VI. Parti mandéliste ou parti léniniste ?

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1. Le nouveau caractère de nos partis.[modifier le wikicode]

Dans les documents des camarades de la majorité, comme dans les travaux théoriques des camarades Mandel et Germain, se trouvent posées une série de définitions et de tâches politiques qui, à notre avis, opèrent un changement fondamental quant à ce que devrait être selon les normes léninistes le caractère des partis de notre Internationale. Ces différences se référant à la base, à la conception et la méthode de construction du parti révolutionnaire, ont en parallèle (en réalité à leur origine) dés divergences entre la majorité et la minorité sur tous les autres terrains: théorie, programme, stratégie et tactique.

Pour les camarades de la majorité, le secteur privilégié en direction duquel nous devons orienter notre propagande et notre agitation, le secteur au sein duquel nous devons nous insérer et implanter nos partis, celui qui définit les traits fondamentaux de notre politique, est « l'avant-garde large ». Cette avant-garde large existe dans le monde entier.

Pour donner un fondement à cette position, les camarades de la majorité partent de deux faits indubitables : premièrement, qu'il existe une avant-garde nombreuse ; deuxièmement, « que nous ne pouvons entretenir l' espérance de gagner la confiance de la classe ouvrière d'un seul coup ». La conclusion évidente est de diriger fondamentalement notre intervention en direction de cette avant-garde de masse, car c'est seulement si nous la gagnons que nous pourrons aspirer à diriger, à travers elle et à plus longue échéance, les masses proprement dites. Cette conclusion s'est transformée en un véritable principe pour les camarades de la majorité :

« Le choix prioritaire de conquérir l'hégémonie politique au sein de la nouvelle avant-garde de masse... » ("Construccion de los partidos revolucionarios en la Europa capitalista" BII n° 4, p.16).

« La tâche centrale pour les marxistes révolutionnaires dans l'étape ouverte en 67-68 consiste à conquérir l'hégémonie au sein de la nouvelle avant-garde à caractère de masse, afin de construire des organisations révolutionnaires qualitativement plus puissantes que celles de l'étape précédente, à savoir passer au stade de groupes révolutionnaires en voie d'implantation au sein de la classe ouvrière. » (idem, p.15).

Ainsi l'on peut vérifier que la conquête de l'hégémonie au sein de la nouvelle avant-garde est indispensable afin de faire réaliser un saut qualitatif à nos partis, afin de nous transformer de groupes propagandistes en « organisations politiques révolutionnaires » et de nous « implanter dans le prolétariat ». Pour gagner cette hégémonie politique sur l'avant-garde, les camarades de la majorité proposent « deux tactiques qu'il faut employer le plus souvent possible dans l'étape actuelle ». La première consiste en :

« (...) l'organisation de campagnes politiques nationales, conduites avec soin et correspondant aux préoccupations (besoins) de l'avant-garde, sans aller en sens contraire des luttes des masses, et démontrant une capacité d’initiative efficace, bien que modeste, de la part de nos sections » (idem, p. 43).

La seconde :

« (...) centraliser ses forces au niveau régional et national, afin de briser le mur du silence entourant certaines luttes ouvrières exemplaires et « sauvages », et initier des actions de solidarité » (p.43).

Cela signifie que, pour assurer le succès de notre stratégie de conquête de le nouvelle avant-garde, nous devons mettre en œuvre deux tactiques centrales. La première est de réaliser des campagnes centrales dont les axes sont définis en fonction des préoccupations de l'avant-garde, à l'unique condition que celles-ci ne s'opposent pas à la lutte des masses; la seconde est de concentrer judicieusement nos forces dans la popularisait des actions exemplaires de cette avant-garde. Le camarade Germain va encore plus loin dans cette conception :

« l'orientation fondamentale des trotskistes européens doit être de s'implanter dans la classe ouvrière, en utilisant le poids de l'avant-garde large afin de modifier les rapports de force entre la bureaucratie et les travailleurs avancés dans les syndicats, les usines, les bureaux et la rue, et en centrant leur propagande et, quand cela est possible, leur agitation sur la préparation de ces travailleurs avancés à l'apparition de comités d'usines, d'organes de double pouvoir, à l'intensité de la prochaine vague de luttes de masse généralisées, grèves massives et grèves avec occupation » ("En défense du léninisme..." BII n° 7, p.43).

Cela signifie que, une fois cette avant-garde large gagnée (et nous étant implantés grâce à elle au sein de la classe ouvrière}, nous l'utiliserons pour deux tâches: aider les ouvriers avancés à lutter contre la bureaucratie dans les syndicats et sur tous les fronts; développer parmi les ouvriers avancés une agitation et une propagande sur la nécessité de l’organisation en comités d'usines et organes de double pouvoir, afin d'être prêts à affronter une future vague de luttes massives généralisées. Mandel avance encore plus loin et va jusqu'à interpréter "Le gauchisme : maladie infantile du communisme" de Lénine, dans le sens suivant :

« Aujourd'hui, au lieu de dire que le but du parti est de faire progresser la conscience politique de la classe ouvrière, la formule devient plus précise : la fonction de l'avant-garde (le parti révolutionnaire, N.M. ) consiste à développer la conscience révolutionnaire au sein de l’avant-garde ouvrière. » Pour préciser, il nous rappelle que : « En accord avec la conception léniniste d'organisation, il n'existe pas d'avant-garde autoproclamée. Bien plus, l'avant-garde (il s'agit à nouveau du parti révolutionnaire, N.M.) doit gagner sa reconnaissance comme avant-garde (à savoir le droit historique d'agir en tant qu'avant-garde) à travers ses tentatives pour se lier avec la partie avancée de la classe et sa véritable lutte ». (Mandel, "La théorie léniniste d'organisation", p.40 et 15).

Pour finir, Mandel généralise toute cette conception qui au début apparaissait propre au moment actuel de la lutte de classes. Il ne s'agit déjà plus du rôle des partis pour cette étape et pour une région du monde, mais du caractère profond de nos partis pour tous les pays du monde et pour toute l'histoire.

Dans ces extraits, le mot « avant-garde » est utilisé dans deux sens : comme équivalent de « parti » et comme équivalent de « la partie la plus avancée de la classe ouvrière ». Par conséquent, la fonction du parti est de développer la conscience révolutionnaire de l'avant-garde de la classe ouvrière. Le parti doit gagner sa reconnaissance en tant que parti dirigeant de la classe ouvrière (à savoir son droit historique d'agir en tant que tel) en se liant à l'avant-garde ouvrière et à sa juste lutte.

On peut synthétiser ainsi la position des camarades de la majorité (en allant du général au particulier) : le parti révolutionnaire a comme tâche centrale de gagner l'avant-garde de la classe ouvrière. S'il remplit cette tâche, pour laquelle il doit se lier à cette avant-garde et à ses luttes, il acquiert le droit historique à diriger la classe ouvrière. Aujourd'hui il existe dans le monde entier une « avant-garde large », notre tâche est donc de gagner sur elle l'hégémonie politique. Pour faire aboutir ce projet, nous devons employer deux tactiques ; d'une part initier des campagnes politiques centrées sur les préoccupations de cette avant-garde, d'autre part réaliser par nous-mêmes des actions servant d'exemples et nous apportant sa sympathie. Une fois que nous aurons gagné cette « avant-garde », celle-ci servira à faire tourner en leur faveur les luttes des ouvriers avancés, dans les syndicats, contre la bureaucratie, et à développer en leur sein la propagande et l'agitation pour qu'ils s'organisent en comités d'usines et en organes de double pouvoir, en vue d'une prochaine vague de luttes de masse généralisées.

Après avoir exposé avec sérieux toute cette conception, il est nécessaire d’affirmer qu'elle n'a rien à voir avec un parti marxiste révolutionnaire, qu'au contraire il s'agit d'une grossière caricature totalement opposée à la conception léniniste et trotskiste. Selon la conception bolchevique du parti révolutionnaire, son rôle est de gagner l'hégémonie politique dans la classe ouvrière et le mouvement des masses (et non l'avant-garde) ; pour cela il est nécessaire de travailler au sein de la classe ouvrière et du mouvement de masses (et pas seulement l'avant-garde) ; avec une politique déterminée par les préoccupations du mouvement de masses face à la situation concrète de la lutte de classes (et non pas les préoccupations de l'avant-garde). Cette politique seule permettra de défaire la bureaucratie (et pas le poids de l'avant-garde) car elle consiste à donner des réponses précises au développement des luttes des masses (et non à demander à l'avant-garde de s'organiser pour des actions futures), à avancer ces réponses précises en fonction des besoins objectifs des masses en lutte, afin que celles-ci les reprennent à leur compte (et non à développer les actions exemplaires du parti) .C'est seulement en accomplissant ces tâches que le parti gagne son droit historique à être considéré comme le parti révolutionnaire de la classe ouvrière, l'avant-garde de la classe ouvrière en lutte contre le capitalisme. Ce sont ces « petites » divergences entre notre conception du parti et celle des camarades de la majorité, que nous développerons et tenterons d'expliquer.

2. Mandel révise le matérialisme historique dans sa définition théorique de l'avant-garde ouvrière.[modifier le wikicode]

Etant donné la manière dont commence cette discussion, il est évident qu'il faut partir d'une définition précise de l'avant-garde, son rôle et ses rapports avec le parti révolutionnaire. En décembre 70, le camarade Mandel a publié dans "International Socialist Review" un travail intitulé « La théorie léniniste d'organisation ». Dans ce texte, prenant les devants par rapport aux conclusions politiques actuelles du document européen, il s'efforce de donner une interprétation théorique du nouveau rôle du parti bolchevique, ainsi que celui de l'avant-garde. Par un schéma qui résume toute sa conception, il signale les trois éléments fondamentaux dans la formation de la conscience de classe ; les masses avancent de l'action à l'expérience pour arriver à la conscience Nous nous tiendrons ici aux trois secteurs signalés par le camarade Mandel : les masses, les ouvriers avancés (l'avant-garde) et le parti. Dans le marxisme selon Marx, on trouve des structures (les classes) et des superstructures (les idéologies et les institutions). Deux des trois secteurs signalés par le camarade Mandel ont une place précise, las masses sont dans la structure et le parti révolutionnaire dans la superstructure. Le problème est de préciser quelle est la place de l'avant-garde.

La classe ouvrière fait partie d'une structure, elle est une classe de la société. Les masses également puisqu'elles sont constituées par des classes ou des secteurs sociaux exploités par le régime impérialiste, capitaliste ou féodal (ouvriers, paysans, petite bourgeoisie, femmes, étudiants, nationalités opprimées, etc.). La classe ouvrière, les masses ont leurs superstructures, de même que la société dans son ensemble. Les superstructures sont de deux types, objectives et subjectives. Les premières sont les institutions, les secondes sont les idéologies ou consciences (que celles-ci soient vraies ou fausses). Un syndicat, un journal ouvrier, un parti, un soviet, une publication nationaliste sont des superstructures institutionnelles, objectives de la classe ou du mouvement de masse. Les partis socialistes et communistes également. La conscience syndicaliste et la conscience réformiste font partie de la superstructure idéologique, subjective de la classe ouvrière ; comme elles sont des idéologies bourgeoises au sein de la classe ouvrière, ce sont de « fausses consciences » ouvrières. L'idéologie trotskiste est la « conscience vraie » de la classe ouvrière et fait partie de la superstructure subjective ; le parti trotskiste en est la forme objective, institutionnelle dans la classe ouvrière.

Toutes ces institutions et idéologies se combattent avec acharnement au sein de la classe ouvrière et du mouvement des masses, et chacune d'elles s'efforce de les gagner à sa politique et à son organisation. Cependant, nous continuons à ignorer où se trouve l'avant-garde ouvrière, cette troisième catégorie qui, selon Mandel, existe dans la société, séparément de la classe et du parti. Où placer les ouvriers avancés ? Dans quelle catégorie sociale marxiste se trouvent-ils ? Dans la structure, avec la classe ouvrière et les masses? Du dans la superstructure avec le parti ? Tout le travail théorique de Mandel se débat dans ce problème insoluble. En effet, si les ouvriers avancés (ou l'avant-garde ouvrière) sont une nouvelle catégorie différente de la structure et de la superstructure, il est nécessaire de donner une définition de cette nouvelle catégorie et de modifier le matérialisme historique. Et c'est précisément ce à quoi aboutit Mandel.

Comme cela arrive fréquemment, Mandel pose bien le problème, du moins il prononce de temps en temps des phrases correctes :

« Donc, en généralisant, la théorie léniniste d'organisation représente un approfondissement du marxisme appliqué aux schémas de base de la superstructure sociale (l'Etat, la conscience de classe, l'idéologie, le parti) » ("La théorie léniniste d'organisation", p.12).

C'est tout à fait juste. La théorie léniniste d'organisation est une idéologie et fait donc partie de la superstructure. La concrétisation pratique de cette théorie, le parti bolchevique, est une institution et fait donc aussi partie de la superstructure. Mais le problème de l'avant-garde reste posé. Et Mandel ne nous dit pas où se trouve sa nouvelle catégorie d' « ouvriers avancés ». Il est conscient qu'il doit donner une définition objective justifiant sa toute nouvelle découverte de cette « troisième catégorie » :

« La catégorie d'« ouvrier avancé » part de la stratification objective inévitable de la classe. C'est le résultat de leur origine distincte, ainsi que de leur différente place dans le processus social de production et de leur différente conscience de classe ». (idem, p.15).

Mais cette définition de l'« ouvrier avancé » présente immédiatement des défauts. S'il se définit par sa « stratification objective » au sein de la classe, il en fait partie, il est compris dans la structure. S'il se définit par sa « place différente dans le processus de production », il fait également partie de la structure, mais les « ouvriers avancés » forment une classe distincte de la classe ouvrière, celle-ci se définissant précisément par sa place dans le processus de production. Finalement, s'il se définit par sa « différente conscience de classe », il fait partie, comme les autres consciences, de la superstructure. Mais cette contradiction s'aiguise quand le camarade Mandel nous décrit l'ouvrier avancé (l'avant-garde). On s'aperçoit que cette nouvelle catégorie a une « essence » très surprenante :

« (c'est) cette partie de la classe ouvrière qui, actuellement, se trouve investie à un niveau plus élevé que les simples luttes sporadiques et qui a atteint déjà un premier niveau d'organisation » et « ce qui (la) distingue... des masses est le fait que, même dans une période de calme, elle n'abandonne pas le terrain de la lutte de classes, mais continue le combat pour ainsi dire « par d'autres moyens ». Elle tente de consolider les poches de résistance qui se sont formées pendant la lutte, afin de les rendre permanentes (syndicats). Elle publie des journaux ouvriers et organise des groupes de travail pour cela, tend à cristalliser et à élever la conscience de classe apparue pendant la lutte... Par conséquent, elle contribue à la formation du facteur conscience, en s'opposant au spontanéisme qui caractérise le mouvement des masses. » (idem, p.4 et 19).

Quel rapport y a-t-il entre cela et les « origines historiques distinctes », et les « différentes places dans le processus social de production » et la « stratification de la classe » ? Un mineur anglais, militant syndical, remplit une partie des conditions qui lui sont demandées par Mandel pour être considéré comme un « ouvrier avancé » : « il a atteint le premier niveau d'organisation », « n'abandonne pas le terrain de la lutte de classes » dans les « périodes de calme », « publie des journaux », « tend à cristalliser et élever la conscience », « s'oppose au spontanéisme » et « contribue » au « facteur conscience ». Mais il ne remplit pas les autres conditions : il n'a pas « une origine historique distincte » de la classe ouvrière anglaise, ne se trouve dans aucune « stratification de classe » et n'occupe pas une « position différente dans le processus de production ».

A l'inverse, les techniciens prolétarisés de l'industrie nord-américaine, dans l'automobile par exemple, remplissent ces trois dernières conditions : ils ont une origine historique distincte, une place distincte dans le processus de production et sont particulièrement stratifiés dans la classe ouvrière. Mais ils ne satisfont pas les autres conditions, du moins par exemple à Detroit, où ce ne sont pas eux mais les ouvriers noirs qui ont déclenché pratiquement une insurrection il y a quelques années. Ces ouvriers noirs étaient l'avant-garde indiscutée (les « ouvriers avancés ») de ce moment, comme le sont actuellement les ouvriers immigrés de Renault en France.

Le camarade ne peut s'extirper de cette contradiction. La définition de l'avant-garde peut être qualitative ou quantitative. Si elle est quantitative, elle est composée des ouvriers les plus « conscients » : les plus « combatifs », les plus « intelligents » de la classe ouvrière. Ils font partie d'une structure (la classe ouvrière) où ils se différencient du reste de leurs camarades, en étant « plus » dans un sens quelconque. Si la définition est qualitative, comme la décrit Mandel, il faut dire qu'ils « continuent le combat », « publient des journaux », « ont atteint un premier niveau d'organisation », alors l'avant-garde se situe dans la superstructure. La contradiction est irréductible et l'on ne peut pas en sortir, même en voulant formuler une définition différente ; ce qui confirme que, conformément à la notion marxiste, il y a seulement deux catégories sociales et non trois.

Voyons maintenant ce qu'est réellement cette fameuse avant-garde. Les classes comme les superstructures ont une existence permanente pendant toute une époque, avec des caractéristiques qui les définissent avec précision. Ce qui n'est pas le cas de l'avant-garde du mouvement ouvrier et de masses. Si nous désirions la définir à l'aide de la dialectique, nous dirions que l'avant-garde est un phénomène est non un être.

Expliquons-nous : la classe et les masses, ou certains de leurs secteurs, entrent en lutte en fonction de la situation objective (revendiquant des améliorations économiques, des libertés démocratiques, une assemblée constituante ou prenant le pouvoir). Au sein de ces luttes, et non en dehors, il y a des secteurs qui se trouvent au premier plan, en avant-garde. Le mot même d'« avant-garde » indique qu'il existe une arrière-garde. En un sens général, le parti est l'avant-garde du mouvement ouvrier, et celui-ci à son tour est l'avant-garde de tous les travailleurs. Les faits illustrent, sans laisser aucun doute, notre explication : en 1936 en France, le mouvement ouvrier fut l'avant-garde ; mais en mai 68 ce fut le mouvement étudiant. En Argentine, de 55 à 66, l'avant-garde fut constituée par les ouvriers de la métallurgie, en 68 ce furent les étudiants, à partir de 69 les ouvriers de l'automobile. Au Pérou. sous la direction de Hugo Blanco, les paysans furent l'avant-garde ; tandis que sous la présidence de Velasco Alvarado, les mouvements furent dirigés par les enseignants.

Et ce n'est pas un hasard si le camarade Germain ne parle que d'avant-garde ouvrière et ne se réfère pas à l'avant-garde du mouvement de masses. En effet, il est évident ici que l'avant-garde se définit non pas par des « stratifications », des niveaux de conscience ou d'organisation mais par le rôle qu'elle joue dans telle ou telle lutte. C'est pour cela justement qu'il s'agit d'un phénomène, car l'avant-garde d'un secteur déterminé se constitue dans la mesure où elle se trouve à la tête d'une lutte et car dès qu'elle a cessé de remplir ce rôle, un autre secteur prend sa place. Et cela peut se produire y compris dans le cadre d'une même lutte : lors du « cordobazo » par exemple, l'avant-garde fut constituée par les étudiants mais ils furent rapidement remplacés par le mouvement ouvrier, le secteur de l'industrie mécanique en première ligne.

Dans le mouvement ouvrier organisé, il se passe la même chose. L’avant-garde du prolétariat français après la révolution russe, comme Thorez ou Marty, est devenue la pire arrière-garde et les luttes de 36 furent dirigées par une avant-garde différente. Il existe une avant-garde au sein des IWW ou du PS nord-américain ainsi que celle qui a dirigé les luttes de la CIO. Cannon est venu de la première, Farrel Dobs de la seconde. Nous avons vu également qu'il en existe d'autres types, comme l'avant-garde étudiante de 68 dont ont fait partie Krivine, Dutschke et Cohn Bendit ; ou celle des nationalités opprimées d'où s'est détaché un Malcom X.

Il est donc évident que les avant-gardes ne durent que le temps des luttes qu'elles impulsent, qu'elles se définissent par leur rôle dans une lutte et non par leur situation permanente dans la société. En définitive, comme tout phénomène elles sont éphémères, leur devenir est d'être absorbées par la classe ou assimilées par les superstructures. Quand elles donnent une permanence à leur activité, en créant une idéologie et en construisant une organisation (un syndicat ou un journal par exemple), elles vont alors faire partie de la superstructure. Il en est de même lorsqu'elles sont absorbées par les organisations ou partis de masses existants. Thorez est devenu stalinien, Reuther bureaucrate (comme Lechin en Bolivie ou Vandor en Argentine), Cohn Bendit se consacre au cinéma et Krivine à la construction du parti trotskiste en France. La majeure partie des secteurs d'avant-garde revient se confondre avec sa classe, en abandonnant la lutte, elle retourne dans la structure.

C'est justement parce qu'elle est un phénomène et non une réalité permanente, car elle est liée à des luttes particulières du mouvement de masses, que l'avant-garde accuse tout particulièrement les conséquences de la loi du développement inégal et combiné. Des secteurs déterminés sont à l'avant-garde aujourd'hui et à l'arrière-garde demain. La place d'avant-garde est prise par des secteurs et des individus différents et successifs en fonction du cours des luttes du mouvement des masses, non pas pour des raisons de « stratification sociale » objectivement inévitable. C'est précisément cet aspect inégal et combiné de l'avant-garde qui est ignoré par le camarade Germain dans ses efforts pour lui donner une existence permanente, en la limitant à l'avant-garde ouvrière et en son sein (comme nous le verrons plus tard) à des individus et non à des secteurs.

La classe ouvrière et les masses dans la structure, le parti dans la superstructure, ce sont des catégories sociales marxistes car elles sont permanentes pour une époque déterminée, quels que soient les déroulements de la lutte de classes. Elles reflètent ces déroulements en leur sein, mais n'apparaissent ni ne disparaissent avec eux. L'avant-garde, justement parce qu'elle est un phénomène et non une réalité permanente, parce qu'elle apparaît et disparaît à chaque lutte, parce qu'elle est différente d'une lutte à une autre (y compris au cours d'une même lutte) n'est pas une catégorie sociale marxiste et n'entre dans aucune d'elles. La théorie de Mandel la situant en tant que catégorie supplémentaire, conjointement à la classe ouvrière et au parti, avec lesquels elle aurait des liens spécifiques, est une révision totale du matérialisme historique.

3. Conscience scientifique ou conscience politique ?[modifier le wikicode]

Le schéma anti-marxiste du camarade Mandel (caractérisé par les trois catégories : masse, parti, avant-garde) n'a pas seulement le défaut de tenter d'inventer une prétendue avant-garde permanente élevée au rang de catégorie sociale. Il a un second défaut, encore plus grave : il oublie totalement les organisations staliniennes et sociales-démocrates, comme si elles n'existaient pas dans le mouvement de masses et n'avaient rien à voir avec les problèmes de la construction du parti révolutionnaire. Il faut également relever dans le schéma mandéliste une troisième agression contre le marxisme quant aux séquences que, selon lui, suivent la conscience, l'expérience et l'action pour chacun des secteurs qu'il définit.

Commençons par le premier problème. L'« oubli » de l'existence des organisations staliniennes et sociales-démocrates au sein du mouvement ouvrier, à côté du parti, des masses et de la fameuse avant-garde, n'est pas le fruit du hasard. Le tandem Mandel-Germain suppose que notre lutte fondamentale consiste à combattre la fausse conscience, la conscience arriérée de la classe ouvrière et des masses. En un sens général, cela est correct. Mais il en reste là, et cette conception devient erronée, car la fausse conscience ce ne sont pas seulement les idées incorrectes portées par la grande majorité des individus qui composent la classe ouvrière et le mouvement de masses. Cette fausse conscience est exprimée par des institutions fortes, objectives, d'un poids énorme, par les organisations staliniennes, sociales-démocrates et nationalistes. Elles captent et organisent les travailleurs, les éduquent dans cette fausse conscience, martèlent leur ligne politique dans leur presse, emploient des méthodes bureaucratiques, parfois même des méthodes de gangsters, afin d'imposer leurs critères. C'est pour cela que la lutte de nos partis contre ces fausses consciences ne peut être considérée comme une intervention chirurgicale, où il suffirait d'opérer pour enlever la partie malade, ou une séance de psychanalyse pour extraire les idées erronées. Il s'agit d'une lutte à mort contre ces organisations, leurs idéologies, leurs méthodes, et fondamentalement contre leurs politique, la forme la plus concrète de leurs expressions.

Pouvons-nous ignorer ces organisations dans un schéma de nos rapports au mouvement ouvrier et à son avant-garde ? Le rapport pur « parti-avant-garde-masses » existe-t-il réellement ? En aucune manière, notre rapport à la classe ouvrière n'est ni pur ni direct, ni au travers de la seule avant-garde. Ce n'est pas un rapport de superstructure révolutionnaire à une structure de classe. C'est un rapport plus complexe, qui passe nécessairement par notre rapport avec les superstructures de la classe (partis ouvriers, syndicats et autres organes de classe) qui sont en général réformistes et parfois gauchistes. Nous pouvons en dire autant du mouvement de masses. Nos partis peuvent-ils se donner une politique pour la classe ouvrière, en s'efforçant de gagner son avant-garde, sans se donner une politique en direction des syndicats, des partis communiste et socialiste, des comités d'usine ? Non, c'est impossible. Se donner une telle politique est indispensable, afin de détruire les organisations réformistes et bureaucratiques. C'est exactement l'opposé de les ignorer.

« La classe elle-même n'est pas homogène. Ses différents secteurs s'éveillent à la conscience de classe et y parviennent par des chemins et à des moments différents. La bourgeoisie participe activement à ce processus. Elle crée ses propres institutions au sein de la classe ouvrière ou bien utilise celles qui existent déjà, afin d'opposer certaines couches d'ouvriers à d'autres. Au sein du prolétariat, plusieurs partis interviennent en même temps. » (Trotski, "The Struggle against Fascism in Germany" p.163).

Cette simple ébauche de la réalité de la classe ouvrière vaut bien tous les schémas fantastiques du camarade Germain qui représentent une classe pure, une avant-garde pure et un parti révolutionnaire pur, qui n'ont rien à voir avec notre monde mais plutôt avec celui de Shan-Gri-La.

Car en définitive n'est-ce pas un de nos principaux objectifs {sinon le principal) d'évincer les directions et les partis opportunistes de la direction du mouvement ouvrier mondial ? Le fait que Mandel ni Germain ne se posent ce problème ni ne se proposent ce but est en lui seul une démonstration de la tendance subjective, phénoménologique de toute leur analyse. Cependant, bien plus grave est la raison d'être du trotskisme : la crise de direction du prolétariat. Comme les partis ouvriers contre-révolutionnaires, devenus le pire obstacle pour le développement de la conscience de classe, ne tiennent aucune place dans le schéma anti-marxiste de Mandel, celui-ci découvre une nouveauté surprenante :

« dans la mesure où nous constatons que la barrière décisive, qui aujourd'hui empêche la classe ouvrière d'acquérir une conscience politique de classe, réside en un moindre degré dans la misère des masses et l'extrême pauvreté qui les entoure, mais surtout dans l'influence croissante de la consommation et la mystification idéologique de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie, c'est précisément le moment d'ouvrir les yeux et d'entamer le processus vers la science sociale critique qui peut jouer un véritable rôle révolutionnaire dans le nouvel éveil de la conscience de classe au sein des masses » (Mandel, op. cit. p.60-61).

Nous nous arrêterons plus loin sur cette « science sociale critique » et ses effets révolutionnaires. Pour l'instant, il est nécessaire de bien souligner que, selon Mandel, la « barrière décisive » contre le développement de la conscience de classe est « l'influence croissante de la consommation et la mystification idéologique de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie » et que cette barrière peut être surmontée par la « science sociale critique ».

Quant à nous, comme le ferait tout trotskiste sérieux, nous nous opposons fermement à cette affirmation. Pour un trotskiste, la barrière décisive qui empêche les masses d'avoir une conscience de classe, ce sont les directions traîtres du mouvement ouvrier, les partis communistes et socialistes et les bureaucraties syndicales. Le trotskysme véritable nous enseigne que notre grande tâche révolutionnaire est la lutte implacable contre ces directions, afin d'arracher les masses à leur influence et rendre ainsi possible l'émergence de la conscience de classe. Enfin le trotskisme véritable nous permet de conclure à l'inefficacité d'une prétendue « science » (critique ou autre) et à la nécessite d'une politique. Mais le camarade Mandel n'en dit pas un mot - il est vrai que pour lui c'est de l'« archéo-trotskysme » indigne de la « science sociale critique » !

Passons au second problème, celui du raisonnement du camarade Mandel, de ses séquences « action-expérience-conscience ». Rappelons que pour lui les masses avancent de l'action à l'expérience et arrivent à la conscience ; l'avant-garde avance de l'expérience à la conscience et arrive à l'action ; le parti de la conscience à l'action et arrive à l'expérience. Nous avons déjà éliminé l'avant-garde de ce schéma car, comme nous l'avons vu, elle n'est qu'un phénomène conjoncturel et ne peut donc suivre aucun schéma permanent de développement. Nous ne sommes pas d'accord avec le camarade Germain sur la manière dont chaque secteur acquiert la conscience. Pour nous il n'y a pas action sans conscience ni conscience sans action. Pour les marxistes, « le spontané est la forme embryonnaire du conscient », l'action, l'expérience et la conscience sont des parties d'une totalité à tous les niveaux du parti aux masse. L'élément déterminant de cette totalité sont les actions du mouvement de masses. A aucun moment nous ne voyons cette action sans conscience que Mandel attribue à la classe ouvrière et aux masses. Au contraire, pour nous il n'existe aucune action sans conscience préalable. Le système capitaliste impérialiste provoque par ses infamies des changements dans la conscience des masses (haine, rejet, indignation...) qui sont préalables à toute action. S'il existait une séquence, ce serait la suivante : la réalité objective de la société bourgeoise détermine objectivement la conscience des masses et c'est cela qui provoque les actions du mouvement de masses. Mais cette réalité objective les touche à travers une expérience, celle de l'exploitation. Par exemple, un patron exploite un ouvrier (réalité objective du système capitaliste) , celui-ci subit l'exploitation (en fait l'expérience) et ressent de la haine pour son patron (prend conscience de la nécessité de lutter contre lui), puis se lance dans la lutte (passe à l'action).

Mais ce n'est là rien de plus qu'un schéma étant donné que, par exemple, l'ouvrier contemporain, avant de participer à une lutte, adhère à un syndicat. Cela signifie qu'il s'appuie sur l'expérience des générations antérieures car il ne part pas ce rien, il n'est pas obligé de réinventer le syndicat avant chaque lutte. Il ne lui est pas nécessaire non plus de redécouvrir toutes les méthodes de lutte ; avant de se lancer dans l'action, il connaît déjà l'expérience des grèves, des occupations, des manifestations et des pétitions. Il se base également sur l'expérience antérieure de sa classe. Et il est en outre conscient de l'existence de cette expérience puisqu'il sait ce qu'est un syndicat, un parti, une méthode de lutte.

Nous connaissons à l'avance la citation n°2000 qu'utiliserait Mandel pour nous contrer et soutenir que la classe ouvrière n'apprend que par ses actions. C'est vrai, mais cela ne signifie pas que la classe ouvrière se lance dans l'action sans conscience, elle suit un processus plus profond et dialectique. La formation de la conscience de classe est un phénomène dynamique et par là-même contradictoire. Dans la conscience de la classe ouvrière et des masses exploitées, les conceptions fausses bourgeoises et petites-bourgeoises luttent contre les conceptions ou la conscience vraies. Un ouvrier social-démocrate, par exemple, hait sans aucun doute le fascisme et le considère comme son pire ennemi, il désire l'unité ouvrière contre celui-ci, mais en même temps il fait confiance à sa direction bureaucratique et réformiste. Il y a là une contradiction entre deux types de conscience : la conscience de classe par rapport au fascisme et la fausse conscience par rapport à ses directions opportunistes. Dans ce cas, le rôle des actions (la pratique) est décisif, comme cela se produit dans tout processus de connaissance ou de conscience ; seule la pratique est à même de démontrer ce qui est vrai (la lutte commune contre le fascisme) et ce qui est faux (la confiance dans les directions). En ce sens, c'est seulement dans la pratique que nous pouvons combattre avec succès le faux et affirmer le vrai, afin de parvenir à un niveau de conscience supérieur, qui verra se développer de nouvelles contradictions, dont nous pourrons de nouveau triompher seulement par l'expérience concrète. C'est pour cela que nous soutenons que la pratique, les actions du mouvement de masses sont le facteur déterminant de l'évolution de la conscience de classe, mais nous ne pouvons pas dire que ce cheminement commence par là pour passer par l'expérience et se conclure dans la conscience. Les actions du mouvement de masses enchaînent différents niveaux de conscience et d'expérience, elles ont toujours pour point de départ un niveau déterminé et débouchent sur un niveau supérieur, qui à son tour sera le point de départ de nouvelles actions. Il s'agit d'un processus totalisant, dynamique et contradictoire.

Mandel pourrait nous répondre maintenant par un sophisme, ce que nous avons dit confirmerait que seule la pratique, l'action peut mener à la conscience de classe. Une telle réponse serait fausse pour deux raisons. En premier lieu parce que dans le schéma mandéliste, chaque secteur parvient à un niveau de conscience distinct (par exemple, l'avant-garde parvient à une conscience « empirique et pragmatique ») et que seul le parti révolutionnaire peut atteindre la conscience de classe (qui selon Mandel est « scientifique », non politique). Lorsque Mandel parle de la conscience des masses, issue de l'action et de l'expérience, il se réfère donc à un niveau de conscience dont nous ignorons la nature puisque ce ne serait pas la conscience politique de classe. La seconde raison c'est que la conscience de classe ne peut donc être atteinte que par un facteur superstructurel, le parti révolutionnaire, et non simplement par les actions et les expériences du mouvement de masses et de la classe ouvrière.

Pour nous, chaque action du mouvement de masses se base sur une expérience et une conscience préalable qui lui permettent de faire une nouvelle expérience, laquelle se cristallise dans un nouveau niveau de conscience. Si tout ce cheminement des masses, déterminé (et non pas commencé) fondamentalement par ses actions, n'amène pas automatiquement à la conscience de classe, la conscience universelle et historique, c'est un autre problème. Notre différend avec Mandel porte sur le fait que pour nous il n'y a pas d'action du mouvement de masses sans une conscience et une expérience préalables. Et s'il est certain que sans l'intervention du parti le mouvement de masses ne peut accéder à la conscience politique de classe, il est également certain que cette totalité du cheminement du mouvement de masses à travers l'action, l'expérience et la conscience, l'en rapproche inexorablement. Nous pourrions dire que le mouvement de masses se rapproche « asymptotiquement » de la conscience politique de classe, qu'à chaque moment il en est plus proche, mais qu'il ne peut y parvenir par ses propres moyens. Seul le parti peut faire que ces deux lignes, toujours plus proches, cessent d'être asymptotes, que le mouvement de masses se confonde avec la conscience politique de classe.

La conception mandéliste qui accorde la priorité aux actions dans le processus de la formation de la conscience de classe, avant même l'expérience et la conscience, est la position typique des intellectuels anticonformistes, existentialistes et phénoménologues, dont Sartre est un des exposants classiques. Cette conception véhicule implicitement une négation de l'homme, dans ce cas du caractère humain du mouvement de masses et de la classe ouvrière, pour la raison simple mais catégorique que l'homme se distingue de l'animal par le fait d'être conscient à des degrés divers, de ses actions, tout en lui ressemblant para manière dont il réagit au milieu ambiant.

Quant au parti, les mêmes lois jouent pour lui, comme pour le mouvement de masses, mais à un niveau qualitativement supérieur. La conscience du parti révolutionnaire, (le point de départ pour atteindre l'expérience en passant par l'action selon Mandel), n'est rien de plus que l’expérience historique du mouvement ouvrier et de masses. C’est-à-dire qu'au lieu de démarrer d'une conscience et d'une expérience partielles et limitées, le parti possède comme point de départ l'expérience et la conscience historiques et universelles. Pour extraire cette expérience historique et universelle du mouvement ouvrier et de masses, le parti doit utiliser une série de sciences combinées en une le marxisme. Ces sciences et leur combinaison permettent d'atteindre l'expérience historique universelle, de l'élever alors à la conscience historique, universelle et abstraite, et de la concrétiser dans un programme politique.

Nous avons vu jusqu'à présent comment le camarade Mandel « oubliait » dans son schéma métaphysique de la classe ouvrière les partis staliniens et sociaux-démocrates. Nous avons vu également comment il se trompait gravement dans sa conception théorique sur le rapport entre action, expérience et conscience. Nous verrons maintenant pour finir comment tout ce raisonnement débouche sur une conception scientifiste du rôle du parti et de la conscience de classe.

Il faut rappeler que pour le camarade Mandel, la tâche consistant à chasser la fausse conscience petite-bourgeoise ou bourgeoise du mouvement ouvrier ne passait pas par notre lutte politique contre ses directions bureaucratiques et réformistes, mais par le fait d'« ouvrir les yeux sur la science sociale critique ». C'est celle-ci qui doit jouer « un véritable rôle révolutionnaire dans le nouvel éveil des masses à la conscience de classe ». Pour un disciple moderne des Bauer, ce ne serait pas mal. D'ailleurs, la science sociale critique de Mandel passera sûrement à la postérité, notamment de la manière dont plus loin il nouslla livre dans toute sa splendeur :

« Le fait que le marxisme, en tant que science, est l'expression au plus haut degré du développement de la conscience de la classe ouvrière, veut simplement dire que c'est seulement au travers d'un processus individuel de sélection que les meilleurs membres du prolétariat, les plus expérimentés, les plus intelligents et les plus combatifs sont capables, directement et indépendamment, d'acquérir la conscience de classe dans sa forme supérieure. » « La catégorie de parti révolutionnaire vient du fait que le socialisme marxiste est une science qui, en dernière analyse, ne peut être assimilée complètement qu'individuellement et non de manière collective. » (Mandel, op.cit. p.17-18).

Cette affirmation tourne totalement le dos à notre conception. Pour nous, le marxisme, en tant que science, remplit la seule fonction d'extraire l'expérience universelle historique, de l'élever à la conscience universelle historique et abstraite et de la concrétiser dans un programme. Qui a raison ? Est-il vrai que le marxisme, en tant que science, est le « plus haut degré de développement de la conscience de classe prolétarienne » ? Trotski pense le contraire :

« Les intérêts de classe ne peuvent être formulés d'une autre manière que sous la forme d'un programme, le programme ne peut être défendu d'une autre manière qu'en créant un parti. » « La classe en elle-même n'est que la matière de l'exploitation. Le prolétariat n'assume un rôle indépendant qu'au moment où d'une classe en soi il se transforme en une classe politique pour soi. Ce processus ne peut aboutir qu'à travers l'intervention du parti. Le parti est l'instrument historique par lequel la classe se saisit de sa conscience de classe... les progrès de la classe vers la conscience de classe, à savoir la construction d'un parti révolutionnaire qui dirige le proletariat, est un processus complexe et contradictoire. » (Trotski, op . cit .p.163 ).

Il est évident que Trotski définit la conscience de classe comme nous le faisons nous et non comme le fait Mandel. Pour Trotski, la conscience de classe se formule en un programme. Pour Mandel c'est le marxisme en tant que science. Pour Trotski le développement de la conscience de classe est un phénomène objectif : la construction du parti révolutionnaire. Au contraire, pour Mandel, le parti « vient du fait que le socialisme marxiste est une science ». En aucune manière nous ne pouvons accepter cela. Le parti révolutionnaire ne peut se construire qu'à partir d'un programme politique. Même dans le domaine des suppositions, nous ne pouvons imaginer un parti révolutionnaire composé d'intellectuels, perdus dans les nuages, qui manieraient à la perfection les aspects scientifiques du marxisme, mais ne se préoccuperaient pas de formuler un programme politique, étant dans l'impossibilité de le faire puisqu'ils vivraient en marge du mouvement de masses. En supposant qu'il existe, il ne serait pas un parti révolutionnaire mais ,une petite secte. Quant à nous, nous croyons à un parti comprenant des camarades connaissant parfaitement le marxisme et travaillant en relation et en parfaite harmonie avec les travailleurs militants, afin de formuler un programme politique et de l'appliquer correctement dans la pratique. C'est cela sans aucun doute un parti révolutionnaire.

Il existe entre le programme du parti et la science marxiste un lien dialectique : on ne peut élaborer de programme révolutionnaire sans théorie (science) marxiste. Il existe également un rapport dialectique entre ce programme et les actions des masses : s'il ne les prend pas pour point de départ, ce programme ne peut être révolutionnaire. Et il existe aussi un lien dialectique entre le programme et l'activité du parti : sans parti pour le concrétiser, aucun programme n'est en lui-même révolutionnaire. Tous ces éléments convergent pour donner la réalité qu'est le parti et son programme, et ce parti révolutionnaire et son programme sont « le plus haut degré de développement de la conscience de classe ouvrière ».

Le camarade Mandel tombe dans le piège d'une déviation scientifiste, intellectuelle, du rôle du parti et de la conscience de classe, en accordant une priorité excessive à un aspect important du parti révolutionnaire, la science marxiste. La conscience de classe, pour Trotski, est la transformation, de la « classe sociale en soi » en « classe politique pour soi ». Pour Mandel au contraire, la conscience de classe devrait être une conscience scientifique, et c'est une absurdité. Le soutien politique de secteurs massifs de la classe ouvrière au parti marxiste signifie une élévation de son niveau de conscience. L'intégration de membres et de secteurs de la classe au parti, qui acceptent son programme et ses statuts, est suffisante pour indiquer un saut qualitatif dans l'expression de leur conscience de classe. Ce qui est déterminant est donc l'accord d'une partie des masses avec les statuts et le programme du parti révolutionnaire, même si les militants ne sont pas des spécialistes ès philosophie, ès économie ou ès sociologie marxistes, même s'ils n'ont pas totalement « assimilé » le marxisme en tant que « science ».

Il s'agit là d'ailleurs du critère classique de Lénine et de Trotski pour le parti marxiste révolutionnaire. Mais ce n'est pas le critère de Mandel. Ses exigences sont bien plus élevées et l'amènent à inventer deux types de conscience : celle de l'avant-garde, qui est « empirique et pragmatique », et la conscience de classe « scientifique globale », à savoir celle ce la « compréhension théorique ». La conscience politique et le programme n'existent donc plus dans cette phénoménologie moderne de la classe ouvrière. Ainsi, l’adhésion politique d'un ouvrier au programme du parti révolutionnaire ne signifie rien pour Mandel, n'est en rien le résultat d'un niveau de conscience ni l'élévation de la conscience de classe. Dans cette logique la conclusion est évidente : la catégorie de parti marxiste, qui provient d'une science, « ne peut être assimilée qu'individuellement, en aucun cas d'une manière collective », car elle « présuppose au moins une compréhension de la dialectique marxiste, du matérialisme historique, de la théorie économique marxiste et de l'histoire critique des révolutions et du mouvement ouvrier moderne » (op. cit. p.17).

La logique de Germain est inflexible, s'élever à la conscience de classe, c'est parvenir à une compréhension totale, théorique et scientifique, du marxisme en tant que science; ce qui signifie manier la dialectique, la sociologie, l'économie et l'histoire marxistes ; seule une minorité infime peut assimiler le socialisme par un processus individuel, jamais collectif.

Peut-il exister une conception plus défaitiste ? Si l'assimilation du marxisme par le mouvement ouvrier signifie remplir toutes les exigences posées par Mandel - et non l'assimilation du programme du parti - c'est une tâche impossible à accomplir. Si nous avons la prétention d'extirper de la conscience des travailleurs tous les détritus idéologiques accumules par la bourgeoisie et par la bureaucratie, afin de les remplacer par la « science » marxiste (ou la « science sociale critique »), nous ne devons pas construire un parti, mais demander à la bourgeoisie de nous accorder une université pouvant accueillir des millions de travailleurs du monde entier, et le nombre correspondant de bourses, afin que ces travailleurs puissent vraiment y participer. Comme le camarade Mandel voit l'impasse de son raisonnement, il en conclut que seule une minorité peut s'élever à la conscience de classe, mais il ne répond pas au nouveau problème qui en découle : que faire de ces masses incapables d'acquérir la « conscience scientifique de classe ». Et il ne le fait pas car la seule réponse logique est celle de la bourgeoisie, quand elle accuse les masses révolutionnaires d'être des masses inconscientes et arriérées, manipulées par une poignée d'agitateurs qui masquent leurs desseins politiques. Mandel ne se hasarde pas à le dire, mais sa conception d'une petite élite, d'un groupe minoritaire de savants, détenteurs de la « science sociale critique », qu'ils ont assimilée « individuellement » et qui constitue « l'expression du plus haut degré du développement de la conscience de classe ouvrière » ressemble tout de même à l'accusation infâme faite par la bourgeoisie. Mais le camarade Mandel n'en reste pas là, il continue en disant que :

« affirmer que le socialisme scientifique est le produit historique des luttes ouvrières ne signifie pas dire que tous, ou même la majorité des membres de cette classe puissent reproduire, avec plus ou moins de facilité, ces connaissances » (idem, p.18).

Cela signifie donc que la classe ouvrière ne peut reproduire, dans sa majorité, aucune connaissance et donc que la société dans son ensemble n'avance pas sur la voie de la connaissance. Pour Mandel, de la même manière que seuls des individus peuvent assimiler le socialisme scientifique, seuls des individus sont capables d'assimiler et de reproduire les connaissances accumulées par l'humanité de la préhistoire à nos jours. La déviation scientifiste de Mandel atteint ainsi son summum, lorsqu'il confond ainsi la partie concrète des connaissances (à savoir leurs résultats), avec leur élaboration. Et c'est une erreur grave car la société (de même que la classe ouvrière ou un de ses secteurs) progresse en assimilant les résultats scientifiques, mais non les méthodes d'investigation qui permettent de les obtenir.

Prenons un exemple. Il y a des pays occidentaux où la diététique a atteint un haut niveau de développement. On y parle des propriétés et valeurs énergétiques des aliments et l'on adapte l'alimentation à ces connaissances. Imaginons un pédant qui dise aux consommateurs : « vous n'avez pas assimilé la diététique et vous êtes incapables de la reproduire, car vous ne connaissez rien à la chimie et à la biologie, sciences fondamentales pour élaborer la diététique ». Sans aucun doute cette affirmation n'aurait aucun sens, ces consommateurs ayant assimilé et étant capables de reproduire les conclusions de la diététique, tout en ne sachant pas comment l'on est parvenu à ces conclusions.

Un autre exemple : la médecine et la pharmacie ont découvert l'aspirine contre le mal de tête. Si le camarade Mandel était conséquent avec sa conception, il devrait dire à toute l'humanité : « vous ne savez pas comment guérir le mal de tête car vous n'êtes pas capables de reproduire les connaissances ayant permis la découverte de l'aspirine ». La réponse ne pourrait être que la suivante : « nous savons pertinemment que l'aspirine guérit le mal de tête. Nous n'avons pas le temps de vérifier et d'apprendre toutes les sciences et techniques qui ont amené la découverte de l'aspirine, mais nous continuerons à l'utiliser car nous sommes convaincus de son efficacité ».

C'est la même chose avec la conscience de classe. Ce qui est important c'est que les ouvriers se rendent parfaitement compte que la société capitaliste est atteinte d'un cancer et que le seul remède est notre programme et notre parti. Cette connaissance, comme le montrait Trotski, peut et doit être acquise de manière massive et non individuelle par le mouvement ouvrier et de masses. Et la seule façon pour ce dernier d'acquérir cette connaissance est de confronter dans la pratique les différentes politiques proposées par les différents partis en son sein. S'il existe un parti révolutionnaire capable de proposer une politique correcte pour chacune de ses luttes (en répondant aux intérêts historiques de la classe ouvrière), le mouvement ouvrier et de masses le reconnaîtra comme son parti et s'élèvera ainsi à la conscience politique de classe. Si ce parti n'existe pas i1 ne pourra pas le faire, mais il le pourra encore moins en étudiant la fameuse « science sociale critique » du camarade Mandel. Nous voyons là, concrétisé, le rôle du marxisme « en tant que science » : transformer la connaissance scientifique des intérêts historiques de la classe ouvrière en un programme de mobilisation, c'est-à-dire en une réponse politique à chaque lutte concrète du mouvement de masses, afin que chaque lutte tende vers la prise du pouvoir. C'est ainsi que nous gagnerons les masses à notre programme et à notre parti, en liquidant les directions traîtres et opportunistes. Croire comme Mandel que cette prise de conscience est individuelle, signifie perpétuer l'étape propagandiste, « scientifiste » de notre mouvement.

Pour justifier une telle conception, Mandel découvre que « ouvrir les yeux sur la science sociale critique peut jouer un rôle révolutionnaire dans l' éveil de la conscience des masses ». Notre réponse est claire : la science marxiste remplit son rôle révolutionnaire en permettant au parti de ne pas tomber dans l'empirisme et le pragmatisme. Pour cela, il est important que la majorité des cadres militants maîtrisent cette science le plus vite possible. Mais il est clair que pour « éveiller la conscience de classe » se sont d'abord les propres actions ees masses, et puis l'existence d'un parti bolchevique, armé d'un programme de transition et de réponses justes pour chacune de ces actions, qui jouent le seul rôle révolutionnaire.

Sa conception subjective et phénoménologique de la conscience, propagandiste et scientifiste du parti ne pouvait qu'amener le camarade Mandel-Germain à la liquidation du parti comme parti politique révolutionnaire. C'est ainsi que, dans son raisonnement, un secteur social spécifique, « les intellectuels techniciens », acquiert une grande importance :

« étant donné la possibilité de leur participation massive dans le cadre du processus révolutionnaire et de la réorganisation de la société » permettant aux « couches éveillées et critiques de la classe ouvrière d'atteindre ce qu'elles ne peuvent faire par leurs propres moyens, étant donné la fragmentation de leur conscience : la connaissance scientifique et la conscience qui leur permettra d'appréhender la vraie nature de l'exploitation scandaleuse et cachée, de l'oppression déguisée, auxquelles elles sont soumises ».

Magnifique rôle révolutionnaire de cette « intellectualité » qui devient révolutionnaire en tant que secteur social et non en tant qu'intellectuels révolutionnaires qui militent et acceptent la discipline du parti ! Et ce serait précisément entre leurs mains que serait la tâche d'« éveiller » la conscience de classe ! Quel rôle joue donc le parti révolutionnaire, si sa tâche principale échoit à un secteur social, les « intellectuels techniciens » ? Dans ce cas, il nous faudrait en conclure que le parti ne joue déjà plus son rôle fondamental, en tant que parti politique: le parti serait le conseiller théorique de cette « intellectualité » technicienne et remplirait cette fonction en lui donnant des cours de « science sociale critique » mandéliste.

Nous sommes parvenus à une autre conclusion : la « science sociale critique » joue effectivement un rôle révolutionnaire, mais à l'envers, car sa première mesure est contre-révolutionnaire : décréter la mort du parti politique bolchevique, ouvrier, léniniste, trotskiste et révolutionnaire.

4. Une analyse avant-gardiste et stratégiste.[modifier le wikicode]

Alors que pour le camarade Mandel la « science sociale critique » remplit un rôle révolutionnaire, pour son disciple, le camarade Germain, ce rôle est rempli par l'analyse :

« Mais l'objet de l'analyse est toujours de changer les conditions en faveur de la révolution prolétarienne, et non de l'adapter à la situation donnée » (Germain, "En défense...", p.95).

Cette dangereuse affirmation du camarade Germain confond l'analyse avec la politique marxiste, de la même manière que Mandel confond la science marxiste avec le programme et le parti révolutionnaire. Voyons une citation de Lénine :

« Le marxisme exige de nous une analyse strictement exacte et objectivement vérifiable des rapports de classes et des caractères concrets propres à chaque moment historique. En tant que bolcheviks, nous avons toujours essayé de remplir cette exigence absolument essentielle pour donner une base scientifique à la politique. » (Lénine, "Lettres sur la tactique" 8-13 avril 1917. Œuvres complètes, tome 34, p.458).

Cela fait une légère différence avec la position de Germain. Lénine nous dit que le but de l'analyse marxiste est de connaître les « rapports de classes » et « les caractères concrets propres à chaque moment historique », d'une manière « strictement exacte et objectivement vérifiable ». Cela veut dire ne pas changer d'un iota la réalité par notre analyse, mais au contraire nous pencher sur une étude soigneuse de la réalité pour en découvrir les tendances allant dans le sens de la révolution prolétarienne et celles qui s'y opposent, et ce dans leurs relations réciproques. Une fois ces tendances et ces relations réciproques découvertes, nous sommes en présence d'une caractérisation d'un moment historique donné. C'est la base scientifique dont nous parle Lénine. Mais une base scientifique pour faire quoi ? Le camarade Mandel nous dirait certainement : « pour la brandir contre la réalité et faire changer celle-ci ». Cependant, le camarade devra encore réfréner son impatience. Dès que cette base scientifique est obtenue, elle doit nous servir à forger l'outil avec lequel nous changerons la réalité. Et quel est cet outil ? Lénine se charge de nous le désigner : « la politique » et en particulier la politique dont peut se doter un parti révolutionnaire en direction des masses afin d'imposer un changement révolutionnaire.

Il est donc clair maintenant que l'analyse ne remplit en rien l'objectif de « changer les conditions en faveur de la révolution prolétarienne ». C'est la politique qui remplit cet objectif. Les deux, analyse et politique, sont bien entendu intimement unis, mais sont distincts. Notre analyse découvre la réalité contradictoire et dynamique, notre politique tend à la changer en faveur de la révolution prolétarienne. Nous ne pouvons pas nous donner une politique révolutionnaire sans partir de l'analyse et de la caractérisation scientifiques et marxistes de la réalité. Mais notre analyse ne sert à rien si elle ne devient pas une politique pour changer cette réalité. Voyons un exemple.

Analyse : le mouvement ouvrier est en ascension, il a à sa tête les sociaux-démocrates et les staliniens ; la bourgeoisie est en crise, elle a un gouvernement faible qui laisse des libertés démocratiques et fait des concessions au mouvement ouvrier ; un secteur de la bourgeoisie prépare un coup d'Etat fasciste ; la classe moyenne est divisée, un secteur tend à être entraîné vers le fascisme et l'autre par le mouvement ouvrier ; notre parti n'a pas d'influence de masse mais il est reconnu par des secteurs de l'avant-garde.

Caractérisation : Nous sommes face à une situation pré-révolutionnaire qui débouchera soit sur la révolution ouvrière, soit sur la contre-révolution fasciste. La montée de la classe et la radicalisation d'un secteur-clé, la petite-bourgeoisie, ainsi que l'existence de notre parti poussent du côté de la révolution. La bourgeoisie et l'impérialisme, la classe moyenne de droite et la politique opportuniste des directions du mouvement de masses poussent de l'autre côté. Ce n'est qu'en renversant ces directions opportunistes et en gagent la direction du mouvement de masses que nous déboucherons sur la révolution ouvrière.

Politique : Il faut unifier le mouvement ouvrier dans un front contre le fascisme et commencer à poser le problème de l'armement des organismes de masses, en dénonçant les hésitations et les trahisons des directions réformistes ; nous devons gagner le mouvement des masses à cette tâche, réaliser un travail sur la base de l'armée, avancer un programme qui prenne en compte également les besoins de la petite-bourgeoisie pour l'entraîner dans la révolution ouvrière ; nous devons intervenir dans les organismes du mouvement ouvrier et des masses en lançant les mots d'ordre qui découlent des points précédents : « Unité de toutes les organisations ouvrières et des partis ouvriers et populaires contre le fascisme », « détachements armés des syndicats et des soviets (s'il yen a) », « droits démocratiques pour les soldats et sous-officiers », etc.

Comme nous le voyons, à l'inverse de ce que dit le camarade Germain, nos analyses et nos caractérisations ne changent pas la réalité, mais s'adaptent « à la situation donnée » .Elles doivent être faites soigneusement et scrupuleusement afin de ne pas s'écarter d'un millimètre de la réalité, des conditions existantes et de leur dynamique. C'est précisément parce que nous sommes marxistes que notre politique se base sur l'analyse exhaustive de la dynamique de la réalité telle qu'elle est. Pour formuler notre politique, nous devons tout d'abord définir avec soin l'étape de la lutte de classes que traverse un pays, un continent, le monde ainsi qu'une branche d'industrie, une usine et même un lycée ou une faculté. Sans cette analyse préalable, il n'y a pas de véritable politique marxiste.

La base de l'analyse et de la caractérisation marxistes c'est la situation de la lutte de classes. Cela signifie que l'analyse marxiste est avant tout une analyse structurelle qui doit répondre à la question suivante: quel est le rapport de forces entre les classes dans la situation que nous voulons caractériser ? Et sur cette base s'intègrent les éléments superstructurels, la. situation des partis politiques, des syndicats et autres organismes des masses, des différentes tendances en leur sein, etc.

Le rapport de forces entre les classes s'expriment dans le type de régime existant dans une étape déterminée. Un changement général dans le rapport de forces devient à court terme un changement de régime, c'est-à-dire un changement d'étape. Dans ces étapes, il y a des moments où une classe prend l’offensive et d'autres moments où c'est l'autre classe. Au sein d'une même classe, les secteurs à l'offensive sont distincts et quelquefois des secteurs distincts d'une même classe se combattent entre eux. Il existe de plus les superstructures des différentes classes et l'Etat, qui ont une certaine autonomie et ne coïncident pas avec le mouvement des classes, provoquant ainsi des situations contradictoires entre la base et la superstructure (comme quand le mouvement ouvrier va vers la révolution et que les partis ouvriers s'orientent de plus en plus à droite).Tous ces va-et-vient au sein d'une étape peuvent déterminer des sous-étapes - que nous devons également préciser avec soin -mais elles ne signifient pas un changement de l'étape générale tant qu'elles ne se transforment pas en un nouveau rapport de forces général entre les classes, ni en changement de régime consécutif.

Trotski disait qu'il existe en général quatre types de régimes qui reflètent quatre stades dans le processus de la lutte de classes : contre-révolutionnaire, non-révolutionnaire, pré-révolutionnaire et révolutionnaire, qui se transforment l'un en l'autre avec les grands changements dans les rapports de force entre les classes. Les gouvernements reflètent d'une manière non mécanique les caractères de l'étape et c'est eux qui résument toutes les contradictions. Il existe des gouvernements fascistes, bonapartistes, semi-bonapartistes, démocratiques-bourgeois, kérenskystes, korniloviens. Dans les pays arriérés, il y a, selon Trotski, des gouvernements bonapartistes « sui generis » qui, sans cesser d'être bourgeois, affrontent ou résistent à une puissance impérialiste et tendent ainsi à s'appuyer sur le mouvement de masses ou ouvrier.

L'existence de ces différents types de gouvernements et le fait qu'ils n'y ait pas un seul type de gouvernement pour chaque étape obéit au fait que les gouvernements, comme toute superstructure, reflètent non seulement le rapport fondamental entre exploiteurs et exploités (qui définit une étape et un régime) mais aussi les autres contradictions et combinaisons de classes ou de secteurs de classes. Ils restent tous des gouvernements bourgeois mais certains s'appuient sur la classe moyenne urbaine, d'autres sont obligés de s'appuyer sur la paysannerie ou sur les partis de la classe ouvrière par exemple. Dans certains gouvernements, l'appareil bureaucratique et militaire a plus de poids, dans d'autres moins, etc. De ces différentes combinaisons découlent différents types de gouvernements qui reflètent des situations particulières de la lutte de classes, mais ces gouvernements sont déterminés par les caractéristiques spécifiques de l'étape, par le régime. Dans une étape pré-révolutionnaire, il peut y avoir un gouvernement démocratique-bourgeois ou kérenskyste mais pas un gouvernement fasciste; dans une étape contre-révolutionnaire, il peut y avoir un gouvernement fasciste ou bonapartiste mais pas démocratique-bourgeois.

Cette méthode de définition des étapes et des régimes à partir de la situation de la lutte de classes, et de définition des gouvernements par la combinaison concrète des secteurs sociaux et des superstructures qu'ils expriment, est la méthode de notre Internationale à la belle époque de l'« archéo-trotskysme ». Notre politique commençait alors toujours par la tentative sérieuse, soigneuse, tenace et scientifique de définir l'étape traversée et le gouvernement subi. Mais depuis que la majorité prédomine dans les directions de notre Internationale, cette méthode a été abandonnée. Nos analyses ne se font plus sur la base de la lutte de classes dans son ensemble mais sur la seule prise en compte des rapports internes au mouvement ouvrier et plus particulièrement, et presque exclusivement, de la situation de l'avant-garde. De telles analyses il est déduit une politique dont l'objectif n'est donc pas de diriger correctement les masses dans la situation concrète de la lutte de classes qu'elles doivent affronter, mais une politique qui doit avoir de l'impact sur l'avant-garde. De là, le mépris total et absolu pour les caractérisations précises, scientifiques, d'une terminologie soigneuse, élaborées par le trotskisme, des étapes, régimes et gouvernements. Auparavant, nous aurions discuté pendant des mois pour savoir si la définition du gouvernement Banzer comme « fasciste », faite par le camarade Gonzalez, était correcte ou non. Et c'est seulement en nous mettant d'accord sur cette définition que nous aurions pu nous mettre d'accord sur quelle politique nous donner. Et nous nous serions facilement mis d'accord car, si c'était bien un gouvernement fasciste, nous aurions tous été, en faveur de faire de la propagande notre tâche essentielle, puisqu'il se serait agi d'une étape contre-révolutionnaire.

Aujourd'hui, les camarades de la majorité sont d'accord sur la politique et la stratégie du POR(C) en Bolivie sans l'être, apparemment, sur la définition du gouvernement, puisque Gonzalez le définit comme fasciste et Germiain de « réactionnaire ». En Argentine, les camarades de la majorité disaient que la politique de l'ERP-PRT(C) était un modèle (au temps où ils étaient encore dans la même Internationale et la même tendance majoritaire) bien que le PRT(C) ait défini la situation comme étant de « guerre civile » et les camarades du SU de « pré-révolutionnaire » (même pas révolutionnaire !) Nous ne comprenons pas que l'on puisse tomber d'accord sur une orientation à partir de caractérisations de la situation réelle de la lutte de classes aussi diamétralement opposées. Les camarades de la majorité devront nous l’expliquer.

Les camarades de la majorité formulent une stratégie en fonction de phénomènes internes au mouvement ouvrier et de masses et inventent ensuite une analyse de la réalité qui justifie cette stratégie. Au départ, le secteur auquel ils donnèrent une importance fondamentale fut celui des organisations bureaucratiques du mouvement ouvrier, en particulier les PC. Ils formulèrent ensuite une stratégie dirigée vers ce secteur, celle de l'entrisme « sui generis ». Pour la justifier, ils commencèrent par assurer que la guerre mondiale était inévitable et que les PC seraient obligés de prendre la tête des luttes de masses, et qu'en conséquence y surgiraient des tendances centristes qui dirigeraient toute une étape de la révolution.

Il n'y eut ni guerre mondiale ni naissance de tendances centristes, mais de nouvelles analyses de la réalité furent inventées pour justifier cette stratégie décennale. Dans la dernière analyse en date, on nous dit que cette stratégie de l'entrisme « sui generis » fut adoptée en prévision du fait que :

« le processus de radicalisation - de formation d'une nouvelle avant-garde massive - se produirait essentiellement au sein des organisations de masses traditionnelles » ("La construction des partis..." BII n°4, p.28).

Quel est le rapport entre cette analyse-justification et la lutte de classes mondiale ? Pour les camarades de la majorité, rien n'a-t-il changé pendant ces vingt dernières années ? Est-il certain que se soit formée une « nouvelle avant-garde » au sein des organisations traditionnelles ? Cette analyse n'a rien à voir avec la révolution bolivienne ni cubaine, entre autres, qui pouvaient changer et ont changé la dynamique de formation et d'éducation d'une nouvelle avant-garde. La guerre froide et le début de la montée qui commence avec la révolution cubaine vont-elles dans le même sens pour les camarades de la majorité ? En Bolivie, la radicalisation au sein des organisations traditionnelles s'est-elle réalisée ? Et en Europe après 1960 ? Et la nouvelle avant-garde spontanéiste de 68, où s'est-elle formée ? Dans ou hors des organisations traditionnelles ? N'est-ce pas un processus combiné où prédomine l'extérieur de ces organisations ?

Le phénomène le plus important des années 60 est le castrisme et le guévarisme. S'il y a eu quelque chose de commun dans toutes les manifestations de cette époque, c'est bien le portrait du Ché. D'où sortaient tous ces jeunes qui les brandissaient ? Des organisations traditionnelles ? De la part des staliniens et sociaux-démocrates ?

Le camarade Frank nous a raconté, au nom de la majorité, la petite histoire suivante : Si un jour à la fin des années 50, deux inconnus nommés Fidel Castro et Che Guevara avaient rendu visite aux camarades du SWP, afin de leur demander des armes pour la guérilla cubaine, le SWP aurait dû leur donner tout ce qu'il pouvait. Entrons dans le jeu du camarade Frank et accentuons son effet de manche : Nous pensons que nous ne devions pas leur donner d'armes. Nous sommes contre donner des armes aussi bien à des inconnus qu'à des personnes connues, à moins que nous nous soyons mis d'accord au préalable sur un programme. Si nous étions arrivés à un accord, ils auraient reçu des armes, mais pas dans le cas contraire. Mais nous sommes sûrs que les camarades de la majorité ne leur auraient pas donné d'armes, car ni Castro ni le Ché ne pratiquaient l'« entrisme sui generis » dans les organisations traditionnelles, ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans le PC cubain. Et telle était l'orientation universelle, la « stratégie décennale » en cours pour la majorité.

Cela fait vingt ans que nous subissons cette méthode stratégiste. Elle a légèrement changé aujourd'hui car, auparavant, elle était « de masse », c'est-à-dire une stratégie de suivisme par rapport aux organisations bureaucratiques du mouvement de masses, alors que maintenant elle est avant-gardiste, le suivisme se faisant par rapport à des tendances de l’avant-garde. Il s'agit aujourd'hui, comme le dit le camarade Germain, de ne pas « opposer la stratégie de construction du parti » à la discussion que mène l'avant-garde en faveur ou contre la lutte armée.

En Amérique latine, nous en avons vu un bon exemple. Les camarades de la majorité n'ont absolument pas pris en compte l'analyse marxiste de la lutte de classes pour définir leur stratégie. Ils ne donnèrent aucune importance aux étapes traversées par chaque pays latino-américain. Ils ont pris comme point de référence les préoccupations de l'« avant-garde » : la guérilla rurale et la lutte armée. Ils en ont tiré leur stratégie : d'abord la guérilla rurale, ensuite (lorsque les carottes étaient cuites puisque les guérillas rurales avaient échoué) ils l'ont distillée et en ont tiré la quintessence : la « stratégie de lutte armée ». Cela n’intéressait absolument pas la majorité de savoir qu'au Brésil il y avait un régime semi-fasciste ou ultraréactiorlnaire, au Pérou un bonapartisme « sui generis », un certain glissement nationaliste dans d'autres pays latino-américains et différentes étapes de la lutte de classes de pays à pays. Ils mirent tout dans le même panier d'une stratégie commune.

La première analyse-justification de la stratégie de lutte armée a été d'inventer un régime commun à toute l'Amérique latine, un régime d'accord monolithique entre l'impérialisme, la bourgeoisie nationale et l'armée. Mais après le Congrès mondial apparurent des gouvernements comme celui de Torrez et celui d'Allende, puis en Argentine Ongania tombait, entraînant avec lui cette analyse. Comme il fallait maintenir la stratégie, une nouvelle analyse fut inventée, avec un nouveau nom : le « réformisme militaire ». En réalité, la seule nouveauté de cette analyse était son nom, car il s'agissait de l'explication journalistique - non marxiste - suivante : Rockefeller avait visité l'Amérique latine, il avait écrit un rapport et recommandé à l’impérialisme une nouvelle politique, le « réformisme militaire », avec laquelle étaient toujours d'accord l'impérialisme, la bourgeoisie nationale et les armées, d'une manière monolithique. Cette caractérisation s'écroula également quand éclatèrent les sanglants coups d'Etat pro-impérialistes de Banzer et de la Junte militaire chilienne. Il ne nous reste plus qu'à attendre une nouvelle analyse-justification afin que la majorité puisse continuer à maintenir sa stratégie décennale de lutte armée.

Une longue période du gouvernement Torrez et la dernière de celui d'Allende eurent des caractéristiques « kérenskystes ». Les camarades de la majorité ne surent pas prévoir ni définir ce type de gouvernement. La seule définition s'en rapprochant fut celle faite par Germain, sous forme négative, quand il qualifia Banzer de « kornilovien », mais cela dit en passant et sans aucune auto-critique sur le fait de ne pas avoir prévu les gouvernements kérenskystes et ne pas s'être donné la seule orientation correcte face à eux: le front unique ouvrier contre le putsch réactionnaire, et les milices comme bras armé des organisations naturelles du mouvement de masses. Pourquoi les camarades de la majorité ont-ils été incapables de le faire ? Parce qu'une analyse de ce type desservait leur stratégie de lutte armée. Ils n'en dirent pas un mot et restent toujours sans un mot. Il semblerait que la naissance de la nouvelle analyse-justification soit plus longue et douloureuse que les précédentes.

Comment caractérisons-nous, à partir d'une analyse marxiste, les régimes latino-américains ?

« La défaite ou la nécessité d'affronter le mouvement de masses, ainsi que la conjoncture économique ont facilité l'unité entre l'impérialisme et la bourgeoisie nationale, et cette unité a permis l'apparition de gouvernements bonapartistes dictatoriaux, soutenus par l'armée ou directement militaires, et dans certains cas semi-fascistes comme au Brésil.

« Cela pose des problèmes théoriques importants : le front unique monolithique entre l'impérialisme yankee et la bourgeoisie nationale existera-t-il pendant une période de cinq, dix ans ou plus, ou au contraire est-ce un phénomène transitoire, comme nous en avons vus dans d'autres périodes en Amérique latine, des gouvernements faibles succédant aux gouvernements fort dès que monte le mouvement de masses ? En principe, nous pensons que la réponse castriste et guévariste à ce problème, pour qui les gouvernements se maintiendront ainsi, est fausse. »

« La crise actuelle croissante entre des secteurs de la bourgeoisie nationale et entre certains de ces secteurs et l'impérialisme, crise qui se combine avec un facteur encore plus important et décisif qui est la montée du mouvement de masses, est en train de provoquer la crise de tous les gouvernements. Ils ne sont pas un phénomène monolithique et éternel. Au contraire, ils ne durent que le temps que dure le recul du mouvement de masses. » (Projet de thèses sur la situation en Amérique latine, CC du PRT-La Verdad).

Deux ans plus tard, nous disions :

« Définir les gouvernements et les régimes latino-américains n'est pas une occupation oiseuse, mais une des nécessités révolutionnaires les plus urgentes. » « La tentative d'ignorer le grave problème théorique de définition des régimes latino-américains par d'ingénieuses phrases journalistiques comme par exemple « réformisme militaire » ne font qu'obscurcir le problème et nous éloigner de l'analyse marxiste de classe. » « Les tenailles de la colonisation yankee d'une part, la mobilisation ouvrière d'autre part, sont à l'origine de changements violents et spectaculaires dans le caractère des régimes bourgeois. Certains sont semi-fascistes comme au Brésil, ou directement réactionnaires sur des bases de légalité bourgeoise comme en Uruguay. D'autres, nationalistes bourgeois tendent à se transformer ou se transforment en bonapartistes « sui generis » selon les enseignements de Trotski. »

« La spectaculaire montée du mouvement des masses donne naissance à des situations de double pouvoir institutionnalisé ou atomisé, qui engendre à son tour un autre type de gouvernement et de régime, kérenskyste. Ce sont des gouvernements typiques des situations révolutionnaires, quand le pouvoir ouvrier est si fort que le gouvernement reste suspendu dans le vide, entre deux pouvoirs. » Le kérenskysme est « extrêmement instable, c'est un bonapartisme ou semi-bonapartisme entre les exploiteurs et le mouvement de masses, et non comme le bonapartisme « sui generis » entre l'impérialisme et le mouvement de masses. L'actuelle montée révolutionnaire tend à transformer le bonapartisme « sui generis » en bonapartisme kérenskyste ou réactionnaire ». « Nous pensons que le régime de Velasco Alvarado comporte des éléments bonapartistes « sui generis » ; Allende est à mi-chemin. ». « En Bolivie ont existé trois types de gouvernement que nous avons définis : celui de Barrientos comme réactionnaire ou semi-fasciste ; celui d'Ovando comme tendant au bonapartisme « sui generis » ; celui de Torrez comme kérenskyste. » ("Revista de America", n° 8-9, p.10-11).

Pour nous, il fallait combattre chaque type de régime avec une stratégie différente, précisément parce qu'ils exprimaient une situation distincte de la lutte de classes. Pour les camarades de la majorité, l'analyse se réduisait à une explication du motif qui régissait une même stratégie

(la plus sympathique à l'avant-garde) pour tout type de régime et de pays. Cette méthodologie n'est pas réservée aux positions de la majorité sur l'Amérique latine. Nous avons vu que ces analyses stratégistes sont une habitude pour les camarades de la majorité et leur caractère avant-gardiste a été proclamé bien haut par le camarade Germain, quand il dit qu'il faut réaliser « des campagnes politiques nationales autour de problèmes soigneusement choisis qui correspondent aux préoccupations de l'avant-garde... » ("The Building of Revolutionary Parties in Capitalist Europa", p.25).

Cette négation du marxisme se déploie dans toute sa splendeur tout au long du document européen de la majorité, aucune sorte de distinction n'y est faite clans les caractérisations de l'étape traversée par les différents pays européens. Pourtant certains traversent une situation contre-révolutionnaire comme la Grèce, l'Espagne et le Portugal. Elle évolue vers une situation pré-révolutionnaire en Espagne et, si elle se combine avec la guerre civile au sein de son empire colonial, au Portugal. D'autres pays vivent une situation non-révolutionnaire évoluant vers pré-révolutionnaire, comme l’Italie, la France et peut-être l'Angleterre qui supporte une guerre civile ou révolutionnaire en Irlande. Les autres pays sont dans une situation non révolutionnaire sans possibilité à court terme de devenir pré-révolutionnaire.

Notre caractérisation est sommaire et peut-être erronée, il faut la considérer comme un exemple méthodologique. Pour un marxiste, de ces différentes situations découlent différentes tâches, quelquefois totalement opposées. En Grèce, en Espagne et au Portugal, les tâches posées sont démocratiques, et dans ces deux derniers pays, d'une manière urgente car en Espagne le mouvement ouvrier est en ascension continue et au Portugal la guerre dans les colonies a des répercussions. En Angleterre, la tâche essentielle est d'obtenir que les soldats anglais se retirent de l'Irlande du Nord et d'élaborer un programme de transition pour combattre la misère croissante du mouvement ouvrier. En Italie et en France, les problèmes objectifs posés sont différents de ceux des autres pays européens, car la lutte de classes a atteint un niveau très haut. En définitive, il est absolument impossible de nous donner comme tâche essentielle les deux stratégies prônées par les camarades de la majorité : le contrôle ouvrier et le travail centré sur l'avant-garde (cette dernière étant plus qu'une stratégie, devenant un nouveau principe caractérisant le parti léniniste).

L’évolution des camarades de la majorité vers une conception avant-gardiste de l'analyse s'exprime, non seulement sur le terrain des analyses concrètes, mais aussi sur des questions théoriques générales. Deux parmi elles sont à la limite de l'aberration: l'analyse de la dégénérescence de la II° et de la III° Internationale et la caractérisation des situations pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Sur ces deux questions, le camarade Mandel abandonne nos caractérisations traditionnelles fondées sur la lutte de classes, et base toute son explication sur les rapports internes à la classe ouvrière et, en son sein, sur le rôle de l'avant-garde :

« la racine de la dégénérescence de la IIème comme de la IIIème Internationales, c'est-à-dire la subordination des partis de masses sociaux-démocrates et staliniens à une bureaucratie conservatrice et réformiste, qui dans la pratique quotidienne est devenue partie intégrante du statu quo... répond à une loi générale de la dégénérescence ». Cette loi est : « le résultat de ces tendances contradictoires dépend de la lutte entre elles qui, en même temps et en définitive, est déterminée par deux facteurs sociaux, d'une part le degré des intérêts sociaux spécifiques qui découlent de « l'organisation autonome » et d'autre part le degré d'activité politique de l'avant-garde de la classe ouvrière ». (Mandel "La théorie léniniste d'organisation" p.36).

Pour les trotskistes, jusqu'à Mandel, la dégénérescence de la IIème et la IIIème Internationales était due au processus général de la lutte de classes dans le monde. La IIème a dégénéré à cause de l'existence et de la montée de l'impérialisme qui a accordé de grandes concessions à des secteurs importants de la classe ouvrière, grâce à l'exploitation de ses colonies. C'est ainsi qu'est née une aristocratie ouvrière intimement liée aux concessions octroyées par le capitalisme. La préservation des « intérêts sociaux spécifiques » qui découlent de l’« organisation autonome » ou l'« autopréservation de l'appareil en soi » n'est pas la véritable explication, car cette « organisation autonome » ou cet « appareil en soi » faisait partie du processus général de formation d'une aristocratie ouvrière liée aux concessions impérialistes.

La IIIème Internationale a dégénéré à cause des défaites et du recul du mouvement ouvrier à l'échelle mondiale et des répercussions de ce recul dans le premier Etat ouvrier, l'URSS, une nation arriérée et paysanne. L'importance de la préservation de « l'appareil en soi » était subordonnée au processus d'ensemble de la lutte de classe à l'échelle mondiale et au sein de l'URSS.

Mais le plus grave dans les analyses de Mandel, c'est que ces processus de dégénérescence, non seulement n'ont rien à voir avec la lutte de classes dans son ensemble, mais n'ont même rien à voir non plus avec la classe ouvrière, les masses travailleuses, ni leurs luttes. La dégénérescence bureaucratique ne serait ainsi que la résultante du rapport entre une bureaucratie qui défend son appareil et le « degré d'activité politique de l'avant-garde » ! Les masses et leurs luttes ne comptent pour rien. La même interprétation, inique pour le mouvement ouvrier et fondamentalement avant-gardiste, est faite par Mandel des situations pré-révolutonnaires et révolutionnaires :

« La maturation d'une situation pré-révolutionnaire (explosion potentiellement révolutionnaire) est l'intégration des grandes masses à l'action des ouvriers avancés. Une situation révolutionnaire - soit la possibilité de la conquête révolutionnaire du pouvoir - apparaît lorsqu'a été atteinte l'intégration des actions de l'avant-garde et des masses à la conscience de l’avant-garde et des couches révolutionnaires. » (Mandel, idem p.22).

Quelle belle définition ! Pour la première fois dans l'histoire du marxisme quelqu'un définit ces situations par les rapports entre masses, avant-garde et parti ! Si la classe ouvrière pouvait ne pas avoir à lutter pour prendre le pouvoir ! Si la bourgeoisie et la petite bourgeoisie pouvaient ne pas exister ! Dommage que Trotski n'ait pas pensé ainsi :

« Le mécontentement, l'irritation, l'instabilité, les hésitations de la petite bourgeoisie sont des caractéristiques extrêmement importantes d'une situation pré-révolutionnaire. » ( Trotski, "Où va la France" .p .58 ) .

Mandel ne mentionne même pas ce facteur lié à une des classes fondamentale de la société. Trotski définissait une situation « apte à la victoire de la révolution prolétarienne », en tenant compte des rapports d'ensemble entre les classes :

« 1- L ' impasse bourgeoise et la confusion qui en résulte dans la classe dominante ; 2- une insatisfaction très nette et une tendance vers des changements décisifs dans les rangs de la petite bourgeoisie, sans l'appui de laquelle la grande bourgeoisie ne peut pas se maintenir ; 3- la conscience de 1a situation intolérable et la volonté de réaliser des actions révolutionnaires dans les rangs du prolétariat ; 4- un programme clair et une direction ferme de l'avant-garde ouvrière. » (Trotski, "Imperialist war and world revolution", documents of the fourth internationnal, p.345).

Cet ordonnancement que Trotski répète systématiquement pendant les années 30 est instructif : 1- la situation de la bourgeoisie ; 2- celle de la petite bourgeoisie ; 3- celle de la classe ouvrière ; 4- l'existence d'un parti révolutionnaire. Comme tout bon marxiste, Trotski va du plus objectif au subjectif. Il n'a pas donné une définition aussi précise de la situation pré-révolutionnaire mais a montré que celle-ci est intermédiaire entre la situation non-révolutionnaire et révolutionnaire. Il a suggéré, presque dit, qu'elle était caractérisée par l'existence des trois premières conditions et l'absence de la dernière, celle du parti révolutionnaire. Ce qu'il n'a jamais dit, ni suggéré, c'est qu'une de ces deux situations se caractérisait fondamentalement par des rapports internes au mouvement ouvrier ou par des rapports subjectifs. Au contraire, pour Trotski les rapports entre les classes ont toujours été au premier plan.

Par ailleurs, ce n'est pratiquement pas une question d'orthodoxie trotskiste, mais de simple bon sens. Si la bourgeoisie est unie dans un solide front, si elle jouit d'une bonne situation économique, si elle satisfait la petite bourgeoisie et compte sur son soutien, les fameuses « intégrations » du camarade Mandel n'entraînent, même pas par hasard, la révolution. L'intégration la plus avancée, celles des masses, de l'avant-garde et du parti dans leurs actions et leurs consciences, se terminerait par un écrasement brutal et sanglant de la classe ouvrière par cette bourgeoisie unie, soutenue par la petite bourgeoisie et défendue par une armée sans failles. Heureusement, il n'y a aucune possibilité réelle qu'une telle « intégration » mandéliste se produise dans la lutte de classes, telle que nous la connaissons jusqu'à présent.

Cette incompréhension de la majorité et particulièrement du camarade Germain, de ce qu'est une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire, a provoqué toute une discussion viciée sur le mot « normal ». Cette discussion a commencé par l'Amérique Latine, mais elle a une importance décisive pour l'analyse marxiste de la situation mondiale. Les camarades de la majorité affirment que nous ne verrons pas en Amérique Latine de processus de développement « normal » du mouvement de masses, car il n'y aura pas de périodes prolongées ayant des conditions de démocratie bourgeoise. Ils prétendent démontrer ainsi que le pronostic de la minorité, selon lequel l'Amérique Latine se rapproche de plus en plus vers les normes classiques de la révolution, est faux. La question de savoir si la révolution tend ou non à se « normaliser » n'est pas liée à la plus ou moins longue durée ces régimes de légalité bourgeoise. Elle est liée au fait que le processus révolutionnaire mondial tend vers des situations qui ont été décrites par Lénine et Trotski, c'est-à-dire la généralisation de situations similaires à celle de la révolution russe.

Pour nous, « normales » sont les révolutions qui ont pour centre le prolétariat industriel, le villes sur le plan géographique et l’insurrection urbaine comme axe de la lutte armée. « Normal », c'est également que ces révolutions ne triompheront que si elles ont à leur tête un parti bolchevique.

Cette conception de « normalité » est apparue en opposition à celle d’« anormalité » à laquelle nous avons assisté après guerre, lorsque des partis petits-bourgeois ou bureaucratiques, du stalinisme au castrisme, se sont vus obligés de diriger des gouvernements ouvriers et paysans. Cette anormalité fut la conséquence de plusieurs facteurs combinés : les deux premières conditions d'une situation révolutionnaire (impasse de la bourgeoisie et radicalisation de la petite bourgeoisie) étaient devenues chroniques, le crash financier, la crise chronique de l'économie se sont reflétés dans une crise sans issue de la bourgeoisie pour des années, et une radicalisation permanente de la petite bourgeoisie qui n'avait aucune possibilité de s'appuyer sur une légère récupération de l'économie bourgeoise. Ces facteurs se combinèrent avec la crise de l'impérialisme yankee dans l’après-guerre et sa division face à Castro, avec deux carences fondamentales : celle du mouvement ouvrier et de sa direction. La paysannerie s'est mise à jouer un rôle prépondérant et les conditions objectives ont fini par amener les partis petits-bourgeois au gouvernement et à la rupture avec le régime impérialiste, les propriétaires terriens et le régime bourgeois. L'anormalité a consisté, en définitive, en ce que, à cause de l'absence du mouvement ouvrier et du parti révolutionnaire, la crise de la bourgeoisie et la radicalisation de la petite bourgeoisie (les deux premières conditions de la situation révolutionnaire) ont acquis un poids colossal et que le rôle du parti révolutionnaire fut rempli alors par des partis petits-bourgeois avec une influence de masse. Cette combinaison anormale avait été prévue par Trotski dans le Programme de Transition.

Le retour actuel à la normalité ne signifie pas que nous retournions purement et simplement à la situation d'avant-guerre, mais que le mouvement ouvrier et en son sein le développement des seuls partis ouvriers révolutionnaires existant dans le monde, les nôtres, s'intègrent dans la situation révolutionnaire. Les autres conditions non seulement ne vont pas régresser mais continuent à avancer. Le caractère chronique de la crise s'étendra à des pays capitalistes ayant une structure beaucoup plus solide que celle des pays arriérés et accentuera le poids de l'intervention de la classe ouvrière industrielle dans le cadre de cette crise chronique. La combinaison sera beaucoup plus explosive que dans toute étape passée: une crise majeure de l'économie bourgeoise, l'augmentation de la radicalisation de la bourgeoisie, la montée des sentiments et de l'activité révolutionnaires de la classe ouvrière, un colossal accroissement des partis de notre Internationale et de leur influence dans le mouvement de masses. Cela signifie que la révolution deviendra de plus en plus « normale » car elle deviendra objectivement plus facile surtout par le fait que la classe ouvrière et ses partis entrent en lice. Des situations révolutionnaires « anormales » se reproduiront, mais elles resteront subordonnées (et aideront) à la normalisation à l'échelle mondiale.

Quel est le rapport entre tout cela et la durée des périodes de légalité bourgeoise ? La révolution russe, la plus « normale » de toutes les révolutions triomphantes, a eu lieu dans la Russie tsariste qui a connu des siècles de despotisme, un an de légalité en 1905 et quelques mois en 17, plus quelques années avec de petites marges de légalité. Notre « normalité » c'est cela : la clandestinité du mouvement révolutionnaire et l'affrontement contre des gouvernements réactionnaires de tous poils la plupart du temps. Nous ne comprenons pas la « normalité » comme étant celle de la situation en Europe occidentale, avec un siècle ou plus de légalité bourgeoise, interrompu brièvement par des phénomènes comme le fascisme.

Nous pensons que les étapes de clandestinité seront beaucoup moins longues que pour la Russie, car les conditions sont beaucoup plus favorables pour le mouvement de masses. Et nous affirmons avec certitude que, comme en Russie, les marges légales et démocratiques ne seront obtenues que par l'action du mouvement de masses et que, plus les coups que celui-ci portera contre la bourgeoisie seront forts, plus les régimes qui en résulteront seront faibles. La tendance à des gouvernements kérenskystes sera de plus en plus affirmée dans la mesure où la montée continuera, et seules des occasions révolutionnaires manquées, à cause de l'absence d'un parti bolchevique et d'une politique trotskiste, pourront expliquer les reculs partiels vers des régimes semi-fascistes.

C'est le cas des expériences bolivienne et chilienne, que notre méthode d 'analyse marxiste a su prévoir et que la méthode stratégiste et avant-gardiste des camarades de la majorité a totalement ignoré. Le camarade Germain, en qualifiant Banzer de kornilovien, a reconnu implicitement le gouvernement de Torrez comme kérenskyste. Ne se rend-il pas compte que, par le fait de reconnaître l'existence d’un gouvernement kérenskyste, il reconnaît les règles « normales » de la révolution russe ? Non, évidemment. Il pense que les putschs de Banzer et des militaires chiliens lui donnent raison, car ils démontrent le caractère"exceptionnel" des périodes de démocratie bourgeoise. Cependant, la Bolivie et le Chili ont connu plus de démocratie bourgeoise ces cinq dernières années que la Russie révolutionnaire en un siècle entier ! Silence absolu ! Les camarades de la majorité continuent à comparer la situation latino-américaine avec l'Europe dominée par le fascisme.

Différents pays - dont la Bolivie et le Chili - sont entrés dans une situation pré-révolutionnaire classique qui n'est pas devenue révolutionnaire à cause de l'absence du parti. Cela ne signifie pas que tous les pays latino-américains soient entrés dans cette étape. Tout au contraire, c'est une minorité de pays qui s'achemine vers elle, dans un processus d'ensemble inégal. Mais ces « Russies » latino-américaines montrent la voie aux autres pays du continent et, nous nous risquons à le dire, au moins à tout le monde occidental.

5. Lénine et Trotski sur l’orientation des partis communistes et trotskistes.[modifier le wikicode]

Jusqu'ici nous avons vu que la conception des camarades de la majorités sur le parti et la conscience part d'analyses qui tournent exclusivement autour d'une nouvelle catégorie sociale: l'avant-garde. Nous avons vu également que cette catégorie n'est qu'une invention métaphysique du camarade Mandel. Finalement, nous avons vu que, pour eux, l'essentiel de l'activité de nos sections doit se centrer sur la conquête de la direction politique de cette avant-garde, en réalisant des campagnes politiques en fonction de ses préoccupations et de ses besoins.

Le camarade Mandel a signalé au passage que son interprétation du nouveau rôle du parti léniniste avait été anticipée par Lénine dans « Le gauchisme : maladie infantile du communisme », dépassant ainsi son « Que faire ? ». Apparemment, notre auteur a pris les citations suivantes » :

« le premier objectif (gagner au pouvoir soviétique et à la dictature de la classe ouvrière l'avant-garde la plus consciente du prolétariat) ne peut être réalisé sans une victoire idéologique et politique totale contre l'opportunisme et le social-chauvinisme... » « L'essentiel est déjà atteint : l'avant-garde de la classe ouvrière est gagnée » « L'avant-garde proléta­rienne a été conquise idéologiquement. Là est l'essentiel. » (p. 102-103 et 101 de l'Edition Polémica 1972) .

Ces phrases de Lénine sont relatives à un problème historique concret : la lutte contre l'opportunisme pour gagner à la IIIème Internationale les ouvriers socialistes de gauche et les anarcho-syndicalistes. Il ne s'agissait pas de l'avant-garde en général et à n'importe quel moment. Il s'agissait d'une avant-garde ouvrière, la plus avancée de la classe, qui avait une grande influence et était largement reconnue par d'amples secteurs de la classe ouvrière. Le chapitre contenant ces citations commence par souligner ce fait, qui donne à cette situation une configuration différente de celle d'aujourd'hui, où la nombreuse avant-garde n'est pas reconnue par la classe ouvrière et n'est composée dans sa majorité que d'éléments qui lui sont extérieurs. Il s'agissait pour Lénine de gagner cette avant-garde pour concrétiser au niveau organisationnel le triomphe des ouvriers russes pour l’avant-garde mondiale. (Nous verrons plus loin si cette politique était la même que celle préconisée par les camarades de la majorité afin de gagner l'avant-garde contemporaine). Mais cette tâche centrale en direction de 1' avant-garde n'amène pas Lénine à modifier les caractéristiques centrales des partis communistes : ceux-ci continuent essentiellement à être un outil pour diriger les masses jusqu'à la victoire socialiste. L'effort de Lénine était justement destiné à convaincre cette avant-garde de la nécessité de construire des partis bolcheviques ayant une politique marxiste révolutionnaire pour chaque pays.

Une fois replacées ces citations dans leur contexte historique, nous constatons qu'elles vont à l'encontre du raisonnement de Mandel, alors une question se pose : pourquoi le camarade Mandel a-t-il dû avoir recours à ces citations du « Gauchisme... » afin de pouvoir démontrer qu'aujourd'hui la tâche fondamentale des partis bolcheviques concerne l'avant-garde ? Pourquoi ne recourt-il pas aux résolutions de la IIIème Internationale ? Le camarade Mandel les « oublie » parce que les quatre premiers congrès de l'Internationale Communiste affirment systématiquement le contraire de ce que disent les camarade Mandel et Germain.

« Cette minorité, qui est communiste et possède un programme, qui veut organiser les luttes des masses, est le parti communiste. » « Le parti communiste ne se différencie de la grande masse des travailleurs que par son habileté à remplir la mission historique de la classe ouvrière et par ses efforts tout au long du processus à garantir, non pas les intérêts de groupes ou professions, mais ceux de toute la classe ouvrière. » « Le Parti communiste, s'il est véritablement l'avant-garde de la classe révolution­naire, ...s'il sait se lier d'une manière indissoluble à l'existence de la classe ouvrière et, par son intermédiaire, à toute la masse exploitée... » (IIème congrès de l'IC, Résolution sur le rôle des PC dans la révolution prolétarienne et Les tâches principales de l'IC).

L'Internationale communiste expose clairement que le but des partis révolutionnaires doit être d’« organiser la lutte des masses » (non de l'avant-garde), de défendre toujours (« tout au long du processus ») les intérêts de toute la classe ouvrière ( et non de groupes) - et qu' est-ce donc que l'avant-garde si ce n'est un groupe au sein du mouvement ouvrier ? - et pour cela ils doivent se lier « d'une manière indissoluble » à toute la classe ouvrière (et non à un secteur partiel, serait-il d'« avant-garde »).

Après en avoir terminé avec la fausse interprétation faite par Mandel de la conception léniniste sur le rôle des partis bolcheviques, passons maintenant à 1a position de Trotski. Le camarade Germain soutient que le document européen de la majorité établit une position à l'égard des organes de masses, identique à celle qu'eut Trotski durant les années 34-36 pour la Belgique, la France et l'Espagne, malgré le fait que nos organisations aient été alors plus faibles. Il est dommage que Germain ne poursuive pas sa comparaison et ne nous explique pas quelle fut la position de Trotski quant au rôle de nos partis pour la même époque. En consultant les sources, nous constatons que Trotski expose quelque chose de bien différent : il considérait que la situation pré-révolutionnaire dans ces pays rendait possible un large travail en direction des masses et un développement rapide de nos sections.

« Nous avons peu de forces, mais l'avantage d'une situation révolutionnaire consiste précisément dans le fait que même un petit groupe peut se transformer rapidement en une force importante, à condition d'avoir toujours fait un pronostic correct et avancé les mots d'ordre corrects à temps. Assurément, pendant une révolution, quand les évènements se précipitent, un parti faible peut croître et devenir puissant, s’il comprend avec lucidité le cours de la révolution et possède des cadres éprouvés qui ne se gargarisent pas de phrases et ne sont pas terrorisés par la persécution. » (Trotski, "The Spanish revolution", p.139)

« Dix mille avec une direction ferme et avisée peuvent trouver le chemin des masses et briser l'influence des staliniens et des sociaux-démocrates » « Il est nécessaire de descendre jusqu'aux masses, jusqu’aux secteurs les plus bas et les plus opprimés » « Mais 20 000 comme 10 000, avec une politique claire, décidée et agressive peuvent gagner les masses en peu de temps, tout comme les bolcheviks ont gagné les masses en huit mois. »

« Nous devons nous tourner vers les larges masses, pénétrer coûte que coûte dans les organisations de masses, par tous les moyens, sans admettre d'être influencés ou paralysés par l'intransigeance conservatrice. » ( idem , p.263, 262, 245 et 232).

« Ecouter attentivement l'ouvrier moyen dans les usines, les rues, le tramways, les cafés, la famille, afin de savoir comment il voit la situation, quelles espérances il entretient, en quoi il croit - écouter attentivement cet ouvrier - est la première obligation d'une organisation révolutionnaire, principalement dans les périodes telles qu'aujourd'hui, quand la conscience des masses change légèrement tous les jours. » ( Writings 34-35 , p.40).

La situation européenne à l'époque où Trotski écrit ces lignes ressemble à celle d'aujourd'hui, celle du commencement d'une période pré-révolutionnaire. Mais comme Lénine et le IIIème Internationale, Trotski adopte une politique opposée à celle que préconisent aujourd'hui les camarades de la majorité. Ces derniers soutiennent qu'il n'est pas possible de former un parti possédant une influence de masse ; Trotski ne cesse de répéter qu'un « petit groupe peut se transformer en une force importante », qu'un « parti faible peut croître rapidement et devenir puissant », qu'avec « une direction ferme et avisée ils peuvent trouver le chemin des masses », qu'avec « une politique claire, décidée et agressive, ils peuvent gagner les masses en peu de temps », etc. La majorité nous dit que l'activité doit être centrée sur l'avant-garde ; Trotski insiste sur le fait qu'il est nécessaire « de descendre jusqu'aux masses, jusqu'aux secteurs les plus bas et les plus opprimés », que nous devons « nous tourner vers les larges masses » etc. La majorité nous dit que nos campagnes publiques doivent tourner autour de problèmes judicieusement choisis, qui correspondent eux préoccupations (besoins) de l'avant-garde ; Trotski affirme « qu'écouter l'ouvrier moyen... est la première obligation d’une organisation révolutionnaire ».

Trotski ne s'écarte pas d'un millimètre de cette conception, lorsqu'il conseille, pour la même époque, le travail entrisme. L'objectif essentiel de cet entrisme n'était pas de gagner une avant-garde, c’était une tactique pour aller vers le mouvement de masses :

« Il est nécessaire de se diriger vers les masses. Il est nécessaire de trouver un cadre commun dans la structure du front unique et dans un des partis qui le composent. Actuellement, cela signifie militer au sein de la SFIO » (Section Française de l'Internationale Ouvrière) (Writtings 34.-35, p.35).

Même en passant à la loupe les textes de Trotski, nous n'avons jamais trouvé qu'il s'agissait , pendant les années 34-36, de se donner une ligne de travail en direction de l'avant-garde, dans les pays signalés par le camarade Germain. C'est justement parce que la situation était a lors similaire à celle d'aujourd'hui, que la tâche essentielle était d'aller aux masses car celles-ci évoluaient de jour en jour en fonction de la situation objective. Le nouveau type de parti léniniste dont la mission fondamentale serait de diriger son intervention vers l'avant-garde ne s 'y trouve nulle part ; et encore moins la nouvelle « stratégie » (« tâche centrale » ou « but principal ») de « gagner l'hégémonie politique sur l' avant-garde à caractère de masse ». En définitive, les positions clairement exposées de Trotski sont à l'opposé de celles que défend le camarade Germain.

C’est peut-être en prévoyant l'apparition de futurs « Germain » dans le mouvement trotskiste, que Trotski a également traité du problème de l'avant-garde :

« Si le prolétariat ne sentait pas, d'ici quelques mois dans le processus de la lutte, que ses tâches et ses méthodes lui sont devenues claires, la désagrégation commencerait alors inévitablement dans ses propres rangs. Les larges masses éveillées pour le première fois par le mouvement actuel retomberaient dans la passivité. Dans l'avant-garde, à mesure que le sol commencerait à se dérober sous ses pieds, commencerait à se ranimer l’état d'esprit favorable aux actions de guérilla et à l'aventurisme en général. » (Trotski, "The Spanish révolution", p.62).

Après avoir insisté mille fois sur le fait que, dans une Europe entrant dans une étape pré-révolutionnaire, nous devions nous orienter vers les masses, Trotski nous signale donc que, si nous n 'y parvenons pas, l' avant-garde peut dévier vers des positions guérilléristes et aventuristes. Pour Trotski, l'intervention en direction de l'avant-garde passe par notre intervention au sein du mouvement de masses (et non le contraire, comme le soutiennent les camarades de la majorité). Pour ces derniers, seule l'avant-garde peut sauver le mouvement de masses et pour cela il nous faut donc la gagner politiquement. Pour Trotski, seul le mouvement de masses, sous la direction du parti, peut empêcher l'avant-garde de s’enfoncer dans le désespoir guérillériste et aventuriste.

Avec toutes ces références, nous n’avons même pas commencé à démontrer que la conception des camarades de la majorité, selon laquelle le parti révolutionnaire doit centrer son intervention dans l' avant-garde et de se doter d’une politique pour elle, est incorrecte. Par contre nous avons démontrer que ce n’étaient pas les positions de Lénine et de Trotski.

6. Notre travail politique sur les masses et l’avant-garde : propagande et agitation.[modifier le wikicode]

En s’en tenant à ce que nous avons dit jusqu'à présent, il semblerait que pour nous le parti doive ignorer l'existence de l'avant-garde. Tel n'est pas le cas. Nous reconnaissons que l’avant-garde du mouvement ouvrier et de masse est un secteur important, en direction duquel nous devons intervenir. Ce que nous avons signalé jusqu'à présent c'est qu'il ne doit pas déterminer la politique du parti ni ses mots d'ordre, ni son organisation, ni ses analyses ; tout cela est défini par la lutte de classe ainsi que par le mouvement ouvrier et de masse.

Une partie importante de l'activité du parti est tournée vers l'avant-garde : la propagande. C’est la position défendue par Lénine dans « Le gauchisme : maladie infantile du communisme », ouvrage de prédilection de Mandel :

« Tant qu’il s’agissait (et dans la mesure où il s'agit toujours) de gagner au communisme l'avant-garde du prolétariat, la priorité résidait (et réside) dans le travail de propagande » (p .103).

Le problème est que, pour Mandel et Germain, notre intervention en direction de l’avant-garde est bien plus ambitieuse :

« des campagnes politiques nationales sur des thèmes choisis avec soin, correspondant aux préoccupations de l'avant-garde, sans aller en sens contraire des luttes des masses et démontrant une capacité d'initiatives efficaces, bien que modestes, de la part de nos sections » « centrer notre propagande et, quand c'est possible, notre agitation sur la préparation de ces ouvriers avancés » (« La construction des partis révolutionnaires en Europe capitaliste » BII p.24 ; « En défense du léninisme… » BII p.113).

Pour les camarades de la majorité, ce qui est essentiel est d’orienter la propagande, l’agitation et des propositions d’action vers l’avant-garde. Le document du camarade Germain abonde dans ce sens :

« ce qui était prévu (au IXème Congrès) était un tournant vers la transformation des organisations trotskistes, de groupes de propagande en organisations capables d’ores et déjà d’initiatives en direction de l’avant-garde large requises par la dynamique de la lutte des classes elle-même » (id. p.92).

Pour les camarades de la majorité, la tendance est de faire de l'agitation et de lancer des actions (initiatives politiques) « au niveau de l'avant-garde large ». Même s'il était correct de centrer les efforts de nos sections sur l'avant-garde, le seul fait de proposer l'agitation et des initiatives politiques est en contradiction avec le léninisme, pour lequel « la priorité réside dans le travail de propagande » au niveau de l'avant-garde. La définition du terme propagande – «dire beaucoup à peu de gens » - et celle du terme agitation – «dire peu à beaucoup de gens » - devrait être largement connue. La propagande englobe aussi bien un cours d'économie marxiste ou de logique dialectique qu'une conversation individuelle avec un militant ouvrier à qui nous expliquons la situation nationale et internationale, notre programme et les différences entre notre organisation et les autres organisations ouvrières. L'agitation, au contraire, consiste à avancer quelques mots d'ordre (ou un seul) qui donne un débouché à la lutte qui se déroule à un moment donné dans le mouvement ouvrier ou de masses (augmentation de salaire, libertés démocratiques, assemblée constituante, tout le pouvoir aux soviets, etc.). Un parti bolchevique commence par faire une analyse de l'étape de la lutte de classes, et de cette analyse découlent une, deux ou trois tâches essentielles pour le mouvement de masses, que nous concrétisons sous la forme de mots d'ordre. C'est là l'aspect concret de notre politique et c'est pour cela qu'il est fondamental. La théorie et la propagande servent à préciser cet aspect concret, agitation de toute notre politique. Toute notre activité (y compris notre théorie et notre propagande) est subordonnée à cet objectif final: définir quelles sont les tâches générales des masses et formuler les mots d'ordre correspondants.

En schématisant, nous pouvons dire que toute la science et le savoir-faire trotskistes se résument dans la capacité d’élaborer les mots d'ordre adéquats à un moment donné de la lutte de classes. Lénine ne disait rien d’autre :

« Par conséquent, le contenu capital des activités de l'organisation de notre parti, le centre de gravité de ces activités doit consister en un travail réalisable et nécessaire, même dans les périodes de calme le plus complet : un travail d’agitation politique unifié dans toute la Russie qui éclaire tous les aspects de la vie et s'adresse aux larges masses. » La tâche étant de « stimuler », « nous stimulerons cent fois ». ("Que faire ?" p.270 et 195).

Lénine fonde cette ligne de dénonciations politiques sur sa confiance aveugle en la capacité d'organisation et de mobilisation de l'ouvrier attardé ou de l'ouvrier moyen, et non sur une capacité spécifique des ouvriers d'avant-garde ou « avancés ». Par rapport au mouvement de masses, il ne s'arrête jamais sur l'avant-garde ouvrière ou sur la nécessite pour le parti de prendre des initiatives propres dans l'action. Il ne se préoccupe que de l'organisation de campagnes agitatoires. Pour Lénine, si nous touchons les masses par une de ces campagnes, les ouvriers sont ca­pables de tout. Le rôle du parti est de lancer de telles campagnes et d’accompagner, de diriger le mouvement de masses. C'est pour cela qu'il critique les intellectuels :

« qui ne savent ou n'ont pas la possibilité de lier le travail révolutionnaire au mouvement de masses pour former un tout. » « C'est à nous-mêmes qu'en revient la faute, pour notre retard par rapport au mouvement de masses, pour n'avoir pas su organiser des dénonciations suffisamment larges, claires et rapides, de toutes ces ignominies... l'ouvrier le plus attardé comprendra et sentira... et en le sentant, il le souhaitera avec une volonté immaîtrisable et saura organiser aujourd'hui une contestation houleuse contre les censeurs, défiler demain en manifestation devant la maison du gouverneur qui aura écrasé un soulèvement paysan, donner après-demain une leçon aux gendarmes en soutanes qui remplissent la fonction de la sainte inquisition, etc. » (idem p .131 et 124).

Trotski avance systématiquement la même position que Lénine. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment Trotski recommandait pour l'Espagne (un pays cher au camarade Mandel, qui s'en sert pour faire une analogie avec la situation européenne actuelle) :

« un petit groupe peut se transformer rapidement en une force importante, à condition d'avoir toujours fait un pronostic correct et avoir avancé à temps les mots d'ordre corrects » ( "The Spanish Revolution", déjà cité).

Trotski résume sa position en affirmant :

« Une question de ce type ne peut recevoir une réponse possible à priori, c'est-à-dire une réponse sur mesure. Pour obtenir une réponse, il faut savoir comment poser la question. A qui ? aux masses. Comment se la poser ? par le moyen de l'agitation. L'agitation est non seulement le moyen de communication avec les masses sur tel ou tel mot d'ordre, les appelant à l’action, etc. Pour un parti, l’agitation est également un moyen de se mettre a l'écoute des masses, de sonder leurs comportements et leurs pensées et d'adopter en conséquence telle ou telle position. » (« Où va la France", p.82).

Pour les Etats-Unis, Trotski a répété inlassablement la même chose :

« quand nous commençons la lutte, nous ne pouvons pas être sûrs de la victoire. Nous pouvons seulement dire que nos mots d'ordre correspondent à la situation objective, que les meilleurs éléments comprendront et que les plus arriérés qui n'auraient pas compris, seront amenés à s'engager ». ("Discussions with Trotski" dans "The Transitional Program", 1973, p. 134.). « Ce qui est important, lorsque le programme est définitivement établi, c’est que 1es mots d’ordre soient parfaitement connus et de manœuvrer avec habileté afin que partout dans le pays les mêmes mots d'ordre soient utilisés par tous au même moment, afin que 3000 puissent donner l'impression d'être 15 000 ou 50 000 ». ("Writings", 1938-39, p.52.).

Les camarades de la majorité ont oublié - ou ne les ont jamais suent - ces vérités archi-connues. Tandis qu'ils soutiennent l’intervention en direction de l'avant-garde, Lénine et Trotski soutiennent l'agitation au sein du mouvement de masses. La différence entre ceux qui suivent les enseignements de Lénine et de Trotski et ceux qui suivent les positions de la majorité se manifeste clairement dans l'activité militante de nos sections. Malgré tous nos efforts pour les découvrir, nous ne sommes pas parvenus à savoir quels sont les mots d'ordre généraux importants pour l'activité de notre section française par exemple. Si quelque chose caractérise cette section, c'est bien l'absence de mots d'ordre généraux pour le mouvement ouvrier et de masses. Nous ne parlons pas du programme, mais des mots d'ordre, de deux ou trois mots d'ordre qui caractérisent et répondent aux besoins du mouvement des masses dans la situation actuelle en France. Les camarades nord-américains ont avancé un mot d'ordre fondamental pour ces dernières années : « Retrait immédiat des troupes du Viêt Nam ! », ainsi que: « Ne votez pas pour les patrons, ni pour les militaires, ni pour les dirigeants vendus, votez pour vos camarades ouvriers ! ». Quels furent les mots d’ordre centraux de la campagne électorale des camarades français ? Il est impossible de le savoir : ils n'ont avancé aucun mots d'ordre clair et précis pendant cette campagne.

Mais laissons-là les élections et occupons-nous des mots d'ordre pour le mouvement ouvrier et de masses français. Relisons la collection de « Rouge » entre juin et août 73 par exemple. Nous ne trouvons que trois campagnes de dénonciation constantes : solidarité avec les ouvriers de LIP [une usine de montres en France dont les travailleurs eux-mêmes avaient pris le contrôle et assuré la production], contre les groupes fascistes et celle concernant les travailleurs immigrés. La seule qui puisse être liée à l'ensemble du mouvement de masses français est celle contre les groupes fascistes, mais nous n'y trouvons pas le mot d'ordre « Freinons (ou écrasons) Ordre Nouveau et le fascisme ! ». Les deux autres sont des campagnes partielles concernant des secteurs spécifiques.

Nous nous demandons quels sont le ou les mots d'ordre qui répondent aux problèmes les plus ressentis par le mouvement ouvrier ? A part les groupes fascistes, le régime ne crée-t-il aucun problème au mouvement ouvrier ? Le mot d'ordre « Freinons l'offensive patronale contre notre niveau de vie et nos conditions de travail ! » ne correspond-il pas à un besoin des masses ? Si le fascisme est le seul problème, pourquoi ne pas avancer le mot d'ordre capable de mobiliser les masses contre celui-ci ? Nous faisons remarquer que nous ne sommes pas en train de défendre ou critiquer tel ou tel mot d'ordre, nous exposons ici quelque chose de plus élémentaire, notre obligation de nous doter de mots d'ordre pour l'action du mouvement de masse, notre obligation de faire de l'agitation.

Nous insistons sur le fait que notre position n'écarte pas l'importance d'un travail en direction de l'avant-garde ouvrière ou du mouvement des masses. Au contraire, à certains moments de la lutte de classes, cette intervention devient fondamentale. Quand survient une grave défaite historique du mouvement ouvrier, la propagande en direction de l'avant-garde est notre activité essentielle jusqu'à ce que le mouvement ouvrier reprenne ses forces. C'est également le cas dans une situation exceptionnelle qui fait de l’avant-garde l’axe central de notre activité révolutionnaire en période de montée. Ce fut le cas de la IIIème Internationale - que nous avons déjà vu - dans la situation créée par la victoire de la révolution russe et la naissance du premier Etat ouvrier. Il s'agissait alors, pendant un ou deux ans, de gagner d'un seul coup toute ou presque toute l'avant-garde mondiale enthousiasmée par la victoire révolutionnaire et la fondation de la IIIème internationale. Mais cette situation exceptionnelle fut la conséquence d'un triomphe spectaculaire du mouvement de masses dirigé par les bolcheviks qui s'étendit à l'échelle mondiale à travers l'avant-garde, parce qu'elle assimile cette victoire du mouvement inégal et combiné du mouvement révolutionnaire mondial : une immense victoire obtenue par une direction marxiste révolutionnaire dirigeant le mouvement de masses dans un pays déterminé, se double et se combine à l'impact de ce triomphe à l'échelle mondiale sur l'avant-garde. Mais, à nouveau, l'élément décisif est le mouvement de masses.

Il se passera la même chose à l'échelle nationale, pour peu que nous obtenions une victoire importante au niveau national de la lutte de classes. Une victoire décisive dans une branche significative du mouvement ouvrier français, dans la métallurgie par exemple, l'automobile ou l'enseignement, sous notre direction, aurait un effet immédiat et global sur toute l’avant-garde du mouvement ouvrier français. L'avant-garde ouvrière se rapprocherait par milliers de notre parti, et notre tâche serait alors, centralement pour un certain temps, de la gagner d'un seul coup au trotskisme. Mais nous ne devons pas nous méprendre, ce tournant ne se produira que sur la base d'une victoire du mouvement de masses, et pour aucune autre raison.

Dans n’importe quelle situation, qu'elle soit exceptionnelle et momentanée comme nous l'avons vu ou « normale » (notre tâche étant l'agitation au sein du mouvement de masses), nous devons nous poser la question de savoir comment gagner ou travailler avec l'avant-garde et s'il nous faut une politique spécifique pour celle-ci. Les camarades de la majorité pensent que oui, que nous gagnerons l'avant-garde par des campagnes nationales sur des questions qui « correspondent à ses préoccupations » et par des « initiatives efficaces » sur ces questions. Nous pensons tout le contraire : nous devons gagner l'avant-garde en lui expliquant patiemment (en faisant de la propagande) notre politique pour le mouvement ouvrier et de masses, et non par une politique spécifique. Ce problème est très important car c’est de là que provient l'essentiel des divergences politiques concrètes entre la minorité et la minorité.

L’avant-garde n'apparaît jamais avec des tendances vers la politique trotskiste ou bolchevique. Elle apparaît en exprimant les tendances spontanées de la lutte existant alors dans le mouvement de masses, et les premiers enseignements politiques qu'elle reçoit sont ceux des partis réformistes à influence de masse, de la bureaucratie syndicale et des phénomènes mondiaux de la révolution. Ce sont les premières idées qu'elle connaît. Auparavant, elle ne connaissait que le venin que crachent tous les jours les organes de propagande de la bourgeoisie. Le parti révolutionnaire ne peut pas concurrencer la propagande de la bourgeoisie et de ses agents dans le mouvement ouvrier ; nous partons d'une position d'infériorité.

L'avant-garde contemporaine, par exemple, est venue à la politique sous la pression du pôle de la propagande stalinienne et du pôle castriste. C'est ce qui explique précisément que pendant tout un moment elle aura débattu essentiellement des problèmes de lutte armée. Si nous prenons comme point de départ ces « préoccupations », nous nous verrons forcés de choisir (comme le font les camarades de la majorité) entre ces deux pôles, car le seul moyen de définir une politique spécifique pour l'avant-garde est de partir de ses propres préoccupations et discussions. Nous parviendrons peut-être ainsi, en nous adaptant à cette situation, à capter un secteur de cette avant-garde, mais uniquement au prix du sacrifice de notre propre politique. Capter l'avant-garde guérillériste en nous transformant en pro-guérilléristes, ou capter l'avant-garde stalinienne en nous transformant en pro-staliniens nous servira à quoi ? A rien assurément. C'est un coup brutal porté à notre possibilité de diriger la révolution. Nous ne pouvons ainsi que faire le jeu d'une de ces politiques incorrectes qui s'expriment avec plus de force que la nôtre au sein de l'avant-garde. Et, dès que la stratégie castriste ou stalinienne échouera, notre parti s'écroulera avec elle.

En tant que trotskistes, notre confiance réside dans le mouvement de masses, nous pensons qu'il fera la révolution si nous savons construire un parti qui le dirige avec une politique correcte. Ce parti se construira essentiellement en gagnant l'avant-garde à cette politique trotskistes, et non en la gagnant avec une autre politique ou aux déviations qui existent dans, cette avant-garde. Cette tâche est bien plus difficile que celle que se proposent d'accomplir les camarades de la majorité, mais c'est la seule tâche correcte. Capter l'avant-garde n'est un progrès pour le processus révolutionnaire que si elle a été gagnée à la politique révolutionnaire. Les staliniens ont gagné de larges secteurs de l'avant-garde à leur politique ; en annihilant leur potentiel révolutionnaire, il les a liquidé en tant qu'avant-garde. De nos jours, le castrisme a gagné presque toute l'avant-garde mondiale et l'a entraînée à la catastrophe : il a démoralisé politiquement tout un secteur et amené un autre à la liquidation physique (une grande partie de l'avant-garde latino-américaine des années 60).

Que signifie gagner l'avant-garde à la politique trotskiste ? Il s'agit de la gagner pour faire de l'agitation au sein du mouvement de masses sur les mots d'ordre que notre parti élabore scientifiquement à chaque étape, et de la faire adhérer à notre stratégie de construction d'un parti bolchevique et au programme de ce parti. Cela signifie combattre violemment, jour après jour, les directions bureaucratiques et réformistes en premier lieu, puis les tendances ultra-gauches. Cela signifie expliquer, face à chaque problème de la lutte de classes : « Camarade, face à cette situation, les staliniens avancent tel mot d'ordre pour le mouvement de masses ; ce mot d'ordre est incorrect car il nous amène à faire confiance à un secteur de la bourgeoisie et finira par nous entraîner au massacre. Les ultra-gauches te proposent de te lancer dans des actions isolées du mouvement de masses, loin de tes camarades de travail. Si tu les écoutes, tu finiras également par être vaincu par la bourgeoisie. Nous te proposons de ne pas t'éloigner de tes camarades de travail, de rester lié au mouvement de masses afin de devenir leur direction. Nous te proposons de détecter soigneusement les problèmes sur lesquels tes camarades sont prêts à se mobiliser ; de chercher le mot d'ordre précis pour développer cette mobilisation. Nous te proposons de faire ainsi au niveau national et mondial. Pour réaliser cette tâche à un niveau plus général que sur ton lieu de travail, tu as besoin de t'organiser dans un parti de militants comme toi. Dans ce parti que nous sommes en train de construire, nous faisons ce que tu fais toi-même dans ton usine, nous cherchons les mots d'ordre adéquats pour mobiliser à chaque moment les masses exploitées. Mais nous savons de plus que cette mobilisation des masses se terminera par la prise du pouvoir ou par une défaite, et nous avons un programme, le Programme de Transition, qui enchaîne les mots d'ordre les uns aux autres pour conduire les masses vers la prise du pouvoir. Nous t'invitons à construire ce parti avec nous et à faire tien notre programme. »

Notre tâche vis-à-vis de l'avant-garde est donc simple : partir des mots d’ordres d'agitation pour le mouvement de masses, et la gagner au parti et au programme dont ces mots d'ordre sont tirés. Et tout ce que nous avons à dire à l'avant-garde, n'est-ce pas de la propagande (beaucoup d'idées pour peu de gens) ? Mais comment faire cette propagande, si nous ne sommes pas les champions de l'agitation sur ces mots d'ordre ?

Même dans les cas « exceptionnels » que nous avons vus, notre propagande a le même sens. Après un écrasement historique du mouvement de masses, nous passerons des années à faire de la propagande en direction de l'avant-garde ; que lui dirons-nous ? : « Camarades, le mouvement ouvrier a subi une défaite, mais nous sommes sûrs et certains qu'il repartira en lutte. Ne te lance pas dans des actions isolées, étudie et apprend toute l'expérience accumulée par les travailleurs en plus d'un siècle de lutte, forme-toi en tant que direction des nouvelles luttes qui vont inévitablement se produire, écoute soigneusement tes camarades, et dès que tu les verras disposés à la lutte, même si c’est sur un infime problème, recherche et avance le mot d'ordre adapté à cette lutte. Le seul endroit où tu puisses étudier et assimiler toute cette expérience, le seul endroit où tu pourras élaborer ce mot d'ordre, c'est dans notre parti. »

Voyons l'autre cas « exceptionnel », celui de la IIIème Internationale. Lénine a-t-il défini une politique spécifique pour gagner l'avant-garde mondiale ? A-t-il fait des campagnes politiques nationales autour des préoccupations de l'avant-garde ? A-t-il pris parti pour les socialistes de gauche et les anarcho-syndicalistes (qu'il désirait gagner) contre l'opportunisme et le social-chauvinisme des partis sociaux-démocrates ? Tout au contraire. Il s'est efforcé de gagner cette avant-garde à la politique du parti bolchevique russe. Gagner cette avant-garde signifiait la faire rompre définitivement avec les partis sociaux-démocrates et la tendance anarchiste, afin de construire dans chaque pays des partis bolcheviques sur le modèle russe. Gagner cette avant-garde signifiait la convaincre de la nécessité d'un travail d'agitation politique unifié et dirigé vers les larges masses. Pourquoi est-ce seulement à cette occasion que Lénine a proposé cette tâche de gagner 1'avant-garde ? Parce que l'impact de la grande victoire du mouvement de masses, constituée par la révolution russe, était tel que, pour la première fois dans l'histoire (et jusqu'à présent la seule), la propagande marxiste révolutionnaire pouvait se mesurer avec succès à la propagande bourgeoise et réformiste; parce que pour la première fois dans l’histoire (et jusqu'à présent la seule), l'avant-garde du monde entier s'orientait massivement vers le marxisme révolutionnaire, fascinée par l'exemple du prolétariat soviétique et de son parti bolchevique.

La théorie marxiste comme les exemples historiques, nous montre la dialectique entre les masses et l'avant-garde et, par conséquent, le caractère erroné de la conception mécaniste des camarades de la majorité, pour qui le seul fait de gagner l'avant-garde nous fait avancer dans la voie de la conquête de la direction des masses. Si nous gagnons l'avant-garde sur une autre base que la politique léniniste-trotskiste et l'intervention au sein du mouvement des masses, nous éloignerons notre parti de la politique révolutionnaire, nous séparerons l'avant-garde des masses et finirons par liquider le parti et l'avant-garde, en abandonnant le mouvement de masses à son sort et en nous fermant la voie de la victoire de la révolution. Si nous gagnons l'avant-garde à la politique léniniste-trotskiste, nous aurons fait un bond dans la construction du parti à influence de masse capable de diriger la révolution jusqu'à la victoire.

Cette dialectique comprend également la possibilité de l'existence d'avant-gardes ou de secteurs d'avant-garde que, pour des raisons historiques et sociales concrètes, nous ne pouvons pas gagner à la politique marxiste révolutionnaire. C'est le cas, en général, d'un secteur important de l'avant-garde étudiante qui est condamné, par la logique inflexible de la lutte de classes, à abandonner tôt ou tard le camp du mouvement de masses pour passer dans celui de la bourgeoisie. Ce sera dommage et douloureux, mais c'est ainsi. C'est justement cette dialectique qui explique que tout ce que gagnent ou perdent les marxistes révolutionnaires, à tous les niveaux de la lutte de classes (mouvement de masses, classe ouvrière ou avant-garde), est déterminé par la lutte de classes elle-même et ses soubresauts, jamais par une politique spécifique plus ou moins correcte en direction de l'avant-garde. Vu sous un autre angle : la seule manière de gagner l'avant-garde à notre politique est d'avoir une politique correcte pour le mouvement de masses ; mais cela ne suffit pas, il est encore plus important que cette politique correcte remporte des victoires significatives qui nous amènent à la direction du mouvement de masses à l'échelle nationale et internationale. C'est ce que nous avons fait en France en mai 68 : une politique correcte pour l'ensemble du mouvement étudiant et ouvrier nous a amenés à influencer l'avant-garde, mais nous n'avons pas réussi à la gagner d'une manière massive car le mouvement de masses, dans sa première grande mobilisation d'ensemble depuis 35 ans, n'a pas obtenu de victoire complète contre la bourgeoisie. C'est la mesure même de la victoire obtenue qui a déterminé le poids et la permanence de notre influence sur l'avant-garde, une fois la mobilisation retombée.

C'est cette dialectique qui met à jour l'erreur de base des raisonnements des camarades de la majorité. Ils signalent deux faits réels: il existe une nombreuse avant-garde et nous « ne pouvons pas entretenir l'espoir de gagner la sympathie politique de la classe ouvrière d'un seul coup ». Mais ils tirent de ces deux faits la conclusion erronée de la nécessité d'un travail prioritaire en direction de « l'avant-garde large », sur la base d'une politique spécifique partant de ses « préoccupations ». Bien que les camarades de la majorité ne le disent pas, la logique de ce raisonnement les amène à conclure que nous pouvons gagner « d'un seul coup » cette « avant garde large », à la différence de la classe ouvrière. Nous ne comprenons pas cette conclusion. Nous pensons également que nous ne pouvons pas gagner la classe ouvrière d'un seul coup, mais qu'est ce qui nous empêche de la gagner au cours d'un processus ? Si à chaque moment de la lutte du mouvement de masses ou de ses secteurs, nous avançons les mots d'ordre justes nous gagnerons graduellement leur sympathie, par paliers. Et dès que des luttes importantes se déclareront, la « sympathie politique » du mouvement de masses, ou de ses secteurs importants, croîtra géométriquement pour notre politique et nos partis. A condition bien sûr que nous avancions les mots d'ordre corrects et que nous soyons les meilleurs dans l'agitation et l'organisation.

Nous ne comprenons pas non plus ce qui peut nous permettre de gagner la « sympathie » générale de « l'avant-garde large » et « d'un seul coup », car celle-ci n'a pas besoin de notre politique ni de notre parti. Dans les moments d'accalmie de la lutte de classes, elle tendra à réaliser des actions coupées du mouvement de masses auxquelles nous devrons nous opposer. Il en résultera que seul un secteur minoritaire de cette avant-garde se rapprochera de nos positions, les autres poursuivant leurs tendances spontanéistes. Il n'y a pas moyen d'éviter ce phénomène. La formule des camarades de la majorité, proposant d'orienter le parti vers ces préoccupations, peut avoir un succès momentané. Mais il est également très probable que, à moins d'une rupture totale avec le trotskisme, apparaissent ; au sein de l’avant-garde des tendances non trotskistes qui seront bien plus à même que nous de suivre à la lettre la déviation (ou préoccupation) de cette avant-garde.

Mais toute la situation change dès que le mouvement de masses entre en lutte. Des secteurs de l’avant-garde seront alors beaucoup plus préoccupés par une orientation correcte pour la lutte de masses que par la réalisation d'actions isolées. Ils se souviendront alors de notre travail de propagande patient et intransigeant et diront : « les trotskistes avaient raison lorsqu'ils nous disaient de faire confiance au mouvement de masses et de ne pas nous en séparer. Allons discuter avec eux de la politique correcte à avancer pour cette mobilisation. » D'autres secteurs, les guérilléristes par exemple, poursuivront leurs actions à l'écart des masses, se sépareront de plus en plus d'elles et ne seront donc pas reconnus par elles comme direction alternative contre les réformistes et la bureaucratie. Le parti trotskiste établira alors un dialogue large et fraternel avec les premiers secteurs, en essayant de les gagner à sa politique pour le mouvement de masses. Quant au second secteur, le parti ne pourra que le caractériser ainsi : « Ce sont des camarades irrécupérables, pour le moment, par le marxisme révolutionnaire. », tout en les défendant contre les attaques de la bourgeoisie, mais en les laissant subir les échecs de leur expérience.

C'est par ce processus, et non d’un seul coup, que nous gagnerons jour après jour plus d'influence dans l'avant-garde du mouvement de masses. La dialectique des rapports avant-garde-masses est inflexible : nous ne pouvons gagner d'un seul coup l'avant-garde qu'au moment de ce processus où notre parti aura dirigé le mouvement de masses et obtenu une victoire colossale. Alors, et alors seulement, notre tâche (toujours de propagande) centrale sera celle de la conquête de l' avant-garde et dès que nous aurons épuisé les possibilités de ce travail, nous reviendrons (avec nos forces multipliées par cent) à notre tâche centrale d'agitation sur des mots d'ordre pour chaque moment de la lutte de masse.

Il ne nous reste qu'une question à résoudre : dans ce contexte, à de maintes occasions, nos mots d’ordre d'agitation ne mobiliseront pas les masses et ne seront repris que par des secteurs de l'avant-garde qui réaliseront, par exemple, une manifestation de soutien au Viêt-nam ou à une grève ouvrière. Les camarades de la majorité peuvent en tirer l'argument que, du fait que l'avant-garde réalise des actions, il est donc nécessaire d'avoir une politique en direction de celle-ci. En cela, ils ont en partie raison. L'avant-garde mène effectivement des actions. Mais elles ne sont pas toutes positives. Les camarades de la majorité ajoutent donc une condition : que ces actions « n'aillent pas contre le courant de la lutte de masses ». Mais une action, allant dans le sens général de la lutte de masses, peut à un moment particulier, déchaîner la répression par exemple, ou détourner l'attention des masses de leurs problèmes centraux. Si au milieu d'une mobilisation de masse sur les salaires, un secteur de l'avant-garde organise une manifestation avec pour seul mot d'ordre « A bas la bureaucratie syndicale! », il détourne ainsi l'attention des masses, puisque le problème central pour celles-ci est celui des salaires et que la lutte contre la bureaucratie n'est qu'un aspect (secondaire au début) de la lutte contre le patronat. Si cette manifestation se termine par la mort de policiers, elle déchaînera une répression du régime contre le mouvement de masses, qui n'est pas encore préparé à l'affronter. Par conséquent. la condition que doivent remplir les actions de l'avant-garde n'est pas celle de « ne pas aller contre le courant de la lutte de masses », mais de répondre exactement aux besoins actuels de la lutte de masses. Toute autre action doit être condamnée énergiquement par le parti.

Ainsi, quelle signification peuvent donc avoir en général les actions de l'avant-garde, du point de vue de la lutte de classes dans son ensemble ? Ce qui pour l'avant-garde est une action (manifestation, initiative-éclair, etc.) est, du point de vue de la lutte de classes, une tâche d'agitation que cette avant-garde réalise en direction du mouvement de masses. Cette action de l'avant-garde n'est pas une action directe du mouvement de masses, ni un affrontement avec les exploiteurs (même si elle est réprimée) ; elle a le même effet qu'un mot d'ordre. Si nous distribuons un tract ou lançons un mot d'ordre correct, nous aidons au développement de la lutte de masses. Si la bureaucratie, les réformistes ou les ultra-gauches (ou bien nous, lorsque nous nous trompons) distribuent un tract ou lancent un mot d'ordre incorrects, ils portent préjudice à la lutte de masses. Il se passe la même chose avec les actions de l'avant-garde. Si l'axe de ces actions est correct, l'agitation qu'elles font en direction du mouvement de masses est positive; si cet axe est incorrect, elle est négative. Et quelles sont les actions correctes de l'avant-garde si ce ne sont celles qui ont pour axe les mots d'ordre de notre agitation dans le mouvement de masses ?

En résumé, les camarades de la majorité soutiennent que notre tâche centrale est le travail en direction de « l'avant-garde large ». Nous soutenons que cette tâche centrale ne se justifie que dans une période d'écrasement historique du mouvement de masses ou lorsqu'une victoire importante du mouvement de masses, sous notre direction, entraîne toute l'avant-garde vers nos positions. Nous soutenons que dans la situation actuelle, qui tend à devenir pré-révolutionnaire au niveau mondial, notre tâche centrale est l'intervention au sein du mouvement de masses dans la grande majorité des pays. Les camarades de la majorité affirment que notre tâche centrale est l'agitation en direction de l'avant-garde, sur des mots d'ordre qui partent de ses préoccupations et l'entraînent à l'action. Nous affirmons que notre agitation doit n'être adressée qu'au mouvement de masses, pour amener celles-ci à l'action grâce à des mots d'ordre corrects, et que notre tâche centrale vis-à-vis de l'avant-garde est la propagande que nous faisons autour des mots d'ordre d'agitation en direction du mouvement de masses. Les camarades de la majorité prennent les actions de l'avant-garde comme critère presque absolu pour les tâches du parti; ils soutiennent que notre tâche centrale est de lancer des campagnes politiques qui répondent aux préoccupations de l'avant-garde, c'est-à-dire aux objectifs spontanés de ses actions. Ils affirment quelque chose d'encore plus grave (que nous verrons plus loin) : que nos sections doivent réaliser des actions par elles-mêmes, prenant comme base ces préoccupations, afin de donner l'exemple et gagner la sympathie de cette avant-garde.

Nous, camarades de la minorité, nous sommes absolument contre cette politique. Nous sommes tout à fait pour l'unification de l'avant-garde, son renforcement, sa croissance et sa prise d'initiatives. Mais nous lui répéterons inlassablement: « Camarades, liez-vous au mouvement de masses, faites-lui confiance, réalisez des actions de propagande et d'agitation utiles à la popularisation du mot d'ordre précis à chaque moment de ses luttes; nous serons avec vous dans toutes ces actions. Mais nous ne serons plus avec vous si ces actions, toutes bien intentionnées qu'elles soient, portent préjudice aux masses. Si cela se produisait, nous dénoncerions implacablement votre erreur, vos actions néfastes, et tenterions de vous diviser afin de gagner le secteur qui peut rejoindre le marxisme révolutionnaire et afin de déconsidérer aux yeux des masses l'autre secteur qui les sous-estime et réalise des actions qui vont objectivement contre leurs luttes. ».

7. Programme et mots d’ordre : leur rapport avec les besoins et le niveau de conscience actuel du mouvement de masse.[modifier le wikicode]

Cet arsenal de substitutions que nous découvrons au fur et à mesure chez le camarade Germain (conscience scientifique au lieu de conscience politique ; analyse au lieu de politique ; agitation au lieu de propagande ; travail en direction de l’avant-garde au lieu du mouvement de masses, etc.) constitue la base « théorique » qui fonde les « graves » critiques qu'il fait au camarade Camejo sur les six points par lesquels celui-ci définit le parti bolchevique, à cette étape de la lutte de classes mondiale. Sa première observation est ridicule, tout comme sa prétention à opposer les thèses de Camejo à celles de Cannon [le dirigeant du parti américain de la IV Internationale]. Selon Germain, alors que Cannon parle bien de « révolution prolétarienne », Camejo ne la nomme qu'une seule fois et en rapport au programme. Le camarade Germain ne se rend pas compte que c'est l'essence-même du point n°5, lorsque Camejo dit :

« 5) Le parti cherche, en tant qu'objectif fondamental, à diriger la classe ouvrière et ses alliés vers le pouvoir d'Etat, mais ne tente pas de se substituer aux masses. » (Camejo cité par Germain, p.91).

Il serait opportun de demander au camarade Germain s'il est en accord ou non avec la définition que donne notre Programme de Transition de la « révolution prolétarienne », puisque c'est la même que celle que présente le camarade Camejo : « la prise du pouvoir par la classe ouvrière et ses alliés ». Quelle est la différence entre cette définition trotskiste et celle de Camejo ? Ou alors, le camarade Germain pense peut-être que le camarade Camejo est moins révolutionnaire parce qu'il n'utilise pas le terme précis « révolution prolétarienne » mais sa définition « prise du pouvoir par la classe ouvrière et ses alliés »? Et le fait que cette « prise du pouvoir » soit pour le camarade Camejo l’« objectif fondamental » du parti ne satisfait peut-être pas le camarade Germain ? Laissons de côté ce jeu de mots et passons à la première objection sérieuse du camarade Germain contre les six points de Camejo :

(Camejo présente) « le rapport avant-garde-parti-classe travailleuse... d'une manière unilatérale et mécaniste ». Le parti « s'efforce de promouvoir les luttes de masses... en mobilisant les masses » autour de revendications « liées à leur niveau de conscience présent ». (idem ; p. 93).

Germain considère cette conception de Camejo comme une grave erreur. Pour le démontrer, il reproduit le paragraphe suivant de Trotski :

« Que peut faire un parti révolutionnaire dans cette situation ? En premier lieu, donner une vision honnête et claire de la situation objective, des tâches historiques qui découlent de cette situation, indépendamment du fait que les travailleurs soient prêts ou non à les réaliser. Nos tâches ne dépendent pas de la mentalité de l'ouvrier… Nous devons dire la vérité aux travailleurs et nous en gagnerons alors les meilleurs éléments ». (Trotski cité par Germain, p .94).

Comme d'habitude, le camarade Germain utilise une citation séparée de son contexte. Ces phrases sont une réponse de Trotski aux camarades nord-américains qui affirmaient que le Programme de Transition n'était pas adapté à la mentalité des ouvriers de leur pays. Cette réponse est totalement correcte, car Trotski y parle des « tâches historiques », du programme général historique, pour toute l'époque, c'est-à-dire du Programme de Transition. Il ne se réfère en rien aux tâches concrètes que rencontraient alors les camarades nord-américains. Trotski disait ainsi que nous ne cachons pas notre programme, tout au contraire, que nous nous efforçons de le développer par notre propagande, afin de gagner les éléments d’avant-garde (« les meilleurs éléments »). Cela n'a rien à voir avec la supposition du camarade Germain, pour qui ce serait une règle dirigeant toute l'activité de l'ensemble du parti à un moment déterminé. Le camarade Germain répète ainsi, légèrement modifiée et amplifiée, la confusion qu'il avait faite auparavant entra propagande et agitation. Camejo dit il faut partir du niveau de conscience présent des masses pour formuler les revendications qui servent à mobiliser les masses. Il se réfère ainsi à notre politique concrète, aux mots d'ordre d'agitation pour l'action du mouvement de masses, pas du tout à la propagande et au programme. La citation de Trotski est correcte si elle se rapporte précisément au programme et non aux mots d'ordre. Un programme trotskiste qui ne parlerait pas de piquets armés, de soviets, d'insurrection, de gouvernement ouvrier et paysan, de dictature du prolétariat ne mériterait pas son nom. Mais la direction d'un parti qui avancerait tous ces mots d'ordre, ou même quelques uns d'entre eux de manière permanente, à toutes les étapes et tous les moments de la lutte de classes, mériterait d'être internée dans un asile. Notre Programme de Transition dit exactement la même chose que Camejo, à une différence près, il dit « actuel » au lieu de « présent » :

« Il est nécessaire d'aider les masses, dans le processus des luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle des larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion: la conquête du pouvoir par le prolétariat. » (Programme de Transition, p.15).

Trotski disait la même chose pour l'Espagne :

« La participation des communistes à ces luttes, et principalement leur participation à la direction de ces luttes, exige d'eux non seulement une compréhension claire du développement de la révolution comme un tout, mais aussi la capacité à avancer au bon moment des mots d'ordre nets, spécifiques et combatifs qui, en eux-mêmes, ne découlent pas du « programme » mais sont dictés par les circonstances du jour et conduisent les masses en avant. » ("The Spanish Revolution" p .143)

Par conséquent, non seulement le Programme de Transition mais aussi Trotski disent la même chose que le camarade Camejo : il faut avancer des mots d'ordre qui ne découlent pas en eux-mêmes du programme mais sont dictés par les circonstances du jour ! Et dans le texte même cité par le camarade Germain, Trotski affirme un peu plus loin : « Toute la question est de savoir comment mobiliser les masses pour la lutte » (idem, p.129). Encore la même démonstration que celle de Camejo, lorsqu'il nous dit que ces mots d'ordre, liés au niveau présent de conscience des masses, sont ceux qu'utilise le parti pour « mobiliser les masses ».

Que cache l'attaque du camarade Germain contre cette définition de Camejo ? Le camarade Germain ignore peut-être cette conception classique du bolchevisme et du trotskisme ? Nous ne savons pas si c'est le cas ou non, mais il préfère ne pas en parler. Son attaque cache une position ultra-gauche typique : se doter d'une politique qui, ignorant les besoins et le niveau de conscience présents des masses, se base sur des besoins et des niveaux de conscience futurs présumés.

« Qu'est-ce que ce « niveau présent de conscience des masses » ? Est-il toujours le même ? Peut-il changer rapidement ? Si oui, le parti de combat doit-il attendre qu'il ait changé pour « adapter » ses revendications ? Ou peut-il prévoir ces changements et agir en conséquence ? En fonction de quels facteurs peut-on alors prévoir ces changements ? Le « niveau de conscience présent », en lui-même, ne peut-il être jusqu'à un certain point fonction du rôle du « parti de combat » au sein du mouvement de masses ? Mais si un des principaux objectifs du « parti de combat » est d'élever le niveau de conscience ! de la classe ouvrière, comment le « niveau de conscience présent » en lui-même peut-il être un critère décisif pour déterminer le genre de revendications que doit avancer le parti pour les masses ? » (Germain. p.93)

Ces questions ont chacune leur réponse : le camarade Germain pense que le niveau de conscience n'est pas toujours le même, qu'il peut changer rapidement, que le parti de combat ne doit pas attendre qu'il ait changé pour adapter ses mots d'ordre, qu'il peut prévoir ces changements et doit agir en conséquence (c'est-à-dire en lançant des mots d'ordre adaptés au niveau de conscience futur), que le niveau de conscience est, jusqu'à un certain point, fonction du rôle du parti, qu'un des objectifs du parti est d'élever le niveau de conscience de la classe ouvrière, et que par conséquent, le niveau de conscience présent ne peut pas être un critère décisif pour déterminer quel genre de revendications le parti doit avancer pour les masses. Voilà synthétisée une des divergences fondamentales entre la majorité et la minorité. Nous répondrons à chacune de ces affirmations du camarade Germain, mais nous prendrons la liberté de changer leur ordre de présentation.

Première affirmation du camarade Germain : Le niveau de conscience des masses n'est pas toujours le même. Le camarade Germain a totalement raison. Bien plus, il existe au sein des masses un développement inégal de la conscience qui fait que, dans un même moment, des secteurs de la classe ont des niveaux de conscience différents.

Seconde affirmation : Le niveau de conscience des masses peut changer rapidement. Il a encore raison, mais ne signale pas que cela n'arrive que dans certaines périodes, celles de grande activité du mouvement de masses. Dans les périodes de calme, lorsque la lutte de classes est en sommeil, le niveau de conscience ne change que très lentement.

Troisième affirmation : Le niveau de conscience immédiat (présent) des masses est, jusqu'à un certain point, fonction du rôle du parti révolutionnaire. Faux ! Le niveau de conscience présent est un facteur objectif pour le parti révolutionnaire et encore bien plus pour nos petits groupes. C’est le facteur acteur le plus dynamique de la situation objective, mais il ne cesse pas pour autant d'être objectif. Ce1a signifie qu'il est une donnée, un fait de la réalité que nous pouvons contribuer à modifier dans l'avenir mais qui, dans le présent, est ce qu'il est, l'opposé du facteur subjectif qu'est notre parti. Comme tout fait présent, il est une conséquence du passé, de l’histoire, et si dans cette histoire notre parti a eu un rôle, alors, et alors seulement, la conscience présente « fonction du parti ». Mais si nous n'avons pas été et ne sommes pas un facteur objectif, c'est-à-dire si aucun secteur du mouvement de masses ne nous suit ou n'a été éduqué par nous, nous ne sommes pour rien dans le niveau de conscience présent du mouvement de masses. C'est malheureusement le cas de la situation actuelle. Les ouvriers argentins sont péronistes et syndicalistes, les ouvriers français sont staliniens, sociaux-démocrates et syndicalistes, les ouvriers anglais sont travaillistes et les ouvriers allemands sociaux-démocrates et syndicalistes. Ce niveau de conscience présent n'est en aucun « point » fonction de notre parti.

Nous avons signalé que le niveau de conscience présent est une conséquence historique, il nous faut compléter ce concept: il est la conséquence directe de deux facteurs combinés, celui des changements de la réalité objective du régime et celui du développement des luttes de masses. Le rôle du parti peut être important, et parfois décisif, mais indirect, en tant que rôle d'agitation, d'organisation et de direction de ces luttes. C'est ainsi. que le signalait Trotski :

« Pour nous, qui sommes une petite minorité, toute cette question est objective, y compris l'état d'esprit des ouvriers ». « La mentalité de la classe prolétarienne est arriérée, mais la mentalité n'est pas une substance comme les usines, les mines, les chemins de fer, elle est plus mobile et, sous les coups de la crise objective, de millions de chômeurs, elle peut changer rapidement. » (« Writings »,38-39, p.52).

Quatrième affirmation : le parti peut prévoir les changements intervenant dans le niveau de conscience des masses. Ce n'est vrai que dans un sens général et historique. Nous savons que le système capitaliste en décadence, le système impérialiste, fera supporter toujours plus de misère et d'exploitation aux travailleurs, que par conséquent il leur créera de plus en plus de besoins et, par conséquent encore, les rendra de plus en plus conscients que leurs problèmes ne peuvent être résolus que par la lutte. Les luttes du mouvement de masses se développeront d'une manière de plus en plus profonde et violente, le rapport de forces avec la bourgeoisie leur sera de plus en plus favorable; les masses seront de plus en plus conscientes de leur propre force et de plus en plus disposées à se lancer dans de nouvelles mobilisations. Ce processus les amènera au bord de la conscience politique de classe, révolutionnaire, de leur capacité et leur devoir de prendre le pouvoir (et elles en resteront là - puis régresseront - s'il n'existe pas un parti révolutionnaire qui les rende totalement conscientes de cette situation, qui les organise et les guide pour aller de l'avant).

Mais cela est valable en général, pour toute l'étape historique. Dans un sens concret, immédiat, le parti a des possibilités très limitées de prévoir les changements dans la conscience des masses. Non tant par le facteur économique (les problèmes créés par le système impérialiste) qui ne change pas très vite, mais par le second facteur : le développement même des luttes. Chaque fois que les masses entrent en lutte, il est impossible de savoir à l'avance si elles gagneront ou si elles perdront, ce qui est pourtant l'élément décisif pour connaître le niveau de conscience d'où partiront les luttes futures. Supposons qu'elles se lancent dans une grève générale et que celle-ci dure deux ou trois jours. Il peut arriver que les masses finissent par être défaites, que leurs dirigeants soient licenciés, sans avoir rien obtenu du tout. Il peut se passer également qu'elles reprennent le travail, sans avoir obtenu satisfaction sur toutes leurs revendications, mais en ayant arraché des victoires partielles (une augmentation de salaire, une réduction de la journée de travail, etc.). Il peut se passer encore qu'elles transforment la grève générale en insurrection et prennent le pouvoir politique entre leurs mains. Il est évident que leur niveau de conscience au lendemain de la grève sera différent dans chaque cas. Dans le premier, elles seront conscientes du fait qu'elles ne doivent pas repartir en grève sans s'être réorganisées; dans le dernier, elles seront conscientes que leur prochaine tâche est d'organiser la défense de l'État ouvrier et de commencer la construction du socialisme.

Le parti ne peut donc pas prévoir les changements dans la conscience immédiate des masses, tout simplement parce qu'il ne peut pas prévoir le résultat des luttes. Le camarade Germain, qui soutient que les masses n'apprennent que par leurs actions, devrait nous expliquer s'il a découvert un merveilleux appareil pour lire l'avenir de ces actions et donc quels types de changements elles provoqueront dans leur niveau de conscience. Dans le meilleur des cas, le parti peut manier quelques hypothèses, indiquer la plus probable et se préparer théoriquement à affronter cette nouvelle situation. Ce sera relativement facile dans les périodes d'accalmie de la lutte de classes, mais plus difficile dans les périodes critiques, quand les luttes et les changements qui en découleront dans la conscience immédiate des masses se succéderont jour après jour. Dans cette dernière situation cette tâche est si difficile que les hypothèses du parti bolchevique lui-même restèrent en retrait par rapport à la réalité, à mesure que l'on se rapprochait d'octobre 17. Mais c'est un travail interne de préparation théorique du parti, afin d'affronter de nouvelles situations. Cela n'a rien à voir, comme nous le verrons plus loin, avec la politique du parti en direction des masses, car dès que la réalité démontre que notre hypothèse la plus probable ne se produit pas, nous sommes obligés d'improviser une nouvelle politique conforme à la nouvelle situation. Il y a longtemps que les marxistes soutiennent que la réalité est plus riche que n'importe quel schéma.

Cinquième, sixième et septième affirmations : Un des objectifs généraux du parti est d'élever 1e niveau de conscience de la classe ouvrière, il ne doit donc pas attendre que les changements dans la conscience immédiate des masses se soient produits pour adapter ses mots d'ordre, mais (étant donné qu'il est capable de prévoir ces changements) doit agir en fonction de ces derniers, sans prendre comme critère décisif le niveau de conscience présent des masses pour lancer ses mots d'ordre.

Ces affirmations se détruisent d'elles-mêmes car le parti, comme nous venons de le démontrer, est incapable de prévoir les changements dans la conscience immédiate (présente) des masses. Mais laissons au camarade Germain un avantage, supposons que le parti soit capable de les prévoir. Cette difficulté une fois éliminée, le syllogisme du camarade Germain se développe avec clarté : le parti a pour objectif d'élever le niveau de conscience des masses vers la conscience politique de classe (vrai !), par conséquent, ses mots d'ordre ne doivent pas partir du niveau de conscience présent, mais de celui que prévoit le parti pour le futur (faux !, mille fois faux !). Si le camarade Germain parle de futurs niveaux de conscience et propose d'adapter nos mots d’ordre à ceux-ci, nous nous demandons pourquoi il n’a pas comme seul et unique mot d'ordre celui de la prise du pouvoir, de la révolution prolétarienne au niveau mondial. Nous ne voyons pas la différence qu'il y a entre avancer un mot d'ordre adapté au niveau de conscience qui sera celui des masses dans un mois ou un an et lancer un mot d'ordre pour un avenir plus lointain, dans dix ou vingt ans. Pourquoi voir si petit ? Il vaut mieux avancer tout de suite la prise du pouvoir au niveau mondial. C'est un mot d'ordre pour un niveau de conscience futur aussi bon qu'un autre; si les masses sont prêtes aujourd'hui à écouter et à se mobiliser sur un de nos mots d'ordre pour un futur proche, pourquoi ne seraient-elles pas prêtes à le faire sur un mot d'ordre pour un futur lointain ? Dans les termes exposés par Germain, le problème est quantitatif et non qualitatif. Et un problème quantitatif (de quantité de temps) ne peut pas définir le caractère d'un mot d'ordre. Et ainsi, futur pour futur, prenons celui qui nous plaît le plus: la prise du pouvoir au niveau mondial !

Pour nous, le problème est qualitatif : il y a des mots d’ordre pour le présent ou pour le futur. Et nous affirmons de toutes nos forces qu’il faut utiliser les mots d'ordre qui partent du niveau de conscience, et des besoins présents des masses, et nous sommes totalement contre le fait d’utiliser un mot d’ordre qui parte d'un niveau de conscience supposé ou prévu et de besoins futurs du mouvement de masses.

On pourra argumenter contre nous que, lorsque nous avons avancé pour la première fois aux Etats-Unis le mot d'ordre « Troupes US, hors du Viêt-nam, tout de suite ! », le mouvement de masses n'avait pas la conscience immédiate de la nécessité de ce mot d’ordre, il ne le ressentait pas comme sien. Cela arrive pour de nombreux autres mots d'ordre qui, malgré leur justesse, ne sont pas repris par le mouvement de masses. Cela se produit car entre la nécessité immédiate et la conscience immédiate des masses, il existe la même contradiction dialectique qu’entre l'objectif et le subjectif. L'existence d'une nécessité objective ne détermine pas nécessairement une prise de conscience correspondante des masses. La conscience immédiate est toujours en retard par rapport à la nécessité immédiate. Et c’est précisément pour cela que nos mots d'ordre agitatoires doivent être un pont entre ces deux facteurs inégalement développés. Parmi ces deux éléments, c’est, comme toujours, l'élément objectif qui est décisif, c'est la nécessité présente que Germain ne prend pas en compte, puisque pour lui, le facteur déterminant de nos mots d'ordre n'est pas la nécessité objective immédiate, mais la conscience future probable.

Si nous parvenons à jeter ce pont, à élaborer ce mot d'ordre juste, qui fasse la synthèse entre la nécessité immédiate et la conscience immédiate des masses, serons-nous parvenu à nous transformer « jusqu'à un certain point » en un facteur déterminant de leur niveau de conscience ? Ce ne sera le cas que si les masses ou un de leurs secteurs reprend en charge notre mot d'ordre. Car, même si notre mot d'ordre est scientifiquement élaboré, même s'il était parfait, une multitude de raisons historiques et objectives immédiates peuvent empêcher les masses de passer par le pont, que nous avons jeté. Cela ne dépend de nous que dans une seule mesure, celle que nous lancions le mot d'ordre juste. Le reste, ce qui est véritablement déterminant, est comme toujours le facteur objectif. Si les masses reprennent nos mots d'ordre et se mobilisent en conséquence, nous serons effectivement, à un certain point, un facteur déterminant de leur conscience. Si, pour des raisons objectives, elles ne peuvent pas le faire, nous ne serons pas un facteur déterminant de leur conscience, dans aucune mesure.

Trotski ne raisonnait pas comme Germain mais comme nous. Il signalait que, depuis la grande crise et avec le chômage, la nécessité immédiate de la classe ouvrière nord-américaine était de trouver du travail. « Théoriquement », le mot d'ordre correspondant devait être « échelle mobile des heures de travail ». Mais Trotski n'appliqua pas ce mot d'ordre, il prit en compte en plus de la nécessité immédiate, la conscience immédiate de la classe ouvrière nord-américaine qui faisait confiance à Roosevelt et avança :

« (...) demandons à Monsieur Roosevelt et à son équipe de cerveaux de proposer un programme de travaux publics, permettant à tous ceux capables de travailler de gagner un salaire décent » ("Writings", 38-39, p .44) .

Ce mot d'ordre d'exigence faite à Roosevelt jette un pont entre la nécessité immédiate (chômage) et la conscience immédiate (confiance en Roosevelt) pour impulser la mobilisation de la classe ouvrière. Si Trotski avait pris seulement en compte la nécessité immédiate, pour formuler sa politique, celle-ci n'aurait pas été appropriée à la mobilisation de la classe ouvrière, puisqu'elle ne prenait pas en compte leur conscience immédiate.

L'escalade yankee au Viêt-nam posait une nécessité immédiate, celle du retrait des troupes, qu'elle soit adaptée ou non au niveau présent de conscience. Le pont que nous devions jeter ne pouvait descendre plus bas que cette exigence ; pour s'adapter à la conscience immédiate, il ne pouvait être question que de forme ou de langage, pas d'ignorer la nécessité à l'origine de notre mot d'ordre. Toute tentative de baser notre revendication sur le seul niveau de conscience présent, sans considérer comme élément décisif la nécessité immédiate du mouvement de masses, et son indispensable mobilisation pour résoudre cette nécessité, n'est qu'aventurisme. Notre politique est un tout, elle embrasse une analyse, un programme (nécessité et conscience historique), la propagande, l'agitation (nécessité et conscience immédiates) et a pour objectif la mobilisation permanente des masses jusqu'à la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Cela signifie que tout cela est intimement lié et que tous les facteurs dépendent les uns des autres, les mots d'ordre pour la mobilisation des masses étant le facteur décisif. Trotski, critiquant dès positions semblables à celle de Germain (se donner des tâches en fonction de prédictions), disait il y a plus de trente ans :

« Notre tâche consiste, non à faire des prédictions sur le calendrier, mais à mobiliser les ouvriers sur des mots d'ordre issus de la situation politique. Notre stratégie est une stratégie pour l'action révolutionnaire, pas pour des spéculations abstraites. » ("Writings" 1932, p.125).

Toute tentative de lancer, pour une étape immédiate de la lutte de classes, des mots d'ordre et des revendications adaptés au niveau de conscience d'une étape autre est une erreur ultra-gauche. A fortiori lorsque c'est toute une stratégie qui est ainsi élaborée; comme celle de l'entrisme « sui generis ». Alors que le stalinisme menait une politique ultra opportuniste et se consacrait à la collecte de signatures pour la paix, Germain et les camarades de la majorité soutenaient qu'il y aurait une guerre et que le stalinisme, poussé par les circonstances, changerait sa politique et sa mentalité. Ils en tirèrent la stratégie d'entrisme dans les rangs staliniens, dans l’attente de ces changements (qui ne vinrent jamais).

Il se produit la même chose avec les mots d'ordre. Nous ne pouvons pas nous donner des mots d'ordre pour une étape future de la lutte de classes que nous ne connaissons pas encore, ni pour la conscience et les besoins que pourront avoir les masses alors. Nous ne pouvons pas le faire tout d'abord et précisément parce que nous ne la connaissons pas, et que nous sommes incapables de la connaître avant qu'elle n'existe. Mais même si nous étions capables de prévoir le futur (comme dit Germain), nous ne pouvons pas utiliser ces mots d'ordre pour un motif beaucoup plus important. Que le parti ait pour but d’élever la conscience des masses vers la conscience politique de classe ne veut pas dire qu'il soit capable de le faire par lui-même. Le camarade Germain est le premier à insister sur le fait que les masses n’apprennent que par leurs actions. Notre objectif est donc de les mobiliser afin qu'elles acquièrent, à travers cette mobilisation, la conscience politique de classe. Jusque là nous sommes d'accord. Mais nous ne sommes plus d'accord sur la méthode pour les mobiliser. Le camarade Germain dit que nous devons les mobiliser sur la base de mots d'ordre correspondant au niveau de conscience vers lequel elles tendent. Nous disons que nous mobilisons les masses en avançant des mots d’ordre pour leurs besoins présents.

Revenons à notre exemple de la grève générale. Supposons qu'il y ait des conflits sur les salaires, d'une manière isolée dans 30 ou 40% des entreprises industrielles. Quel est le besoin des masses à ce moment-là ? L'unification de tous ces conflits en une grève générale. Quel doit être notre mot d’ordre ? « Grève générale pour une augmentation générale des salaires ! ». Quel serait le mot d'ordre avancé par le camarade Germain ? Il raisonnerait de la manière suivante : comme une grève générale poserait le problème du pouvoir, notre mot d'ordre doit être : « Grève générale pour prendre le pouvoir ! ». Mais ce serait une erreur catastrophique. Les masses ont besoin de faire une grève générale pour obtenir de meilleurs salaires, et sont conscientes, ou doivent le devenir, de cela ; mais elles ne sont pas conscientes et ne ressentent absolument pas le besoin de prendre le pouvoir. Notre mot d'ordre « Grève générale pour une augmentation générale des salaires » prendrait sur un terrain fertile et croîtrait dans l'ensemble du mouvement de masses, la grève générale deviendrait un fait. Le mot d'ordre de Germain tomberait dans le vide, il ne serait suivi que par un tout petit secteur de l'avant-garde et liquiderait toute possibilité d'une grève générale massive.

Si nous parvenons à faire partir les masses en grève générale, qui paralyse le pays, qui désespère la bourgeoisie, remette en cause tout son système, l'oblige à mettre en place la répression, alors les masses seront en conditions de voir clairement que la seule issue de la grève générale est la prise du pouvoir. Ce sera alors la nécessité immédiate des masses, ce sera son unique solution. A ce moment-là, si le parti maintient le mot d'ordre « Grève générale pour de meilleurs salaires », il commet un crime et une trahison. Le moment est venu de changer de mot d'ordre ! La mobili­sation des masses est parvenue au point où elles peuvent comprendre la nécessité de prendre le pouvoir. Le mot d'ordre de cette nouvelle étape est alors pour ce nouveau besoin : « Tout le pouvoir aux soviets ! » (ou au comité qui dirige la grève). C'est le mot d'ordre du moment.

Si nous ne parvenons pas à impulser la grève générale, en ne posant pas a cette grève l'objectif ressenti et désiré par les masses (le pouvoir au lieu des salaires), nous pouvons crier pendant des siècles « Grève générale pour la prise du pouvoir ! », mais nous n'obtiendrons rien. Il peut arriver que la grève générale se produise ma1gré nous, mais ce qui est certain c'est que les masses ne prendront pas le pouvoir.

Le camarade Germain pourrait alors nous répondre par le raisonnement suivant : si avant la grève générale nous avions affirmé que sa seule issue est la prise du pouvoir, au moment où les masses s'affronteraient à cette situation, elles sauraient le reconnaître et nous considéreraient comme une bonne direction qui a su prévoir les événements. C’est un raisonnement intellectuel faux. C'est celui de l'avant-garde, pas celui des masses. Nous devons effectivement expliquer patiemment à l'avant-garde, avant la grève générale, que celle-ci posera le problème du pouvoir et qu'elle doit se préparer pour le prendre. Toute notre propagande en direction de l'avant-garde doit avoir ce seul et unique axe. Et l'avant-garde saura reconnaître que notre prévision était correcte et entrera massivement dans notre parti. Mais si les masses se comportaient de cette manière, faire la révolution serait très facile : nous n'aurions qu'à faire de l'agitation sur la prise du pouvoir pendant 5, 10, 20 ou 50 ans. Lorsque la crise révolutionnaire arrivera (la grève générale par exemple), et elle peut arriver même si nous n'existons pas car c'est un moment inévitable de la lutte de classes, les masses se rappelleront de notre agitation pendent tant d'années, nous reconnaîtront comme leur direction et prendront le pouvoir. Mais les masse n'avancent pas ainsi, elles reconnaissent comme direction ceux qui ont su les mobiliser en lançant les mots d'ordre précis pour chacune des luttes qu'elles ont entreprises. Et ceux qui ne leur ont proposé qu'un mot d'ordre n'ayant rien à voir avec leurs besoins, non seulement elles les refuseront en tant que directions, mais les considéreront comme un élément éloigné des masses, un être étrange venu d'ailleurs.

Il y a donc deux raisons pour lesquelles nous devons faire de l'agitation en direction des masses sur le mot d'ordre qui correspond à leur niveau de conscience et leurs besoins présents. La première c’est que la seule manière d’élever le niveau de conscience des masses jusqu'à la compréhension de la nécessité de prendre le pouvoir, est de mobiliser les masses jusqu'à la grève générale. La seconde raison, c'est que c'est la seule manière d'être reconnus en tant que direction et de gagner du prestige, de l'influence et de la confiance auprès des masses. Les masses se souviennent, et pour cela elles ont bonne mémoire, de ceux qui ont su leur dire qu’il fallait faire un front unique contre le fascisme quand elles avaient besoin de le faire; de ceux qui leur ont proposé de lutter pour de meilleurs salaires quand elles en avaient besoin; de ceux qui leur ont dit de reculer afin de ne pas être écrasées, etc.

C'est seulement ainsi, par cette agitation sur ces mots d'ordre qu'un parti gagne le droit d'être une direction. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera, reconnu en tant que direction avant la crise révolutionnaire. Tout l'art et la science de nos partis et de nos directions passent par leur faculté a détecter les changements dans les nécessités et le niveau de conscience du mouvement de masses. Ils ne peuvent détecter ou mesurer des changements qui n'existent pas. N'en déplaise au camarade Germain, nous détectons et mesurons ces changements après qu'ils se soient produits, et nous devons alors y adapter les mots d'ordre du parti. Pour nous, détecter le niveau immédiat de conscience fait partie intégrante de notre science objective étant donné le caractère objectif des besoins et du niveau de conscience présents. Et lorsque nous disons « présents », nous nous référons bien entendu à un moment donné de la lutte de classes, à une étape ou une sous-étape, et non à une journée. Pour détecter ces changements dans la conscience des masses, nous utilisons des outils. Le premier est constitué par les mots d'ordre agitatoires :

« Pour un parti, l'agitation est aussi un moyen d'écouter les masses, pour détecter leur état d'esprit et leurs pensées, et afin de prendre telle ou telle décision en fonction de ce sondage. » (Trotski, "Où va la France" p.82).

Le deuxième outil est celui qui nous permet d'évaluer le « résultat » de notre agitation et de « prendre telle ou telle décision ». Cet outil est notre méthode d'analyse et notre programme historique, qui résument à leur tour la lutte historique et de classe du mouvement ouvrier et l'histoire de toute la lutte de classes. Ce n'est que l'expression de la vieille contradiction entre le long terme et l'immédiat, entre l'abstrait et le concret qui, à ce niveau, se manifeste dans la contradiction entre le programme et les mots d'ordre, entre l'analyse et l'agitation.

Cette dialectique entre le long terme et l'immédiat, entre l’ « historique » et le présent, l'abstrait et le concret, se synthétise, s'unifie lorsque le parti révolutionnaire réussit à diriger le mouvement ouvrier vers la conquête du pouvoir. Mais pour parvenir à la résolution de cette contradiction il faut passer par des étapes différentes de la lutte de classes, des étapes qui sont toujours concrètes, immédiates et présentes, jusqu'à ce qu'elles deviennent historiques, c'est-à-dire jusqu'à ce que la lutte immédiate du mouvement de masses soit la prise du pouvoir, la grande tâche historique. L'immédiat, les luttes concrètes du mouvement ouvrier se transforment en une tâche historique grâce au parti. Cette synthèse se manifeste quand se produit l'unité entre notre parti et son programme (tous deux étant l'expression des intérêts historiques du prolétariat) et la classe ouvrière, et de celle-ci avec les larges masses. C'est alors que s'opère la synthèse des contradictions entre le parti et le mouvement de masses, entre le programme et les mots d'ordre, entre la propagande et l'agitation, entre les tâches du parti et les tâches du mouvement des masses. Avec la prise du pouvoir, les masses, la classe ouvrière et le parti ont une seule et unique tâche, un seul et unique programme, et réalisent une seule et unique action immédiate et historique en même temps : la prise du pouvoir.

8. « Initiatives révolutionnaires » du parti ?

La troisième critique du camarade Germain aux six points de Camejo est la suivante :

« Troisièmement : une autre dimension essentielle du concept léniniste de parti révolutionnaire est absente dans l’« essence » donnée par le camarade Camejo : l'initiative révolutionnaire. » « Une chose est de « promouvoir » les luttes des masses par différentes moyens, en commençant par être de bons syndicalistes et en ayant des cadres qui soient acceptés par les travailleurs dans les locaux. Prendre l'initiative d'organiser et être capable de diriger les luttes anti-capitalistes de masse en tant que parti révolutionnaire est une chose bien différente. » « Et une des caractéristiques essentielles du centrisme classique de l'école de Kautsky-Bauer était précisément cette incapacité à percevoir la nécessité d'une initiative révolutionnaire du parti, faisant que le « rapport de forces », les « conditions objectives » et l'« état d'esprit des masses » décident toujours de tout et d'une manière fatalement déterminée. Le léninisme se différencie de ce type de centrisme par sa capacité de comprendre comment l'initiative révolutionnaire peut modifier le rapport de forces. » (Germain, p.94-95).

Le désastre de la guérilla en Amérique latine (une « initiative révolutionnaire » par excellence) rend le camarade Germain très prudent et très vague dans sa définition de l'« initiative révolutionnaire ». Il nous dit d'abord qu'il existe une différence entre faire du syndicalisme et « prendre l'initiative d'organiser et être capable de diriger les luttes anti-capitalistes de masse ». Personne ne peut s'opposer à cette affirmation, il est évident que le parti doit prendre l'initiative, avec toute l'audace nécessaire, pour tenter d'organiser et diriger les luttes anti-capitalistes de masse, et non se limiter au syndicalisme. Par ailleurs, nous ne voyons pas ce que vient faire cette digression du camarade Germain, à moins qu'il ne pense qu'il y ait une section de notre Internationale qui se propose de faire (ou fait) exclusivement du syndicalisme. Et si c'est ce qu'il pense effectivement, il devrait alors donner beaucoup plus d'importance à ce problème car ce serait une grave déviation.

Mais ensuite, le camarade Germain commence à préciser un peu le tableau. Il dit que le centrisme « Kautsky-Bauer » affirme que tout est fatalement déterminé par le « rapport de forces », « les conditions objectives » et « l'état d'esprit des masses » ; le léninisme s'en différenciant en soutenant que « l’initiative révolutionnaire (du parti) peut modifier le rapport de forces ». Etudions cela d'un peu plus près. Que signifie « rapport de forces » ? Cela signifie que, à un moment donné de la lutte de classes, le mouvement de masses peut être à l'offensive (en montée) et la bourgeoisie à la défensive, et à un autre moment que le mouvement de masses peut être à la défensive (en recul) et la bourgeoisie à l'offensive. Ce rapport de forces entre les classes, comme nous l'avons vu, définit selon Trotski quatre types de situation générale et de régime: contre-révolutionnaire, non-révolutionnaire, pré-révolutionnaire et révolutionnaire. Revenons maintenant à la définition de Germain : « l'initiative révolutionnaire » peut « modifier le rapport de forces ». Pour lui donc, l'initiative révolutionnaire du parti peut transformer un régime contre-révolutionnaire en un régime non-révolutionnaire, puis en pré-révolutionnaire et enfin en révolutionnaire.

Contrairement à son habitude de nous submerger de citations et d'exemples historiques et actuels de toutes sortes, le camarade Germain n'utilise sur ce point aucune citation ni aucun exemple. Et ce n'est pas un hasard, car aucun marxiste, ne serait-ce qu'un minimum sérieux, n'a osé dire, jusqu'à présent, ce que dit le camarade Germain. Pour les marxistes, les superstructures (et le parti révolutionnaire en fait partie) sont déterminées par les structures (les classes) et jamais l’inverse. Il est absolument impossible qu’une superstructure modifie de part sa propre « initiative » les rapports entre les classes. Il existe également une dialectique dans ce domaine, les superstructures prennent un poids énorme dans les moments de grande instabilité et de crise de la structure, par exemple dans une situation révolutionnaire, et seulement dans ces moments. Mais l'aboutissement à cette situation de crise ne dépend en rien des superstructures mais des lois qui régissent la lutte entre les classes.

Si la tendance à une crise économique de plus en plus profonde et à la réaction du mouvement de masses contre la pénurie provoquée par cette crise n'était pas une loi du capitalisme, l'affrontement entre les classes n'aboutirait jamais au point de la crise totale et absolue de le structure (la crise révolutionnaire). C'est seulement à ce moment-là que les superstructures définissent l'issue de la crise : l'Etat bourgeois, les partis bourgeois et petit-bourgeois qui ont une influence dans le mouvement de masses poussent vers une issue réactionnaire et bourgeoise de la crise ; le parti révolutionnaire pousse vers l'issue révolutionnaire et ouvrière. Telle ou telle issue à la crise dépend duquel de ces deux camps gagnera la direction du mouvement de masses. Cela signifie que si le parti révolutionnaire a réussi à gagner la classe ouvrière, celle-ci prend fermement la direction du mouvement de masses et que l'ample majorité des masses petites-bourgeoises la soutient ou reste neutre dans la lutte, la crise se dénoue vers la révolution prolétarienne. Si le parti révolutionnaire n’y réussit pas et que les superstructures bourgeoises entraînent la petite bourgeoisie et arrivent à tromper de larges secteurs du mouvement de masses et de la classe ouvrière, la crise se résout par une solution bourgeoise contre-révolutionnaire. Mais même dans ce cas-là, le rôle des superstructures n'est pas déterminant d'une façon direct. La superstructure « parti révolutionnaire » ne prend pas l'initiative de la conquête du pouvoir, elle essaie de gagner le mouvement de masses pour que celui-ci prenne l'initiative révolutionnaire de s'accaparer les rênes du pouvoir. Ainsi, "gagner le mouvement de masses à. l'initiative révolutionnaire" est simplement une tâche du parti.

Cette dialectique entre le parti et le rapport de forces entre les classes se produit également, mais d'une manière qualitativement inférieure, dans les périodes de stabilité de la structure. Quand la poussée des luttes de masses est moindre, l'influence du parti est moindre; si elle croît, l'influence du parti également. Mais le parti ne peut qu'accélérer (et dans des limites bien précises) le développement du mouvement de masses, jamais provoquer un changement dans le rapport de forces par sa propre initiative. Voyons un exemple: après une grève, le rapport de forces entre les classes n'est pas le même si celle-ci a été victorieuse ou défaite. Si elle est victorieuse, la classe ouvrière en ressort renforcée et la bourgeoisie affaiblie ; si elle est vaincue c'est le contraire. Le parti peut jouer un rôle dans cette situation, à condition d'avoir diriger la grève, du moins à un moment. Si le parti dirige la grève vers la victoire, celle-ci accélère le développement du mouvement de masses, change le rapport de forces et peut y compris signifier un changement de régime, en passant par exemple d'une situation non-révolutionnaire à pré-révolutionnaire. Mais, encore une fois, ce qui produit le changement dans le rapport de forces n'est pas directement le parti mais cette victoire du mouvement de masses. Le parti, en dirigeant correctement le mouvement de masses dans cette grève, a accéléré changement de régime, il a aidé le mouvement de masses à modifier son rapport de forces avec la bourgeoisie, mais, en aucune manière, il n'a changer ce rapport de forces par sa propre initiative. Si les masses n'avaient pas été disposées à faire la grève, ou si celles-ci avait échoué (et cela peut arriver à cause de facteurs objectifs même sous notre direction), le parti n'aurait rien pu faire.

C'est l’ABC du marxisme. Et c'est pour cela que ce n'est pas un hasard si le camarade Germain n'a pas pu étayer ses fameuses « initiatives révolutionnaires » par une seule citation qui montre qu'elles sont capables de modifier le rapport de forces. Mais c'est également ce que nous montre la réalité historique et actuelle de la lutte de classes, puisque le camarade Germain n'a pas pu non plus apporter d'exemples à sa démonstration. Le camarade Germain aurait-il l'amabilité de nous citer une initiative révolutionnaire du parti qui ait servi à changer le rapport de forces entre les classes ? Cela pourrait-il être la guérilla d'Inti Peredo en Bolivie ? Ou peut-être les longues années de « préparation à la lutte armée » du POR (C) ? Ou encore les actions des Tupamaros en Uruguay ? ou du PRT(C)-ERP en Argentine ? Aucun de ces exemples n'appuie la conception du camarade Germain. Dans tous ces pays, seule la mobilisation des masses a modifié le rapport de forces : la grève générale contre le putsch de Miranda en Bolivie ; les grandes grèves générales comme celle des employés de banque et des ouvrier des abattoirs en Uruguay ; le « cordobazo » en Argentine, etc. Et dans ces faits de la lutte de classes qui ont réellement changé le rapport de force, ni le POR(C), ni Inti Peredo, ni les Tupamaros, ni le PRT(C) n'y furent pour quelque chose.

Comme toute question théorique, celle-ci ne s'arrête pas à la théorie, mais se manifeste avec une grande clarté dans la politique pratique. Jusqu’à présent nous avons polémiqué avec le camarade Germain pour savoir si les mots d'ordre que nous utilisons doivent répondre ou non aux besoins et à la conscience immédiats des masses; nous avons polémiqué pour savoir si cette agitation devait se faire au sein du mouvement de masses ou en direction de l’avant-garde. Et il semblait que nous étions en accord sur le fait que les mots d'ordre (ou revendications) sont l'outil fondamental pour développer notre politique. Mais maintenant, le désaccord tend à s'étendre : pour Germain, les choses ne sont pas aussi simples qu'elles l'étaient pour nos maîtres, lorsqu'ils disaient que l'art et la science d'un parti révolutionnaire consistent à lancer des mots d'ordre d'agitation au sein des masses. Pour Germain, les « initiatives révolutionnaires » sont une « dimension essentielle du concept léniniste de parti révolutionnaire » ; soit : pour être léniniste, le parti révolutionnaire doit avoir pour tâche centrale de prendre des initiatives révolutionnaires, pour son propre compte et à ses risques et périls. Le rôle de ces initiatives n'est pas très clair dans le paragraphe où Germain critique Camejo mais, de toute sa conception et de la politique appliquée par quelques sections dirigées par la majorité, il découle clairement que ces initiatives ont pour fonction de donner l'exemple aux masses et leur montrer la voie dans laquelle elles doivent engager leurs mobilisations. Exemple : le POR(C) prend l'initiative de la lutte armée (ou de sa préparation) pour que les masses boliviennes le suivent et se lancent dans la lutte armée (ou sa préparation) ; la Ligue Communiste prend l'initiative de lutter physiquement contre le 1e fascisme et attaque un meeting d'Ordre Nouveau pour que les masses françaises suivent son exemple et démantèlent le fascisme partout en France, etc. Si nos partis ne prennent pas de telles initiatives, ils sont indignes, selon le camarade Germain, du nom de partis léninistes et trotskistes.

De quel nom qualifierait-il alors le parti bolchevique russe ? Nous préférons ne pas y penser ! Rappelons seulement que, quelques semaines avant la révolution d'Octobre, Lénine et Trotski discutaient pour savoir s'il fallait... prendre le pouvoir au nom des soviets ou du parti ! Même le parti bolchevique, au moment culminant de son influence dans le mouvement de masses, ne s'est pas aventuré à prendre « l'initiative révolutionnaire » de la prise du pouvoir ! Il manquait évidemment à ce parti la dimension essentielle qui préoccupe tant le camarade Germain.

Si nous sommes contre le fait que le parti prenne des initiatives pour son compte cela ne signifie pas que nous soyons contre toute initiative de sa part. Nous sommes contre les initiatives par lesquelles le parti prétend se substituer aux masses dans des tâches qui leur reviennent, lorsqu'il prétend affronter pour son propre compte le régime bourgeois ou un secteur de la classe ennemie du prolétariat ou encore une organisation de ce secteur de classe (comme un groupe fasciste). Nous sommes pour que le parti combatte toute les classes, secteurs et organisations ennemies du mouve­ment de masses, pour qu'il les dénonce dans sa propagande et son agitation par des mots d'ordre pour tenter de mobiliser le mouvement de masses contre eux, mais jamais pour qu'il les affronte physiquement tout seul, sans le soutien actif du mouvement de masses ou d'un de ses secteurs.

Cela ne veut pas dire non plus que nous devons nous croiser les bras à attendre d'avoir convaincu la majeure partie du mouvement de masses et de ses organisations, pour lancer nos mots d'ordre et tenter de mobiliser les secteurs qui sont déjà confrontés, objectivement, à la nécessité de le faire. C'est là que nous devons développer nos plus grandes initiatives, mais avec le seul et unique objectif d'entraîner la mobilisation et l'organisation révolutionnaire du mouvement de masses ou d'un de ses secteurs. Curieusement, ceux qui sont pour des initiatives propres du parti sont particulièrement peu imaginatifs et peu audacieux en ce qui concerne la réalisation des véritables initiatives révolutionnaires du parti. C'est ainsi que le POR(C) a consacré en Bolivie toute son imagination à inventer une Armée révolutionnaire et n’a pas eu l'initiative et l'audace suffisantes pour lancer les mots d'ordre qui permettaient effectivement l'armement des masses boliviennes : l'armement des organes de masses pour combattre les coups d'Etat réactionnaires. Et c'est ainsi qu’en Europe, les camarades de la majorité n'ont pris aucune initiatives pour soutenir et défendre les guérilleros des colonies portugaises.

Nous ne proposons pas non plus de ne passer à l'action que lorsque l'ensemble ou la majorité du mouvement de masses aura repris nos mots d'ordre. Nous polémiquons avec le camarade Germain précisément parce qu'il considère l'avant-garde comme un secteur formé par des individus du mouvement de masses, alors que nous pensons que, dans le mouvement de masses, un développement inégal fait que, à chaque moment de la lutte de classes, un secteur déterminé est à l'avant-garde et les autres à un niveau inférieur. En règle générale, nous devons centrer notre intervention sur les secteurs qui présentent les symptômes d'une mobilisation possible. Le régime capitaliste entraîne ou oblige différentes couches de la classe ouvrière et des exploités à se mobiliser pour se défendre contre les attaques des exploiteurs. Nous devons intervenir à fond dans ces processus objectifs et inégaux pour avancer les mots d'ordre qui mobilisent et organisent en permanence ces secteurs. Chacune de leurs mobilisations et chacune de leurs victoires servira d'aiguillon à la mobilisation et à l'engagement dans la lutte des autres secteurs du mouvement de masses. Nous ne réussirons à déborder la bureaucratie ou à donner un exemple permanent au mouvement de masses en aucune manière, comme le croit le camarade Germain, grâce à l'avant-garde actuelle et au parti. Nous n'y parviendrons que grâce à des secteurs du mouvement de masses qui entraîneront dans la lutte d'autres secteurs. Toute la science de nos partis consiste justement à savoir préciser quels sont les secteurs du mouvement de masses qui, par leur situation objective et leur niveau actuel de conscience, sont les plus enclins à la mobilisation, afin de nous tourner vers eux avec des mots d'ordre précis et concrets qui les mobilisent.

C'est dans cette dialectique de notre intervention au sein du mouvement de masses, notre capacité à distinguer ses différents secteurs pour décider où concentrer notre intervention et quels mots d'ordre utiliser, que réside tout le secret d'un parti bolchevique. Cela aurait été un crime de ne pas choisir comme axe d'intervention la jeunesse nord-américaine avec le mot d'ordre qui exprimait son besoin le plus immédiat et son niveau de conscience (« Dehors les troupes US du Viêt-nam, tout de suite ! »), et d'attendre que tout le mouvement de masses toit en condition de se mobiliser. Cela a été, véritablement, une « initiative » excellente et exemplaire du SWP [Socialist Workers Parti - le parti américain de la IVème Internationale]. Mais elle n'a rien à voir avec les « initiatives révolutionnaires » du camarade Germain !

En France par exemple, tout nous oblige à concentrer notre intervention parmi les ouvriers immigrés autour de leurs problèmes spécifiques, le problème national et le fait qu'ils soient le secteur le plus exploité de la classe ouvrière. Nous devons tenter de les mobiliser contre les attaques des bandes fascistes et du capitalisme français qui veut les maintenir dans la condition d'ouvriers et de citoyens de seconde catégorie. Mais notre obligation découle du fait que ce secteur est en train de donner des indices de sa disposition à se mobiliser, qu'il est un secteur inégalement développé du mouvement de masses qui peut, pour une période, être à l'avant-garde de la classe ouvrière et des masses françaises. C'est le motif pour lequel une de nos tâches les plus urgentes en France est de chercher les mots d'ordre capables de mobiliser les ouvriers immigrés, mais en aucune manière de réaliser nous-mêmes, avec notre parti, l'initiative révolutionnaire de lutte contre le fascisme, sans la participation des ouvriers immigrés dans cette lutte.

Cette conception des initiatives révolutionnaires du parti est dangereuse pour plusieurs raisons. La première, c'est que cette conception n'éduque pas le mouvement de masses et retarde le développement de sa mobilisation et de sa conscience. Les camarades de la majorité, par exemple, ont félicité l'ERP-PRT(C) pour avoir séquestré Sylvester, le consul anglais ce la ville de Rosario, afin d'exiger en échange de sa libération (et il l'obtint) une série d ' améliorations pour les travailleurs des frigorifiques Swift. Cette initiative révolutionnaire a-t-elle éduqué les travailleurs de l'usine Swift ? Selon les camarades de la majorité, oui, car ils ont donné l'exemple qu'à travers la lutte armée on pouvait obtenir satisfaction des revendications. Pour nous, non, car cela leur a démontré que l'action d ' un simple groupe d’individus bien intentionnés et audacieux pouvait remplacer leur mobilisation active pour défendre leurs propres intérêts et droits. La dure réalité de la lutte de classes a démenti cette leçon (ou exemple) donné par les camarades du PRT(C): peu de temps après, les élections syndicales furent gagnés à nouveau par la bureaucratie péroniste et les conditions de travail redevinrent aussi mauvaises sinon pire qu'avant l'« initiative révolutionnaire » de l'ERP.

Nous pourrions en dire autant de l'action de la Ligue contre Ordre Nouveau et même pire : plus ces initiatives ont de succès relatif, plus elles portent préjudice au développement du mouvement de masses. Si nous continuons à réaliser des actions contre les bandes fascistes et à avoir des succès techniques, avec quels arguments allons-nous tenter de mobiliser les ouvriers immigrés ? Quand nous essaierons de le faire, ils nous diront « Pourquoi nous mobiliser s'il y a ces braves gens de la Ligue qui se chargent déjà de liquider les fascistes ? » Mais, dans la mesure où les ouvriers immigrés et le mouvement de masses français ne se mobilisent pas contre les bandes fascistes, celles-ci prendront de plus en plus de force (car la croissance du fascisme n'est pas un problème de combat de rue mais de rapport de forces entre les classes) et le moment arrivera où seul le mouvement de masses pourra les défaire. Nos « initiatives révolutionnaires » révéleront alors leur côté négatif : habitué jusqu'alors à ce que les problèmes du fascisme soient résolus par la Ligue, aucun secteur du mouvement de masses ne sera politiquement prêt à se mobiliser contre lui. Les conséquences ne peuvent être que néfastes. Heureusement, il n'y a pas de danger que cela se produise, car dès que le fascisme commencera à monter, notre section, et avec elle ses « initiatives révolutionnaires », sera entraînée par le mouvement de masses.

Le second danger de ces initiatives révolutionnaires du parti est qu'elles nous amènent à oublier les intérêts révolutionnaires des masses elles-mêmes. Nous pensons que le processus entamé en Europe, précédé par celui de notre continent, sera caractérisé par des milliers de mobilisations de toutes sortes réalisées par les masses. Face à ces milliers de mobilisations, nos partis possèdent peu de cadres pour les suivre, pour leur donner une orientation politique et organisationnelle adéquate. Il nous manque du temps, des militants et des dirigeants pour cela. La conception, selon laquelle la dimension essentielle du parti à l'étape actuelle est sa capacité d'initiatives propres, tend à nous éloigner de la solution de la contradiction la plus grave affrontée par nos sections : leur terrible faiblesse face aux initiatives et aux mobilisations du mouvement de masses. Cette contradiction menace d'aller en s'aggravant, ou du moins, de rester aiguë pendant une longue étape, car notre croissance et l'amélioration de notre niveau politique seront accompagné de la croissance des initiatives révolutionnaires du mouvement de masses sur nos deux continents, si ce n'est dans le monde entier.

Malheureusement, nous n'avons pas eu le temps de discuter avec les camarades de la majorité européenne, mais nous l'avons fait avec la nouvelle avant-garde latino-américaine et les représentants de la majorité sur notre continent. Cela fait longtemps également que nous discutons avec les camarades de la direction du SWP. Dans ces conversations, nous avons toujours remarqué une profonde différence entre le langage des camarade de la majorité en Amérique latine et celui des camarades nord-américain. Les premiers ont la manie d'employer des termes comme « créer » ou « initiative révolutionnaire » ; les seconds parlent de « trouver les occasions » et « développer avec audace une politique pour ces occasions ». Nous pensons que nous pouvons dire, très schématiquement, que cette différence de langage exprime une des différences actuelles entre la majorité et la minorité. Pour la majorité, il faut « créer », au moyen de « l'initiative révolutionnaire » des exemples, des leçons pour le mouvement de masses. Pour la minorité, le mouvement de masses n'a besoin d'aucun exemple, ni d’aucun type « d’initiatives révolutionnaire ». Par contre, il faut savoir détecter les mobilisations qui se déroulent ou peuvent se dérouler à partir de leurs besoins et de leur conscience immédiate; ces mobilisations présentes ou à venir dans un futur proche, nous les nommons « occasions », et toute notre politique doit s'orienter, au moyen de nos mots d'ordre, vers leur organisation, afin d'éviter que ces mobilisations ne s'arrêtent, et de réussir à gagner leur direction.

Ce n'est donc pas seulement une question théorique mais aussi pratique. Pourquoi nous casser la tête à chercher comment combattre Ordre Nouveau ? Si, réellement, Ordre Nouveau a commencé à attaquer les Algériens et d'autres nationalités opprimées par l'impérialisme français, nous devons entamer tout de suite un travail en profondeur d'agitation en direction des nationalités qui subissent plus particulièrement les attaques de ces nazillons. Seul ce travail nous permettra de connaître la mentalité, les réactions et la disposition de ces nationalités à se défendre contre ces attaques. Si nos mots d'ordre n'ont pas d'échos, cela indique que ces nationalités ne sont pas disposées à le faire, et le parti devra abandonner, momentanément, cette tâche. Si au contraire nos mots d'ordre sont bien reçus par les ouvriers immigrés, si nous réussissons à les organiser, alors et alors seulement, grâce à un travail d'insertion dans les quartiers immigrés attaqués par Ordre Nouveau, nous donnerons une rossée exemplaire à ces fascistes. Les conditions qui déterminent une tâche, comme toute politique authentiquement révolutionnaire, sont donc d'une part son adéquation à un besoin impérieux du mouvement de masses (se défendre contre les attaques fascistes sporadiques), et d'autre part sa liaison à la propre initiative du mouvement de masses (qu'il se mobilise lui-même contre ce danger). Il ne s'agit donc pas de « créer » mais de « trouver » au sein-même du mouvement de masses, où nous sont offertes des possibilités de faire passer nos mots d'ordre transitoires, c'est-à-dire nos mots d'ordre pour la mobilisation révolutionnaire des exploités.

Le troisième danger de ces « initiatives révolutionnaires » c'est qu'elles transforment les rapports du parti avec le mouvement de masses, que d'objectifs ils deviennent subjectifs. Pour les camarades de la majorité, les initiatives sont utiles si elles éveillent des sympathies dans le mouvement de masses. Le camarade Livio a approuvé les actions de l'ERP pour cette raison, le camarade Frank aussi. Cela signifie que les relations de nos partis avec le mouvement de masses se rapprochent essentiellement de réactions émotives, provoquées parmi les masses par le mode de propagande active (par les faits), les initiatives du parti.

Notre rapport avec le mouvement de masses doit être essentiellement organisationnel et politique, pas émotif ni basé sur la propagande. Nous sommes pour la présence de groupes du parti dans les organismes et les luttes concrètes, objectives du mouvement de masses, pour que ces groupes et les militants se battent afin de prendre la direction de ces organismes et de ces luttes au nom du parti. C'est un rapport précis et objectif entre les luttes et organismes du mouvement ouvrier et de masses d'une part et, d'autre part, des organismes du parti en leur sein, se battant pour en prendre la direction.

Les camarades de la majorité ne sont pas conséquents avec leur politique d'« initiatives révolutionnaires » : En Argentine par exemple, il n'y avait pas une grande différence entre les initiatives du PRT(C)-ERP et celles des groupes armés péronistes. Elles furent toutes faites en marge du mouvement de masses et représentaient toutes des actions « exemplaires » d'avant-garde ; elles se caractérisaient toute par la tentative de résoudre par leur propre initiative les tâches qui ne pouvaient être remplies que par des mobilisations massives. Cependant, ce sont les groupes armés péronistes qui reçurent les meilleurs marques de « sympathie », et pas le PRT(C). Cela s'est démontré dans toutes les mobilisations en faveur de la montée au pouvoir du gouvernement péroniste de Campora: les cortèges des FAR et des Montoneros (organisations armées péronistes) regroupaient jusqu'à 40 000 jeunes, ceux de l'ERP ne dépassaient pas 500, les nôtres atteignirent 4 000. Qui a capté le plus de « sympathie » ? Sans aucun doute, en premier lieu la gauche péroniste, sur la base d'une capitulation politique permanente devant la confiance des masses en Peron (une sorte de « capitulation armée » devant le péronisme). En second lieu notre parti, mais sur la base d'aucune « initiative révolutionnaire » et de sa présence dans toutes les luttes du mouvement de masses et de sa différenciation très nette de la politique péroniste. Enfin, le PRT(C) qui se différencia aussi du péronisme mais fut absent des mobilisations puisqu'il était très oclcupé à méditer, organiser et réaliser ses « initiatives révolutionnaires ».

Les conclusions sont évidentes. Les camarades de la majorité ne doivent pas rester à mi-chemin : ou ils sont pour les initiatives révolutionnaires (et par conséquent abandonnent le travail politique au sein du mouvement de masses) , ou ils sont pour la politique trotskiste. Et l'Europe n'est pas une exception; dans la mesure où la crise économique s'approfondira, des secteurs désespérés de la petite bourgeoisie apparaîtront et prendront des « initiatives révolutionnaires » infiniment supérieures à celles de nos sections. Si nos sections font le choix tout de suite, elles pourront alors, soit beaucoup mieux capituler politiquement et gagner des marques de sympathie momentanées comme les organisations péronistes en leur temps ; soit abandonner ces fameuses « initiatives révolutionnaires » et obtenir des succès et des marques de sympathie plus modestes, mais beaucoup plus importantes dans la perspective historique de notre parti. Il serait dommage qu'elles subissent le triste sort du PRT(C).

9. Une conception super-structurelle et subjective du front unique.

Cette polémique que nous venons de voir sur l'« initiative révolutionnaire » s'exprime dans une autre polémique, d'une certaine manière implicite, entre la majorité et la minorité autour du front unique ouvrier. Grâce à l'aimable visite de deux camarades de la section française à notre parti, nous avons eu l'occasion d'écouter une exposition plus claire de leur conception :

« Nous pensons que nous n'avons pas la force d'imposer, en tant qu'organisation politique, seuls, le

front unique avec les partis réformistes ; nous pouvons mener une polémique, et nous le faisons, mais ce n'est pas suffisant. Trotski a très bien posé le problème en disant que la corrélation entre nos forces et l'ensemble des forces ouvrières devait être compris entre 1/3 et 1/7. Quand on ne représente même pas 1/7 des forces, ce n'est pas suffisant, la tactique de front unique ouvrier ne peut pas s'appliquer. Quand on en a plus d'un tiers, le parti-révolutionnaire peut assumer seul ses responsabilités. » (enregistrement de l'intervention du camarade de direction de la Ligue Communiste française dans notre local central). Germain soutient la même conception, mais avec moins de clarté.

Nous divergeons sur cette manière d'envisager le front unique, c'est une déviation subjective, comme les autres déviations de la majorité. Cette interprétation est, par son contenu, super-structurelle et subjective, comme celle des lambertistes, bien que leurs conclusions politiques soient opposées; celles des lambertistes sont opportunistes, celles de nos camarades français sont aventureuses et sectaires. Pourquoi disons-nous que la manière d'interpréter le front unique des lambertistes et des camarades de la majorité coïncident ? Parce que tous deux considèrent le front unique comme étant essentiellement une question de rapport entre partis. Les lambertistes voient le côté qualitatif du rapport entre les partis de gauche et particulièrement de notre parti avec le Parti Communiste; la Ligue voit le côté quantitatif de ce même rapport.

Voyons cela de plus près. Pour Lambert, la politique de front unique passe essentiellement par la tentative de convaincre le Parti Communiste, et non les masses, de la nécessité de cette politique. Etant donné que si nous ne le convainquons pas, il n'y a pas de possibilité de front unique, tant que nous ne l'avons pas convaincu, nous restons les bras croisés. Pour notre section française, la possibilité de proposer le front unique ouvrier aux partis réformistes ne dépend pas de la possibilité de convaincre ces partis, mais du rapport numérique entre eux et nous au sein du mouvement ouvrier ; si nous représentons moins d'1/7, nous ne pouvons pas le proposer, entre 1/3 et 1/7 nous pouvons, à plus d'1/3 nous n'avons plus besoin de le faire, car nous sommes assez forts tous seuls. Lambert, comme les camarades de la Ligue font une erreur. Tout d'abord, le front unique ouvrier n'est pas une panacée ni une stratégie permanente de notre parti, mais une tactique pour des situations spécifiques de la lutte de classes. En second lieu, comme toute autre de nos politiques, elle doit répondre à des besoins profonds du mouvement de masses à une étape donnée et non à des rapports entre différents secteurs du mouvement. Autrement dit : le front unique est une tactique que nous appliquons quand la situation de la lutte de classes exige objectivement du mouvement ouvrier qu'il unisse ses forces pour affronter la bourgeoisie ; c'est une tactique qui dépend des rapports entre le mouvement des masses et les exploiteurs, et non du rapport entre les différents partis du mouvement de masses. C'est donc un facteur structurel (rapport entre classes) qui définit la politique de front unique ouvrier, et non un facteur super-structurel (rapports entre partis).

Cette politique a bien un aspect super-structurel important, lié à la façon dont nous posons le front unique : contrairement à la politique opportuniste qui propose le front unique seulement aux directions et pas à la base des partis, afin de ne pas avoir de conflits avec ces directions ; contrairement à la politique ultra-gauche qui ne le propose qu'à la base et ignore les directions, la politique trotskiste consiste à proposer le front unique à la base et aux directions des partis réformistes avec trois objectifs : en premier lieu, celui de ne pas se couper de la base en ignorant les directions qu'elle reconnaît; en second lieu, celui d'impulser des pressions de la base sur les directions afin de leur imposer le front unique ; en troisième lieu, d'accompagner l'expérience faite par la base de ses directions réformistes, en dévoilant leur inconséquence et leurs trahisons face aux tâches de front unique et en postulant en tant que direction alternative révolutionnaire. Mais cet aspect superstructurel, cette façon d'appliquer le front unique, sans laquelle n'existe pas de politique de front unique, n'est rien de plus qu'une forme, un aspect super-structurel, et non l'aspect déterminant. Ce qui est décisif, ce sont les besoins de l'ensemble du mouvement ouvrier qui nous imposent d' appliquer cette politique.

C'est précisément parce que le front unique répond à un besoin objectif du mouvement de masses, dans une étape précise de la lutte de classes, qu'il est généralement défensif. La nécessité de regrouper les forces de tous les secteurs et organisations du mouvement de masses dans un front se pose lorsqu'il y a une offensive de la bourgeoisie ou une menace réelle que cette offensive se déclenche. Si le front ne se concrétise pas, les exploiteurs pourront défaire les différentes organisations ouvrières, en luttant contre elles une par une. Par contre, si le front se réalise, il leur sera beaucoup plus difficile de défaire les masses, étant obligés de lutter contre toutes les organisations en même temps.

S'il y a une menace de putsch fasciste en Allemagne, en Italie ou en Bolivie, le front unique est la tâche et le mot d'ordre le plus important, décisif, auquel nous subordonnons tous les autres dans ces pays, même si nous n'y avons qu'un seul militant. De la même manière, si pendant des années en Europe le problème du front unique ouvrier n'a pas été posé, ce n'est pas pour des raisons numériques, mais pour une raison profondément objective : il n'y a pas eu d'offensive brutale des exploiteurs qui impose la nécessité d'une politique défensive de l'ensemble des exploités. C'est la pauvreté relative (ou richesse absolue) des travailleurs européens qui explique le fait que le front unique n'ait pas été posé de manière immédiate. Il ne pouvait pas l'être et ne pourra pas l'être tant que, objectivement, toute la classe ouvrière n'affrontera pas, ne sentira pas un grave danger qui la menace de manière immédiate : fascisme, réaction, coût de la vie, chômage, racisme, etc. Ce sont là les raisons objectives, structurelles de notre politique de front unique ouvrier. Comment appliquons-nous cette politique et quelles sont ses chances de succès, sont d'autres questions que nous allons voir dans cet ordre.

Comment appliquer la politique de front unique ouvrier ? C'est un problème très délicat. Comment disposer nos militants, sur quels secteurs du mouvement de masses intervenons-nous prioritairement et avec quels mots d'ordre, sont des questions qui seront résolues en fonction de la capacité de nos directions et de nos partis à évaluer la situation objective et nos propres forces, afin de les disposer et les armer avec des mots d'ordre corrects. Il n'y a pas de réponse générale à ce problème, car toutes les situations sont concrètes. Nous pouvons dire tout au plus qu'il nous faudra intervenir prioritairement, avec le plus gros et le meilleur de nos forces, dans les secteurs du mouvement de masses où les problèmes objectifs sont ressentis de la façon la plus aiguë (qu'il s'agisse de problèmes économiques ou démocratiques partiels ou nationaux) , ou dans ceux qui ont démontré une meilleure disposition à la mobilisation, s'il s'agit de problèmes politiques généraux (un danger de putsch réactionnaire par exemple) ; et qu'il faudra trouver le mot d'ordre spécifique qui reflète pour ce secteur le problème général affronté par 1e mouvement de masses dans son ensemble.

Quelles chances de succès a notre politique de front unique ? Comme n'importe quelle autre de nos politiques, ses possibilités de succès dépendent d'abord du processus objectif de la lutte de classes, et ensuite du rapport numérique avec les autres partis ouvriers. Par exemple, si nous appliquons aujourd'hui un programme et un mot d'ordre pour la défense du niveau de vie et de travail de l'ensemble du mouvement ouvrier français, si nous appelons à l'unité sur cet axe des deux ou trois centrales syndicales, il est fort possible que nous obtenions un succès partiel ou total au bout d'un certain temps, si les conditions objectives sont favorables et si nous avons su appliquer correctement notre politique. Si nous savons l'appliquer dans les secteurs où il y a les plus grandes possibilités que se fasse une lutte unitaire à court terme, il est probable que des luttes partielles, unitaires, de front unique, se réalisent. Si certaines de ces luttes ou une des plus importantes est victorieuse, elle touchera l'ensemble du mouvement ouvrier français et l'amènera à une lutte d'ensemble pour freiner l'offensive patronale, et notre politique de front unique aura triomphé. Comme nous le voyons, tout dépend du processus de la lutte de classes : si elle avance, si le mouvement ouvrier obtient des victoires partielles importantes, ou des victoires générales, notre politique fera son chemin. Si elle n'obtient que des défaites, notre politique de front unique ira à l'échec.

En France, nous avons déjà une expérience de ce que signifie une conception incorrecte, subjective et super-structurelle du front unique. L'offensive du gouvernement contre la Ligue Communiste a provoqué une situation curieuse : il s'est produit un front unique de fait de tous les partis de gauche, y compris avec le PC, contre le gouvernement et pour les libertés démocratiques. Mais au meeting central de ce front unique de fait, nos camarades n'ont pas pu parler. La situation aurait été toute autre si la Ligue avait appliqué d'une manière correcte et conséquente une politique de front unique. Si elle avait fait de sa campagne contre les bandes fascistes et les tendances réactionnaires du gouvernement une campagne permanente de front unique ouvrier sur ce thème, si elle était allée à ce meeting du PC pour défendre la nécessité d'un front unique ouvrier afin de lutter contre les bandes fascistes, si elle avait mis en pratique cette campagne pendant un an auparavant, le meeting contre la dissolution de la Ligue aurait été un succès spectaculaire de notre politique de front unique. Tous les participants au meeting auraient dit ou pensé : « La Ligue avait raison, il fallait faire un front unique, et celui-ci a commencé à se structurer ». Les camarades de la Ligue n'auraient peut-être pas eu droit à la parole, mais face aux manoeuvres de la direction du PC pour l'empêcher de parler, la base du meeting se serait demandé « pourquoi ne les laisse-t-on pas parler, alors qu'ils sont les seuls à insister depuis un an sur la nécessité d'une action concrète, et pas seulement un meeting, contre le cours réactionnaire du gouvernement et les bandes fascistes ? ». Et ce simple fait aurait été un début de pression de la base sur la direction du PC et un début de remise en cause de cette direction par la base.

Mais il aurait été encore plus important d'intervenir avec la politique de front unique ouvrier dans le secteur des ouvriers immigrés. Il est encore temps pour le faire. Notre politique de front unique ouvrier jointe à notre travail patient avec ces nationalités, afin de les défendre contre les attaques racistes, en appelant toutes les tendances à s'unir contre ces attaques, devrait avoir tôt ou tard des résultats si les attaques racistes continuent. Mais si les camarades de la Ligue continuent à attendre d'avoir le rapport numérique requis pour appliquer la politique de front~ unique comme tactique centrale du parti, pour les tâches défensives, il se produira ce qui s'est déjà produit au meeting de défense de la Ligue ou ce qui s'est passé à l'Assemblée populaire bolivienne : le front unique s'est réalisé dans les faits et ni la Ligue ni le POR (C) n ' ont pu apparaître aux yeux des masses de leur pays respectif, comme le parti prolétarien et révolutionnaire qui a su le mieux les défendre et les organiser. Dans un cas ce sont les staliniens, dans l'autre la bureaucratie de Lechin qui ont bénéficié de ce prestige. Il peut arriver aussi que le front unique ouvrier ne puisse pas se réaliser et que la défaite soit donc inévitable pour le mouvement des masses. Cette défaite aura pour origine théorique la conception super-structurelle et subjective du front unique et pour responsables politiques les camarades qui n'ont pas pris comme tâche centrale l'agitation sur les mots d'ordre de front unique dans le mouvement de masses.

10. Deux oublis : les militants professionnels et le centralisme démocratique.[modifier le wikicode]

Il est intéressant de noter que l'attaque furibonde du camarade Germain contre les six points de Camejo définissant le parti léniniste révolutionnaire, ne soit pas accompagnée d'une attaque encore plus furibonde contre la façon dont le définit son maître le camarade Mandel dans son texte « La théorie léniniste d'organisation ». Cette attaque serait beaucoup plus justifiée, puisque Mandel ne s'arrête absolument pas sur les deux principes fondamentaux de la théorie léniniste : les révolutionnaires professionnels et le centralisme démocratique. Le premier concept n'est pas abordé du tout, le second l'est en passant comme si c'était une question formelle. Cependant, ces deux concepts sont les deux piliers fondamentaux de la conception léniniste et sont liés à la plus grande obsession de Mandel et Germain : les ouvriers d' avant-garde.

Ces deux oublis du camarade Mandel ont une explication. Nous avons vu que pour lui le dépassement de la conscience des ouvriers avancés se produit d'une manière intellectuelle et est effectué par des intellectuels; que c'est un processus subjectif d'apprentissage de la philosophie, de la sociologie, de l'économie et de l'histoire marxistes, c'est-à-dire du marxisme en tant que « science ». Ce processus qui ne peut être accompli qu'individuellement, toujours selon le camarade Mandel, est réalisé par des intellectuels dont le rôle, comme secteur de classe, est d'apporter :

« aux couches éveillées et critiques de la classe ouvrière ce qu'elles ne peuvent mener à bien elles-mêmes, à cause de l'état fragmenté de leur conscience : la connaissance scientifique et la conscience qui leur per­mettra de reconnaître le véritable visage de l'exploitation scandaleuse voilée et de l'oppression déguisée auxquelles elles sont soumises » (déjà cité).

Sur quelles bases objectives se réalise cet apprentissage des secteurs « éveillés et critiques de la classe ouvrière », c'est-à-dire de l'avant-garde ouvrière ? Ou autrement dit, comment l'ouvrier d'avant-garde doit-il organiser sa vie pour devenir un militant révolutionnaire ? Mandel nous répond dans un autre texte, disant qu'un des privilèges politiques des « militants révolutionnaires » est de « consacrer à l'activité sociale une part:ie de leur vie beaucoup plus grande que celle des autres travailleurs » ("Le contrôle ouvrier", p.55).

Le camarade Mandel nous dit ici (par ce qu'il ne dit pas) que l'ouvrier d'avant-garde doit rester dans la même situation objective qu'auparavant, en se sacrifiant seulement un peu plus. Cela signifie qu'il doit organiser sa vie de la manière suivante : il fait sa journée de 8 heures à l'usine, il reçoit ensuite un intellectuel qui lui explique et lui fait étudier le socialisme marxiste et trotskiste, et ensuite il doit aller voir d'autres ouvriers ou se rendre au syndicat où il luttera pour ses camarades et le parti. En résumé, le parti n'a rien à voir avec la formation militante d'un ouvrier d'avant-garde, celui-ci doit se débrouiller tout seul pour se former et continuer son travail à l'usine ; si les intellectuels remplissent leur tâche de formation et l'ouvrier la sienne, ce dernier aura acquis la « connaissance scientifique » et par conséquent la « conscience ».

Cette manière d'envisager le problème des ouvriers avancés n'est en rien une méthode marxiste, ni celle de la théorie léniniste d'organisation. Le marxisme est matérialiste, Lénine l'était aussi. Pour Lénine, le dépassement de la conscience fragmentée de l'ouvrier avancé est un processus matériel et non intellectuel, qui consiste à donner à l'ouvrier du temps libre pour se former sur tous les aspects (théoriques comme pratiques) et devenir révolutionnaire professionnel. Ce ne doit pas être une obligation lourde et pénible s'ajoutant aux autres obligations lourdes et pénibles d'un ouvrier, c'est une tâche qui commence par lui laisser du temps pour qu'il cesse d'être un ouvrier fragmenté dans la vie réelle et commence à être totalement révolutionnaire dans la vie réelle également. Parce que Lénine était matérialiste, il ne pouvait concevoir que l'on puisse dépasser une conscience dérivant d'une situation matérielle (l'aliénation par le travail morcelé pendant 8, 11 ou 14 heures par jour) au moyen de cours de formation. Tant que l'ouvrier consacre autant d'heures de sa vie à faire un travail inintéressant, dans une chaîne de production inconnue, fabricant un produit dont le devenir lui est indifférent, tant qu'il fait un travail fragmenté, parcellaire, sa conscience doit refléter ces caractéristiques de son activité, c'est une conscience fragmentée, parcellaire. Les cours que peut lui offrir le parti (et non les intellectuels en tant que secteur social, camarade Mandel), peuvent rendre le problème moins aigu mais pas le résoudre. La seule façon de le résoudre est de modifier ses conditions de vie matérielles. La solution marxiste par excellence qu'offre Lénine à ce problème est sa théorie des révolutionnaires professionnels. Elle est pour lui presqu'une obsession.

« Nous ne devons pas seulement nous préoccuper du fait que la masse avance des revendications concrètes, mais aussi qu'elle « détache » en nombre de plus en plus grand ces révolutionnaires professionnels. Nous arrivons donc ainsi au problème des rapports entre l'organisation de révolutionnaires professionnels et le mouvement purement ouvrier ». « Un agitateur ouvrier qui a du talent, qui « promet » ne doit pas travailler 11 heures dans son usine. Nous devons nous débrouiller pour qu'il soit pris en charge par le parti. » « Nous saurons le faire car précisément les masses qui s'éveillent spontanément détachent également de leurs rangs de plus en plus de « révolutionnaires professionnels ». » « Nous ne comprenons pas que c'est notre devoir d'aider tout ouvrier qui se distingue par sa capacité à devenir agitateur professionnel ». « L'ouvrier révolutionnaire, s'il veut se préparer pleinement à son travail doit également devenir révolutionnaire professionnel. » ("Que faire, p .177 , 209, 179, 209 et 208).

Cet « oubli » par le camarade Mandel des militants professionnels par rapport aux ouvriers d'avant-garde ne se limite pas au domaine théorique. Une statistique très intéressante à ce sujet accompagne une polémique sousjacent et encore non formulée entre les camarades de la majorité et de la minorité. Cette statistique est la suivante: sur l'ensemble des permanents de notre Internationale, 70 à 80% au minimum appartiennent à la minorité. De plus, si nous prenons les deux sections les plus fortes numériquement de notre Internationale, la section française et notre parti argentin la proportion de camarades de la Ligue qui vivent ou ont vécu d'une profession libérale est de 20 ou 30 pour un dans le PST, c'est-à-dire : si nous prenons les 100 dirigeants les plus importants de la direction française et les comparons à ceux du PST, pour 20 ou 30 docteurs ou professeurs de la section française, il y en a un dans notre parti argentin. Concrètement dans notre CC de 120 membres, 3 seulement ont une profession libérale, 100 sont permanents du parti, dont 80% ont été dirigeants du mouvement ouvrier. Au Comité exécutif, la plus haute instance de notre parti, à l'exception de 4 camarades, tous sont permanents et ont été d'importants dirigeants du mouvement ouvrier. Il y a une tradition dans notre parti que la croissance vertigineuse actuelle nous empêche d'appliquer pleinement qui stipule que personne ne peut être à la direction, sans avoir passé deux ans d'activité, détaché en tant que permanent, au sein du mouvement ouvrier. Dans le SWP et la LSO, il y a des pourcentages et des situations similaires.

Il reste un dernier aspect du problème des permanents : ils doivent être la base de soutien du parti. Et cela parce que l'activité révolutionnaire exige une attention et un apprentissage totaux, non partiels. Un militant révolutionnaire accompli, un cadre de direction du parti, d'un de ses secteurs ou d'un front important, est celui qui peut résoudre par ses propres moyens les problèmes politiques (non pas scientifiques, camarade Mandel) que lui pose toute situation de la lutte de classes. Il doit savoir analyser une situation, formuler des mots d'ordre précis qui y répondent, appliquer les modes d'organisation adéquat et distribuer les forces du parti en général ou dans son secteur ou front, définir les secteurs fondamentaux d'intervention, orienter les axes de propagande en direction de l'avant-garde, donner des cours de formation marxiste élémentaires, gagner des militants pour le parti et organiser correctement au sein du parti les secteurs nouvellement intégrés. Il serait absurde d'exiger d'un seul cadre d'être le meilleur dans tous ces domaines car le travail de direction est un travail d'équipe où se combinent les capacités et l'expérience inégalement développées de ceux qui la composent. Mais un cadre de direction doit être capable de donner une première réponse, même élémentaire à ces tâches. Il est absolument impossible que tout cela s'apprenne théoriquement et pratiquement, que cette spécialisation en tant que marxiste révolutionnaire accompli puisse être acquise sans que cette activité soit prise en tant que profession dans tout le sens du terme. Pour cela il est nécessaire d'être permanent, révolutionnaire à plein temps. Et ces permanents sont, nous insistons, la base fondamentale sur laquelle repose le parti. L'oubli qu'en fait le camarade Mandel est d'autant plus impardonnable.

L'autre oubli du camarade Mandel, dans sa définition du parti léniniste de combat n'est pas moins dangereux que le précédent. Le centralisme démocratique est une forme organisationnelle qui participe de l'essence du parti léniniste-trotskiste. Cela signifie plus simplement que le parti a simultanément besoin d'une direction exécutive centralisée, d'une discipline interne stricte et d'une vie interne démocratique.

Notre parti a besoin de la discipline interne stricte et de la centralisation pour deux raisons objectives, deux nécessités imposées par la lutte de classes. La première est le fait que notre but essentiel, en tant que parti, est de postuler à la direction et diriger les luttes de masses , d'une manière permanente jusqu'à la prise du pouvoir et la construction du socialisme. La lutte mortelle contre nos ennemis de classe ne peut être menée à bien que par une armée fermement organisée: nous ne pouvons pas prêter le flanc à l'ennemi par un manque de coordination et de concentration de nos forces. La seconde raison qui nous oblige à être centralisés et disciplinés, est l'existence, au sein du mouvement ouvrier et de masses de partis contre-révolutionnaires et d'appareils bureaucratiques. Ce sont également des ennemis mortels que nous devons affronter d'une manière disciplinée et centralisée. (Ainsi, comme Mandel a « oublié » de signaler l'existence de ces partis et de ces appareils au sein du mouvement de masses, il « oublie » de signaler que nous avons besoin de centralisme démocratique pour nous délimiter strictement d'eux et les combattre avec une meilleure efficacité).

Il existe également de profondes raisons pour que nos partis soient démocratiques, et ces raisons sont liées au rapport objectif du parti avec le mouvement de masses et à la dialectique de ce rapport. En premier lieu, le parti doit être démocratique parce que l'élaboration de la ligne politique est une élaboration collective, jamais individuelle. Cela signifie que l'élaboration de la ligne politique n'est pas l'oeuvre de quelques individus particulièrement intelligents ou formés, mais du brassage des opinions de tous ceux qui composent le parti, de tous les militants qui expriment chacun le secteur du mouvement de masses dans lequel ils développent leur activité. De même que le marxisme est le produit du développement historique du prolétariat, nous pouvons dire que l'élaboration de la ligne politique est le produit concret, présent, de la confrontation des idées de l'avant-garde actuelle du prolétariat, c'est-à-dire du parti. En second lieu, le parti doit être démocratique car la confrontation de cette ligne politique avec la réalité de la lutte de classes s'effectue précisément au travers de l'application pratique de cette ligne, c'est-à-dire du militantisme concret de chacune des équipes et de chacun des militants du parti. Cette activité pratique est la seule à pouvoir nous indiquer les aspects corrects et incorrects de la ligne adoptée, et la discussion démocratique de ce bilan est la seule à pouvoir apporter une rectification discutée également démocratiquement, aux aspects incorrects de la politique adoptée. En résumé, nous pouvons dire que la démocratie est une nécessité pour le parti révolutionnaire, car c'est elle qui établit le rapport du sujet (le parti révolutionnaire) à son objet (le mouvement de masses), car elle est la seule garantie d'une élaboration objective (scientifique) de la ligne politique et d'une confrontation objective (scientifique) avec la réalité de la lutte de classes.

C'est ainsi que s'explique cette forme d'organisation centralisée démocratiquement. Mais cette forme se décompose en deux pôles qui, poussés a leur limite absolue, sont antagoniques. Le centralisme le plus absolu signifie que la direction résout tous les problèmes, de la théorie, des caractérisations jusqu'aux plus infimes détails tactiques en passant par la ligne politique générale. La démocratie en a disparu. Par contre, la démocratie absolue signifie que tous ces problèmes sont résolus par un débat permanent de tout le parti et le centralisme disparaît. La formule « centralisme démocratique » a donc un caractère algébrique, elle définit un parti comme devant être à la fois centralisé et démocratique, mais elle ne précise pas dans quelle mesure l'un prédomine sur l'autre à chaque moment de la construction de ce parti. Cette formule n'est donc pas une recette ou une formule arithmétique qui nous dirait par exemple: à tout moment le parti doit être pour 50% démocratique et 50% centraliste ou bien 70% centraliste et 30% démocratique, ou encore l'inverse. Elle reflète ainsi précisément la réalité vivante de nos partis, leur processus de construction permanent, exigeant à chaque moment une combinaison particulière de ces deux pôles.

Comment faire pour trouver à chaque moment cette combinaison, cette juste proportion? Nous avons aujourd'hui, dans notre Internationale, une discussion en suspens avec les camarades Frank et Krivine : ils pensent qu'il faut renforcer le centralisme de notre parti mondial, nous pensons qu'il faut renforcer la démocratie. Nous allons tenter d'avancer un peu dans cette discussion.

Une des vertus de cette formule est précisément son caractère algébrique qui laisse de la souplesse pour une précision « quantitative », « arithmétique », en fonction des circonstances de la lutte de classes et du développement du parti. Pour obtenir cette précision, nous devons prendre en compte, en tant qu'élément essentiel, le prestige politique gagné par la direction du parti auprès de la base. Schématiquement, nous pouvons dire que, plus elle a de prestige, plus le parti est centralisé, car les succès politiques de la direction sont proportionnels à la confiance que lui accorde la base, et plus la confiance est grande, plus sont grandes la discipline et la centralisation. A l'inverse, moins de succès entraîne une méfiance et celle-ci a des répercussions, qu'on le veuille ou non, contre la discipline et la centralisation. En définitive, la formule du centralisme démocratique est une expression politique, morale et organisationnelle, pas seulement morale et organisationnelle. Elle n'est pas coupée de la lutte de classes et du développement du parti mais intimement liée à ceux-ci. Elle ne se confond pas avec ces deux facteurs, car même dans les pires moments d'une direction, nous devons nous efforcer consciemment de maintenir le plus possible le centralisme, tout comme dans ses meilleurs moments, nous devons contrôler soigneusement que la démocratie subsiste. Mais, tout en en se confondant pas avec les hauts et les bas de la lutte de classes et de la construction du parti, la précision de la formule du centralisme démocratique est, nous insistons, fortement influencée par ces deux facteurs.

Nous sommes en train de construire l'organisation révolutionnaire, l'arme la plus redoutable de l'histoire : un parti mondial bolchévique, et cette tâche si difficile demande du temps. Dans l'étape actuelle de construction du parti, s'impose le renforcement du pôle démocratique et non du pôle centraliste, précisément parce que nos directions, nationales comme internationales, n'ont pas encore gagné un grand prestige politique auprès de la base de nos sections grâce à des succès dans la direction du mouvement de masses. Seul ce prestige pourra renforcer le pôle centraliste et disciplinaire ; en attendant le pôle démocratique doit primer.

Cela ne signifie pas que nous abandonnions tout centralisme et toute discipline : nous restons centralisés et démocratiques, mais en donnant la prédominance au pôle démocratique. La lutte actuelle entre deux tendances constituées en fractions, clairement délimitées, montre que notre analyse s'ajuste à la réalité et aux besoins de la IVème Internationale. Tenter d'imposer actuellement un fort centralisme, alors qu'existent deux fractions qui divergent sur des points fondamentaux de la politique que nous devons suivre, impliquerait fatalement la rupture de l'Internationale, quelle que soit la fraction qui gagne la direction au prochain Congrès.

Mais que nous soyons en accord ou non avec cette analyse du centralisme démocratique et son application à la vie de notre Internationale, il y a une chose dont, nous en sommes certains, presque tous les camarades sont d'accord : c'est que le camarade Mandel comme le camarade Germain ont laissé dans l'encrier une des caractéristiques essentielles du parti bolchévique : le centralisme démocratique.

11. Revenons au parti léniniste-trotskiste.[modifier le wikicode]

Pour revenir aux attaques portées par le camarade Germain contre les six points de Camejo, définissant le parti léniniste, nous allons voir la plus spectaculaire d'entre elles : Germain accuse Camejo du fait que sa définition du parti coïncide avec les caractéristiques des partis social­démocrates de la période d'avant 14. Pour le camarade Germain donc, le parti social-démocrate :

« essaye d'impulser les luttes de masses, en faisant confiance en ses propres forces pour les mobiliser sur des revendications transitoires, démocratiques ou immédiatement liées à leur niveau de conscience actuel »... « impulse toute forme de lutte appropriée, en utilisant des tactiques qui vont des marches pacifiques à la lutte armée (y compris la guerre de guérillas) » (Germain, "En défense..." p.91).

Cependant le maître du camarade Germain, le camarade Mandel, nous assurait dans son document « La théorie léniniste d'organisation » que ce qui caractérisait la social-démocratie d'avant-guerre, c'était que d'une part elle menait des « activités électorales et parlementaires, et d'autre part une lutte pour des réformes immédiates de nature économique et syndicaliste » (Edición del Siglo, p.38).

Les camarades Mandel et Germain sont-ils d'accord sur le fait que les « réformes immédiates » et les « activités électorales et parlementaires » sont à l'opposé des « luttes de masses » et des mobilisations « sur des revendications transitoires, démocratiques ou immédiates » ? Lequel de ces deux types d'activité réalisait donc réellement la social-démocratie ? Une prompte rencontre entre Mandel et Germain serait souhaitable, afin qu'ils s'entendent sur cette question.

Mais continuons sur cette contradiction entre les camarades Mandel et Germain. Dans sa « Théorie léniniste d'organisation » (p.38), Mandel affirme que la politique actuelle du stalinisme est similaire à celle de la social-démocratie. Germain, comme nous l'avons vu, affirme que la définition de Camejo coïncide avec ce que fut la social-démocratie. Conclusion: pour Mandel-Germain, la définition faite par Camejo du parti révolutionnaire coïncide avec celle des partis staliniens actuels. Un parti stalinien est donc :

« construit autour d'un programme révolutionnaire, essaye d'impulser 1a lutte des masses, en faisant confiance en ses propres forces pour les mobiliser sur des revendications transitoires, démocratiques et immédiatement liées à leur niveau de conscience actuel; le parti impulse toute forme de lutte appropriée, en utilisant des tactiques qui vont des marches pacifiques à la lutte armée (y compris la guerre de guérillas), cherche à diriger la classe ouvrière et ses alliés vers la prise de l'Etat, en tant qu'objectif fondamental, tout en ne se substituant pas aux masses. Chaque parti national fait partie du seul parti international du prolétariat mondial ». (déjà cité, p.91).

Si Germain avait dit cela clairement, tout notre mouvement aurait éclaté de rire et compris que la description de Camejo est effectivement celle d'un parti révolutionnaire, trotskiste, vertigineusement opposée à celle des partis staliniens et réformistes. Pour ne pas le reconnaître, Germain a tenté de confondre les jeunes cadres en assurant que la description de Camejo coïncide avec ce que faisaient et disaient les social-démocrates d'avant-guerre, que les jeunes cadres n'ont pas connus directement comme ils connaissent aujourd'hui les staliniens. Mais sa manoeuvre a mal tourné pour lui, car il a oublié (comme cela lui arrive fréquemment) qu'il avait affirmé lui-même que le stalinisme mène actuellement la même politique que celle que menait alors la social-démocratie. Nous n'avons fait que lier l'affirmation du disciple à celle du maître et ainsi dévoilé le mal-fondé de son attaque contre Camejo.

Pour ne pas nous étendre, nous ne nous arrêterons que sur deux aspects de cette attaque: celle concernant le programme et celle concernant l'Internationale. Au sujet du programme, Camejo dit: « Le parti se construit autour d'un programme révolutionnaire ». Germain répond : « Un programme de parti révolutionnaire ? Après tout, n'est-ce pas celui d'Erfurt, de la social-démocratie allemande corrigé et accepté par Engels en personne ? » (id. p.91). Concrètement, le camarade Germain n'est pas persuadé que le parti est essentiellement caractérisé par le programme révolutionnaire. Cependant, Trotski disait catégoriquement la même chose que Camejo :

« Les intérêts de la classe ne peuvent être formulés autrement que sous la forme d'un programme, le programme ne peut être défendu autrement que par un parti » ("The Struggle Against Fascism in Germany", p.163).

Le camarade Germain est-il pour ou contre cette affirmation de Trotski ? S'il est contre, qu'il le dise clairement et catégoriquement. Ce mépris du camarade Germain pour le programme révolutionnaire, refusant de reconnaître qu'il est la base du parti, est une erreur typique des idéalistes, l'erreur de croire que le programme est toujours le même, au-dessus des étapes de la lutte de classes. C'est pour cela qu'il fait cette analogie avec le programme d'Erfurt. Mais il ne pousse pas l'analogie jusqu'au bout : le camarade Germain pense-t-il que le fait d'avoir « corrigé et accepté » le programme d'Erfurt fut une déviation réformiste d'Engels ?

Le programme n'est pas au-dessus de la lutte de classes, il change avec les étapes de celle-ci, se développe au fur et à mesure des luttes de la classe ouvrière et des changements de la situation objective. Le programme d'Erfurt fut révolutionnaire pour une étape du capitalisme et de la lutte de classes, et commença à cesser de l'être ensuite pour finir par être dépassé par une nouvelle étape de la lutte de classes. En disant que ce programme ne définissait pas l'étape impérialiste et ne donnait pas d'orientation pour celle-ci, tout est dit. Il en est de même des programmes minima des partis social-démocrates: ils furent utiles « révolutionnaires », à une époque, celle de l'organisation de la classe ouvrière. Cette organisation politique a eu lieu pendant la première phase de l'époque impérialiste, qui a permis l'amélioration du niveau de vie de la classe ouvrière dans les pays métropolitains. Ces programmes socialistes étaient alors utiles et « révolutionnaires » pour cette tâche d'organisation politique de classe, mais seulement à cette époque-là et dans ce sens-là. Les grands dirigeants et les intellectuels qui menèrent alors à bien cette tache progressiste, Bebel, Kautsky, Jaurès, ont subi le même sort que les programmes socialistes. De progressistes ils sont devenus centristes, puis opportunistes. Programmes et dirigeants ont suivi une pente qui reflétait la survivance, du fait de leur force d'inertie et de l'existence d'une aristocratie ouvrière devenue agent de l'impérialisme, d'un programme et de directions qui avaient cessé d'être progressistes et révolutionnaires, une fois que l'organisation politique indépendante de la classe eût été obtenue.

Du fait de sa conception idéaliste et statique du programme, Germain lui oppose ce qui lui paraît beaucoup plus important : « les perspectives et les luttes révolutionnaires ». Cette position est incompréhensible, car il ne peut précisément pas exister de programme qui ne soit pas la synthèse des tâches posées, à une étape déterminée de la lutte de classes, justement par les « perspectives et les luttes révolutionnaires » de cette époque. Si ces luttes et ces perspectives ne sont pas prises en compte dans un programme, celui-ci a cessé d'être révolutionnaire, ou ne l'a jamais été (comme celui de Bernstein).

A notre époque de transition du capitalisme au socialisme et de décadence du système capitaliste mondial, l'impérialisme, il existe un seul et unique programme qui pose les tâches générales de la classe ouvrière et du mouvement de masses, découlant des « perspectives et luttes révolutionnaires » : notre Programme de Transition. N'en déplaise au camarade Germain, ce programme est la base de tout le parti révolutionnaire contemporain, sans lui il ne peut y avoir de parti révolutionnaire.

Voyons maintenant le second aspect partiel (et le dernier dont nous parlerons) de l'attaque de Germain contre le camarade Camejo: le problème de l'Internationale. Camejo dit que « chaque parti national fait partie du seul parti international du prolétariat mondial ». Germain répond : « La nécessité de faire partie d'un parti international du prolétariat mondial. N'est-ce pas la social-démocratie allemande qui fut le soutien principal de la IIème Internationale ? » (idem, p.92).

Que veut dire la camarade Germain par cette question ? Que la condition que pose Camejo est fausse car la social-démocratie allemande fut le soutien de la IIème Internationale ? La seule chose que cela démontre, c'est qu'il y eut une IIème Internationale, dont le parti le plus fort et ayant eu un rôle dirigeant, fut le parti allemand, mais cela ne démontre pas que Camejo ait tort. Ou bien Germain fait-il une analogie et conçoit-il la IIème Internationale comme un « parti international du prolétariat mondial » dont faisaient partie les partis social-démocrates nationaux ? C'est la seule explication rationnelle, sinon la question du camarade Germain n'a aucun sens. Nous pouvons donc dire que le syllogisme est le suivant: il y eut un parti international du prolétariat mondial, la IIème Internationale, dont la social-démocratie allemande faisait partie et formait le soutien principal ; la social-démocratie allemande n'était pas révolutionnaire mais opportuniste; donc l'exigence de Camejo, selon laquelle un parti révolutionnaire doit faire partie d'un parti international du prolétariat mondial, n'est pas si importante que cela, puisque la social-démocratie allemande ne s'est pas transformée en un parti révolutionnaire.

Ce n'est malheureusement qu'un syllogisme. Jusqu'à présent, tout le mouvement trotskiste pensait comme Trotski que la IIème Internationale fut une « somme de partis nationaux » mais jamais un « parti international du prolétariat mondial » composé par des sections nationales, comme l'interprète Germain. Camejo a encore raison car, concrètement aujourd'hui, le fait de faire partie du « seul parti international du prolétariat mondial » est une exigence indispensable pour tout parti national réellement léniniste et de combat. Et le seul parti mondial correspondant à ces caractéristiques est notre IVème Internationale. C'est pour cela que nous y sommes, et si nous n'y étions pas, nous ne serions pas un parti léniniste de combat. Etant donné que pour le camarade Germain ce n'est pas une des caractéristiques essentielles du parti révolutionnaire, il nous reste à lui demander pour quelle raison faut-il être dans la IVème Internationale ?

Toute cette discussion sur les caractéristiques et le rôle de nos partis nous amène à préciser les six points donnés par Camejo, en y ajoutant quatre caractéristiques spécifiques des partis léninistes-trotskistes. Mais avant de le faire, nous dirons que nous ne considérons pas comme une caractéristique de nos partis le fait qu'ils soient des organisations pour faire la révolution, pour la simple raison qu'elle est commune aux anarchistes, à Rosa Luxembourg et à Trotski. Voyons ces quatre caractéristiques supplémentaires :

Première caractéristique : le parti utilise une analyse marxiste, scientifique, des rapports entre toutes les classes et de leur dynamique probable, avant de se donner une ligne politique pour l'étape, ainsi que sa stratégie, ses tactiques, sa propagande, son agitation, son programme et ses mots d'ordre. Cette analyse doit se synthétiser en définitions précises du caractère de l'étape. Le parti rejette les analyses ouvriéristes qui considèrent comme fondamentaux les rapports internes au mouvement de masses dans leur définition des étapes. Il rejette également les analyses économistes qui prétendent extraire essentiellement les caractéristiques de l'étape sur la base des processus se produisant dans l'économie bourgeoise. Il refuse enfin l'erreur d'analyse qui consiste à inverser le processus, se fixant d'abord une stratégie, ou se définissant d'abord sur ce que pense ou désire l'avant-garde, et imaginant ensuite une pseudo-analyse pour justifier cette stratégie. Pour faire l'analyse scientifique marxiste, le parti utilise l'outil conceptuel le plus perfectionné du marxisme, la loi du développement inégal et combiné.

Seconde caractéristique : la politique du parti se dirige vers l'ensemble du mouvement de masses, sur tous ses secteurs, tout en reflétant les intérêts de la classe ouvrière et en faisant que celle-ci prenne la tête de la révolution. L'activité du parti doit se centrer sur le mouvement de masses et non sur son avant-garde. (Camejo signale cette caractéristique, mais ne souligne pas suffisamment le fait que le parti doit élever la classe ouvrière à la direction de la révolution). Cette politique a une théorie programmatique, celle de la révolution permanente, qui peut se résumer en une seule phrase: l'objectif du parti est de mobiliser la classe ouvrière et les masses en permanence et au moins jusqu'à la société socialiste. Le parti a un programme et une méthode, le Programme de Transition, qui peut se résumer aussi en une phrase : lancer les mots d'ordre qui mobilisent les masses contre les exploiteurs, à partir de leurs besoins et de leur niveau de conscience immédiats, et élever le niveau des mots d'ordre au fur et à mesure que la mobilisation elle-même hausse le niveau de conscience des masses et leur crée de nouveaux besoins, jusqu'aux mots d'ordre et à la lutte pour la prise du pouvoir.

Troisième caractéristique : l'objectif du parti au sein du mouvement ouvrier et de masses est de transformer les éléments d'avant-garde en militants professionnels, car c'est le seul moyen d'en faire des révolutionnaires trotskistes accomplis, puisque le travail aliénant les empêche d'atteindre ce niveau (pour des raisons physiques et psychologiques). Cet objectif par rapport à l'avant-garde répond à un autre objectif plus général : le parti doit avoir comme colonne vertébrale des militants professionnels, car faire la révolution doit être une activité pleine et entière, non un hobby ou une bonne oeuvre. Un parti léniniste trotskiste n'est pas composé de dilettantes, d'amateurs ou de membres de professions libérales, mais de militants professionnels dont-la majeure partie doit provenir du mouvement de masses et essentiellement du mouvement ouvrier.

Quatrième caractéristique : le parti léniniste trotskiste se construit en tant que partie de la construction du parti mondial de la révolution socialiste. Le parti national et le parti mondial se construisent selon les règles du centralisme démocratique. La discipline la plus stricte doit exister au sein du parti, tout d'abord parce que son aspiration à diriger les masses dans leurs luttes contre les exploiteurs exige qu'il agisse comme un seul homme, sans la moindre hésitation, ensuite à cause de la lutte féroce qu'il doit aussi mener contre les appareils bureaucratiques ; tout cela faisant du centralisme une nécessité. Mais cette centralisation doit s'unir aux meilleures garanties démocratiques, car l'élaboration démocratique de la ligne politique est la seule garantie pour que s'expriment les besoins et le niveau de conscience du mouvement de masses, et parce que la discussion démocratique des résultats de l'application de la ligne politique est la seule garantie pour que celle-ci soit rectifiée avec la même objectivité. La centralisation doit être également liée aux plus grandes garanties morales et de loyauté militante. Elle est également liée au prestige politique obtenu par la direction qui applique le centralisme, car celui-ci n'est pas un serment ou un engagement simplement moral, mais une conséquence politique. C'est pour cela que, moins la direction a de prestige, plus il faut de garanties démocratiques, la formule bipolaire de centralisme démocratique prenant des contenus différents selon les étapes de construction du parti léniniste trotskiste national et mondial et le renforcement de leurs directions.

Ces caractéristiques du parti léniniste-trotskiste se résument en une seule : le rapport existant, entre la mobilisation des masses et de la classe ouvrière et le parti révolutionnaire. Le mouvement ouvrier et de masses d'une part, le parti révolutionnaire de l'autre, sont les deux pôles essentiels du mouvement révolutionnaire. C'est sur ces deux pôles que la gauche européenne du début du siècle s'est divisée : Rosa Luxembourg et Trotski pensaient que la mobilisation des masses était toute puissante ; Lénine n'est jamais allé jusqu'à penser que le parti était tout puissant, mais certains de ses disciples sont allés jusque là. Le mérite de Lénine fut de comprendre qu'un seul pôle, celui de la mobilisation de la classe ouvrière et des masses n'étàit pas suffisant, autrement dit qu'il était absolument indispensable qu'existe l'autre pôle : le parti.

Quand le reflux du mouvement ouvrier des pays industriellement développés et le « boom » économique rendirent extrêmement difficile le travail révolutionnaire au sein du mouvement de masses, naquirent des tendances suivistes par 'rapport aux organisations bureaucratiques du mouvement ouvrier, qui affirmèrent que nous devions abandonner pour une longue période la tâche de construction du parti révolutionnaire. Nous avons alors combattu ces tendances, en revendiquant la nécessité de continuer la tâche centrale de construction du parti léniniste trotskiste.

Aujourd'hui, alors que commence la montée révolutionnaire la plus grande de l'histoire, naissent des conceptions petites-bourgeoises, subjectives, qui tendent à affirmer que le rôle fondamental appartient au facteur subjectif : l'avant-garde, l'organisation armée, l'héroïsme de ceux qui sont prêts à combattre. Contre ces conceptions subjectivistes de la révolution, il faut réaffirmer que le facteur décisif est la mobilisation des masses, et que ces mobilisations se font sur la base de profonds besoins objectifs, indépendamment de notre volonté. Mais nous réaffirmons également qu'il existe un rapport dialectique, dynamique, entre le mouvement de masses et le parti révolutionnaire, qui conditionne toute notre politique. Ce rapport détermine que le facteur décisif, la mobilisation de masses, est insuffisant à lui seul, que la nécessité d'un parti révolutionnaire qui dirige ces mobilisations est impérieuse. C'est pour cela qu'aujourd'hui, comme hier, nous poursuivons la seule stratégie qui se maintienne, même lorsque changent les conditions de la lutte de classes, la stratégie de mobilisation des masses et de construction du parti bolchevique, léniniste-trotskiste.