ; si l’animal ne les voit que l’un après l’autre, il ne lui vient pas à l’idée de les associer. Cependant, les animaux plus âgés et expérimentés, qui ont beaucoup appris à travers les expériences, se souviennent du bâton et, immédiatement, ils vont le chercher ou bien essayent de le trouver.

Un examen attentif des expériences, telles qu’elles sont décrites par Köhler, confirme la thèse selon laquelle les animaux sont incapables de voir séparément les différentes parties d’une impression de la nature de telle manière qu’ils puissent les imaginer dans une autre position et dans un autre contexte, parce qu’ils ne possèdent pas le concept et par conséquent non plus la perception de choses séparées ; c’est pour cette raison qu’ils ne peuvent pas les utiliser comme des outils. En même temps, cependant, nous discernons des circonstances où cette vérité commence à trouver ses limites. Le plus grand exploit de ces chimpanzés paraît être quelque chose que, malgré la définition de Franklin, l’on pourrait appeler la « capacité à fabriquer des outils ». Un animal avait deux bâtons en bambou, l’un épais et l’autre mince, tous deux trop courts pour atteindre les bananes situées par-delà la clôture. Ayant travaillé sans succès avec ces objets et avec d’autres, il est arrivé finalement, après le départ de l’observateur et en présence du seul gardien, que l’animal tienne un bâton dans chaque main, en jouant avec eux d’une manière indifférente. « Là-dessus, il se trouve par hasard qu’il tient devant lui un bâton dans chaque main, et de telle manière qu’ils forment une seule ligne ; il enfonce un petit peu le bâton mince dans l’ouverture du bâton épais, et il bondit immédiatement vers la clôture, à laquelle il tournait jusqu’à maintenant à moitié le dos, et il commence à tirer les bananes vers lui à l’aide de ce double bâton. » (p. 91). Et donc, en plaçant accidentellement les bâtons de cette manière, il y a vu un bâton plus long ; il a connu alors le truc, et lorsque les bâtons sont retombés séparément, il a appliqué cette nouvelle connaissance maintes et maintes fois. Encore plus frappant a été le cas de l’un des autres singes, dans la cage duquel il y avait un arbuste avec des branches, qu’il avait essayé en vain de faire passer à travers les barreaux afin d’atteindre la banane. Plus tard, alors qu’il était assis tranquillement et regardait l’arbuste, il bondit brusquement, alla jusqu’à l’arbuste, brisa une branche, et l’utilisa pour son dessein. Apparemment, tandis qu’il regardait l’arbuste, son attention fut attirée si intensément par la branche que l’animal la vit comme une entité séparée, semblable aux bâtons qu’il avait utilisés auparavant. Des types plus intelligents ont cassé immédiatement les branches ; peut-être cette action de casser une branche est quelque chose qu’ils connaissaient depuis leur état de nature.

Bien que ces expériences soient très importantes pour obtenir un aperçu correct des processus spirituels qui ont lieu chez les singes supérieurs, et bien qu’ils puissent nous enseigner quelque chose sur les réactions naissantes de la pensée pré-humaine à l’emploi des instruments, elles n’ont pourtant qu’une signification indirecte pour le problème de l’origine de l’homme. Les conditions qui existent au cours de ces investigations et celles qui existaient lors de la première origine de l’homme sont par trop différentes. Ici, ce sont l’intention et la réflexion humaines qui fournissent à l’animal, l’objet expérimental de l’intelligence supérieure de l’homme, des instruments tout prêts, pensés pour lui. Là, il fallait que l’ancêtre du premier homme cherche pour lui-même, dans un processus infiniment lent, les premières aides dans sa dure lutte pour la vie. Ici, on étudie le singe tel qu’il est maintenant, et comment son esprit fonctionne à présent. Même si l’animal apprend toutes sortes de choses par le dressage, il n’est naturellement pas question d’un développement de l’espèce vers de nouvelles propriétés durant ces courtes années, ou même durant de beaucoup plus longues années. Là, la chose essentielle a été justement ce lent changement de l’espèce elle-même, le développement de l’aptitude à utiliser l’outil et de la capacité spirituelle lors d’un progrès continu durant des centaines de milliers d’années. Ici, l’homme, en tant que maître qui sait, expérimente avec l’animal soumis ; et seuls des rêveurs pourraient imaginer quelque chose comme sa récréation chez un animal possédant des capacités spirituelles supérieures. Là, l’homme a dû se créer lui- même, créateur et créature en même temps, grâce son activité vitale.

VIII. Les outils et la parole

32. « L’outil et la parole, selon les anciennes opinions, appartiennent à ce qu’il y a de plus humain chez l’homme », c’est ainsi que Karl Bühler[55] commence la Préface de son ouvrage sur la théorie du langage. « D’après toute la conformation de son corps », cite-t-il Charles Bell avec approbation, « l’homme est dépendant des outils et de la parole, il est adapté aux outils et à la parole ». « La parole est apparentée aux outils ; elle appartient elle aussi aux instruments de la vie, elle est un organe comme l’instrument matériel [...]. » (p. III). Ici, l’outil et la parole sont mis en avant comme deux données indépendantes, côte à côte, qui déterminent ensemble ce qu’il y a de spécifique chez l’homme, mais sans indication d’une relation causale entre eux. Cette relation, cependant, est clairement affirmée, bien que vue de manière unilatérale, par Grace de Laguna : « Il n’est pas vraisemblable que l’art de tailler des outils en pierre ait pu être développé par des hommes qui n’avaient pas encore appris à parler. La conviction que les deux grandes fonctions humaines sont d’une façon ou d’une autre causalement interdépendantes, est probablement très largement répandue à l’époque actuelle. » (p. 218). Noiré, dans l’introduction de son ouvrage, affirme cette relation encore plus clairement, et il la considère de manière bilatérale : « La dépendance mutuelle, en interaction ininterrompue, de la parole et de l’outil, c’est-à-dire de la pensée et de l’action, constitue le fil conducteur de ces investigations. » (p. VIII).

Nous avons fait remarquer à plusieurs reprises qu’un usage efficace d’outils sans la parole, c’est-à-dire sans mots pour les différencier, n’est guère possible. Réciproquement, cela implique que, dans le processus de développement de l’humanité, l’utilisation d’outils a nécessairement influencé la parole humaine.

33. La transition entre le son animal et le langage humain représente la transition entre l’expression de l’émotion et la prononciation de noms qui, en tant que symboles, signifient des choses et des actions. Comment s’est-il produit que certaines choses en soient venues à être désignées par des sons ? Pour l’animal, le monde est un tout, et, bien que ce monde soit variable puisque certains changements d’aspect signifiant danger ou nourriture l’obligent à agir, il est néanmoins un tout évident pour l’animal, Que les parties de ce monde, en tant que choses séparées, ne soient pas reconnues en tant que telles par l’animal, est démontré par le fait qu’elles n’acquièrent pour nous cette individualité que lorsque nous les distinguons par des noms. Avec l’accroissement ultérieur de connaissance, un champ de phénomènes demeure souvent une unité vague et effilochée jusqu’à ce qu’apparaissent la clarté, la profondeur et la transparence, quand ses différentes parties sont nommées et caractérisées, et que des concepts bien définis sont introduits. De la même façon, le corps de l’homme est un tout évident, et les actions spontanées ne conduisent pas à la discrimination de ses parties ; dans le tout du monde, l’homme se découvre lui-même en dernier. Maintenant, dans ce monde évident de toutes parts, l’outil apparaît comme quelque chose d’extraordinaire. À un moment donné, il fait partie du corps, dans lequel il est un composant sans vie et un organe corporel, et à d’autres, lorsqu’il est jeté, il fait partie du monde extérieur ; bien qu’il soit toujours cherché et saisi à nouveau. « La particularité et l’importance tout à fait formidable de l’outil résident dans le fait que, dans le même temps, il fait partie du sujet et il est pourtant un objet. » (Noiré, p. 107). L’instrument est l’élément changeant qui est rangé tantôt ici, tantôt là ; il disjoint les unités indivisibles et leur évidence. C’est ainsi que l’attention se concentre sur lui, parce qu’il prend sa place à l’extérieur de chacun des mondes habituels. En même temps, il est de première importance en raison du rôle qu’il joue dans le travail et dans la lutte pour la vie ; il est au centre de l’activité de l’homme. Ainsi donc, un son qui accompagne une action donnée est associé avec l’objet qui est le support de cette action. L’objet lui-même est distingué parce qu’un son lui est attaché ; il reçoit un nom.

Geiger et Noiré ont tous deux exprimé l’opinion qu’un premier commencement du langage a dû exister avant l’usage d’outils, « La recherche linguistique a complètement démontré que l’homme possédait déjà le langage avant qu’il ne soit en possession de l’outil [...]. Dans les tréfonds de la vie du langage, l’homme nous apparaît, ne se distinguant pas encore à cet égard des animaux, dépendant de l’action de ses seuls organes naturels. » (Noiré, p. 108). C’est possible ; mais, dans ce qu’il dit plus loin : « De même que la parole, l’outil est une caractéristique de l’homme. Sans aucune exception, le monde de l’homme et le monde des animaux sont à cet égard en opposition. » (p. 109) –, l’auteur met lui-même en doute que le nom d’homme puisse être appliqué ici. En outre, nous pouvons être sûrs que, malgré cette nette division au moyen de définitions rigoureuses, il a dû y avoir des formes transitoires et des états intermédiaires dont la caractérisation est incertaine. Les chimpanzés vivant en groupes accompagnent eux aussi leur activité en commun de bruits et de sons multiples ; cependant, les cas de formes plus simples consistant à subvenir aux besoins de la vie, telles que la cueillette et le ramassage individuels, ne peuvent guère être appelés du travail en commun. Noiré suppose que, dans les conditions astreignantes de la vie dans les plaines, la préparation d’abris, le clayonnage des lieux de séjour arboricoles, mais principalement le creusement de trous, ont créé une première nécessité pour le travail en commun ; et il suppose que les noms de ces actions consistant à creuser et à gratter (krabben, scharren)[56] appartiennent aux racines les plus anciennes du langage, dont beaucoup de mots plus récents peuvent être dérivés. Si c’était le cas, il serait alors très probable que, durant ce travail de creusement et de grattage, des morceaux de pierre soient arrivés naturellement dans les mains, et que, tout aussi naturellement, ils soient utilisés comme des aides ; une longue période de travail en commun sans cette toute première aide mécanique semble plutôt invraisemblable.

Le travail et l’instrument ne sont pas encore distingués l’un de l’autre dans les premiers sons qui possèdent le caractère de noms ; le même mot se comporte comme un symbole pour les deux. Ce n’est qu’à un stade ultérieur de développement qu’une distinction est faite entre le substantif et le verbe, et que les phrases, dans lesquelles les mots constituent des parties remplaçables, commencent à prendre forme. Naturellement, ce premier façonnage des mots est un processus collectif ; une indication par un nom n’a de sens que dans une compréhension mutuelle. En conséquence, nous pouvons dire que la parole est née comme un moyen du travail en commun à l’aide d’instruments.

34. Ainsi, l’instrument possède une influence supplémentaire, qui est comme séparée de son influence immédiate, sur la pensée humaine. L’instrument a créé la parole, et la parole, parce que les symboles-mots ont un sens, a produit le développement de concepts clairs et de la pensée logique. C’est ce que Dewey a exprimé comme suit : « L’invention et l’usage des outils ont joué un grand rôle dans la consolidation des significations, parce qu’un outil est une chose qui est utilisée comme un moyen pour arriver à des conséquences, au lieu d’être pris directement et physiquement. Il est intrinsèquement relationnel, anticipatif, prédictif [...] La preuve la plus convaincante que les animaux ne « pensent » pas se trouve dans le fait qu’ils n’ont pas d’outils, mais qu’ils dépendent de leurs structures corporelles relativement invariables pour effectuer des résultats. » (14, p. 185). Ce qui revient à dire que l’aide mécanique, bien qu’elle ait été tout d’abord prise en main accidentellement, utilisée sans réfléchir, et abandonnée, a en fin de compte éveillé la conscience du but pour lequel on avait eu recours à elle ; et c’est ainsi que le son qui l’accompagne reçoit également une certaine signification et qu’il devient un symbole. Et il poursuit son explication : « Une créature a pu accidentellement se réchauffer grâce à un feu ou utiliser un bâton pour remuer le sol de façon à favoriser la croissance de plantes alimentaires. Mais l’effet de confort cesse avec le feu, existentiellement ; un bâton, même s’il est employé comme un levier, retournera à son statut de simple bâton, à moins que la relation entre lui et ses conséquences ne soient discernée et retenue. Seul le langage, ou une certaine forme de signes artificiels, peut servir à enregistrer cette relation et à la rendre profitable dans d’autres contextes d’existence particulière. » (ibid. p. 187).

Ainsi, la pensée abstraite, la parole et l’utilisation d’outils, sont inséparablement associées. Et elles restent réunies dans l’ensemble du développement ultérieur : une différenciation des outils vers des formes appropriées spécifiques, une différenciation du langage vers une richesse de plus en plus grande des mots appropriés qui en découlent et des phrases combinées, une différenciation de la pensée vers des abstractions logiques de plus en plus vastes. Le perfectionnement et le raffinement des outils pour des méthodes de travail de plus en plus productives, le perfectionnement et le raffinement du langage comme moyen de plus en plus adéquat de transmission de l’information et de relation spirituelle, le perfectionnement et le raffinement de la pensée comme moyen d’investigation croissante et de connaissance plus élevée de la nature et du monde qui nous entoure, produisent ensemble une richesse de plus en plus grande de modes et de possibilités de vie.

35. Que l’utilisation des outils ait eu une influence déterminante sur l’origine de la parole, c’est ce que laisse apparaître également la structure anatomique du cerveau. Le centre de la parole est localisé dans le cortex cérébral à la base du troisième lobe frontal (le plus bas) et de ses environs, comme une extension des centres moteurs de la gorge et de la bouche situés tout près, et ces derniers sont placés dans le voisinage immédiat des centres moteurs du bras et de la main. Ce centre de la parole n’est présent que dans l’hémisphère gauche du cerveau ; les parties correspondantes de l’hémisphère droit sont muettes. C’est du moins le cas chez la majorité des gens, qui sont droitiers. Dans le cas des gauchers, c’est le contraire qui prévaut, puisque, pour eux, le centre de la parole est situé dans l’hémisphère droit du cerveau (il semble qu’il n’y ait eu que de très rares exceptions). L’on a su depuis très longtemps que, à cause du croisement des fibres nerveuses, la moitié droite du corps est innervée par l’hémisphère gauche du cerveau, et réciproquement. Ces faits montrent clairement que le centre de la parole est relié à, et déterminé par, l’emploi des mains.

L’utilisation des mains, c’est l’utilisation des outils. Sans outils, toute asymétrie dans les actions de l’homme ne serait guère perceptible. Les choses étant cependant ainsi, une légère asymétrie au cours des premières années de la vie détermine et met en œuvre un usage préférentiel ultérieur de l’une ou de l’autre main. La dextralité signifie que l’outil, que ce soit un bâton, une massue, un marteau, une cuillère, ou un stylo, est saisi, manié et guidé par la main droite ; le fait d’être gaucher signifie que tout ceci est fait naturellement avec la main gauche. C’est cette pratique qui détermine donc la formation du centre de la parole en son lieu approprié.

Ce n’est pas la simplement une conclusion tirée de relations anatomiques, statiques ; elle se manifeste aussi dans des effets physiologiques, dynamiques. On cite le cas d’une enfant gauchère qui avait des frères et sœurs droitiers. « Sa main gauche fut attachée dans sa prime enfance jusqu’à ce qu’elle utilise correctement sa main droite, mais, tandis que les autres enfants apprirent à parler tôt elle attendit d’avoir six ans révolus avant de pouvoir parler distinctement. » (W. Hanna Thomson, p. 241). De même, Elliot Smith[57] déclare ce qui suit, concernant les enfants gauchers : « Quand ces enfants sont contraints d’exercer leur main droite, cela implique l’éducation, pour ainsi dire, de leur hémisphère cérébral gauche [...] Cela conduit souvent à un contrôle défectueux des activités musculaires qui s’expriment alors, par exemple, par le bégaiement, et par une difficulté dans l’apprentissage de la lecture et de la reconnaissance des mots. » (p. 186). Attendu que la parole et l’usage des mains croissent dans une relation réciproque lors du développement ontogénique au cours des premières années de la vie, il est probable que, lors du développement phylogénique, c’est-à-dire lors de l’origine de l’homme, le nouvel usage des mains et la nouvelle capacité de parole naissent et croissent en relation étroite[58] .

Cette relation[59] entre la main et la parole est si frappante qu’on l’a souvent qualifiée de relation causale entre elles deux. On a parfois mis en avant le rôle joué ici par la main en tant que tentacule destiné à l’orientation dans l’espace, tel qu’on peut le voir chez les enfants au cours de la première année de leur vie. Mais les mains ne servent pas à l’homme pour tâtonner dans l’espace – chez l’enfant, cette fonction est bientôt prise en charge par les yeux, et elle n’a joué aucun rôle dans l’origine de l’homme comme espèce –, mais pour saisir les choses et pour guider les instruments, en tant qu’organe de travail.

Ou bien, lorsque la technique et le travail manuel ne font pas partie du champ de vision des scientifiques modernes, on tente de rendre cette relation compréhensible de la manière suivante : avant que la parole n’ait existé, il y avait un langage des gestes résidant dans les mains, et ces gestes étaient effectués tout particulièrement par la main droite. C’est ce qui est indiqué dans les écrits d’Elliot Smith. Tout d’abord, il fait ressortir combien l’usage d’une seule main est on ne peut plus naturel. « Il est évident que seule une main peut être employée utilement pour exécuter la partie qui demande consciemment de l’habileté dans un mouvement donné. L’autre main, comme le reste des muscles de l’ensemble du corps, ne peuvent en être que des auxiliaires [...] Les forces de la sélection naturelle ont rendu une main plus apte à accomplir des mouvements habiles que l’autre » (p. 67). Cette remarque est ensuite étendue au fait de fournir des signes dans le but de transmettre de l’information. « Il est facile de comprendre pourquoi une main devient plus experte que l’autre. . . et le fait demeure que c’est la main droite, contrôlée par l’hémisphère cérébral gauche, qui est particulièrement favorisée à cet égard [...] Lorsque l’anthropoïde a atteint un degré suffisant d’intelligence pour souhaiter communiquer avec ses congénères [...] la main droite plus adroite jouera naturellement un rôle important dans ces gestes et ces signes [...] » (p. 68). Nous pouvons dire que l’on n’a pas besoin de tout ceci si l’on veut donner une explication, étant donné que les mouvements « habiles » et l’« adresse » de la main droite ne signifient rien d’autre que l’habileté dans le fait d’agir, et de saisir les choses, c’est-à-dire de manier les outils. La pratique de cette habileté doit avoir déjà stimulé la formation de sons destinés à transmettre l’information de manière si puissante que les gestes avec la même main n’y ont pu jouer qu’un rôle insignifiant. Tout ce raisonnement demeure vague parce que l’outil, grâce auquel se réalise l’adresse de la main pour tout objectif pratique, n’est pas vu ou mentionné.

IX. La première origine

36. Il est devenu évident, d’après ce qui précède, que toutes les caractéristiques essentielles qui distinguent l’homme des animaux sont dans une relation mutuelle étroite. Elles dépendent l’une de l’autre ; chacune a besoin de l’autre comme d’une condition pour son existence et pour son développement. L’usage et la fabrication d’outils ne sont pas possibles sans à la fois une capacité mentale pour les manier et les inventer, et la parole pour les représenter et les indiquer. Sans la force motrice de l’outil, l’esprit aurait continué à dormir dans l’inconscience, et les mots n’auraient jamais acquis leur caractère défini. Sans le langage, une aptitude à la pensée abstraite n’aurait pas pu se développer ; mais l’usage et le développement du langage présupposent la capacité de penser.

Chaque fois que des phénomènes sont mutuellement dépendants pour leur existence et leur croissance, ils ne peuvent se développer que par une action mutuelle continue. Chaque phénomène, chaque propriété de la nature vivante, possède des variations accidentelles jusqu’à un certain point ; et, avec une relation causale existant entre eux, un changement dans l’un produit un changement correspondant dans l’autre. Chaque petite amélioration dans l’une des capacités produit une augmentation dans les autres capacités dépendantes, et cette augmentation réagit à son tour sur la première en la renforçant. Ainsi, dans des conditions favorables, elles doivent toutes procéder à petits pas, qui se suivent et s’entraînent continuellement les uns les autres, chacun étant la cause et la force motrice aussi bien que l’effet et le résultat d’un développement commun. Les outils et le langage n’ont pas été inventés à un moment donné ; la capacité de penser n’a pas été créée miraculeusement, et elle n’est pas venue non plus au monde spontanément. Ils ont grandi à partir de petites traces reconnaissables chez les ancêtres animaux, dans un développement qui a été tout d’abord infiniment lent, et dont le commencement se perd dans la nuit des temps primitifs, bien plus loin en arrière que ces temps où nous apercevons ses premiers signes visibles. Une fois que le développement a débuté, il a continué de façon de plus en plus rapide et de plus en plus distincte.

Ceci fut, naturellement, précédé par la formation du corps humain, par l’origine de l’homme en tant que type d’animal, qui peut être dénommée l’anthropogenèse biologique. Dans le paragraphe intitulé « Anthropogenèse » du « Handwörterbuch der Naturwissenschafften »[60] (Encyclopédie des sciences naturelles), seule est traitée l’origine de l’homme en tant qu’être physique, comme si elle était la seule qui appartienne aux sciences de la nature : les outils et le langage n’y sont pas mentionnés du tout. Klaatsch[61] a expliqué avec beaucoup d’emphase que l’homme a dû naître à partir des formes originelles des mammifères, étant donné que ses dents et ses membres ont gardé tous deux leurs formes primitives et qu’ils n’ont pas été spécialisés pour un mode particulier de vie, ce qui a été le cas dans les autres ordres de mammifères. « C’est dans le fait même que l’homme soit resté une forme non spécialisée et ait conservé des talents variés, que réside en grande partie le secret de son succès extraordinaire [...] Sa victoire s’enracine dans le fait qu’il a conservé sa main. Ce n’est pas tant le fait d’avoir une main – il y eut un temps où les mammifères avaient une main – mais plutôt la circonstance que cet organe ait été conservé dans sa forme originelle, et qu’il ait pu se mettre au service de l’énorme croissance du cerveau, qui est la chose remarquable à son sujet (p. 47-48)[62] . La forme originelle de l’organisme était une forme à quatre mains, qui était adaptée à une vie qui consistait à grimper aux arbres. Le pied est né par la suite grâce à la transformation des membres postérieurs qui avait originellement la forme de mains.

Il est vraisemblable que les impulsions ont dû être données par de nouvelles circonstances de vie, ainsi que ce fut probablement le cas habituel dans la formation de nouvelles espèces. On a coutume de supposer qu’un changement dans l’environnement naturel a conduit les ancêtres de l’homme, qui étaient adaptés à la vie dans les arbres et dans les forêts, à émigrer vers les plaines. C’est là que la différenciation complète entre la main et le pied se produisit, en même temps que la posture verticale correspondante. Il est possible que ces transformations soient à rattacher à un changement de climat, peut-être vers la fin de l’ère tertiaire tempérée, lorsque l’influence de la période glaciaire approchante provoqua la disparition des forêts luxuriantes. Dans ces conditions de vie modifiées, avec des vivres plus difficiles à trouver et des dangers plus grands, il devint nécessaire de serrer plus fortement les rangs dans les groupes et de mettre en œuvre une coopération permanente plus vigoureuse dans le travail en commun : et c’est ce processus qui posa les fondations de l’utilisation initiale des sons en tant que paroles. C’est ici que la main préhensile, qui n’était plus désormais restreinte aux fonctions de la locomotion, rencontra son nouvel emploi consistant à saisir des morceaux de bois, des pierres, ou des andouillers, là où ils étaient trouvés et là où ils pouvaient être utilisés. Ceci n’a pas été nécessairement lié à un degré de céphalisation particulièrement élevé ; il est tout à fait possible que tout ceci ait déjà débuté aux stades inférieurs du développement cérébral, entre celui des anthropoïdes et celui de l’homme[63] .

Il est ainsi possible – les causes des mutations sont encore largement inconnues – que, réciproquement, les exigences plus élevées réclamées au cerveau aient agi comme un stimulant pour un développement cérébral plus important. Et donc, toute cette énorme quantité de choses qui devaient être apprises et incorporées dans les connections nerveuses, a eu tendance à faire grandir le cerveau, tout d’abord en augmentant les dérivations nerveuses, et ensuite en accroissant le nombre de cellules corticales. En tout cas, le développement cérébral a créé par la suite une base plus large pour la croissance de toutes ces forces, tandis que la lutte plus acharnée pour la vie, avec la sélection plus vive qui en a découlé, a contribué à pousser à ce développement.

37. Tout chercheur est enclin, dans le cas de dépendances mutuelles, à rechercher la cause primaire dans le domaine qu’il connaît le mieux. Il est donc tout à fait compréhensible que la plupart des scientifiques considère l’esprit humain comme la source originelle et la force motrice de tout le développement. C’est d’autant plus vrai que, premièrement, cet esprit dépend d’un organe matériel, le cerveau, dont la croissance dans le monde animal est considérée comme allant de soi, et que, deuxièmement, la théorie des mutations nous a rendus familiers avec le concept de sauts spontanés, sans cause. « Une dernière révolution psychique est celle qui est marquée par l’apparition de l’homme à la surface de la Terre. Cette apparition est entourée de beaucoup de mystères [...] Voici simplement une des opinions récentes : la Terre était peuplée d’une multitude de mammifères quand l’homme est apparu, par mutation brusque, avec un cerveau hypertrophié – une sorte de monstre dont la pensée allait dominer l’animalité il a découvert le feu, il a fabriqué des outils, il a pratiqué le langage [...] Il y a un hiatus entre l’intelligence des animaux et l’intelligence humaine ; je ne crois pas que nous soyons prêts à combler cet hiatus. » – c’est ainsi que cette conception est énoncée, de manière saisissante et légèrement ironique, par le biologiste français Georges Bohn (p. 330). Le brusque accroissement de la céphalisation, et du nombre de cellules cérébrales, est donc souvent considéré comme la force motrice et la raison suffisante du développement tout entier[64] . Nous sommes cependant incapables de justifier l’exactitude des dimensions du cerveau, requises pour provoquer ces changements : pour quelle raison précise un poids du cerveau de 1400 grammes (pour un poids de 70 kilos) était nécessaire et suffisant alors que celui de 1000 ou de 700 grammes, qui existait déjà, ne l’était pas, et pour quelle raison précise 9 milliards de cellules corticales, et pas la moitié ou le double, étaient nécessaires, pour provoquer ces changements qualitatifs dans la pensée et l’action humaines, qui sont à l’origine du fait que l’homme ait été séparé de manière si absolue du royaume animal. Il a dû y avoir d’autres forces qui en ont donc constitué les causes réelles.

Aucune de ces forces n’est mentionnée dans les éléments donnés par Frederick Tilney dans sa grande œuvre « The Brains from Ape to Man » (Le cerveau du singe à l’homme). Il considère que le contraste entre les primates (les singes, les grands singes[65] et l’homme) et les autres mammifères est plus essentiel que celui qui existe entre les anthropoïdes et l’homme. Parle de la « néokinésie », c’est-à-dire de la nouvelle forme de mouvement donnée par la pensée et la réflexion – par opposition à la « paléokinésie » qui dépend, elle, des réflexes –, comme d’une nouvelle possibilité fournie par le développement du cortex cérébral. Les autres mammifères ne l’ont cependant pas exploitée suffisamment. « Mais, malgré tous leurs efforts, ils ont étonnamment échoué dans leur tentative d’arriver au but désiré. » (p. 1039). Ils ont simplement amélioré leurs organes de locomotion et ils les ont adaptés au sol, à l’air et à l’eau ; leur développement s’est toujours terminé dans un cul-de-sac. « Ils ont accepté la terre telle qu’ils l’ont trouvée et ils sont restés un peu à la traîne pour changer son apparence comme un résultat de leurs efforts. » (p. 1040). Klaatsch exprime ce fait d’une manière similaire « Tous ces mammifères inférieurs se sont engagés dans des impasses dans lesquelles il est impossible de faire marche arrière – ni d’ailleurs de faire marche avant » (p, 31). Avec les grands singes, cependant, nous sommes sur la bonne voie, continue Tilney ; ici, le développement se scinde en deux branches, dont l’une conduit aux anthropoïdes, et l’autre, grâce à des caractéristiques particulières, à l’homme. Il dit de ce dernier : « Au moins cinq spécialisations critiques et étroitement interdépendantes déterminent la condition de la race humaine : l’apparition (1) du cerveau humain, (2) du pied humain, (3) de la main humaine, (4) de la position droite avec une locomotion bipède, et (5) un mode de vie terrestre » (p. 928). « Ce qu’a pu être la raison profonde de cette modification critique reste encore voilé dans l’obscurité. Le poids croissant du corps semble avoir joué un certain rôle dans ce changement. » (p. 1041). Précisément comme le gorille pesant qui se déplace principalement sur le sol. « Les facteurs qui ont augmenté le poids du corps sont difficiles à apprécier. Il est possible que les glandes endocrines aient joué un certain rôle dans ce changement. » (p. 1041). Il faut remarquer que ce n’est pas là une explication véritable, parce que reste le problème de savoir pourquoi les glandes en question sont entrées en action. En tout cas, continue-t-il, une nouvelle voie a été ouverte de ce fait : « Le mécanisme fondamental destiné à élargir les limites de la sphère néokinétique était enfin assuré le néopallium s’est mis alors à extérioriser toutes ses ressources potentielles qui avaient été gardées si longtemps en réserve dans l’attente de l’arrivée de cet équipement manuel définitif » (p. 1042). L’auteur fait simplement allusion ici au changement de vie consécutif à l’établissement dans les plaines, avec toutes ses conséquences, sans apparemment se rendre compte que le pas essentiel doit encore être effectué à ce moment-là.

Pourtant, ailleurs, il montre bien l’importance de la main : « Ce sont les exploits de ses mains qui ont fait progresser l’homme. » (p. 775). Certains voient, dit-il, la cause du progrès de l’homme dans le développement du cerveau, d’autres, dans la locomotion debout, et d’autres encore, dans la parole. Cependant, pour lui, la chose principale, c’est la structure du corps qui est « la mieux adaptée à l’extériorisation des énergies neurales du cerveau. Un instrument aussi flexible que la main humaine semble remarquablement adapté à ces fins. Avec le cerveau pour diriger son action, pour développer son utilité, avec la position debout pour donner un champ encore plus libre à son jeu, avec la parole pour rendre ses réalisations communautaires, pour introduire les bénéfices de la coopération, la main humaine est devenue le passe-partout ouvrant toutes les voies qui traversent le nouveau et veste domaine du comportement humain. » (p. 776). Qu’il soit encore resté un problème, le problème réel de l’origine de l’homme, et que la main n’ait pu faire ceci qu’en maniant l’outil, cela n’est pas exprimé ici.

Le développement du cerveau comme cause essentielle de l’origine de l’homme est indiqué expressément par Elliot Smith. « Je me suis efforcé de faire ressortir le fait incontestable que l’évolution des primates et l’émergence du type spécifiquement humain d’intelligence s’expliquent essentiellement par une croissance et une spécialisation continues de certaines parties du cerveau. » Ainsi donc, le singe et l’homme sont ici considérés comme allant ensemble. « L’homme a émergé non pas du fait de l’intrusion brusque d’un nouvel élément dans la structure physique du singe ou dans l’agencement de son esprit, mais du fait de l’aboutissement des processus qui ont agi selon la même manière dans la longue lignée de ses ancêtres depuis le début de l’ère tertiaire. » (p. 70). De ce point de vue, ses explications sont pleines de spéculations intéressantes sur les fondements biologiques qui ont rendu possible la naissance de l’homme. « Sous la conduite de la vision, les mains furent capables d’acquérir de l’adresse dans l’action et accessoirement de devenir les instruments d’un discernement tactile de plus en plus sensible, qui a réagi à son tour sur les mécanismes moteurs et a rendu possible l’obtention de degrés encore plus élevés d’adresse musculaire. » (p. 112). « Cet instrument manuel était plastique, et il pouvait s’adapter à presque tous les objectifs que le cerveau lui assignait. » (p. 160). « La dextérité manuelle implique l’expérimentation et le processus d’apprentissage des propriétés des choses et des forces du monde. » (p. 161). Ce que l’homme doit accomplir grâce à l’ « habileté » et la « dextérité » de ses mains, c’est-à-dire travailler, manier des outils, n’est naturellement pas mentionné ; une seule fois, un peu plus loin (p. 161), il est question de cricket, de tennis et de golf. Au lieu du travail destiné à subvenir à la vie, c’est la curiosité qui apparaît comme une force motrice : « [...] cette vision plus complète des objets du monde extérieur a stimulé la curiosité de les examiner et de les manier (p. 153). La parole, elle non plus, ne pose pas de problème. « Quand il devint possible pour l’individu de distinguer nettement un objet d’un autre et d’apprécier ses multiples propriétés, le temps était venu où le processus consistant à le nommer a acquis une valeur biologique bien déterminée [...] En d’autres termes, une fois qu’il devint possible de reconnaître un objet particulier, il devint utile d’inventer une étiquette pour lui. Les ancêtres de l’homme étaient déjà munis des instruments musculaires de la parole et de la capacité de les utiliser pour l’émission d’une variété de signaux [...] » (p. 154). « Tout ce dont l’homme a eu besoin pour faire fonctionner ce mécanisme compliqué en vue de ce nouvel objectif, c’est de pouvoirs accrus de discrimination pour apprécier l’utilité de communiquer plus étroitement avec ses congénères et pour inventer le symbolisme nécessaire. » (p. 103). En bref, lorsque l’intellect s’est accru suffisamment pour se rendre compte du bénéfice de la parole, l’homme se mit à parler. Bien que l’on ne puisse pas dire que ce simple énoncé du processus soit incorrect, la somme de vérité qu’il renferme ne permet pas de frayer la voie à une meilleure compréhension du problème ; les forces agissantes réelles demeurent hors du champ de vision.

Chez Judson Herrick, lui non plus, dans les lignes de la page 83[66] que nous avons citées, il n’est fait aucune distinction entre l’homme et le singe, du point de vue de leurs réactions ; ils sont tous les deux ensemble opposés aux mammifères inférieurs. « Dans une situation similaire, complètement inconnue, un singe et un homme apparemment de la même manière [...] Il est vraisemblable que l’homme s’arrête un moment et attende qu’une « inspiration » lui donne l’orientation nécessaire. Celle-ci peut se produire instantanément ou bien il se peut que l’homme (ce n’est pas certain pour le singe) y réfléchisse de façon méthodique, en effectue une analyse mentale et « se la représente » ». (25, p. 228). Ici, en quelques mots, sous forme de doute, il est fait une différence plus quantitative que qualitative. Dans un court résumé, il illustre l’origine de l’homme dans les termes suivants : « Quand un primate arboricole est descendu de son abri situé dans la cime des arbres, il a dû se protéger par la dissimulation, par l’acquisition d’une grande force, ou par son intelligence [...] Les deux premières méthodes n’eurent guère de succès dans les conditions modernes. La plupart de ceux qui les essayèrent ont maintenant disparu mais l’intelligence a survécu. C’est grâce à l’association d’un bon cerveau et d’une main façonnée pour fabriquer et utiliser des outils que l’homme primitif a fait son apparition. (p. 162). Ici, les outils sont mentionnés. L’intelligence, dans sa forme spécifiquement humaine, est regardée ici clairement comme pour ainsi dire identique au bon cerveau, dans lequel, ainsi que nous l’avons vu, le neurologue n’est capable que de découvrir un progrès quantitatif. Si nous considérons que, même maintenant, la propagande et l’acceptation générale du darwinisme simple, qui postule la continuité du développement de l’animal à l’homme, rencontre des difficultés, l’on peut comprendre que les biologistes ne focalisent pas facilement leur attention sur la différence qualitative fondamentale entre le singe et l’homme, et que l’origine de l’homme, en tant que problème spécifique, ne passe pas au premier plan.

38. C’est en s’écartant de cette manière neurologique de voir le problème que l’anthropologue allemand Hans Weinert[67] trouve l’origine de l’homme dans la seule et spécifique découverte du feu[68] . « On peut aussi maintenant expliquer rationnellement quand, pourquoi et de quelle manière, l’homme a bifurqué alors, au commencement de la période glaciaire, de la branche des chimpanzés appartenant au tronc des primates. La seule caractéristique absolument différente de développement entre l’homme et l’animal réside dans l’emploi conscient du feu. Jadis, dans un obscur passé, peu avant ou au début de la période glaciaire, cette découverte a nécessairement été faite – et ce fut l’heure de la naissance de l’humanité. »[69] . Il est bien connu que le feu est, de temps à autre, offert par la nature elle-même, par la sécheresse, par la foudre ou par une éruption volcanique. L’homme primitif n’a eu besoin que de vaincre sa timidité et sa peur héritées du monde animal pour apprendre continent l’entretenir et l’utiliser, tout d’abord et surtout comme moyen pour se protéger des bêtes de proie, et comme point de rassemblement pour la tribu. « Le feu le chauffait et le protégeait de ses ennemis ». Les autres capacités des hommes découlèrent alors de lui, parce qu’il exigeait que, sans interruption, on lui apporte du combustible et on lui porte attention pour qu’il continue à brûler. « Mais en outre le feu exigeait de la surveillance et du soin [...] Il créa assurément pour la première fois le concept antérieurement inconnu du travail [...] Mais le travail signifie l’action, avec la conscience de ce pourquoi l’on travaille. » (Weinert, 50, p. 64). Voici une bien curieuse opinion ; ce scientifique imaginait donc que, avant que le feu ne soit connu, l’homme primitif passait son temps à paresser et qu’il n’avait rien à faire. Qu’il est loin de la réalité de la vie pratique en ne se rendant absolument pas compte que l’homme ne pouvait assurer ses moyens d’existence que par un travail constant et que, certainement, la vie de l’homme primitif consistait en des efforts continus et pénibles pour chercher de la nourriture et pour se défendre contre les bêtes de proie, en particulier dans les dures conditions qui prévalaient durant la période glaciaire. La vision idyllique de Klaatsch (p. 106), dans laquelle l’homme primitif est décrit comme se promenant parmi les animaux sans défense tandis qu’ils se pressaient sans peur autour de lui – ainsi que les marins du XVII̊ siècle parmi des essaims de dodos et de pingouins –, et comme prélevant et tuant autant d’animaux qu’il le désirait, est par trop contradictoire avec ce que nous connaissons de la vie des animaux pour être considérée comme une relation scientifique. Ce que Grosse[70] a écrit au sujet des conditions des « peuples chasseurs inférieurs » correspond certainement beaucoup plus à la réalité : « Le rendement de la chasse et de la cueillette est somme toute si maigre et incertain qu’il ne préserve souvent même pas des privations les plus rigoureuses. » (p. 36).

Mais le meilleur est encore à venir. « Mais peut-être que l’idée prométhéenne ne fut pensée, en tant que véritable invention, que d’un seul coup, de sorte quelle a pu continuer à exister même lorsque le premier feu s’était éteint depuis longtemps dans la main de l’homme. » (Weinert, 50, p. 66). Ce que Weinert veut dire par là apparaît un peu plus loin : « de même, le langage articulé conscient demeure une grande ligne de démarcation entre l’animal et l’homme. Et si nous imaginons alors comment le chef d’un groupe d’êtres proches des chimpanzés, qui a découvert le sens de l’utilisation du feu, ou du moins qui l’a comprise, doit maintenant s’efforcer de faire comprendre la valeur de cette découverte aux autres membres de la troupe, cela ne peut plus se faire avec des gestes ou des grimaces. Un être, qui, de lui-même, est déjà habitué à faire usage occasionnellement de sa voix, parviendra nécessairement maintenant à rendre intelligible aux autres, grâce à des mots, des choses abstraites, telles que celles que les relations avec le feu présentent. » (p. 68). Il ne sera pas nécessaire de soumettre à une critique détaillée cette application naïve du principe du chef à un homme des temps primitifs – c’est le chef qui non seulement invente le feu, mais c’est lui aussi qui invente la pensée abstraite et le langage ! Même si nous pouvons attribuer beaucoup de choses à la brièveté d’une esquisse dans une explication de semi-vulgarisation, il y a ici un manque trop flagrant de prise de conscience scientifique de la connexion des choses, et de leur développement graduel.

L’importance de la découverte et de l’usage conscient du feu, en tant que phase dans la première évolution de la race humaine vers un dépassement des animaux – ce qui est correctement pris en compte par Weinert – ne saurait être surestimée. Mais elle est inséparable de l’emploi des outils. Les mains, qui osent pour la première fois se saisir d’un morceau de bois brûlant et le transporter ailleurs, avaient certainement été habituées depuis longtemps à manier des morceaux de bois qui ne brûlaient pas, de même que d’autres objets. Même là où le feu est fourni par la nature, le maniement d’instruments pour le traiter, le conserver, ou le transporter, est nécessaire, de peur qu’il ne disparaisse, éteint par d’autres influences naturelles. C’est ainsi que, chez de nombreuses tribus primitives, il est habituel d’utiliser des pots en terre ou des bâtons de bambou creux pour y transporter le feu. Le feu ne devient ensuite une possession assurée que lorsque l’homme devient capable de le faire lui-même ; et, à cette tin, l’emploi d’outils était requis. Il ne sera pas facile de dire si le premier feu artificiel fut provoqué par la rotation rapide d’un morceau de bois pointu dans le creux d’un autre morceau de bois (cette opération a été très longtemps conservée comme une cérémonie sacerdotale par les peuples primitifs) ou par les étincelles volantes produites par le frottement de morceaux de silex. Le facteur essentiel a toujours été ici l’initiative active déployée par l’homme. De même, le développement de ses autres capacités, du langage et de la pensée, a été un processus de son activité réelle dans les efforts et la lutte pour la vie. Et cela fait une grande différence, pour ce qui concerne l’intensité des forces qui ont été déployées alors, de savoir si elles ont été mises en action par une utilisation simplement passive d’un moyen présenté accidentellement par la nature, ou bien grâce à son travail provenant de son activité personnelle, grâce au pouvoir créatif de l’action personnelle et de l’invention personnelle.

39. Naturellement, il n’existe guère de vestiges tangibles de cette première période de l’origine de l’homme, vestiges qui pourraient servir de données expérimentales pour notre connaissance. Mais ils existent effectivement pour les périodes suivantes du développement ultérieur, et ils consistent principalement en instruments de pierre et en restes fossilisés de l’homme lui-même, tels que des os et des crânes. Les premiers manquent pour la période la plus reculée des temps primitifs. Il y a un désaccord au sujet des éolithes de Rutot[71] et de Moir[72] du pré-chelléen[73] pour savoir s’ils ont été façonnés par le travail de l’homme, ou bien s’ils ont été simplement choisis et utilisés ainsi taillés et écaillés par des causes naturelles. Naturellement, une période de pierres non travaillées par l’homme a dû précéder la période de pierres travaillées ; et il va de soi que nous sommes incapables d’affirmer avec certitude si elles ont été utilisées par l’homme.

Il en est différemment avec les restes fossiles de l’homme lui-même. Il n’y a cependant que peu de vestiges des formes intermédiaires entre l’ancêtre simiesque le plus hautement développé (le dryopithèque[74] ) et l’être humain le plus primitif, qui jetteraient un pont entre les quatre phases intermédiaires ou plus de céphalisation. Étant donné qu’ils n’ont été découverts que tout récemment, nous sommes en droit d’espérer en obtenir davantage grâce aux recherches soigneuses qui seront faites. Le plus ancien devra donc illustrer particulièrement le développement du corps humain en tant qu’origine biologique de l’homme. L’on peut probablement considérer que c’est le cas de l’australopithèque[75] de Taungs[76] et de Sterkfontein[77] , dont le poids du cerveau est estimé à 450 grammes, une céphalisation faible, à peine supérieure à celle du singe, tandis que la denture montre déjà des caractéristiques humaines. D’autre part, le pithécanthrope[78] et le sinanthrope[79] , qui ont un cerveau pesant respectivement 900 et 990 grammes, ne sont qu’à une petite étape de céphalisation en dessous de l’homme. On devra compter ici avec la possibilité de trouver les premières traces des caractéristiques essentiellement humaines.

Les moulages de l’intérieur du reste du crâne du pithécanthrope, sur lequel les sillons et les replis de la surface du cerveau sont à peine visibles, nous fournissent quelques indications sur la structure du cerveau. Tilney déduit du lobe frontal fortement développé un développement spirituel déjà considérable. Le lobe frontal apparaît comme une partie particulièrement frappante de l’hémisphère. Il est remarquable en particulier en raison de sa grande taille et de ses circonvolutions prononcées. (p. 872). « L’homme de Java doit avoir possédé des capacités accrues de raisonnement adapté. » (p. 875). Mais la certitude de cette conclusion est, outre ce qui a été remarqué au § 18, diminuée par son affirmation précédente. La position et la disposition du sillon de Rolando (la limite du lobe frontal) attribuées au cerveau du pithécanthrope dépendent davantage de la déduction et de l’analogie que des indications réelles sur le moulage. (p. 871). De plus, il existe une asymétrie dans ces circonvolutions. « Le lobe gauche de l’homme de Java[80] est légèrement plus grand que le droit, ce qui est probablement un indice d’unidextérité » (p. 874). « Il est probable que, dans sa dextérité manuelle, il était droitier ; du moins, la taille plus grande de son lobe frontal gauche suggère que son cerveau avait choisi une seule main comme représentant principal pour l’extériorisation de ses activités. C’est en soi un caractère distinctement humain. » À l’inverse de cette opinion, son collègue britannique Elliot Smith déduisit (à partir du sulcus lunatus nettement droitier) l’exact contraire : « Il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que cet être humain le plus anciennement connu était aussi gaucher. » (p. 184).

Le problème soulevé par la conclusion suivante de Tilney est d’une plus grande importance : « Mais la proéminence de sa circonvolution frontale inférieure suggère fortement qu’il ait ajouté un avantage suprême à l’équipement moteur de la vie animale. Il a appris à parler – à communiquer par le langage verbal. » (p. 875). Cette opinion n’est cependant pas acceptée par des neurologistes plus circonspects. C’est ainsi que Ariëns Kappers affirme : « Rien ne peut être dit à propos d’un développement particulier de la subregio fiontalis inferior gauche de Brodmann (qui contient le centre de la parole chez l’homme) chez le pithécanthrope ; et plus loin : Nous n’avons aucune preuve morphologique pour tenir comme établi le développement particulier de l’operculum frontale et du centre de la parole dans l’hémisphère gauche. » (p. 225, 228). Pour d’autres raisons, par exemple à partir de l’extension considérable (« l’expansion soudaine ») du champ d’association situé près des lobes temporaux, Elliot Smith pense que nous pouvons conclure à une compréhension du symbolisme des sons, et donc aussi à une capacité de parole. « Le membre le plus primitif de cette famille avait déjà acquis une espèce de langage » (p. 172). Il semble effectivement qu’il soit permis de douter de la force de conviction de ces preuves.

Dans le cas du sinanthrope, un grand nombre de crânes ont été d’abord découverts gisant ensemble, et cela a donné naissance à des théories sur les cérémonies rituelles, théories qui ont été cependant abandonnées quand, ultérieurement, d’autres parties du squelette ont été mises au jour. Dans la même couche, on a trouvé un certain nombre de pierres grossièrement taillées, ainsi que du charbon de bois et d’autres traces de feu. « Les traces de feu artificiel sont si nettes et abondantes qu’elles n’ont besoin que d’être mentionnées sans autre démonstration. » (Davidson Black, 10, p. 109). Certains spécialistes, tels que par exemple l’anthropologue français M. Boule[81], ont exprimé un doute sur le fait de savoir si ces vestiges de culture et les crânes allaient réellement ensemble, ou si les crânes étaient trop primitifs pour appartenir à ceux qui avaient manié les pierres et le feu (cf. Davidson Black, « Fossil Man in China »[82] , p. 134). Cela ne pourra pas être établi tant que d’autres vestiges ne seront pas découverts[83] .

À partir d’un moulage effectué sur l’intérieur de l’un des crânes, Black conclut que ce sinanthrope était droitier et avait la capacité de parole : « Une étude du moulage endocrânien du sinanthrope a fait apparaître clairement que le cerveau de cette forme était dans tous ses traits essentiels un cerveau typiquement humain. Il est en outre probable que le sinanthrope était droitier et avait développé le mécanisme nerveux affecté à l’élaboration du langage articulé. » (ibidem p. 113). Seulement « probable » car, quelques pages auparavant, il était dit qu’une discussion détaillée du point de vue de la « neurologie anthropologique » n’avait pas encore été rendue publique. Malgré tout, du point de vue de la céphalisation, le fait d’être au niveau du pithécanthrope, ou du sinanthrope, en raison des caractéristiques du crâne, est considéré le plus souvent comme étant déjà une transition vers l’homme de Neandertal[84] plus récent. Étant donné les couches géologiques dans lesquelles les vestiges découverts étaient noyés, on fixe habituellement l’âge du pithécanthrope et du sinanthrope à quelque chose près entre 500 000 et 300 000 ans, ce qui correspond, du point de vue des périodes climatiques, à la seconde ou à la première période glaciaire, ou bien à la période plus chaude intermédiaire ou suivante.

40. Évidemment, nous ne possédons aucune donnée empirique sur les autres caractéristiques humaines de ces premières formes de l’homme, telles que leur vie spirituelle et leur langage. Naturellement, leur pensée logique et leur langage, au cours de ces premières centaines de milliers d’années, avaient certainement un caractère primitif qui est largement au-delà de ce que nous pouvons imaginer ; nous ne possédons aucun point de comparaison pour ce premier éveil. On a pensé, en particulier chez les philologues, que les types inférieurs de races humaines qui nous sont connues, avec leur mode de vie, leur façon de penser et de parler, pourraient servir, bien qu’au prix d’une certaine extrapolation, d’exemples pour l’homme primitif originel. Mais, contre cela, le linguiste français Delacroix[85] a lancé depuis longtemps un avertissement : « Le linguiste n’a jamais affaire qu’à des langues très évoluées, qui ont derrière elles un passé considérable dont nous ne savons rien. » (p. 128). Et encore : « On a renoncé à rien demander aux sauvages. Leurs langues ont une histoire. Ils ne sont pas des primitifs, elles ne sont pas primitives. » (p. 139).

Ces dernières années, une théorie particulière a fait son apparition, parmi d’autres vigoureusement défendues par le linguiste hollandais Van Ginneken[86] (La reconstruction typologique des langues archaïques de l’humanité). Cette théorie postule que l’homme premier possédait seulement un langage de signes, et non un langage de sons : « Le langage par gestes est le premier langage naturel de l’humanité » (p. 145). Elle se fonde principalement sur l’importance et la large extension du langage par gestes parmi les peuples primitifs, c’est-à-dire non civilisés, les plus différents, ainsi que l’ont constaté Lévy-Bruhl[87] et d’autres. Il y a des gestes qui sont instinctivement compris par tous, et qui sont utilisés par les explorateurs comme premier moyen de compréhension avec des peuples étrangers. Dans le cas présent, cependant, cela concerne un système beaucoup plus élaboré de gestes avec les mains et de postures du corps, dans lequel, grâce à une combinaison de signes correspondant à des concepts simples, une grande richesse d’idées peut être représentée. Il sert de moyen de relations entre les indigènes en Australie et en Afrique. Les Peaux-rouges[88] de différentes tribus, qui ne comprenaient pas le langage par sons des autres, pouvaient de cette manière converser pendant des heures entre eux. Frank Cushing[89] a découvert un système de gestes pour des relations mutuelles, en usage chez les Zunis[90] , qui était étroitement associé avec leur travail en commun ; il a symbolisé ce système par le terme de « concepts manuels ».

Doit-on alors conclure, de cette coexistence générale entre le langage par sons et le langage par gestes, que ce dernier a nécessairement précédé le premier ? Qu’un langage par gestes soit plus primitif qu’un langage parlé n’implique pas qu’il ait été le premier langage de l’homme premier primitif. Il nous faut considérer ici qu’il existe deux sens du terme primitif, que l’on confond souvent. C’est contre cette confusion que Lévy-Bruhl lui-même a vigoureusement protesté ; dans son « Herbert Spencer lecture »[91] , il désigne ce terme comme « un mot malheureux », parce qu’il provoque l’idée fausse selon laquelle, du fait de ce nom, on indiquerait que ces hommes sont encore tout près, ou du moins beaucoup plus près que nous, de la condition originelle des sociétés humaines, et que, dans le monde actuel, ils représentent ce que furent nos ancêtres les plus éloignés (29, p. 26). Par ce mot, Lévy-Bruhl ne désigne pas ces ancêtres ; l’homme originel, l’homme « primitif » au sens étymologique, nous l’ignorons, et nous avons peu de chances de l’apprendre jamais. Ce qu’il veut dire par « primitif » correspond à ce qui était antérieurement appelé « sauvage » : des hommes qui, en fait, ne sont pas plus « primitifs » que nous, mais qui appartiennent à des sociétés dites inférieures ou peu civilisées (29, p. 7). Voilà ce que déclare à juste titre Lévy-Bruhl. Naturellement, les gestes et les sons ont tous deux joué un rôle comme indications dans les temps les plus reculés, ainsi qu’ils l’ont fait chez les animaux, et ainsi qu’ils le font encore maintenant chez nous-mêmes ; mais ils ne constituent pas un langage. Concernant le langage par gestes : ne serait-il pas beaucoup plus évident de voir dans son usage intensif un moyen tardif de relations mutuelles là où, du fait d’une différenciation de grande envergure du langage par sons et de nombreux milliers d’années de migrations, des races aux langages les plus variés ont été complètement mélangées ? Au lieu de la forme la plus primitive, il pourrait donc être, au contraire, dans cette forme évoluée, un produit du développement de la parole humaine qui était déjà très avancé. En outre, quand on laisse supposer que les nombreuses traces de ce langage par gestes dans les périodes cultivées récentes sont des vestiges des temps préhistoriques (comme par exemple les pythagoriciens silencieux), il faudrait alors considérer que ces temps préhistoriques se situaient déjà à la suite de nombreuses centaines de siècles de développement de la culture et du langage.

Mais la théorie proposée par Van Ginneken a une portée plus large. Il a affirmé que la première forme de langage par sons a consisté en « clics », produits en aspirant de l’air, que ceux-ci ont été ensuite remplacés par des mots constitués de consonnes, formés durant l’expiration, et que ces derniers à leur tour ont été complétés en y intercalant diverses voyelles. Des non-linguistes ne peuvent évidemment pas exprimer une opinion sur cette théorie. Les langages par gestes sont donc supposés avoir précédé les langages par « clics ». Il affirme que la première reproduction écrite, sous forme de hiéroglyphes, a nécessairement trouvé son origine dans le langage par gestes. Ces hiéroglyphes ne sont pas simplement des images de choses mais principalement de postures et de gestes. Ceci est clairement reconnaissable dans l’écriture chinoise originelle. Comme c’est généralement connu, les caractères chinois (les signes écrits) ne représentent pas des mots ou des sons, mais des concepts, de sorte qu’ils sont lus différemment dans des provinces ayant des langues différentes, mais qu’ils sont compris par tous de la même façon. Ils constituent un langage commun pour une grande aire culturelle, lequel peut être seulement écrit, ou plutôt peint, et non parlé. D’autres peuples cultivés, qui ont élargi leur empire, ont imposé leur langue, en tant que langue commune, sur des peuples englobés dans leur sphère d’influence. Les mandarins qui gouvernaient la Chine se contentèrent cependant d’avoir un moyen écrit de relations. Mais ce fait est interprété différemment par Van Ginneken, en accord avec le linguiste chinois Tchang Tcheng-Ming[92] : les caractères, dans les anciens textes, n’étaient pas prononcés du tout ! La parole n’arriva que beaucoup plus tard. « Jusqu’ici, dans tous les caractères chinois, il n’y a pas l’ombre d’une langue orale ou de signes acoustiques. S’il y avait eu une langue orale, ou des mots-clics, nous en aurions trouvé quelque vestige. » (p. 104). Arrivés à ce point, on est en droit de se demander à quoi ces vestiges pourraient-ils bien ressembler.

Il en est de même pour les langages écrits en Égypte et en Mésopotamie, où, au début, les signes étaient des hiéroglyphes illustrant des choses et des postures. Ce n’est que plus tard, dans des formes simplifiées telles que l’écriture cunéiforme, qu’ils acquirent des valeurs acoustiques et représentèrent des sons, et que par conséquent ils devinrent des syllabes ou des lettres. Ceci est expliqué ici de telle manière que le langage parlé naquit seulement dans cette dernière période, et que toutes les relations humaines antérieures à cette époque consistaient en des gestes. « Notre revue a donc donné le résultat assez remarquable que tous les systèmes d’écriture que nous connaissons dès leur commencement, suivent, dans leurs trois premières périodes, entièrement le modèle d’un langage par gestes, lequel est donc antérieur aux hiéroglyphes. Et ce n’est évidemment qu’avec l’aide, et par le soutien des langues hiéroglyphiques qui possédaient déjà un lexique, une grammaire et une syntaxe, que, dans les civilisations avancées, moyennant les clics interjectionnels, les langues orales ont apparu [...] »,... » (p. 123). « Or notre revue vient de montrer que les langues orales n’apparaissent dans l’histoire de l’humanité qu’environ en l’an 3500 avant J.-C. Au plus tôt. » (p. 124).

Pour tirer une conclusion aussi capitale, l’argument et le matériau semblent être plutôt faibles, pour ne pas en dire plus. Il faudrait des raisons beaucoup plus rigoureuses pour faire croire que la race humaine, depuis son début et au cours de son développement, est restée muette, dans ce sens qu’elle a été dans l’incapacité de parler, pendant des centaines de milliers d’années, et que seulement tout récemment, à la naissance de la civilisation, les langages parlés ont fait leur apparition ; et ce malgré le fait, à en juger par nos parents animaux les plus proches, que nos ancêtres étaient capables de produire différents sons. De plus, si les langages parlés des peuples civilisés ont trouvé leur origine dans et par le langage écrit, d’où sont donc provenues les nombreuses langues des peuples non civilisés ? Nous pouvons être sûrs que les deux opinions les plus opposées – que le pithécanthrope aurait déjà parlé, et que l’homme hautement évolué, à une étape ultérieure, n’a pas pu parler que peu avant la naissance de la civilisation – sont des assertions qui dépendent plus de la fantaisie enthousiaste que des preuves irrécusables.

X. Le principe du progrès

41. Ce qui distingue l’homme des animaux, hormis les points qui ont déjà été discutés ici, c’est son développement, c’est son progrès. Il est la seule espèce animale qui, depuis le tout premier moment de sa naissance, a changé sans cesse, et qui, au cours d’un processus continu, est devenu un être différent. Le développement existe également dans le monde animal ; mais ici de telle manière que de nouvelles espèces ont fait leur apparition tandis que les anciennes ont disparu. Chaque espèce est toujours restée pratiquement inchangée pendant toute sa période d’existence qui a duré des centaines de milliers ou peut–être de millions d’armées ; pour une espèce animale, il y a la naissance et la mort, mais il n’y a pas d’histoire. Seul l’homme a une histoire continue. Son histoire est celle d’une marche en avant et d’un déploiement constants, à une allure de plus en plus rapide. D’un point de vue géologique, cette histoire ne couvre qu’une très courte période. « Et alors, il y a environ 80 000 ans, pour ainsi dire hier, un nouvel objet, un outil [...], une pierre façonnée par et pour la main humaine, et un nouvel animal parlant par sons et s’exprimant avec la voix[93] . » (Sherrington, p. 18). Si l’on transcrit ces événements sur une échelle des temps réduite, alors quelques décennies, pour l’évolution du monde animal, et quelques semaines, pour l’origine corporelle de l’homme, auraient précédé ce jour unique, tandis que la civilisation serait seulement née il n’y a pas plus d’une heure, et que la transformation industrielle de l’homme et de la terre du siècle dernier n’aurait pris qu’une paire de minutes. Avec la naissance de l’espèce animale homo sapiens, c’est un nouveau principe qui a fait son apparition dans le monde. Elle a introduit, à la place d’un développement biologique lent, au travers de la genèse d’espèces sans cesse nouvelles, un développement rapide, qui voit sa vitesse croître de manière exponentielle, à l’intérieur de cette espèce permanente.

D’où vient ce nouveau principe ? Nous pouvons immédiatement nous apercevoir qu’il tire son origine de la possession d’outils, Le grand changement a été constitué par le remplacement de l’organe animal par l’outil humain. Tous deux servent le même but, c’est-à-dire de permettre à l’être vivant d’assurer sa nourriture et sa vie, et de poursuivre la lutte pour la vie. Darwin a montré que, dans cette lutte pour la vie, les spécimens les plus faibles, qui sont mal adaptés à l’environnement, ont été exterminés, et que les plus capables, qui sont les mieux adaptés, ont survécu et ont transmis leurs meilleures qualités à leurs descendants. Les plus aptes, ce sont les mieux équipés ; ce qui est sélectionné et ce qu’ils transmettent, c’est leur équipement, c’est l’appareil avec lequel ils poursuivent la lutte. Ils luttent avec leurs organes, en utilisant l’excellence de leur nez et de leurs dents, de leurs yeux et de leurs pattes. La lutte a lieu entre les organes, et ce sont les meilleurs organes qui gagnent. Ce qui est amélioré et développé dans cette lutte, par l’élimination des moins adaptés, ce sont les organes essentiels dont la vie a besoin. Dans le cas de l’animal, ces organes font partie du corps ; ils sont soumis aux lois biologiques de l’hérédité et de la variation. C’est pourquoi, ils ne peuvent se modifier et s’améliorer qu’avec la lenteur tout juste perceptible qui est imposée par ces lois. Si ces organes se sont modifiés de manière essentielle, l’animal est devenu entièrement une nouvelle espèce.

Dans le cas de l’homme, ces organes sont devenus des outils, des choses mortes qui ne font pas partie du corps, et qui peuvent être rejetées à tout instant et remplacées. L’homme mène le combat pour la vie avec des outils (ainsi que nous l’avons fait remarquer précédemment, les armes sont aussi des outils) ; la lutte a lieu entre les outils, et ce sont les meilleurs outils et les meilleures armes qui gagnent. C’est l’outil qui est amélioré et développé dans cette lutte, laquelle sélectionne par l’élimination des moins adaptés. Ce développement n’est pas assujetti au corps, et il n’est donc pas soumis aux lois biologiques. La vitesse de développement de l’homme est égale à la vitesse avec laquelle de nouveaux outils peuvent être inventés et fabriqués. Le corps de ce fait, une fois qu’il est donné, avec la structure de son cerveau, sa main et son organe de la parole, reste le même. La lenteur du développement biologique, qui se compte en milliers de siècles, a été remplacée par la vitesse du développement technique, dont l’histoire s’écrit d’abord en centaines et en dizaines de siècles, puis en centaines d’années, et enfin en dizaines d’années. Du point de vue paléontologique et biologique, si nous ajustons notre regard à cette échelle des temps, nous observons sur la Terre une croissance graduelle de la vie animale et végétale qui se développe sous des formes de plus en plus nouvelles, riches, supérieures et parfaites, jusqu’à ce que, brusquement, le développement s’achève parce que, avec une vitesse stupéfiante, cette lignée simiesque s’élève au pouvoir divin et devient le maître de la terre.

Maître du monde en effet, car maintenant il peut prendre possession du monde entier. Chaque animal, du fait qu’il est doté de certains organes, est adapté à un certain mode de vie et à un certain environnement naturel, hors duquel il ne peut pas aller. L’homme, en prenant dans sa main diverses sortes d’outils, dispose de toutes sortes possibles d’organes. Avec l’aide de ces derniers, il peut s’adapter à tous les modes de vie dans n’importe quel environnement naturel. C’est ainsi qu’il a pu s’accommoder à tous les climats, et se déployer sur tous les continents ; en différenciant, en chaque lieu, ses outils, ses armes, son activité, sa nourriture, ses vêtements, et son mode général de vie, selon des conditions locales. Physiquement, il est resté pratiquement inchangé ; son adaptabilité réside dans sa possession d’organes artificiels, sous forme d’outils, qui se sont adaptés sans que le corps ait besoin de changer.

Le développement biologique des millions d’années précédentes est alors vraiment achevé. Grâce à la possibilité de différencier les outils, l’homme devient l’égal en pouvoir de n’importe quel animal ; mais, grâce à la possibilité de perfectionner les outils, il devient le supérieur en puissance de n’importe quel animal. En améliorant ses outils et ses armes, il les bat et il les soumet tous ; son degré supérieur de pensée l’emporte sur l’ingéniosité de l’animal, qui est par ailleurs si appropriée. Il peut exterminer ou épargner à volonté. Il peut domestiquer et cultiver, et, par la connaissance des lois biologiques, il peut régler le développement de nouvelles formes qui conviennent à ses besoins. C’est sa volonté qui décidera quels animaux et quelles plantes existeront sur la terre dans l’avenir. Le développement biologique libre et indépendant sur Terre est arrivé à son terme ; le règne de la nature laisse la place au règne de la culture.

Nous sommes habitués et enclins à voir dans cette situation tout le pouvoir de l’esprit humain. En effet, le pouvoir spirituel de l’homme s’est développé à des hauteurs de plus en plus grandes, en même temps que toutes ses autres qualités ; et cela est particulièrement ressenti par nous comme un pouvoir personnel actif : l’esprit gouverne l’outil. Cependant, cela ne devrait pas nous empêcher de voir que toute cette supériorité est liée à l’utilisation des outils. Sans ce moyen artificiel, si l’homme ne disposait que de ses organes naturels, il aurait été cantonné à un seul mode de vie donné, et à un seul environnement. Ses actions se seraient toujours bornés à suivre le même modèle et elles auraient été fixées de manière rigide par celui-ci, de la même façon que, chez les animaux, les actions et l’activité cérébrale sont limitées et fixées à l’intérieur de certaines frontières. Leur caractère limité ne doit pas être cherché dans leurs cerveaux – bien que ceux-ci soient moins développés, conformément à leurs besoins – mais dans leurs corps, étant donné qu’ils n’ont que des organes corporels à leur disposition.

42. Lorsque nous faisons une étude détaillée des ères préhistoriques de l’existence de l’homme, nous nous apercevons que le nouveau principe technique n’a pas pris immédiatement la place de l’ancien principe biologique. Entre les deux, il y a eu une phase intermédiaire à caractère mixte.

Pour pourvoir a notre besoin de connaissance concernant le développement durant la préhistoire, nous disposons des deux sources d’information que nous avons déjà mentionnées, à savoir les outils en pierre ainsi que les squelettes et les crânes qui nous ont été laissés par les êtres humains eux-mêmes. Les dessins n’y sont pas inclus car ils s’y ajoutent seulement dans une période récente. On constate un développement graduel dans les instruments, pendant lequel ils deviennent de mieux en mieux finis et différenciés ; ainsi, ils ont pu être classés en différentes périodes de culture successives. Ils ont été, provisoirement, identifiés aux périodes climatiques[94] au moyen des vestiges fossilisés de mammifères qui les accompagnaient ; mais beaucoup de chercheurs ne sont pas d’accord avec cette méthode. Le chelléen peut probablement être placé au même niveau que l’avant-dernière période interglaciaire, l’acheuléen avec la troisième période glaciaire modérée, le moustérien avec la dernière période interglaciaire et le début de la quatrième période glaciaire, l’aurignacien, le solutréen et le magdalénien avec la dernière période glaciaire. Dans ces trois dernières, appelées la période paléolithique supérieure, nous trouvons des dessins et des expressions d’art. C’est la fin du paléolithique ou de l’ancien âge de la pierre, la période des instruments en pierre travaillés mais non encore polis. Avec la fin de cette période glaciaire et le début du climat plus chaud, il y a d’abord une période intermédiaire, l’âge mésolithique ; et ensuite, sous peu, avec la fin du pléistocène, une nouvelle période survient, le néolithique ou le nouvel âge de la pierre, la phase culturelle des instruments en pierre polie.

Parmi les restes humains – après les anciens prédécesseurs que sont le pithécanthrope et le sinanthrope – , le plus ancien à être considéré comme un membre du genre homo est l’homme de Heidelberg[95] , dont nous ne possédons qu’une mâchoire inférieure. Puis, lors des périodes du chelléen[96] , de l’acheuléen[97] et du moustérien[98] , on a trouvé, dans des quantités considérables, des crânes et des squelettes de l’homme de Neandertal, homo neandertalensis. En raison de caractéristiques physiques particulières, il diffère de l’homo sapiens récent. Ces caractéristiques consistent en une conformation lourde et trapue, un crâne épais avec des structures osseuses puissantes au-dessus de l’orbite de l’œil (habituellement utilisées pour servir de support à des muscles lourds), un crâne au sommet aplati, un fort prognathisme du fait de mâchoires saillantes et d’un front incliné, un menton qui avance moins (quelque chose comme celui des Australiens), ce qui dénote, pense-t-on, une capacité encore imparfaite à la parole[99] . Mais le contenu de son crâne est aussi grand que celui de l’homme moderne ; en conséquence, ils ont le même degré de céphalisation. Lors du paléolithique supérieur, dans la seconde moitié de la dernière période glaciaire, cette espèce disparaît pour laisser la place à l’homme de Cro-Magnon[100] , qui possède toutes les caractéristiques externes de l’homme récent, et qui représente donc une race d’homo sapiens, « une race avec un cerveau apte aux idées, au raisonnement, à l’imagination, et plus grandement doté de sens artistique et d’habileté que n’importe quelle race non civilisée qui a jamais été découverte. » (Osborn, p. 272). Grâce à sa technique plus hautement développée, à ses meilleurs outils et armes – nous pouvons voir un archer parmi les peintures rupestres , et à son développement spirituel supérieur qui en dépend, il a probablement exterminé les hommes de Neandertal. D’autres races que lui ont encore existé ; et, plus tard, il a fait place à une nouvelle forme, celle de l’homme néolithique. Ainsi, lors du premier âge primitif, il n’y a pas eu qu’une seule espèce biologique dans laquelle le développement s’est produit. Conformément aux principes biologiques, différents genres et espèces d’hominiens (hominidae) sont nés, un processus qui a évidemment exigé des périodes couvrant des centaines de milliers d’années. Cependant, au cours de ces mêmes périodes et dans ces espèces, le premier usage des outils fait son apparition. À un certain moment, cet usage s’est transformé en une construction délibérée, qui a aussi impliqué probablement les premières formes de la parole, des rudiments de conscience, et un début de pensée humaine. Ces éléments sont alors devenus des moyens dans la lutte entre les groupes les mieux équipés et les groupes les moins bien équipés. L’espèce, qui avait été adaptée aux conditions plus rudes des temps reculés grâce à une membrure plus forte, a succombé devant la meilleure technique et le meilleur intellect de l’homo sapiens. Quand il est finalement resté, bien qu’avec différentes races, cette espèce unique, car la mieux équipée, un développement plus rapide des outils commença, dans une lutte mutuelle féroce, développement qui est maintenant la pure mise en œuvre du nouveau principe technique.

Grâce à la technique du polissage des instruments en pierre, dans la période néolithique, ces derniers acquièrent un tranchant et une force déjà comparables à ceux des époques récentes. Maintenant, ils se différencient sous des formes appropriées très diverses, et ils deviennent plus efficaces pour le façonnage du bois et de l’os en toutes sortes d’ustensiles, et en armes pour la chasse et pour la guerre. Maintenant, grâce à sa hache ainsi qu’à son arc et ses flèches, l’homme prend le dessus sur l’ours et le lion ; maintenant, les arbres peuvent être coupés et les habitations construites ; maintenant, les poteries apparaissent ; maintenant, la pensée se développe et devient plus inventive ; maintenant, les animaux sont domestiques et les plantes cultivées. C’est ainsi que se produisit la transition entre le premier et le deuxième stade de culture, parmi les trois que distingue Lewis H. Morgan[101] : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation[102] , dans son livre « Ancient Society »[103] . L’agriculture et l’élevage garantissent une vie plus facile et plus sûre que la chasse et la cueillette, et ils offrent un développement physique et une force plus grands : maintenant, pour la première fois, l’on peut dire que l’homme a quelque peu maîtrisé la nature. Quand ensuite la pierre, comme matériau pour les outils, est remplacée par le métal, qui est le matériau idéal pour les outils, car il est moins cassant que la pierre et aussi apte qu’elle à être façonné en une infinie variété de formes, la future voie d’un développement sans fin a été ouverte à la technique.

43. En ce qui concerne la pensée dans ces stades préhistoriques de culture, une comparaison avec les peuples non civilisés actuels peut fournir une certaine quantité d’informations. Alors que nous ne pouvons pas ou que nous ne pouvons guère conclure, à partir de ces peuples, quoi que ce soit sur l’état de l’homme premier, dans ses périodes initiales d’existence, nous pouvons apprendre beaucoup d’eux sur les conditions qui ont précédé la civilisation ; cette transition est le pas qu’ils n’ont pas franchi. Il est alors immédiatement évident que c’est non seulement la technique du travail, mais également, et encore davantage, l’organisation sociale, avec son fort sentiment communautaire, qui dominent la vie spirituelle. Car l’utilisation des outils agit comme une force à peine consciente, tandis que la communauté sociale occupe toute la conscience. La pensée des primitifs n’est donc pas simplement un faible commencement de la logique moderne, objective et stricte ; c’est un type de pensée différent, subjectif, une forme plus fantasque et émotionnelle de combinaison des phénomènes. Un rôle y est joué par le dédoublement de la personnalité dans la vie onirique, ainsi que par l’organisation socialement contraignante des forces puissantes de la vie sexuelle, et par la communauté de travail qui est garantie par un vigoureux sens du groupe. La vie spirituelle prend la forme de l’animisme, l’humanisation du monde ; toutes les choses ressemblent à l’homme, elles sont animées. Tant que la technique est la base subconsciente, et que la communauté sociale est la base consciente pour le monde de l’homme, cette manière de penser, dans ses nombreuses concrétisations, continue de déterminer sa vie spirituelle.

L’homme primitif ne peut pas se contenter d’avoir des concepts abstraits seulement sous la forme d’idées spirituelles ; ils concernent en effet trop fortement sa vie. Il les exprime avec des symboles-mots ; et souvent, le mot possède un pouvoir magique pour lui. Le besoin de les posséder comme quelque chose de plus tangible aboutit à leur identification à des choses, en tant que symboles permanents, présents à côté du mot fugace, symboles qui sont alors supposés être la source de ce pouvoir. C’est ainsi qu’apparaissent de nombreux objets de vénération, objets sacrés, accessoires de rites, ustensiles sacrificiels, totems, images, amulettes. Ils sont utilisés dans les actes rituels, dans les cérémonies et lors des fêtes, au cours desquels la relation entre l’homme et le monde environnant est exprimée dans des formes symboliques. Ceux-ci occupent une partie importante de son temps et de ses pensées, parce que, en eux, il s’affirme de façon active, au moyen d’offrandes votives, d’exorcismes, de la magie noire et de la sorcellerie, par la magie en général, ou par d’autres méthodes plus efficaces. C’est de cette manière que les relations, qui dirigent la vie de l’homme préhistorique aussi bien que celle de l’homme non civilisé ultérieur, en tant que pouvoirs spirituels mystérieux, sont transformées en une pratique tangible.

44. La transition vers la troisième période culturelle, celle de la civilisation, est habituellement supposée être liée à l’origine de l’écriture ; avec le début de l’histoire écrite s’achève la période préhistorique. Le langage, comme moyen de compréhension, de délibération et de coopération, à l’intérieur de la communauté, acquiert une force nouvelle et plus large d’expression. À côté du mot parlé et entendu, il y a maintenant aussi le mot écrit et lu, qui comble les distances, et qui fixe le son transitoire qui disparaît au moment même où il a été prononcé, sous forme de symboles-signes visibles durables. La main acquiert une nouvelle fonction ; à côté des outils qu’elle manie pour remplacer les organes animaux, il y a désormais le burin, la plume, le pinceau, que l’homme tient et dirige dans des mouvements minutieux, pour remplacer son organe de la parole.

De nouvelles connexions se développent nécessairement maintenant dans le cortex cérébral afin d’associer les sons avec les images visuelles. Ces connexions devront se développer entre le centre auditif et le centre de la parole d’une part, et les champs optiques d’autres part. Cependant, c’est très loin d’être ici un changement aussi important dans la structure du cerveau que lors de l’apparition de la parole. Les centres optiques du cortex avaient déjà une fonction complexe, héritée du monde animal, qui consistait à interpréter et à mettre en ordre les nombreux stimuli que l’œil, l’organe sensitif de la localisation le plus délicat, recevait du monde extérieur, afin de les transformer en actes efficaces. Ainsi, la vue, l’ouïe et la parole étaient déjà étroitement entremêlées dans les champs associatifs, et le dispositif de coordination des signes écrits visibles avec les symboles–mots était pratiquement prêt. Naturellement, il a exigé encore un exercice particulier de la part de la petite minorité de gens qui s’était spécialisée dans les fonctions intellectuelles ; mais il était comparable aux autres spécialisations dans la division du travail, telles que l’éducation des travailleurs de la mosaïque ou des fabricants de dentelles au délicat nuancement des couleurs. C’est seulement dans les tout derniers siècles, depuis que l’art de l’imprimerie ainsi que l’instruction générale ont transformé la lecture et l’écriture en une compétence répandue, que l’exercice et l’apprentissage des symboles visibles sont passés au premier plan, et sont devenus équivalents à ceux des symboles sonores.

La transition de l’animal a l’homme a consisté à remplacer les organes physiques naturels de travail par des outils artificiels, qui sont des objets morts et séparés du corps. En conséquence, en dehors de la main et de la bouche, un organe corporel, le cerveau, a reçu en particulier une tâche nouvelle et plus vaste pour laquelle un développement physique a donc été nécessaire. L’importance de l’introduction de l’écriture consiste maintenant dans le fait même qu’une partie de la fonction de cet organe naturel de la pensée, le cerveau, est aussi remplacée par un appareil-outil artificiel. On n’a plus besoin du cerveau comme d’un lieu de stockage de la connaissance, puisque cette tâche a été remplacée par les livres. Le travail manuel avec des instruments prend la place du travail cérébral. « L’on ne peut que méditer ici sur la grande révolution qui eut lieu lorsque le langage, jusqu’à présent limité à son organe propre, eut sa représentation dans le travail de la main » (Ch. Bell, p. 257, note). Cela signifie un énorme allégement pour le cerveau, grâce auquel il s’est rendu disponible pour d’autres fonctions. Cela implique aussi, en même temps, que l’homme civilisé a nécessairement perdu des capacités du cerveau, des capacités spirituelles, qui étaient encore possédées par l’homme préhistorique.

45. L’on croit souvent, en considérant l’accroissement de la connaissance et de la science, ainsi que de la compréhension et de la maîtrise de la nature, que le cerveau humain a progressé jusqu’à un degré de plus en plus élevé de perfection. C’est une illusion ; il est douteux que notre cerveau soit meilleur que celui de l’homme de Cro-Magnon de l’âge de la pierre. Nous avons seulement appris à l’utiliser de manière plus efficace conformément au développement de la technique et de la société.

Cela ressort également à l’évidence de la comparaison avec les peuples primitifs. Les récits effectués par de nombreux explorateurs qui ont vécu parmi les tribus sauvages nous apprennent que ceux-ci disposent d’une mémoire stupéfiante, presque incroyable, et qui surpasse de loin celle des peuples civilisés. Une fois qu’ils ont descendu une rivière ou traversé un bois, ils connaissent le chemin parcouru dans ses moindres détails pour toujours, sans faire d’erreurs par la suite. Ils ont assimilé les plus petits détails en faisant preuve de l’attention la plus vive ; un Européen ne remarque pas ces choses, mais il prend des notes sur sa carte. Les indigènes transmettent oralement de longs messages, qui ressemblent à des lettres, sur de grandes distances et après de nombreux jours, de manière fidèle, mot par mot. Les Australiens récitent de longues suites de chants, qui durent cinq nuits, dans une langue qui leur est inconnue, de manière exactement identique chez les différentes tribus, de sorte qu’elles ont dû être imprimées dans leur mémoire mot à mot. De nombreux exemples sont donnés par Lévy-Bruhl dans son livre « Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures » (p. 116-122). De la même façon, l’on sait que lors des périodes de transition qui ont précédé notre civilisation, des chanteurs emmagasinaient dans leur mémoire les sagas des temps anciens, et que des exorcismes compliqués et des formules légales étaient transmis du père au fils verbalement avec précision.

En contrepartie, nous trouvons chez ces peuples un manque d’aptitude logique pour la pensée abstraite. « Le moindre raisonnement tant soit peu abstrait leur répugne tellement qu’ils se déclarent tout de suite fatigués et qu’ils y renoncent. Il faut donc admettre que la mémoire supplée chez eux à des opérations qui dépendent ailleurs du mécanisme logique. Chez nous, la mémoire est réduite, en ce qui concerne les fonctions intellectuelles, au rôle subordonné de conserver les résultats acquis par une élaboration logique des concepts. Mais, pour la mentalité prélogique, les souvenirs sont presque exclusivement des représentations très complexes qui se succèdent dans un ordre invariable, » (Lévy-Bruhl, 28, p. 123). C’est le même phénomène que celui qui a été également observé dans leur langage ; la plus grande richesse du vocabulaire et la plus forte complexité de la grammaire, que nous avons mentionnées antérieurement, vont jusqu’à rendre tous les détails, toute la diversité, des relations particulières, au moyen de mots et de formes distincts, là où nous n’avons que quelques expressions générales d’ensemble. Pour notre concept « nous », le Cherokee[104] distinguer des dizaines de cas (moi et toi ; moi et un tiers ; moi, toi et un tiers ; etc. ), et le verbe possède soixante-dix formes personnelles de conjugaison là où le latin en a six et où nous en avons encore moins. Lorsque nous parlons d’un « arbre » ou d’« aller », ces langues ne possèdent pas ces noms généraux, mais de nombreux noms différents pour les sortes d’arbres, et les façons d’aller. Leur parole est complètement liée aux choses concrètes ; la totalité est produite en rendant la multiplicité détaillée de tous les cas distincts. Il en est de même avec leur pensée. L’emploi beaucoup plus intensif de la pensée abstraite est évité au prix élevé de l’incommodité. Cette richesse concrète de détails dans la pensée et la langue représente un stade ancien, moins développé, du travail de l’esprit, dans lequel la faculté d’abstraction n’a que partiellement accompli sa tâche.

46. Chez les peuples civilisés, c’est l’invention de l’écriture qui a effectué ce changement à une plus haute capacité d’abstraction. Tant que le mot, en tant que symbole du concept, a dû être conservé dans l’esprit lui-même, au moyen de la mémoire, il a dû rester limité à ce qui était indispensable pour la vie et le travail. La connaissance ne pouvait pas être accrue indéfiniment, parce que le cerveau ne pouvait pas tout retenir ; si un élément était contraint de laisser la place à un autre dans l’esprit, il disparaissait ; une fois oublié, il était perdu. Mais, dès que le mot et le concept ont pu être fixés physiquement, en tant que signes restant tangibles, c’est-à-dire visibles, ils ne pouvaient plus désormais être perdus, et la vie mentale a acquis une liberté beaucoup plus grande. Jadis, la pensée restait enfermée à l’intérieur d’un cercle donné ; puis, plus tard, elle a pu aller vagabonder dans des espaces illimités, sans danger que son contenu ne se perde. Ce contraste est indiqué par Lévy-Bruhl de cette manière : « Or, dans presque toutes les sociétés inférieures, nous trouvons cette mentalité fixe, arrêtée et à peu près invariable, non seulement dans ses traits essentiels, mais dans le contenu même et jusque dans le détail de ses représentations. La cause en est que cette mentalité, quoique non soumise à un mécanisme logique, ou plutôt précisément parce qu’elle n’y est pas soumise, n’est pas libre. Son uniformité est le reflet de l’uniformité de la structure sociale, à laquelle elle correspond et qu’elle exprime. » (28, p. 115). La dernière phrase attire notre attention sur le fait que l’organisation sociale est, elle aussi, en corrélation étroite avec le langage et la pensée ; l’essor de la civilisation montre, en dehors de l’origine de l’écriture, des changements radicaux dans la structure sociale que, naturellement, nous ne pouvons pas traiter ici.

Il y a ici une certaine analogie avec le cas de l’origine de l’homme. Autrefois, chez l’animal, la limitation de ses organes corporels maintenait ses actions enfermées à l’intérieur d’un certain cercle. Lorsque cette limitation a été supprimée parce qu’ils avaient été remplacés par des outils qui peuvent être reproduits et améliorés indéfiniment, un nouveau monde de possibilités de développement a fait son apparition. Ce qui a eu lieu alors avec le travail physique, se produit maintenant, à l’origine de la civilisation, avec le travail cérébral. Alors, la pensée est apparue – la perception des perceptions – ; maintenant, c’est la faculté de penser sur les pensées qui s’accomplit ; maintenant, ce sont la théorie et la science qui se font jour. Maintenant que le contenu de la pensée est devenu une chose tangible fixée, il peut devenir lui-même un sujet pour la pensée. Alors, à l’origine de l’homme, la masse vague, nébuleuse, d’expériences, un ensemble informe, a pris forme dans le mot ; celui-ci est devenu quelque chose, il a acquis de la netteté en tant que concept, il a pu être indiqué, communiqué, en tant que symbole-mot. C’est ainsi qu’il a permis à la pensée humaine de poursuivre son cours. Mais il n’a pas dépassé cet objectif de la vie pratique. Le son fugace disparaissait au moment où il était prononcé et avait accompli son but. Mais maintenant, le concept est fixé dans une image écrite ; d’un quelque chose seulement, un son qui était perdu, il devient un solide, une chose qui reste, un sujet de recherche. Maintenant que les concepts et les énoncés, qui concrétisent notre connaissance – ou peut-être notre manque de connaissance –, peuvent être vus par nos yeux corporels sous forme de mots écrits, ou plus tard imprimés, nous pouvons les étudier, les comparer, réfléchir sur eux, et les manier de diverses manières. À côté de la pensée sur des actions, arrive la pensée sur des mots, des concepts, des énoncés. La pensée ne se demande plus : que dois-je faire ? Elle affronte dorénavant la question : qu’est-ce que la vérité ? Maintenant, la connaissance devient théorie. En l’absence d’écriture, ni la philologie, ni la logique, ni l’épistémologie, n’auraient pu se développer. De manière analogue, la connaissance de la nature ne se serait pas élevée au-delà du niveau de quelques règles empiriques, et elle n’aurait pas pu se développer en une véritable science de la nature.

Cette science théorique devient en temps voulu une aide à la vie pratique. La première connaissance ordonnée de la nature a résulté de besoins techniques, ou plus généralement, du travail. Dans le cas où ce travail ne concernait pas directement la technique, la connaissance de la nature impliquée consistait à s’orienter dans un environnement naturel particulier. Ainsi, par exemple, le besoin de transport et de voyage, de la connaissance du temps pour la chasse et l’agriculture, donna naissance au premier savoir astronomique. Ainsi également, les connaissances biologiques et climatologiques ont été obtenues à partir de l’expérience pratique dans l’agriculture et l’élevage du bétail ; et les connaissances physiques et chimiques à partir du traitement des produits, du filage, du tissage, et de la préparation des aliments, de la technique de la poterie et du traitement des métaux. Avec la civilisation, en tant que domination de la langue écrite, la pensée logique acquiert le pouvoir de formuler tout ce savoir en une science qui consiste en concepts abstraits et en lois de la nature, et en outre de fixer la méthode de la science sous des formes générales.

L’histoire de la civilisation n’a pas été une courbe lisse de développement progressif. Plusieurs fois, il a fallu donner un nouveau départ, tout d’abord dans l’Antiquité orientale primitive, puis dans l’ancienne civilisation gréco-romaine, et enfin au Moyen-Age, avant qu’une organisation sociale ne soit trouvée qui a possédé la force interne, l’étendue, et les possibilités de développement, à un degré suffisant. Une fois celles-ci obtenues, un mouvement d’ascension graduel démarrait, qui introduisait le nouvel âge, où le besoin d’un plus grand produit du travail devenait la force motrice du progrès technique et scientifique. Les exigences de la technique contraignent à l’ingéniosité les esprits qui réfléchissent, et la recherche expérimentale de la nature crée aux XVIIº et XVIIIº siècles la mécanique et la théorie de la chaleur comme base pour l’essor de l’industrie. Sous les formes sociales de la liberté d’entreprise et du capitalisme, la compétition industrielle devient une bataille d’outils, dans laquelle la machine meilleure l’emporte sur le petit outil moins productif, le remplace et le détruit. C’est de cette manière que la technique machiniste de la grande industrie moderne s’accroît rapidement au XIX̊ siècle, portée par une recherche intensive de la nature qui a été aussi stimulée, et qu’elle a conquis le monde entier – la seconde conquête après la première effectuée par l’homme primitif avec l’outil primitif – , et qu’elle est maintenant à l’œuvre pour organiser l’humanité entière en une seule communauté sociale.

47. La science de la nature, qui, dans son développement, suit une courbe parallèle à la courbe exponentielle du développement de l’humanité, est la preuve vivante de cette relation étroite qui existe entre les outils et la pensée. La science naturelle est considérée à juste titre comme le domaine où la pensée humaine a développé de la manière la plus puissante, dans une suite ininterrompue de succès, ses formes logiques de conception, et où elle a appliqué de la manière la plus pure sa capacité d’abstraction. C’est ainsi qu’elle a avancé d’un pas ferme vers une certitude croissante de la connaissance, et qu’elle est devenue un guide dans la manière de penser pour les autres domaines de la pensée. En outre, il est évident pour tout le monde que la science s’est développée jusqu’à ce sommet en raison de ses réactions mutuelles continues avec les exigences techniques, c’est-à-dire le travail et le commerce. À l’inverse, comme contre-preuve, on a à l’autre extrême le vaste domaine des actions et des relations humaines où l’usage des outils ne joue pas un rôle immédiat, et où il n’œuvre de manière obscurément lointaine que comme le fondement inconnu et invisible le plus profond – le domaine des phénomènes sociaux. Là, la pensée et l’action sont principalement déterminées par la passion et l’impulsion, par l’arbitraire et l’imprévoyance, par la tradition et la croyance ; là, aucune méthode logique ne mène à une certitude de la connaissance ; là, le pas ferme du progrès unanimement reconnu fait défaut ; là, nous voyons s’opposer des opinions et des systèmes qui reviennent éternellement sur les mêmes problèmes.

Parmi ceux qui, nombreux, ont exprimé ce contraste entre ces deux domaines de la vie spirituelle, nous pouvons citer l’historien américain Lynn Thorndike[105] à partir de son ouvrage sur la magie et la science médiévales. « Existe-t-il aujourd’hui d’autres aspects de notre vie et de notre pensée où la magie subsiste encore et où un progrès, tel que celui de la science naturelle et expérimentale moderne, n’a pas été amorcé ou bien n’est pas allé aussi loin ? Nous craignons que oui. L’on peut parfaitement imaginer qu’un âge futur pourra même considérer qu’une grande partie du savoir de notre époque était presque aussi futile, superstitieuse, bizarre dans sa méthode, et non pertinente quant aux fins recherchées, que les méthodes de l’homme primitif pour provoquer la pluie, que les amulettes égyptiennes pour guérir les maladies, ou que la saignée médiévale en fonction des phases de la lune [...] Nous pourrions faire notre comparaison entre le monde de la science, qui au moins fait preuve d’application et d’ingéniosité dans ses superstitions, et les conceptions et les idées plus grossières et paresseuses de la vie sociale et civile. On a assez souvent fait remarquer le lien existant entre la religion et la magie, mais y a-t-il un aspect de la vie qui échappe à cette dernière ? [...] Ou bien comment peut-on s’étonner de la croyance du passé dans le pouvoir magique des mots quand on entend des hommes d’État parler et des millions de gens hurler à propos de militarisme, de nationalité, de démocratie, de prohibition, de socialisme et de bolcheviks ? Quelles craintes, quels espoirs, quelles passions, quels préjugés, quels sacrifices, ces mots provoquent-ils ! Et pratiquement personne n’est d’accord sur leur signification ! [...] mesurons la quantité de magie dans la civilisation actuelle selon le critère de Plotin[106] [...] en mesurant notre âge selon ce critère, nous serions tentés de nous écrier : magie des magies, tout est magie ! Qu’y a-t-il d’autre à écrire à ce sujet ? Au moins une chose, et il s’agit de la science expérimentale. Elle est toujours en train de faire des avancées et elle ne régresse jamais ; elle s’élève toujours et jamais ne dégénère ; elle est toujours franche et jamais ne se dissimule. ». (II, pp. 979-982).

Le monde de la pensée logique consciente n’occupe qu’une certaine partie de la vie spirituelle moderne ; à côté d’elle, il existe une partie plus vaste, bien que décroissante, où les impulsions et les instincts, hérités du monde animal et des périodes antérieures de la culture humaine, dominent l’esprit et la vie. Il n’est pas difficile de percevoir que, ici aussi, à l’époque moderne, c’est le même contraste qui intervient comme il le faisait dans les conditions primitives les relations sociales emplissent la conscience et elles ne cèdent que partiellement la place aux influences techniques. Elles trouvent leur expression également dans la théorie et la science. Ainsi, par-delà et à l’encontre de la méthode de formation des concepts abstraits et de leur relation causale, qui sont admises dans la science naturelle, c’est une méthode propre et totalement différente qui est revendiquée et proclamée par les sciences spirituelles. Il apparaît dans la doctrine que, pour l’histoire de l’humanité, il est impossible de combiner la multiplicité des phénomènes en règles générales et abstraites ainsi qu’en lois causales, puisqu’elle comporte des événements qui n’ont eu lieu qu’une seule fois. Dans le monde de l’homme, ce n’est pas la cause mais le but qui détermine l’événement. Ce n’est pas la causalité qui gouverne, mais la téléologie ; si nous parlons de loi générale ici, ce n’est pas de la loi du « il faut » mais de la loi du « tu dois », c’est-à-dire de la loi morale. Cette doctrine, formulée au début du XXº siècle, principalement par Dilthey[107] , Rickert[108] et Windelband[109] , a trouvé depuis, sous le nom d’ « historisme », une large adhésion. « Le noyau de l’historisme consiste à remplacer une considération généralisante des forces historico-humaines par une considération individualisante. »[110] . Il apparaît aussi que, là où des outils ne sont pas utilisés pour le travail ou pour l’expérience, ou bien là où ils ne sont tout simplement pas vus, la conscience des relations causales, en tant que forme de la pensée, reste faible ; que, là où l’homme est vu comme un être agissant dans la société apparemment selon son libre arbitre, et attaché à la communauté seulement par les liens affaiblis de l’éthique, la pensée et le raisonnement déductif suivent d’autres voies. Mais ceci implique que dès lors que la structure sociale est reliée, directement et visiblement pour tous, à la technique et au travail, cette différence perde sa base et que la méthode de la science naturelle doive s’étendre aux sciences spirituelles.

Le contraste qui apparaît ici, entre la perfection d’une part et l’imperfection de l’autre, signifie que l’homme contrôle les forces de la nature, ou qu’il est en train de les contrôler à un degré de plus en plus grand, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de la volonté et de la passion qui résident en lui-même. « Là où il s’est arrêté, ou peut-être même où il s’est attardé, c’est dans le manque manifeste de contrôle sur sa propre nature. » (Tilney, p. 932). Voilà pourquoi, à l’évidence, la société est encore tellement à la traîne derrière la science. Potentiellement, l’homme possède la maîtrise de la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise de sa propre nature. Comment peut-il l’acquérir ?

48. Ce ne serait pas étonnant s’il semblait aux neurologues – étant donné qu’ils considèrent la croissance du cerveau comme la cause principale de l’origine de l’homme, et qu’ils sont familiers avec les accroissements brusques de la céphalisation, en tant que facteurs du développement – que le salut, pour sortir de cette contradiction, ne soit à attendre que d’une croissance ultérieure dans la même direction. Un développement et un accroissement ultérieurs du cerveau, qui signifieraient l’étape suivante vers un degré plus élevé de céphalisation, avec une augmentation correspondante des capacités mentales, devraient donc écarter l’imperfection qui tourmente l’humanité. On peut voir une indication prudente de cette perspective dans la considération finale de l’ouvrage déjà cité de Tilney. « Perçu de cette manière, il est possible de ressentir la pleine force de l’impulsion donnée à cet élan irrésistible qui a porté le grand phylum vertébré vers le haut et en avant au travers des âges et qui peut encore nous faire avancer [...] Y a-t-il encore une possibilité d’évolution ultérieure dans ce processus de développement que l’on peut voir si clairement dans le cerveau des primates, et qui atteint si évidemment son couronnement actuel dans le cerveau de l’homme – y a-t-il encore une puissance latente dans le cerveau humain pour l’expression de potentialités encore insoupçonnées et de progrès bénéfiques ? Voilà une question qui ne peut pas être examinée rapidement ou bien oubliée promptement. Il y a une insistance indéniable à propos de cette question, car elle attire l’attention sur les imperfections palpables dans l’organisation humaine. Si l’on y répond par la négative, à quel découragement permanent ne livre-t-on pas la race ; si l’on y répond par l’affirmative, avec quelles espérances exaltantes ne pouvons-nous pas regarder l’avenir de l’humanité ! » (p. 1044-45).

À l’encontre de cette opinion, l’on pourrait faire remarquer que l’homme en tant qu’espèce animale, homo sapiens, n’existe que depuis quelques dizaines de milliers d’années, que la civilisation, lors de sa première apparition dans des régions restreintes, ne remonte qu’à quelques milliers d’années, que l’essor rapide de la technique industrielle et de la science naturelle ne date que d’un ou deux siècles, et que par conséquent il est encore au tout début de son histoire. Considéré ainsi du point de vue morphologique, dans sa structure corporelle, dans sa céphalisation, il n’a pas changé ; considéré dans sa puissance réelle, il s’est élevé de plus en plus rapidement à une maîtrise de plus en plus complète de ses conditions de vie. Est-ce que ceci va maintenant s’arrêter d’un coup ? Au contraire, l’homme ne fait que commencer. Il y a toute raison de considérer ce qu’il a expérimenté et fait jusqu’à présent simplement comme une introduction à son histoire réelle future. Les possibilités de son appareil spirituel, son organe cérébral, n’ont pas encore et de loin été épuisées ; la nécessité d’un degré plus élevé de céphalisation n’est pas encore apparue du tout. La crise que nous traversons, quelles que soient les raisons pour lesquelles elle est survenue, montre les caractéristiques de l’une des dernières convulsions dans le processus qui pousse l’humanité à se rassembler dans une communauté mondiale maîtresse d’elle-même. Le manque de capacité, jusqu’à présent, à organiser, à maîtriser et à réguler, ses forces dans une coopération sociale, qui est reconnu comme la source des points faibles de l’homme, réside dans le domaine de la société. Il ne peut pas être supprimé par la science naturelle et la technique, mais uniquement par les forces qui proviennent de la société elle-même. Leur traitement dépasse le champ de cette étude, car il nous mènerait trop loin au-delà du domaine de la science naturelle.

Ouvrages cités

1. H. Ammann, Vom Ursprung der Sprache (1929).

2. C.U. Ariëns Kappers, The evolution of the nervous system in invertebrates, vertebrates and man (1929).

3. Charles Bell, The hand, its mechanism and vital endowments as evincing design (1837).

4. L. Bianchi, The mechanics of the brain and thc function of the frontal lobes (1922).

5. Georges Bohn, La naissance de l’intelligence (1909).

6. R. Brummelkamp, Brainweight and Bodysize (1940) (Verh. K. N. Ak. v. W. Amsterdam, 39, Nr 5).

7. –, De verdeeling der neocorticale kernmassa. (Psychopath. en Neurol. Bladen 1942).

8. Karl Bühler, Sprachtheorie (1934).

9. J. Clay, De ontwikkeling van het denken (1920).

10. Davidson Black, On the discovery, morphology and environment of Sinanthropus pekinensis (1934) (Philos. Transactions B. 223).

11. –, Teilhard de Chardin, C.C. Young and W.C. Pei, Fossil Man in China (1933) (Geological Memoirs A Nr 11).

12. Henri Delacroix, La langue et la pensée (1930).

13. J. Dewey, How we think (1909).

14. –, Experience and Nature (1926).

15. G. Elliot Smith, The evolution of man (1927).

16. P. Flechsig, Die Lokalisation der geistigen Vorgänge (1896).

17. Lazar Geiger, Ursprung und Entwicklung der menschlichen Sprache und Vernunft, I (1868).

18. J. Van Ginniken, La reconstruction typologique des langues archaïques de l’humanité (1939) (Verh. K. N. Ak, v. W. Amsterdam. Afd. Letterk. 44).

19. Ernst Grosse, Die Formen der Familie und die Formen der Wirtschaft (1896).

20. G.W.F. Hegel, Encyclopädie (1847).

21. H. Von Helmholtz, Vortrage und Reden, II (4te Aufl, 1896).

22. O. Jespersen, Language, its nature, development and origin (1922).

23. C. Judson Herrick, Brains of rats and men (1926).

24. –, The thinking machine (1929).

25. H. Klaatsch, Der Werdegang der Menschheit und die Entstehung der Kultur (1920).

26. Wolfgang Kohler, Intelligenzprüfungen an Menschenaffen (1921).

27. Grace A. De Laguna, Speech, its function and development (1927).

28. H. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1922).

29. –, La mentalité primitive (The Herbert Spencer Lecture, 1931).

30. Fr. Meinecke, Die Entstehung des Historismus (1936).

31. M. Milankovitch, Mathematische Klimalehre (Köppen-Geiger, Handbuch der Klimatologie, Bd. I).

32. H.A. Miller, Races, nations and classes (1924).

33. Lewis H. Morgan, Ancient Society, or researches in the line of human progress from slavery through barbarism to civilization (1877).

34. Richard Müller-Freienfels, Das Denken und die Phantasie (2e Aufl. 1925).

35. Ludwig Noiré, Das Werkzeug, und seine Bedeutung für die Entwicklungsgeschichte der Menschheit (1880).

36. C.K. Ogden and I.A. Richards, The meaning of meaning (1923).

37. H.F. Osborn, Men of the old stone age (1916).

38. J.P. Pavlov, Conditioned Reflexes (1927).

39. H. Piéron, Le cerveau et la pensée (1923).

40. J.H. Post, De wieg der menschheid (without year).

41. S. Ramon Y Cajal, Histologie du systeme nerveux II (1911).

42. H. Rohracher, Die Vorgange im Gehirn und das geistige Leben (1939).

43. Bertrand Russell, The analysis of mind (1924).

44. E. Sapir, Language (1921).

45. C. Sherrington, The brain and its mechanism (1933).

46. N. Hanna Thomson, Brain and Personality (1923).

47. Lynn Thorndyke, A history of magic and experimental science during the first 13 centuries of our era (1929).

48. F. Tilney, The brain from ape to man, II (1928).

49. Hans Weinert, Die Rassen der Menschheit (1939).

50. –, Der geistige Aufstieg der Menschheit (1940).

51. R.M. Yerkes and B.W. Learned, Chimpanzee Intelligence and its vocal expressions (1925).

52. – and Ada W. Yerkes, The great apes, a study of anthropoid life (1929).

Version originale des citations

§ 6. “[…] die äusserste Not macht es niemals erfinderisch” (Geiger). § 9. “De natura Rationis non est, res ut contingentes, sed ut necessarias contemplari” (Spinoza).

§ 9. “Denken ist die bewusste Vergleichung der schon gewonnenen Vorstellungen unter Zusammenfassung des Gleichartigen zu Begriffen” (Helmholtz).

§ 12. “La pensée est dynamisme, la pensée est association” (Piéron).

§ 13. “Dadurch dass wir die Dinge denken, machen wir sie zu etwas Allgemeinem” (Hegel).

§ 16, “Es scheint spezielle Erinnerungszellen zu geben” (Rohracher).

§ 16. “C’est une idée puérile que de s’imaginer que le cerveau constitue une magasin où se déposent de petits clichés, images photographiques des événements qui ont affectées les sens […]” (Piéron).

§ 17. “Cet organe est une appareil enrégistreur merveilleux. Souvent une seule stimulation suffit pour produire une empreinte durable.” (G. Bohn).

§ 17. “L’extension, la croissance et la multiplication des appendices des neurones ne s’arrêtent pas d’ailleurs à la naissance ; ils se continuent au dela […] L’exercise est sans doute pas étranger à ces modifications vraisemblablement plus marquées dans certaines sphères, chez l’homme cultivé. Le manque d’exercise doit provoquer, au contraire, durant la croissance et même à l’age adulte, dans les sphères inactives de l’homme cultivé comme dans le cerveau de l’homme inculte ces phénomènes de resorption […] qui se traduisent ici par l’oubli.” (Ramon y Cajal).

§ 17. “Les expansions cellulaires de nouvelle création n’avancent pas au hasard ; elles doivent s’orienter d’après les courants nerveux dominants ou encore dans le sens de l’association intercellulaire qui est l’objet des sollicitations réitérées de la volonté.” (Ramon y Cajal).

§ 18. “Es gibt […] ausgedehnte Rindenbezirke, deren Thätigkeit im Wesentlichen darin besteht, die Erregungszustände verschiedenartiger Sinnessphären zu associiren.” (Flechsig).

§ 18. “Die Bildung und das Sammeln von Vorstellungen äusserer Objecte und von Wortklangbildern, die Verknüpfung derselben unter einander, mithin das eigentliche positive Wissen, nicht minder die phantastische Vorstellungsthätigkeit […] kurz die wesentlichen Bestandteile dessen, was die Sprache als Geist bezeichnet.” (Flechsig).

§ 18. “Thatsache scheint, dass das positive Wissen nicht unmittelbar leidet, wenn das Stirngehirn zerstort wird – wahl aber die zweckmässige Verwerthung desselben, indem eventuell eine vollständige Interesselosigkeit […] sich geltend macht” (Flechsig).

§ 18. “Bewustzijn is actieve opmerkzaamheid over passief gewaarwordingsverloop,” (Clay).

§ 20. “Aber sind Signale dasselbe wie Worte ? Nein, denn aus Worten kann man einen Satz aufbauen, der etwas anderes besagt als eine blosse Summierung der Worte, aus Signalen immer nur eine Folge von Signalen […] Kein Tier spricht in Worten, und kein Tier bildet Sätze, das ist der entscheidende Punkt.” (Ammann).

§ 23. “Nicht die Vernunft hat die Sprache verursacht, sondern umgekehrt.” (Geiger).

§ 23. “Wie oft tritt nicht auf den verschiedensten Gebieten eine grössere Klarheit des Denkens plötzlich mit einem glücklich gesprochenen Worte ein ! Ja, es bedarf nur einer geringen Beobachtung unserer selbst, um uns zu überzeugen, dass nicht nur je bestimmter, sondern auch je lebhafter wir denken, um so mehr wir nur durch Worte denken […] so dass unser heutiges Denken nichts als leises Sprechen, ein Sprechen mit oder in uns selbst ist. Die Sprache hat also jedenfalls das Denken so sehr durchdrungen und eine so innige Verbindung aller ihrer Teile mit ihm eingegangen, dass ein aus dieser Verbindung gelöstes Denken, ein Denken vor der Sprache und ohne sie, wesentlich von unserem gegenwärtigen verschieden sein müsste ; und darum kann, während wir Bedenken tragen, einer Thätigkeit der Vernunft bei der Herstellung der Spräche einen bestimmenden Einfluss zuzuschreiben, doch eine Wechselbeziehung zwischen beiden nicht geleugnet werden, da die Vernunft ohne die Sprache nicht vollständig und für die Herstellung der Vernunft die Sprache nicht gleichgültig ist.” (Geiger).

§ 23. “Es gibt kein begriffliches Denken ohne Sprechen, und auch beim lautlosen Denken pflegen wir wenigstens andeutend Sprechbewegungen aufzuführen, die dem zuweilen gestaltlos flutenden Bewusstseinsstrom feste Stützen zu geben vermögen.” (Richard Müller-Freienfels).

§ 25, “Sprache und Vernunft entwickeln sich […] nur in dem Mutterschosse der Gemeinschaft. Wie das Wort […] nur Sinn und Bedeutung hat für die bestimmte Genossenschaft (denn durch seinen blossen Klang sagt es gar nichts, es gewinnt erst seinen Inhalt durch alle gemeinsamen Erlebnisse, die sich daran knüpften) , so muss dasselbe dem jungen Individuum anentwickelt, d.h. gelehrt werden durch die Genossenschaft. Dieses tritt durch Aufnahme der Sprache in den Kreis des Vernunftlebens […] Das Organ der Verständigung wird zum Organ der Verständnisses. Die Gesammtheit besitzt das Verständnis, sie fühlt den Drang es auch der nachwachsenden Generation mitzutheilen […] Die Sprache ist Stimme der Gemeinschaft, ihre Gedanken sind nothwendig Gedanken der Gemeinschaft, ihr ältester Inhalt Thätigkeit der Gemeinschaft, ihre altesten Objecte Werke der Gemeinschaft. Aus der Entwicklung der Gemeinschaft muss die höhere geistige Entwicklung der Individuen hergeleitet werden, nicht umgekehrt. Weil die Gemeinschaft durch Laute sich verständigen lernte zum gemeinsamen Ziele, darum erwarb das Individuum Worte, bei denen es auf späteren Stufen auch seine individuelle Thätigkeit denken, sie mithin benennen konnte. Aber aus dem Borne des Gemeingeistes entströmten sie alle.” (Noiré).

§ 29. “Kein anderes Moment war von so hoher unberechenbarer Wichtigkeit für die Entwicklung und Festigung des Denkens, als der Umstand, dass die seelenlose Materie eine bestimmte Gestalt annahm und von der Hand des Menschen geformt und umgeformt Zwecken diente und Arbeiten verrichtete, die alle übrigen Wesen nur vermittelst ihrer angeborenen Organe auszuführen im Staude sind. Die hohe Wichtigkeit liegt hauptsächlich in zwei Dingen : erstens in der Lösung oder Aussonderung des Causalverhältnisses, wodurch das letztere eine große, stets zunehmende Klarheit in dem menschlichen Bewusstsein erhält, und zweitens in der Objectivation oder Projicirung der eigenen, bisher nur in dem dunkleren Bewusstsein instinctiver Funktion thätigen Organe.” (Noiré).

§ 29. “Ganz anders wird das Verhältnis, wenn das Werkzeug als Mittelglied zwischen den Willen und die beabsichtigte Wirkung tritt […] Denn hier ist der Causalbegriff augenscheinlich und sich gleichsam von selbst aufdrängend. Das Wirkende ist erst zu schaffen oder doch herbeizuschaffen ; das Verhältnis des zweckmässigen Mittels zu der beabsichtigden Wirkung ist eben das Causalverhältnis selbst, es tritt hier der beobachtenden Betrachtung in seiner einfachsten, handgreiflichsten Verkörperung entgegen.” (Noiré).

§ 29. “Nur aus der objectiven Welt entzündet und erleuchtet sich das Selbstbewusstsein : aber nicht aus der objektiven Welt als solcher, wie sie uns rings umgibt und entgegenstarrt und ja wohl auch von der Thiere angestarrt d.h. verständnislos gesehen wird, sondern insofern sie von dem menschlichen Willen, der menschlichen Thätigkeit, d.h. dem subjektiven Factor verändert, modificiert, umgestaltet wird.” (Noiré).

§ 30. “Die hohe Wichtigkeit der Hand als Vernunft-Organ liegt in ihrer vorwiegenden Activität, jenem durchaus nothwendigen Faktor, ohne welchen überhaupt keine Erkenntnis zu Stande kommen kann.” (Noiré).

§ 31. “(da) begeht Sultan einen “schlechten Fehler”, oder, deutlicher gesprochen, eine kräftige Dummheit […] Gleich danach setzt ein […] unter die‘guten Fehler’ zu rechnendes Verfahren ein.” (Köhler).

§ 31. “Dabei kommt es zufällig dazu, dass er vor sich in jeder Hand ein Rohr hält, und zwar so, dass sie in einer Linie liegen ; er steckt das dünnere ein wenig in die Oeffnung des dickeren, springt auch schon auf ans Gitter, dem er bisher halb den Rücken zukehrte und beginnt eine Banane mit dem Doppelrohr heranzuziehen.” (Köhler).

§ 32. “Werkzeug und Sprache gehören nach alter Einsicht zum Menschlichsten am Menschen” – “Seinem ganzen Körperbau nach sei der Mensch auf Werkzeug und Sprache angewiesen, auf Werkzeug und Sprache hin organisiert.”

“Die Sprache ist dem Werkzeug verwandt ; auch sie gehört zu den Geräten des Lebens, ist ein Organon wie das dingliche Gerät […]” (Karl Bühler).

§ 32. “Die gegenseitige, in ununterbrochener Wechselwirkung stehende Bedingtheit von Sprache und Werkzeug, d.h. von Denken und Thätigkeit, bildet den leitenden Faden dieser Untersuchungen.” (Noiré).

§ 33. “Die Eigenthümlichkeit und ganz ungeheure Wichtigkeit des Werkzeugs liegt darin, dass es zugleich Theil des Subjects und dennoch Object ist.” (Noiré).

§ 33. “[…] die Sprachforschung (hat) den vollkommenen Beweis dafür erbracht, dass der Mensch schon Sprache besass, ehe er im Besitz des Werkzeugs war […] In den untersten Schichten des Sprachlebens tritt uns der Mensch, in dieser Hinsicht von dem Thiere noch nicht unterschieden, nur auf die Tätigkeit seiner natürlichen Organe angewiesen, entgegen.” (Noiré).

§ 33. “Wie die Sprache, so bildet auch das Werkzeug ein Characteristicum des Menschen. Ausnahmslos stehen sich in dieser Hinsicht Menschenwelt und Thierwelt gegenüber.” (Noiré).

§ 36. “Dass der Mensch indifferent blieb, sich seine Vielseitigkeit bewahrte – darin liegt eben ein grosser Teil des Geheimnisses seines ausserordentlichen Erfolgs […] sein Sieg beruht darin […] dass er seine Hand behielt […] Nicht der Besitz der Hand als solcher ist es – es war ja allen Tieren einmal eigen – sondern der Umstand, dass dies Gebilde in seiner Ursprünglichkeit beibehalten wurde, und dass es sich in den Dienst einer gewaltigen Gehirnentfaltung stellen konnte – das ist das Merkwürdige.” (Klaatsch).

§ 36. “So ist die Hand nicht nur das Organ der Arbeit, sie ist auch ihr Produkt. Nur durch Arbeit, durch Anpassung an immer neue Verrichtungen, durch Vererbung der dadurch erworbenen besonderen Ausbildung der Muskel, Bänder, und in längeren Zeiträumen auch der Knochen, und durch immer erneuerte Anwendung dieser vererbten Verfeinerung auf neue, stets verwickeltere Verrichtungen hat die Menschenhand jenen hohen Grad von Vollkommenheit erhalten, auf dem sie Rafaelsche Gemälde, Thorwaldsensche Statuen, Paganinische Musik hervorzaubern konnte.” (Fr. Engels).

§ 37. “Une dernière révolution psychique […] est celle qui est marquée par l’apparition de l’homme à la surface de la Terre. Cette apparition est entourée de bien des mystères […] Voici simplement une des opinions récentes : la Terre était peuplée d’une multitude de mammifères quand l’homme est apparu, par mutation brusque, avec un cerveau hypertrophie, – sorte de monstre dont la pensée allait dominer l […] il a découvert le feu, il a fabriqué des outils, il a pratiqué le langage […] II y a un hiatus entre l’intelligence des animaux et l’intelligence humaine ; je ne crois pas que nous soyions prêts à combler cet hiatus.” (Georges Bohn).

§ 37. “Alle diese niederen Säugetiere sind in Sackgassen geraten, aus denen es ein Zurück nicht mehr gibt – und auch kein Vorwärts.” (Klaatsch).

§ 38. “Das Feuer wärmte und schützte vor Feinden” […] “Aber das Feuer verlangte auch Wartung und Pflege […] Es brachte ja zum ersten Male den vorher nie gekannten Begriff der Arbeit […] Arbeit, das heisst aber auch Tätigkeit mit dem Bewusstsein, wofür man schafft.” (Weinert).

§ 38. “Der Ertrag des Jagens und Sammelns ist im Ganzen so dürftig und unsicher, dass er häufig nicht einmal gegen den bittersten Mangel schützt.” (Grosse).

§ 38. “Aber vielleicht war der Prometheus-Gedanke als wirkliche Erfindung doch nur einmal gedacht, sodass er bestehen bleiben konnte, selbst wenn das erste Feuer in der Hand des Menschen längst wieder verloschen war” […] ”es bleibt ebenfalls als große Trennungslinie zwischen Tier und Mensch die bewusste artikulierte Sprache, Und wenn wir dann uns vorstellen, wie ein schimpansenhafter Hordenführer, der den Sinn des Feuergebrauches erdacht oder wenigstens erfasst hat, sich weiterhin bemühen muss, den Wert der Entwicklung den anderen Mitgliedern der Sippe verständlich zu machen, dann lässt sich dies nicht mehr mit Handbewegungen und Grimassenschneiden ausführen. Ein Wesen, das an sich schon gewohnt ist, von seiner Stimme gelegentlich Gebrauch zu machen, muss nun dazu kommen, abstrakte Dinge, wie sie der Umgang mit dem Feuer doch darstellt, auch durch Worte anderen begreiflich zu machen.” (Weinert).

§ 40. “Le linguiste n’a jamais affaire qu’à des langues très evoluées, qui ont derrière elles un passé considérable dont nous ne savons rien.” “On a renoncé à rien demander aux sauvages. Leurs langues ont une histoire. Ils ne sont pas des primitifs, elles ne sont pas primitives.” (Delacroix).

§ 40, “Le langage par gestes est […] le premier langage naturel de l’humanité.” (Van Ginniken).

§ 40. “encore tout près, ou du moins beaucoup plus près que nous, de la condition originelle des sociétés humaines, et que, dans le monde actuel, ils représentent ce que furent nos ancêtres les plus éloignés.” […] “nous l’ignorons, et nous avons peu de chances de l’apprendre jamais.” “[…] des hommes qui, en fait, ne sont pas plus‘primitifs’ que nous, mais qui appartiennent à des sociétés dites inférieures ou peu civilisées.” (Lévy-Bruhl).

§ 40. “Jusqu’ici dans tous les caractères chinois il n’y a pas ombre d’une langue orale ou de signes acoustiques […] s’il y avait eu une langue orale, ou des mots-clics, nous en avions trouvé quelque vestige […]” (Van Ginniken).

§ 10. “Notre revue à donc donné le resultat assez remarquable, que tous les systèmes d’écriture, que nous connaissons dès leur commencement, suivent dans leurs trois premières périodes entièrement le modèle d’un langage par gestes, lequel est donc antérieur aux hiéroglyphes. Et ce n’est évidement qu’avec l’aide, et par le soutien des langues hiéroglyphiques qui possédaient déjà un lexique, une grammaire et une syntaxe, que dans les civilisations avancées moyennant les clics interjectionelles les langues orales ont apparu […]” “Or notre revue vient de montrer que les langues orales n’apparaissent dans l’histoire de l’humanité qu’environ l’an 3500 av. J. Chr. […] au plus tôt.” (Van Ginniken).

§ 45. “Le moindre raisonnement tant soit peu abstrait leur répugne tellement qu’ils se déclarent tout de suite fatigués, et qu’ils y renoncent. II faut donc admettre […] que la mémoire supplée chez eux […] à des opérations qui dépendent ailleurs du mécanisme logique. Chez nous, la mémoire est réduite, en ce qui concerne les fonctions intellectuelles, au rôle subordonné de conserver les résultats acquis par une élaboration logique des concepts. Mais, pour la mentalité prélogique, les souvenirs sont presque exclusivement des représentations très complexes, qui se succèdent dans un ordre invariable.” (Lévy-Bruhl).

§ 46. “Or, dans presque toutes les sociétés inférieures, nous trouvons […] cette mentalité fixe, arrêtée et à peu très invariable, non seulement dans ses traits essentiels, mais dans le contenu même et jusque dans le détail de ses représentations. La cause en est que cette mentalité, quoique non soumise à un mécanisme logique, ou plutôt précisément parce qu’elle n’y est pas soumise, n’est pas libre. Son uniformité est le reflet de l’uniformité de la structure sociale, à laquelle elle correspond et qu’elle exprime.” (Lévy-Bruhl).

§ 47. “Der Kern des Historismus besteht in der Ersetzung einer generalisierenden Betrachtung geschichtlich-menschlicher Kräfte durch eine individualisierende Betrachtung.” (Meinecke).

  1. Linné. (Note de l’éd.)
  2. Charles Darwin. (Note de l’éd.)
  3. Les outils et forces de production. (Note de l’éd.)
  4. Aristote. (Note de l’éd.)
  5. Social relations ; specific form.
  6. Benjamin Franklin. (Note de l’Éd.)
  7. Karl Marx, Le Capital. (Note de l’Éd.)
  8. Charles Bell. (Note de l’éd.)
  9. Bridgewater Treatises. (Note de l’ed.)
  10. Ariëns Kapper. (Note de l’éd.)
  11. Bichat. (Note de l’éd.)
  12. Lazar Geiger. (Note de l’éd.)
  13. Spinoza. (Note de l’éd.)
  14. Note de l’éd.
  15. Dewey. Note de l’éd.
  16. C’est là un principe de méthodologie qui s’applique également aux autres domaines de la science où l’on recherche des interconnexions, malgré les différences fondamentales ou même les oppositions de caractères. Il en est ainsi pour ce qui concerne le problème de l’unité et de la relation entre la vie et la non-vie, ou entre la conscience et la vie inconsciente des organismes inférieurs. Si, dans le cas d’espèce, l’on mettait – comme cela est souvent fait- en juxtaposition les phases plus extrêmes de développement, et si l’on opposait la forme la plus élevée de la pensée humaine aux réactions automatiques des infusoires, ou bien un animal supérieur à la structure atomique simple d’un cristal minéral, cela ne mènerait qu’à un état de consternation embarrassée dans lequel l’abîme serait considéré comme insondable, comme une opposition insurmontable, comme une différence absolue de qualité, où il est vain de chercher des explications scientifiques. La méthode de la science qui recherche l’unité du monde, en essayant de trouver des relations et de la continuité, consiste à juxtaposer différentes sortes de phénomènes lorsqu’ils sont le plus proche possible les uns des autres ; dans le cas d’espèce, en rapprochant les traces de vie incertaines dans la matière virale avec la chimie des molécules protéiniques les plus compliquées. C’est là seulement qu’il existe une possibilité de construire un pont grâce à la recherche scientifique, ou d’établir la relation entre la vie et la non-vie. (Note d’A.P.).
  17. Pavlov utilise ce terme comme alternative aux « réflexes conditionnés » (p. 25). (Note d’A.P.). Pavlov. (Note de l’éd.)
  18. En allemand : Bewusstsein (conscience) = bewusstes Sein (être conscient). (Note d’A.P.)
  19. Pavlov cite l’opinion de Sechenov, le physiologiste russe : « Il considérait les pensées comme des réflexes dans lesquels l’effecteur était inhibé » (Pavlov, p. 5). (Note d’A.P.) Sechenov. (Note de l’éd.)
  20. Piéron. (Note de l’éd.)
  21. Le fait que Anton Pannekoek parle ici d’un « subconscience » n’implique nullement son appartenance au psychanalyse. (Note de l’éd.)
  22. Georg Wilhelm Friedrich Hegel. (Note de l’éd.)
  23. Dubois. (Note de l’éd.)
  24. R. Brummelkamp. (Note de l’éd.)
  25. Square root of 1. (Note de l’éd.)
  26. Explication. (Note de l’éd.)
  27. Judson Herrick. (Note de l’éd.)
  28. Rohracher. (Note de l’ed.)
  29. W. Hanna Thompson. (Note de l’éd.)
  30. Sherrington. (Note de l’éd.)
  31. G. Bohn. p. 328
  32. Ramon y Cajal. p. 88
  33. Sur la neurobiotaxie. (Note du traducteur.)
  34. Bianchi. (Note de l’éd.)
  35. Tilney. (Note de l’éd.)
  36. Goltz. (Note de l’éd.)
  37. Flechsig. (Note de l’éd.)
  38. Clay
  39. Korbinian Brodmann (1868-1918), German neurologist. (Note de l’éd.)
  40. Leboucq. (Note de l’éd.)
  41. Herbert Miller. (Note de l’éd.)
  42. Odgen. (Note de l’éd.)
  43. Note de l’éd.
  44. « Les pensées ne sont pas les premières choses qui se pressent pour réclamer une expression ; les émotions et les instincts étaient plus primitifs et beaucoup plus puissants. Mais quelles émotions furent les plus puissantes pour produire des germes de la parole ? Sûrement pas la faim et ce qui est relié à la faim : simple affirmation de soi individuelle et lutte pour l’existence matérielle. Ce côté prosaïque de la vie ne fut capable que de faire naître de courtes interjections monosyllabiques, des hurlements de douleur et des grognements de satisfaction ou d’insatisfaction [...] La source de la parole n’est pas le sérieux lugubre mais le jeu joyeux et l’hilarité pleine de jeunesse. » (Jespersen, p. 433). Cette opinion ne caractérise-t-elle pas le savant moderne, lequel est si étranger au processus social du travail qu’il le considère seulement comme un domaine prosaïque inférieur ? Mais elle révèle en même temps le lourd fardeau que le travail fait peser, même dans les siècles modernes, sur les épaules de l’homme. (Note d’A.P.)
  45. En allemand : concept se dit Begriff= was ergriffen wird (c’est-à-dire : ce qui est saisi). (Note d’A.P.)
  46. Paul Pierre Broca (1824-1880). (Note de l’éd.)
  47. Aristote. (Note de l’éd.)
  48. Anaxagore. Note de l’éd.
  49. Galien. (Note de l’éd.)
  50. L’outil et sa signification pour le développement de l’humanité. (Note du traducteur.)
  51. Wolfgang Köhler. (Note de l’éd.)
  52. Les tests d’intelligence chez les anthropoïdes. (Note du traducteur.)
  53. Presque humain. (Note du traducteur.)
  54. Les grands singes. (Note du traducteur.)
  55. Karl Bühler. (Note de l’éd.)
  56. L’édition néerlandais de 1957 donne : “dit graven en krabben (scharren)” ; “graven” = fouiller le sol ; “krabben” = griffer, gratter, “scharren” = gratter, racler. (Note de l’éd.)
  57. Elliot Smith. (Note de l’éd.)
  58. This was commonly held in 1944 when Pannekoek wrote ; yet it was not confirmed by statistical data : a left-hand preference is, though often, not necessarily accompanied by a speech-centre in the right half of the brain, and stuttering has no direct relation whatsoever to forcing children with a left-hand preference into right-handedness. (Note by the editor.)
  59. Close connexion. (Note de l’éd.)
  60. Handwörterbuch der Naturwissenschafften. (Note de l’éd.)
  61. Klaatsch. (Note de l’éd.)
  62. Bien que Bolk présente sa « théorie de la fœtalisation » comme purement ontogénique, et non comme phylogénique, elle implique l’opinion que, même parmi les primates, l’homme a conservé le caractère primitif plus que les autres, en tant que branche centrale de l’arbre généalogique, et qu’il a ainsi préservé des possibilités de développement que les formes de singes plus spécialisées ont perdu. (Note d’A.P.) Bolk. (Note de l’éd.)
  63. Dans son étude : « Der Anteil der Arbeit an der Menschwerdung des Affen » (Le rôle du travail dans l’hominisation du singe), une esquisse écrite probablement vers 1878, trouvée parmi ses papiers après sa mort et publiée en 1896 dans « Die Neue Zeit » XIV, 2, Friedrich Engels fait ressortir l’importance du travail pour la formation de la main humaine. « Ainsi, la main n’est pas seulement l’organe du travail, mais elle en est aussi son produit. C’est uniquement du fait du travail, du fait de l’adaptation à des activités sans cesse nouvelles, du fait de l’héritage du développement particulier ainsi acquis par les muscles, les tendons, et également, au cours de périodes plus longues, par les os, et du fait de l’applicati0n sans cesse nouvelle du raffinement hérité à des activités nouvelles et sans cesse plus développées, que la main humaine a acquis ce haut degré de perfection grâce auquel elle a pu produire les peintures de Raphaël, les statues de Thorwaldsen et la musique de Paganini. » (p. 547). (Note d’A.P.) Référence à un édition. (Note de l ‘éd.)
  64. Idée de Arthur Keith, qui est remarquablement absent. (Note de l’éditeur.)
  65. sans queu. (Note du traducteur.) Explication pour la disparition de queue. (Note de l’éditeur.)
  66. Paragraph 31. (Note de l’éd.)
  67. Hans Weinert. (Note de l’éd.)
  68. On the role of fire in human origins, see : Johan Goudsblom, Fire and Civilization, Allen Lane, 1992, published as Penguin Books, 1994. (Note by the editor.)
  69. 49, cité par J.H. Post
  70. Grosse. (Note de l’éd.)
  71. Rutot. (Note de l’éd.)
  72. Moir. (Note de l’éd.)
  73. Pré-chelléen. (Note de l’éd.)
  74. Dryopéthique. Note de l’éd.
  75. Australopithècque. (Note de l’éd.)
  76. Taungs. (Note de l’éditeur)
  77. Sterkfontein. (Note de l’éd.)
  78. Pithécanthrope. Note de l’éditeur.
  79. Sinanthrope. (Note de l’éditeur.)
  80. L’homme de Java. (Note de l’éd.)
  81. Marcel Boule. (Note de l’éd.)
  82. L’homme fossile en Chine. (Note du traducteur.)
  83. Les dernières deux phrases manquent dans l’édition néerlandais de 1957 et la phrase suivante ne commence pas avec un nouvelle paragraphe. (Note de l’éditeur.)
  84. Homme de Neandertal. (Note de l’éd.)
  85. Delacroix. (Note de l’éd.)
  86. Van Ginneken. (Note de l’éd.)
  87. Lévy-Bruhl. (Note de l’éd.)
  88. Anglais d’Anton Pannekoek : Red Indians of the various tribes.
  89. Frank Cushing. (Note de l’éd.)
  90. Zunis. (Note de l’éd.)
  91. Herbert Spencer Lecture. Herbert Spencer. (Note de l’éd.)
  92. Tchang Tcheng-Ming. (Note de l’éd.)
  93. (sont apparus). (Note du traducteur.)
  94. Conformément aux estimations de M. Milankowitch, généralement acceptées maintenant, (Mathematische Klimalehre (La climatologie mathématique, note du traducteur.), la première période glaciaire (Günz) a eu lieu il y a entre 600 000 et 550 000 ans, la deuxième (Mindel) entre 480 000 et 430 000 ans, la troisième ou l’avant-dernière (Riss) entre 230 000 et 180 000 ans, chacune avec deux minima distincts de température : tandis que la dernière (Würm) s’est produite à partir d’il y a 120 000 jusqu’à 20 000 ans, avec trois périodes les plus froides séparées par des périodes plus chaudes. On devrait donc s’attendre à une prochaine période glaciaire environ dans les 50 000 années à venir.
  95. Homme de Heidelberg. (Note de l’éd.)
  96. Chélléen. (Note de l’éd.)
  97. Acheulléen. (Note de l’éd.)
  98. Moustérien. (Note de l’éd.)
  99. Van den Broek voit particulièrement dans le menton l’endroit où sont attachés les muscles faciaux mimiques, qui jouent aussi un rôle dans la formation des sons des mots (J. P. Van den Broek, Over het ontstaan van spraak en schrift (Sur l’origine de la parole et de l’écriture), Geneeskundige Bladen, 32 Reeks, X, p. 289, 1934). (Note d’A.P.) A.J.P. van den Broek. (Note de l’éd.)
  100. Cro-Magnon. (Note de l’éd.)
  101. Lewis Henry Morgan. (Note de l’éd.)
  102. Rosa Luxemburg sur la question. (Note de l’éd.)
  103. La société archaïque. (Note du traducteur)
  104. Cherokee. (Note de l’éd.)
  105. Lynn Thorndike. (Note de l’éd.)
  106. Plotin. (Note de l’ed.)
  107. Dilthey. (Note de l’éd.)
  108. Rickert. (Note de l’éd.)
  109. Windelband. (Note de l’éd.)
  110. Meinecke. Historisme. p. 2 (Note de l’éd.)