De la gale

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22 février 1918

La gale est un mal douloureux[1]. Et quand c’est la gale de la phrase révolutionnaire qui s’empare des gens, le seul fait d’observer cette maladie provoque des souffrances sans nom.

Des vérités simples, claires, intelligibles, évidentes pour tout représentant de la masse laborieuse et qui semblent incontestables, sont déformées par ceux qui ont contracté cette variété de gale. Il arrive souvent que cette déformation procède des meilleurs sentiments, les plus nobles, les plus élevés, « simplement » parce que certaines vérités théoriques n’ont pas été digérées ou parce qu’on les répète hors de propos avec une gaucherie enfantine et une servilité d’écolier (ces gens-là, comme on dit, « ne savent pas avec quoi ça rime »), mais cette gale n’en est pas moins une mauvaise gale.

À titre d’exemple, que peut-il y avoir de plus incontestable et de plus clair que la vérité suivante : le gouvernement qui donnerait au peuple exténué par trois ans d’une guerre de brigandage le pouvoir des Soviets, la terre, le contrôle ouvrier et la paix serait invincible ? La paix, c’est le principal. Si, après maints efforts déployés en toute conscience pour obtenir une paix générale et juste, il apparaissait en fait que cette paix ne peut pas être obtenue en ce moment, n’importe quel moujik comprendrait qu’il faut bien accepter une paix non point générale, mais séparée et injuste. Le moujik, fût-il le plus fruste et le plus illettré, le comprendrait et tiendrait en estime le gouvernement qui lui procurerait même une telle paix.

Il a fallu que des bolcheviks attrapent la vilaine gale de phrase pour oublier tout cela et provoquer chez les paysans le mécontentement le plus légitime à leur égard quand cette gale eut amené l’Allemagne vorace à déclencher une nouvelle guerre contre une Russie fatiguée ! J’ai montré dans l’article intitulé « Sur la phrase révolutionnaire » (Pravda du 21 (8) février) les lamentables pauvretés et les sophismes « théoriques » sous lesquels la gale se dissimulait. Je n’y reviendrais pas si cette même gale (quelle maladie tenace !) ne se portait aujourd’hui sur un autre point[2].

Avant d’expliquer comment la chose s’est faite, je donnerai un petit exemple, bien simple, bien clair, sans « théorie » - si l’on présente la gale comme une « théorie », cela devient intolérable - sans mots compliqués, sans rien qui soit inintelligible pour les masses.

Admettons que Kaliaïev[3], pour mettre à mort un monstre et un tyran, se procure un revolver chez le pire des gredins, chez un filou, un bandit, en lui promettant de le payer en pain, en argent et en vodka.

Peut-on reprocher à Kaliaïev d’avoir « passé un marché avec un bandit » afin de se procurer un engin de mort ? Tout homme sain d’esprit dira : non. Si Kaliaïev n’avait aucun autre moyen de trouver un revolver et si son acte est vraiment honnête (le meurtre d’un tyran et non un crime crapuleux), il ne faut point le blâmer pour la façon dont il s’est procuré le revolver, mais l’approuver.

Mais si un bandit, pour commettre un crime crapuleux, se procure contre de l’argent, de la vodka ou du pain un revolver auprès d’un autre bandit, peut-on établir un parallèle (sans même parler d’une identification) entre ce « marché passé avec un bandit » et celui de Kaliaïev ?

Non. Quiconque n’a pas perdu la raison et n’a pas attrapé la gale conviendra que la chose est impossible. N’importe quel moujik, voyant un « intellectuel » éluder à l’aide de phrases une vérité aussi évidente, dirait : tu n’es pas de taille, mon bon monsieur, à gouverner l’État, tu devrais plutôt te faire bonimenteur ou tout simplement aller prendre un bain pour soigner ta gale.

Si Kérenski, porte-parole de la classe dirigeante bourgeoise, c’est-à-dire des exploiteurs, passe un marché avec les exploiteurs anglo-français pour en recevoir des armes et des pommes de terre et qu’il cache en même temps au peuple les traités qui promettent (en cas de succès) à un brigand l’Arménie, la Galicie, Constantinople, et à un autre Bagdad, la Syrie, etc., est-il difficile de comprendre que c’est là un marché de brigandage, d’escroquerie, une infamie de la part de Kérenski et de ses amis ?

Non. Ce n’est nullement difficile à comprendre. Le moujik, le plus fruste et le plus illettré, le comprendra.

Mais si le représentant de la classe des exploités, des opprimés, alors que cette classe, après avoir renversé les exploiteurs, publié et annulé tous les traités secrets et de rapine, est l’objet d’une agression de brigandage de la part des impérialistes d’Allemagne, s’il reçoit des « brigands » anglo-français des armes et des pommes de terre en échange d’argent ou de bois, etc., peut-on le condamner pour avoir « passé un marché » avec eux ? Peut-on considérer ce marché comme malhonnête, déshonorant, malpropre ?

Évidemment non. Tout homme sain d’esprit le comprendra et traitera de bouffons ceux qui se mettront en tête de démontrer « no-o-blement », d’un air doctoral, que « les masses ne comprendront pas » la différence entre la guerre de brigandage de l’impérialiste Kérenski (et ses marchés malhonnêtes avec les brigands pour le partage du butin commun) et le marché à la Kaliaïev conclu par le gouvernement bolchevik avec les brigands anglo-français pour en obtenir des armes et des pommes de terre, afin de résister au brigand allemand.

Tout homme sain d’esprit dir a : acheter des armes à un brigand à des fins de brigandage est une infamie et une indignité, mais acheter des armes au même brigand pour soutenir une lutte juste contre un agresseur est tout à fait légitime. Ne peuvent y voir quoi que ce soit de « malpropre » que les mijaurées et les petits gommeux qui ont « lu des livres » et n’en ont tiré que des leçons de snobisme. En dehors de ces sortes de gens, il n’y a que les malades de la gale qui puissent verser dans cette « erreur ».

Et l’ouvrier allemand, comprendra-t-il la différence entre les achats d’armes de Kérenski chez les brigands anglo-français pour arracher Constantinople aux Turcs, la Galicie à l’Autriche et la Prusse orientale aux Allemands -... et l’achat d’armes par les bolchéviks chez les mêmes brigands pour riposter à Guillaume quand il lance ses armées contre la Russie socialiste qui a proposé à tous une paix honnête et juste, contre la Russie qui a proclamé la fin de l’état de guerre ?

Il y a tout lieu de penser que l’ouvrier allemand « comprendra » : premièrement, parce que c’est un ouvrier intelligent et instruit ; deuxièmement, parce qu’il est évolué, accoutumé à vivre dans la propreté et ne souffre ni de la gale russe en général, ni de la gale de la phrase révolutionnaire en particulier.

Y a-t-il une différence entre un meurtre ayant le vol pour mobile et le meurtre d’un agresseur ?

Y a-t-il une différence entre la guerre de deux groupes de rapaces pour le partage d’une proie et une guerre juste visant à mettre un terme aux attaques d’un rapace contre un peuple qui a renversé les siens ?

Le fait que j’achète des armes à un brigand ne devra-t-il pas être jugé en bien ou en mal suivant le but de la destination de ces armes ? Selon qu’elles seront employées dans une guerre malhonnête et infâme ou dans une guerre juste et honnête ?

Pouah ! La sale maladie que la gale. Et le dur métier que de baigner les galeux...

P.-S. Dans leur guerre de libération contre l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, les Américains du Nord bénéficièrent du soutien des États espagnol et français, concurrents de l’Angleterre et se livrant comme elle au brigandage colonial. On dit qu’il s’est trouvé des « bolcheviks de gauche » pour entreprendre d’écrire un « savant ouvrage » sur le « marché malpropre » passé par ces Américains...

  1. Source : Œuvres, t. 27, Éditions Sociales - Paris, Éditions en langues étrangères - Moscou, 1961, p. 29-32 ; Transcription et mise en page HTML : Smolny, 2011. Article de la « Pravda » n° 33, édition du soir du 22 février 1918 .
  2. Lénine se réfère ici à la prise de position des communistes de gauche lors de la réunion du C.C. du P.O.S.D.R.(b) du 22 février en opposition à l’achat d’armes et de vivres auprès des puissances de l’Entente. Lénine n’a pas assisté à cette réunion. Le C.C. adopta par 6 voix contre 5 la résolution reconnaissant la nécessité d’armer et d’équiper l’armée par tous les moyens, et admettait la possibilité de s’approvisionner auprès des gouvernements capitalistes. À la suite de cette décision, Boukharine notifia sa démission du C.C. du partir et de la rédaction de la Pravda.
  3. Le Socialiste-Révolutionnaire I. P. Kalaïev tua d’un d’une bombe le gouverneur général de Moscou, le grand prince S.A.Romanov, oncle de Nicolas II, le 4 février 1905.