Sept articles de Boukharine publiés en 1918 dans le journal Kommunist (Petrograd) et dans la revue Kommunist (Moscou)

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1. Sur la phrase opportuniste[modifier le wikicode]

Notice. — L’article traduit ici est paru dans le journal de Petrograd Kommunist, n° 1, le 5 mars 1918. C’est une réponse à celui de Lénine « Sur la phrase révolutionnaire », paru dans la Pravda n°31, du 21 février 1918. Lénine y passait en revue les arguments « invoqués en faveur de la guerre révolutionnaire actuellement, en janvier-février 1918, en Russie ». Il défend l’impossibilité de cette alternative et la nécessité de ne pas « se payer de mots » car « la démobilisation bat son plein ».

DANS SA POLEMIQUE contre les bolcheviks révolutionnaires qui n’ont pas le bonheur d’approuver le mot d’ordre complètement mystique d’une paix achetée au prix d’une capitulation totale, le camarade Lénine les raille en les qualifiant de phraseurs révolutionnaires. Le procédé, en tout cas, n’est pas nouveau. Il fut toujours utilisé par les véritables phraseurs opportunistes. Et si l’on veut juger la position du camarade sur le fond, force est de constater que c’est bien celle de la phrase opportuniste, des plus ardentes, de celles qui feront périr notre révolution si bien commencée.

Cette phrase menace de corrompre notre parti. Si elle se répand dans nos rangs, le parti du prolétariat changera de nature : il sera transformé en une semi et molle organisation, sans perspectives et sans ligne ferme, voire sans courage théorique et surtout pratique.

Et vraiment, le changement de position du camarade n’est-il pas significatif? Lui qui blâma naguère le pacifisme des bourgeois, qui opposa le mot d’ordre de paix à celui de guerre civile, tâche aujourd’hui de lancer le « slogan » de la capitulation pour que le « simple soldat comprenne » (en précisant que par « simple soldat » il n’entend pas bien sûr un soldat, mais ce même petit accapareur que le camarade Trotski menaçait de mesures extrêmes).

Toute la tragédie du moment est précisément due à ce que la minorité dirigeante du parti guidée par Lénine n’a rien d’autre à proposer que des paroles.

« Quelle est l’essence de la phrase opportuniste ? »

Elle est appelée à couvrir et à maquiller la terrible réalité en obscurcissant la perspective « présente » qui, en fait, n’existe pas. Lorsque Bernstein a dressé le tableau attendrissant de la « démocratisation du capital » et a promis à tous les ouvriers qu’ils se transformeraient petit à petit en « honnêtes hommes » vertueux à la tête d’un joli petit capital, il détournait le prolétariat de la difficile lutte révolutionnaire contre le capital. Lorsque Kautsky a dépeint (déjà au cours de la guerre) le « capitalisme pacifique » grâce aux vertus de la négociation et du désarmement ainsi que d’autres appâts, il menait un travail contre-révolutionnaire qui obscurcissait la conscience de classe du prolétariat, en le démoralisant et en le détournant de la lutte politique extrêmement difficile, mais inévitable contre l’impérialisme.

À cette époque le camarade Lénine a trouvé les mots nécessaires pour stigmatiser ceux qui se cachaient derrière la phrase opportuniste. Mais maintenant il ne fait que répéter les mêmes « erreurs » que celles dans lesquelles Kautsky s’est embourbé.

Lorsque le camarade Lénine a évoqué la possibilité d’une « trêve » pour la République soviétique socialiste, trêve parmi la tempête et l’orage de la guerre impérialiste mondiale, avec cette perspective « impossible », il détournait la classe ouvrière de la lutte colossale, pénible et sanglante, mais trois fois nécessaire.

Et, comme tous les adeptes de la « Realpolitik », le camarade Lénine profère des apothèmes sur la « phrase révolutionnaire ». Car c’est ainsi « que cette attitude est perçue » par tous les « hommes politiques réalistes » ! Ils se considèrent sincèrement comme tels sans se rendre compte qu’ils sont comme tous ces hommes politiques les plus myopes qui s’accrochent à chaque brin de paille et se noient avec lui conformément à l’ensemble des lois physiques.

« Dès que loffé arrivera à Brest et signera la paix, la trêve commencera », rêvent les camarades capitulards. Mais ils n’aperçoivent pas le revolver déjà braqué sur leur tempe — et peu importe où se trouvera alors le camarade loffé. Plus les troupes allemandes s’avanceront, plus impatiemment compteront-ils les secondes qui les sépareront de « l’arrivée de loffé » : « Encore une seconde, et nous serons sauvés ! » Pourtant Hoffmann poursuit son chemin et nous presse de plus en plus.

Ainsi les camarades voudraient ensorceler l’histoire en mettant tous leurs espoirs dans une feuille de papier que les brigands de Guillaume peuvent bien signer avant de la déchirer aussitôt. Aussi portent-ils leurs espérances sur un miracle. Et, tant que les miracles ne se réalisent pas pour de bon, les guérisseurs et les sorciers qui les promettent ne prétendent normalement pas que « l’histoire leur fera justice ».

1

ANALYSONS LES ARGUMENTS « réalistes » du camarade Lénine. Sa thèse majeure en faveur de la signature d’une paix vraiment monstrueuse proposée par la clique de Berlin consiste en ce qui suit : la Russie est saignée à blanc, elle ne peut plus faire la guerre, il faut accepter n’importe quelle paix, même très difficile, pour obtenir une trêve, pour redresser les forces productives du pays par la réorganisation socialiste de la société et après cela seulement on reviendra à l’idée de guerre pour renverser le joug du capital mondial.

Il est inutile de dire que c’est une perspective bien plaisante. Tant que la tempête ravage toute l’Europe, nous pouvons mieux vivre et la guerre civile presque terminée, la période paisible d’organisation pourra commencer ; la vie économique s’épanouira et prospérera tandis que le socialisme effleurera de très près l’Europe impérialiste stupéfaite, à mesure que les ignobles gouvernements s’effondreront.

Perspective, disons-le encore une fois, bien plaisante.

Il n’y a qu’un seul problème : cette perspective ne « se réalise » uniquement que sous la plume alerte de Lénine.

Et à cette question-ci, la question de la réalisation d’une telle perspective, il est inutile de chercher une réponse dans le feuilleton du camarade Lénine. Il y analyse toute sorte d’arguments (« les faux semblants » comme il les appelle) des dissidents, mais ne dit pas un mot sur la thèse fondamentale de ses adversaires : l’impossibilité d’une « trêve ». Certes, il fait comme bon lui semble. Mais ça ne clarifie pas du tout la question.

Pourtant cette question demande une discussion approfondie. Si on y réfléchit sans aller par quatre chemins, on comprend du coup que le capital international ne s’accommodera ni de l’existence, ni du progrès de la révolution socialiste russe (par la force de son caractère social). Mais cette dernière n’a aucune autre solution que de s’arrêter ou de se propager toujours, car elle ne peut pas se développer dans une bouteille bouchée. Et, ce ne sont pas des « phrases de convenance ». Ce sont des thèses validées par l’expérience pratique, les événements en Finlande, en Ukraine, en Roumanie et même en Autriche-Hongrie et en Allemagne les confortent.

Donc de deux choses l’une : soit le camarade Lénine et nous tous avec lui avons « blagué » (pour ne pas dire davantage) en prédisant l’affrontement inévitable entre le capital international et la révolution russe — ce qui permettrait de comprendre la nouvelle théorie du camarade Lénine. Soit nous disions la vérité — et alors toute dissertation sur la possibilité d’une « trêve » est vide de sens.

Notez que lorsque le camarade Lénine parle de « trêve », il n’en attend pas une de quelques jours seulement. Malgré toute sa myopie, le camarade Lénine n’est pas du tout un homme assez naïf pour croire qu’on puisse redresser les forces productives du pays, construire les chemins de fer, apprendre à tous les ouvriers à se servir d’un fusil et d’une mitrailleuse, etc., en quelques jours. Actuellement le pays n’est pas capable de faire la guerre ; après son rétablissement il le pourra — voici le point de vue du camarade Lénine. Ainsi le camarade Lénine envisage-t-il un temps assez long, c’est-à-dire toute une période de construction paisible.

Mais malheureusement, en faisant ces suppositions, le camarade Lénine perd de vue certaines choses. Car le général Hoffmann n’a pas un aussi grand cœur pour lui donner du temps. Il est tout à fait clair que cela n’est pas profitable aux impérialistes. Comme le camarade Lénine aime à le dire, « ce ne sont pas de beaux parleurs, mais des hommes d’action ». C’est bien là le hic !

Mais le camarade Lénine peut bien nous dire que c’est une question abstraite, « historique et philosophique ». Juste, en somme, mais qui ne l’est pas dans le concret. Juste « au point de vue de l’éternité » mais qui du point de vue du moment présent, au sens strict du terme, ne l’est pas. Donc nous devons décider maintenant, tout de suite, à l’instant présent ; nous devons répondre à la situation d’aujourd’hui.

Analysons cet « argument » qui manque dans le feuilleton du camarade Lénine, mais qu’il avance dans les discussions orales.

La caractéristique du moment décrit par le camarade Lénine lui sert de base théorique : maintenant, dit-il, les Anglais et les Allemands ne se sont pas encore réconciliés. Il reste une fracture entre eux qu’il faut utiliser. C’est cette « fracture » qui crée la possibilité de paix avec l’Allemagne et d’une « trêve ».

Ça c’est l’aspect « concret » du problème. Hélas, il ne nous avance pas même d’un iota vers la solution proposée par Lénine. Supposons avec lui que les Anglais et les Allemands n’aient pas encore conclu un accord secret pour étouffer la révolution. Soit. Pourtant il est tout à fait clair que dans ce cas l’Allemagne pourra continuer la guerre, mais à la seule condition de piller impitoyablement le blé et les matières premières de la Russie et d’écraser cette dernière — source de contamination révolutionnaire et décomposant l’unité de la nation allemande. Ici, il faut être absolument « concret », camarade Lénine ! Ici, il faut bien tenir compte de la position de l’Allemagne.

Dans de telles conditions les impérialistes allemands ont besoin d’une Russie « pacifiée » qui garantirait « la bonne foi des traités ». Or seule une Russie bourgeoise pourrait la garantir ; autrement dit, pour l’Allemagne le renversement du pouvoir soviétique est la condition sine qua non.

Si les Anglais se sont déjà entendus avec les Allemands, il est impossible de refuser le combat ; s’ils ne se sont pas encore entendus, c’est également impossible. Dans les deux cas, notre perspective n’est pas du tout rose malgré ce que le camarade Lénine nous annonce.

Ce que les conditions du traité de paix confirment. Nous devons donc en dire quelques mots.

Il est aussi caractéristique que le camarade Lénine, amateur de tout ce qui est concret, ne se soit pas même donné la peine d’analyser les clauses les plus importantes du traité. Ce que c’est que de « penser concrètement » ! De « belles lettres » à la place de l’analyse des conditions du traité et la phrase au lieu d’une juste estimation des faits...

Les conditions du pillage ont deux aspects principaux : l’intervention dans les affaires internes de la République soviétique et les « garanties » policières et militaires de cette intervention complétée par le désarmement de nos forces armées. Ce cadre prescrit une exploitation impitoyable qui réduit à rien plusieurs mesures socialistes.

La ratification de l’accord conclu avec la Rada signifie l’abolition du pouvoir soviétique en Ukraine, voire en Russie même, car un Vinnitchenko ne nous donnera jamais ni du blé ni du charbon que l’Allemagne a bien voulu lui laisser[1].

Les indemnités de guerre pour les sujets allemands porteraient un coup terrible à toutes les tentatives de nationalisation de la production ; la démobilisation de l’armée et des gardes rouges, le désarmement de la marine, etc., signifieraient de fait la tutelle policière de l’Allemagne et le désarmement du pouvoir des Soviets.

On nous dira que ce n’est qu’une pure formalité. Vous avez tort, camarades ! Les impérialistes allemands ne plaisantent pas. Ce ne sont pas des phraseurs, eux. En posant de telles conditions, en vous demandant de les accepter, ils exigeront qu’elles soient remplies. Sinon... Sinon ils passeront à l’offensive de nouveau.

Il faut être vraiment très naïf pour se mobiliser après avoir signé les conditions de la démobilisation. Et ainsi nous serions plus malins qu’Hoffmann ? Croyez, camarades, que ces maîtres fripons ne sont pas si candides !

Ensuite, même si on signe formellement la paix, les événements se développeront de la façon suivante : les Allemands « chicaneront » à toute violation du traité et feront avancer leurs troupes. Et chaque fois la lutte recommencera dans des conditions de plus en plus pénibles pour nous, car les Allemands garderont leurs troupes près de Petrograd et de Kiev alors que nous nous démobiliserons comme prévu. Pression sur pression et... concession sur concession de notre côté — voilà la perspective qui s’ouvrira après la signature de la paix. Certains pensent que la signature de la paix serait une simple formalité et resterait un morceau de papier. Non ! Ce serait la première d’une série de concessions.

Concluons. 1) La signature de la paix ne nous donnera aucune « trêve ». 2) La signature de la paix ébranlera le pouvoir soviétique en tant que gouvernement mettant en œuvre les mesures socialistes.

2

AU FOND, ce qui a été rappelé ci-dessus suffirait à prouver l’inconsistance de la « théorie de la paix » proposée par le camarade Lénine. Les faits sont tous contre elle. En sa faveur il n’y a que la simple répétition d’un seul mot : « trêve ». Cette « trêve » est devenue le « porte-bonheur » et le gri-gri pour »ensorceler » et « charmer » les événements historiques. C’est le fond du comble de la phraséologie opportuniste.

Analysons maintenant quelques arguments de second ordre avancés par le camarade Lénine.

Dans son feuilleton ce dernier « donne tort » aux partisans de la guerre révolutionnaire insurrectionnelle en évoquant le manque de volonté prolétarienne pour former une armée rouge.

L’encre d’imprimerie n’est pas encore sèche sur le papier des articles enragés du camarade Lénine que la vie elle-même lui donne tort. Il en va selon le proverbe : « plus on se hâte, moins on avance ». Car seul un aveugle peut nier l’enthousiasme inouï des masses prolétariennes qui montent au front en rangs serrés.

Les résolutions des Soviets montrent explicitement que le prolétariat est prêt à combattre pour le socialisme et la République soviétique. Plus que cela, même la paysannerie commence à le suivre. Il faudrait renoncer complètement au marxisme, cesser de comprendre tout ce qui se passe pour ne pas le voir. Ce n’est pas par hasard si les idéologues de la paysannerie la plus pauvre, les SR de gauche ne veulent pas accepter les conditions posées par les Allemands. La vie vous a donné tort, camarade Lénine ! Ce n’est pas de la phrase lorsque des milliers et des dizaines de milliers des meilleurs ouvriers abandonnent tout et vont au front. Ça, c’est la lutte révolutionnaire. Et ce n’est pas la supériorité de la productivité du travail des ouvriers russes sur celle des ouvriers allemands qui est à la « base économique » de cette guerre, mais la transformation des rapports de production en faveur du prolétariat et de la paysannerie.

C’est ici que réside la force attractive de la lutte menée aujourd’hui par le prolétariat et la paysannerie russes contre l’impérialisme international. Et à la fin du compte, leur enthousiasme dépassera de beaucoup celui de l’époque de la grande révolution. Car maintenant les transformations sont plus profondes et plus immenses que jamais.

Les masses comprennent parfaitement que, même si leur situation ne s’est pas améliorée du jour au lendemain, elles ont conquis toutes les possibilités d’amélioration en prenant le pouvoir et en expropriant la grande propriété.

Le camarade Lénine nous accuse de répéter toujours : « Les Allemands n’attaqueront pas », tout en surestimant l’état réel d’une fermentation révolutionnaire en Occident. Mais c’est un pur mensonge. Nous n’avons pas écrit que « les Allemands n’attaqueraient pas ».

Nous avons seulement dit qu’une pareille attaque est extrêmement difficile à faire pour l’impérialisme allemand. Jusqu’à maintenant, les faits nous ont donné raison — regardez par exemple de quelle façon procèdent les Allemands pour attaquer. Nous avons aussi dit que notre résistance viendrait en aide au mouvement du prolétariat allemand. Et ici les faits nous ont donné raison. Car même le camarade Lénine n’ose probablement pas prétendre que la clause honteuse d’abandon de la propagande internationaliste qui fait partie des autres « conditions de la paix », aide les amis de Karl Liebknecht et élargit la portée internationale de la révolution russe.

Si le camarade Lénine veut dire que la résistance bien réfléchie (et pas n’importe laquelle) est nécessaire avant d’agir, il a tout à fait raison. Mais le problème est justement qu’aujourd’hui, dans les conditions que nous rencontrons, il n’existe pas et ne peut exister d’autre solution que la lutte acharnée. Le conseil du camarade Lénine de « savoir attendre » signifie en réalité « attendre 107 ans »...

Chacun sait que pour mener la guerre révolutionnaire et même pour défendre Petrograd, nous avons besoin d’unité, de mobilisation morale et matérielle. Les masses disputeront le terrain jusqu’au bout seulement si elles ne sont pas dévorées par le doute. Et si le même journal publiait les appels à la défense et à la résistance sacrée contre les agresseurs à côté d’articles stipulant que maintenant aucune guerre n’est possible, on sèmerait le désarroi, la désunion, l’impuissance et la panique.

Les phraseurs de l’opportunisme corrompent objectivement le prolétariat et sa volonté d’action. La guerre contre le capital doit marcher de pair avec la riposte à la phrase opportuniste.

2. Revue politique - Les héros de la trahison sociale[modifier le wikicode]

NUL N’EST PLUS EXECRABLE qu’un parasite au physique d’esclave qui se déguise en révolutionnaire. Et aucune créature n’est plus répugnante qu’une prostituée poudrée qui porte une robe d’écolière pour « faire l’innocente ».

Pourtant, l’histoire montre que même des partis politiques peuvent revêtir ce type de caractères. Ils jurent de leur pureté, de leur sainteté et de leur dévouement à la « cause populaire » ! Mais leur « dévouement » ressemble à la « trahison » comme deux gouttes d’eau et leur pureté vue de près est une couche de blanc sous laquelle se cache « une image » bien impure et loin d’être sainte.

Au cours de la révolution russe, ce furent les menchéviks et les socialistes révolutionnaires (SR) qui se sont révélés tels. Tout comme l’impérialisme de l’Europe occidentale a étouffé le mouvement ouvrier entre les mains de la social-démocratie officielle, en Russie les massacres les plus infâmes, les plus féroces menés contre la classe ouvrière et la paysannerie ont été perpétrés par ces partis soi-disant « socialistes ».

L’offensive en juin de Kerenski, l’écrasement du prolétariat en juillet[2] et la campagne de calomnies menée contre lui par les procureurs tsaristes et les policiers bêtes et brutes, le désarmement du prolétariat, la mise en pratique de la peine de mort sur le front[3] , les exécutions, les massacres féroces de paysans qui n’avaient pas respecté le droit de la propriété foncière, l’attaque des élèves officiers et des gardes blancs contre les ouvriers et les soldats en octobre, l’organisation de la révolte des bourgeois, des nobles et des élèves officiers par le SR Gots[4] , l’organisation du sabotage, les conspirations permanentes contre le pouvoir soviétique, l’aide à la Rada ukrainienne par les SR et les menchéviks (en même temps que celle accordée aux propriétaires fonciers et aux bourgeois) - tel est le catalogue des faits principaux illustrant l’attitude de ces partis au cours de notre grande révolution.

Les derniers événements en Russie et la situation extrêmement difficile sur le front extérieur ont redonné des forces à ces partis qui étaient en train de s’éteindre. Quant aux difficultés liées à cette situation, elles ont réanimé les espoirs de ceux dont l’objectif premier était de renverser le pouvoir ouvrier et paysan... puisque la Russie « n’est pas encore mûre » pour la disparition de l’oppression capitaliste.

À Nikolaïev, à Odessa, dans tout le sud du pays qui a subi l’invasion des troupes allemandes et des haidamaks consentie par la Rada, les citoyens menchéviks « ont profité de ce moment » pour rendre la riposte impossible et renverser le pouvoir soviétique. Au moment où la situation exigeait une évacuation organisée, ces gentils messieurs ont proposé le mot d’ordre : « Pas un poud[5] d’acier, ni une livre de pétrole à exporter! » (tout cela, voyez-vous, provoque le chômage). Plus les Allemands se rapprochaient, plus on exigeait la Constituante avec arrogance.

Les menchéviks et les SR de droite sont un miroir de l’âme bourgeoise. Actuellement la bourgeoisie, qui n’est pas disposée à défendre la patrie socialiste, s’engage sur deux fronts : certains guettent l’allemand, d’autres le japonais et l’anglais. Ces messieurs les bourgeois, sont déjà prêts à transformer la Russie en colonie pour se débarrasser des bolcheviks. Et, comme cela se passe toujours dans les colonies, les différentes fractions de la bourgeoisie sont à la recherche d’un protecteur de ci, de là.

Si un capital étranger est derrière quelque Mechtcherski, un autre capital étranger se place derrière le groupe « Stakheïevskaïa » [6]. Et quand il s’agit de se libérer du « joug des brigands bolchevistes », nos vertueux bourgeois chantent leur rengaine en fonction de leurs « relations ». Et pourquoi les menchéviks et les SR sont-ils en retard dans leurs attaques contre les bolcheviks par rapport aux capitalistes ?

Avec « l’âme russe » où les sentiments patriotiques sont particulièrement forts, les SR, les démocrates constitutionnels, les socialistes populaires et les partisans de Plekhanov[7] trouvent le moyen de « débattre » au sujet du soutien à l’amiral japonais qui a audacieusement opéré un débarquement à Vladivostok. Il est vrai que le Comité central des SR a « nié » sa participation à cette perfide réunion. Pourtant leur journal « non officiel », Zyemlya i volya[8] , a traité cet acte de pillage de l’amiral Kato[9] avec beaucoup de bienveillance. « Si nos alliés (les mêmes !), en Occident, résistent devant l’offensive enragée des troupes allemandes ; si, en Russie, le peuple se lève et commence à lutter pour son indépendance, le débarquement des troupes alliées pourra nous être utile » (numéro 246). Et dans le numéro 248 du même journal, les SR « perçoivent » que « ce n’est pas une guerre contre la Russie que le gouvernement japonais envisage actuellement ». Il n’est pas surprenant qu’avec un tel « état d’esprit » les compagnons de Dan, Martov et Savinkov[10], cherchent concernant l’Extrême-Orient l’appui des détachements de cosaques du capitaine Semionov[11], des gardes blancs japonais (voir les articles intéressants du camarade Neyboute dans les Izvestia TsIK[12]), de « l’ancienne Chine et du puissant Japon », lequel vient de jeter en prison les meilleurs chefs socialistes japonais.

Si, dans le domaine de la politique extérieure, les partis de la trahison sociale ont parfaitement « reflété » l’« état d’esprit » de leurs patrons capitalistes (les généraux Khorvat[13] et Poutilov ne sont-ils pas des hommes d’une belle prestance ?), leur politique intérieure est reprise mot pour mot des publications des banquiers.

Les Izvestia TsIK, dans leur numéro 71 du 24 février 1918, ont publié un document qui jette une lueur sur certaines « plates-formes », « résolutions », etc., de nos conciliateurs. Ce document est titré : « Le point d’accord des comités de Moscou du Parti de la liberté populaire, du groupe “Unité”, du “Parti socialiste populaire du travail”, des mencheviksdéfensistes, du Comité exécutif des députés des officiers, de “l’intelligentsia laborieuse[14][15]. »

Le « point d’accord » concerne quatre questions : 1) ne pas accepter la paix et s’unir complètement avec les alliés ; 2) convoquer la Constituante ; 3) restaurer les zemstvos et les municipalités ; 4) former un cabinet de ministres de coalition sans bolcheviks ni SR de gauche.

Le « Programme » est dicté par le parti constitutionnel démocrate, c’est- à-dire par le capital financier. Il est intéressant de voir que non seulement les partisans de Plekhanov, mais aussi les menchéviks « unis », authentiques, dirigés par Martov, suivent docilement toutes les directives de ce capital.

Le journal de Martov et Dan, Vperiod[16] numéro 54, a publié son « manifeste » avec les « doléances » sur les réélections. Ce « document » se différencie du premier seulement parce qu’il va plus loin en complétant les revendications politiques du capital par ses revendications économiques. Il constate que « le contrôle ouvrier a désorganisé la production » (cette opinion est partagée non seulement par Promichlennost i Torgovlia[17], mais aussi par les consuls des alliés en Extrême-Orient), que « l’occupation des banques a détruit le crédit », que « l’anarchie gouverne en lieu et place d’une république démocratique », etc. D’où l’on en conclut, parfaitement au goût de Riabouchinski[18] et Milioukov[19], qu’il faut refuser le pouvoir des soviets, restaurer les doumas, « stopper l’expérience du prétendu (!) contrôle ouvrier et de la nationalisation des banques » ; finalement on restaure la Constituante et on organise « le pouvoir pour tous les démocrates ».

La meilleure expression de cette « requête » a été fournie par le citoyen Chvarts[20], bien connu du journal Novyi Loutch[21], qui lance ouvertement le mot d’ordre « Retour vers le capitalisme ! » en proposant de rendre toutes les fabriques, les banques et les usines aux capitalistes.

Cette « plateforme », que les citoyens menchéviks ont osé proposer au prolétariat russe, est très bien complétée par la « pratique ». Nous rapportons ici des abus caucasiens de « Thiers » menchéviks. Les salves des paysans et des défenseurs de la propriété foncière, les fusillades des manifestations ouvrières, l’interdiction de la presse ouvrière et, par contre, la pleine liberté de la presse bourgeoise, les arrestations des chefs du mouvement ouvrier partout en Transcaucasie — telle est la « flamme » déclarée par le gouvernement menchevik de Jordania-Gueguetchkori[22]. Les agitateurs menchéviks dirigés par Martov ont beau essayer de les faire taire, de falsifier la réalité, de cacher leurs crimes, rien n’y fait. Le prolétariat moscovite n’apprécie guère l’attitude de ce « parti social-démocrate » (qui est uni à la bourgeoisie).

« À Moscou, a écrit le citoyen Martov dans le numéro 52 de son journal, la montée de l’opinion des oppositions... sera clairement authentifiée par le résultat des nouvelles élections aux soviets ».

Cette « authentification » a eu un résultat qui a dépassé les aspirations les plus hardies des communistes. Les menchéviks et les SR de droite ont complètement raté leur coup et le « parti social-démocrate » (coalisé avec la bourgeoisie) a obtenu moins de mandats aux soviets qu’il n’en avait auparavant.

Les communistes (le parti de la révolution socialiste) auront le même succès qu’auparavant s’ils mènent la même ligne sans compromis. Ce parti a gagné les élections à Moscou parce qu’il avait mis en avant le point de vue révolutionnaire contre les bavardages des agents de la bourgeoisie. Tout recul sur ce plan-là signifierait la dégénérescence dans nos propres rangs. C’est une des leçons de la nouvelle « lutte électorale ».

N. B. [Boukharine]

22 Noé JORDANIA (1868-1953) : journaliste et homme politique géorgien, chef de file des menchéviks géorgiens, président du soviet de Tbilissi en 1917, il fut président du gouvernement de la Première République démocratique de Géorgie de 1918 à 1921. — Evgeni GUEGUETCHKORI (1881-1954) : avocat et homme politique géorgien, dirigeant du soviet des députés de soldats de Transcaucasie, il fut le ministre des Affaires étrangères du gouvernement menchevik de Géorgie.

3. Bibliographie : Lénine, L’État et la révolution[modifier le wikicode]

V. Ilyine (N. Lenine), L’État et la révolution (L’enseignement du marxisme sur l’État et les tâches du prolétariat dans la révolution). — Petrograd, Jizn ’ i Znaniye. Prix 2 roubles et 50 kopeks.

IL N’EST PAS NECESSAIRE de recommander les œuvres du camarade Lénine, cependant nous tenons à attirer l’attention tout spécialement sur cet ouvrage. Du point de vue du fond, il n’a rien de nouveau. Mais en même temps presque tout y est neuf. La social-démocratie a tellement réussi à défigurer et à dénaturer l’enseignement communiste révolutionnaire de Marx que, selon une juste expression du camarade Lénine, on est obligé de s’engager dans des études complètes pour retrouver la véritable pensée des fondateurs du communisme scientifique.

Ce livre n’est pas seulement intéressant du point de vue de la simple restauration de leurs idées. Il est d’une brûlante actualité car la question du rapport entre le prolétariat et l’État est la question cruciale qui est posée à l’action révolutionnaire de la classe. Cette question a une importance énorme aujourd’hui parce que la guerre mondiale l’a posée directement au prolétariat. En réalité, la question même de la défense de la patrie est le corollaire de la défense de l’État bourgeois ; la question nationale passe par le soutien à cet État ou, au moins, par une neutralité bienveillante envers lui, etc. Toutes ces questions partielles, quelle que soit leur importance, sont résolues en fonction de la réponse donnée au problème premier des rapports du prolétariat avec l’État de la bourgeoisie qui se donne l’extraordinaire appellation de patrie. L’importance pratique de cette question prend encore plus d’ampleur du fait de ce qui suit : d’abord parce que le pouvoir étatique de la bourgeoisie de tous les pays capitalistes avancés s’est particulièrement renforcé en absorbant les organisations économiques (les syndicats, les trusts, etc.) ; ensuite parce que le prolétariat doit résoudre, dans la pratique, la question de la prise du pouvoir, c’est-à-dire, de sa dictature.

Les problèmes centraux regroupés dans le livre du camarade Lénine, posés et résolus par

Marx et Engels, sont ceux qui suivent : 1) qu’est- ce que l’État , 2) quel est le rôle de l’État dans la société communiste future ; 3) quel est le rôle de l’État dans la phase transitoire de la dictature prolétarienne ; 4) quelle est la différence entre la dictature prolétarienne et un type ordinaire d’État (dans la forme et dans le contenu) ; 5) comment le prolétariat prend-il le pouvoir ; et, enfin, 6) quelle doit être l’attitude du prolétariat envers l’appareil d’État bourgeois.

À ces questions Marx et Engels donnent des réponses absolument catégoriques qui sont en totale contradiction avec la pratique de la social-démocratie. (C’est pour cette raison que Lénine, dans son livre, fait une différence nette entre les communistes et les sociauxdémocrates.) L’État est, selon Marx, l’instrument de l’oppression de classe, l’organisation de la classe dominante. L’Etat est plus ou moins le représentant de tout le peuple, disent les sociauxdémocrates. Aucun Etat n’existera dans la société communiste puisque toutes les différences entre les classes disparaîtront, disent les fondateurs du communisme scientifique. « L’Etat de l’avenir », est « l’idéal » des sociaux- démocrates.

Pendant la période transitoire entre le capitalisme et le socialisme, la dictature de classe du prolétariat, l’État prolétarien est nécessaire pour briser définitivement la bourgeoisie, il existe en tant qu’instrument servant à assujettir la bourgeoisie. Les sociaux-démocrates tempêtent quand on commence à mettre en pratique la pensée de Marx.

La dictature du prolétariat n’est pas la république parlementaire avec tous ses ornements, c’est un Etat -Commune sans police, sans armée permanente, sans fonctionnaires, etc., disent les maîtres du socialisme révolutionnaire. « Rien au-delà de la république bourgeoise ! », proclament les sociaux-démocrates.

Pour construire la dictature, pour conquérir le pouvoir politique, il faut briser, casser, faire exploser l’appareil d’Etat de la bourgeoisie, enseignent Marx et Engels. Pour conquérir le pouvoir, il faut récupérer l’appareil quasiment tel quel car c’est un crime de « désorganiser l’armée, les instruments de domination, etc. », disent les sociaux-démocrates.

La lutte contre l’État de la bourgeoisie jusqu’à sa destruction, la haine envers lui comme mécanisme principal de l’oppression - c’est le mot d’ordre de nos grands « anciens ». Le soutien à cet État, le juste patriotisme et « la sagesse d’État », voilà l’enseignement de soumission que prodiguent les sociaux-démocrates asservis.

En gros, c’est cela la différence entre l’enseignement des marxistes révolutionnaires, c’est-à-dire des communistes, et celui des traîtres sociaux-opportunistes qui ont tourné le dos à l’enseignement du marxisme et qui ne jurent que par le nom de Marx mais en même temps trahissent son enseignement de la manière la plus cynique.

Le petit livre de Lénine montre parfaitement cette différence. Et le lecteur ne pourra pas reprocher à l’auteur de citer abondamment les œuvres de Marx et d’Engels. Ces œuvres font taire ces vils esclaves du capital qui se disent sociaux-démocrates, comme elles font taire tous les menchéviks, les SR, les bundistes, les partisans de Scheidemann et de « Novaya Jizn » (la nouvelle vie) qui osent parler au nom des grands maîtres.

Aujourd’hui tout camarade doit lire le livre de Lénine.

N. Boukharine

4. Bibliographie : Troutovski, La Période de transition[modifier le wikicode]

Vladimir Troutovski[23], La période de transition (entre le capitalisme et le socialisme) — Petrograd, « Revolutsionnyi sotsializm » (auprès du CC du parti des SR de gauche), 1918.

LE SUJET ANNONCE PAR LE TITRE de la brochure du camarade Troutovski est très intéressant. Mais, malheureusement, force est de constater qu’il est difficile d’écrire d’un coup tant de bêtises incroyables comme l’a fait le camarade Troutovski. Au lieu de se pencher sérieusement sur toutes les questions traitées dans sa brochure, il a décidé de ne faire qu’un léger saut de cabri dans le marxisme. Évidemment, il n’en ressort que de la confusion.

Que le camarade Troutovski ne soit pas offensé par le fait que ses attaques contre le marxisme recevront de notre part une riposte sévère mais nécessaire : il l’a cherché.

Suivons l’auteur dans ses raisonnements.

Aux pages 8-9, il tente de « réfuter » le marxisme en affirmant que l’impérialisme, par nature, n’a rien d’économique. Comme un vulgaire journaliste, c’est l’Empire Romain, l’église catholique et mille autres choses qu’il considère comme des impérialismes. Pour cela, seul le critère de « l’aspiration à dominer » lui est nécessaire. En fait, ses considérations ressemblent beaucoup aux raisonnements d’un homme simplet qui dirait que la poule, la poule la plus ordinaire, est fondamentalement impérialiste, puisqu’elle se nourrit de blé tout en dominant et en se développant aux dépens du malheureux grain de blé. Et le comble, le camarade Troutovski fait référence à la pensée universelle, à la science et même au socialisme qui, « par certains côtés, recoupe l’impérialisme », car il veut « réunir l’humanité dans une communauté ». De l’avis de l’auteur, il n’y a ici qu’une seule différence, c’est l’absence de contrainte. Mais c’est ici que le camarade Troutovski se trompe : en réalité, le socialisme a pour objectif de dominer le monde par la révolution socialiste, c’est-à-dire, par la violence. Selon la conception de Troutovski, le socialisme n’est « qu’une des formes » de l’impérialisme ! Et c’est ce qui s’appelle « critiquer le marxisme » !

À la page 10, les buts « économiques » de l’impérialisme sont définis comme « la domination des matières premières » et comme « la vente de marchandises à des prix élevés ». Pas un mot sur l’aspect principal : l’exportation de capital. Ce qui fait l’essence même de la politique impérialiste est absent. C’est honteux de l’ignorer !

Après de telles « définitions » de l’impérialisme, le camarade Troutovski s’attaque à la « critique » de l’enseignement de Marx sur le profit; et il fait des erreurs si énormes que l’on peut se demander si notre honorable critique n’a jamais lu Marx, ou ne serait-ce que ses « exégètes », à la Bach[24]..

À la page 10, il attribue aux marxistes la thèse suivante : « les marchandises sont vendues d’après leur valeur; le profit capitaliste et (ce « et » est vraiment excellent !) la plus-value sont créés par le processus de la production et non par celui de l’échange ; par conséquent, si le profit de la vente ne peut pas être source d’enrichissement du capitaliste, la seule source du profit est le travail de l’ouvrier qui produit ; c’est pourquoi la revendication par les ouvriers de tous les produits de leur travail tuera l’ordre capitaliste ».

Nous avons volontairement cité ce fragment pour montrer l’ignorance de l’auteur qui dépasse toutes les bornes. Car les marxistes ont « dit » bien autre chose et souvent contraire à ce que le camarade Troutovski leur attribue.

1) Les marchandises ne sont jamais vendues « d’après leur valeur » (ne connaissez-vous même pas cela ?) ; 2) « le profit capitaliste et la plus-value » est une expression qui n’a pas de sens, car le profit est une partie de la plus-value ; 3) ce n’est pas le profit, mais la plus-value qui est faite « sur le processus de production » et elle est réalisée dans le processus de circulation ; 4) à un stade du développement, pendant l’échange entre plusieurs pays, le profit de la vente peut se baser sur « la tromperie et la supercherie » (cf. Marx, Le Capital, Livre III, p. 307, je l’ai écrit de manière détaillée dans mon livre L’économie mondiale et le capitalisme[25]) ; 5) la source du profit du capitaliste n’est pas seulement le travail des ouvriers d’une entreprise (Troutovski ne connaît évidemment pas le Livre III du Capital et l’enseignement concernant la composition organique du capital en rapport avec le taux de profit) ; enfin 6) la revendication de « tout le produit du travail » était toujours considérée par Marx, Engels et tous les marxistes comme un idiotisme (parce que même dans la société socialiste les cotisations à des fonds publics existeront), donc ils ne pouvaient pas dire que cette revendication « tuerait l’ordre capitaliste ».

Troutovski a entendu quelque chose à propos du sur-profit dont Hilferding parle, mais il ne comprend rien à ce que cet auteur en dit.

« Où s’établit ce profit ? Dans le processus de production ou dans celui de l’échange ? Certainement, dans le processus de l’échange. La plus-value capitaliste a bien d’autres sources que le sur-profit ». Tout ça est d’une flagrante stupidité parce que le sur-profit est, comme tout profit, une partie de la plus-value. Camarade Troutovski ! C’est un fait que le caractère monopoliste de certaines entreprises, branches ou structure monopoliste de pays entiers répartissent, à nouveau et d’une autre façon la plus-value mondiale. Dire que « le profit du capitaliste ne se fait pas à partir d’un élément, mais de deux : la plus-value et le sur-profit », cela veut dire qu’on est tellement ignorant qu’on en a honte.

De tout ce que nous avons dit il ne faut pas tirer la conclusion que les pays capitalistes développés ne peuvent pas exploiter les pays arriérés. Marx et Engels l’ont déjà souligné. De plus, ils ont même affirmé que, dans ce cas, pouvait émerger un conservatisme parmi les ouvriers (Engels sur la situation de monopole de l’Angleterre). Mais le camarade Troutovski ne le sait pas ou... il le cache à ses lecteurs.

De ses raisonnements, rapportés ci-dessus, Troutovski tire la conclusion suivante : « l’essentiel du travail du socialisme révolutionnaire » s’exprime dans « les pays arriérés, férocement exploités où, pour la première fois dans le capitalisme, se manifestent ses plus intraitables fossoyeurs : la paysannerie laborieuse, spoliée et affamée ». Pour dire les choses autrement, le capitalisme ne sera pas renversé par les ouvriers des pays avancés mais par les paysans des pays arriérés. Voilà le « nouvel » Evangile !

C’est écrit à la page 13 et suivantes. Mais à la page 48 on découvre que la révolution socialiste est en train de mûrir dans les pays avancés. « Et cette menace est plus réelle dans 25 Nicolas BOUKHARINE, L’Économie mondiale et l’impérialisme - Esquisse économique (1915), Paris, Éditions Anthropos, 1967.[Cette erreur sur le titre du livre de Boukharine, déjà faite pour le compte rendu de N. Ossinski, se retrouve ici, mais reste une erreur...]

les pays avancés où non seulement la production est suffisante... mais aussi où la classe ouvrière... est psychologiquement prête à l’avènement d’une nouvelle société ». C’est ainsi que le camarade Troutovski arrive à être cohérent...

Notons encore l’ignorance crasse et terrifiante ; voyons la page 66 où nous lisons : « Sous le socialisme l’ouvrier recevra tout le produit du travail (!) [...] dans la période de transition on n’élimine qu’une partie du profit, la plus-value, mais le pourcentage par rapport au capital persiste ». Jusqu’ici on croyait que la rente, le profit, le pourcentage, etc. étaient des parties de la plus-value. Mais... maintenant c’est la plus-value qui est une partie du profit : « on a tout changé ».

La « pensée critique » et sociologique de l’auteur « penseur critique » sont à peu près du même niveau que ses connaissances économiques ! Il trouve que, « d’après le marxisme », la transformation socialiste n’est possible que dans les pays arriérés, « mitonnée dans la marmite de la fabrique ». Où cela est-il écrit ? Probablement, Troutovski le sait-il ? Mais, malheureusement, il ne le dit pas. Nous lui demandons de trahir son secret.

La légèreté de l’auteur va si loin que, dans les pages 20 et 21, il sermonne les « marxistes » tel Plekhanov « qui renoncent au marxisme, mais... », etc., et à côté, il écrit , « Ce sont des enfants fidèles de l’église marxiste ». En fin de compte, que sont-ils ? « des enfants fidèles » ou des « relaps » ?

Toute la critique consiste à reprendre des vieux « arguments » contre les lois historiques. Et son corollaire dans la pratique est le rejet de la tactique « blanquiste de conjuration » des bolcheviks. Ce sont les mêmes méthodes que celles des bons vieux opportunistes révisionnistes !

Dans ce compte rendu nous ne pouvons pas nous arrêter seulement à l’analyse de l’auteur sur les mesures transitoires et sur la situation actuelle (même ici il est inconsistant jusqu’à la bêtise, par exemple quand il déclare qu’aucun danger extérieur ne nous menace). Notons seulement une chose. D’après l’auteur, voyez-vous, nous vivons une révolution sociale et non socialiste (p. 43 et 78). Mais ces « considérations » sont totalement éculées. Toute révolution est sociale, camarade Troutovski. Car il n’y a pas de révolution « purement politique » : celleci n’existe que dans la tête des gens. En réalité, c’est une révolution socialiste que nous vivons, c’est-à-dire la révolution qui exproprie le capital. Summa summarum : que l’exemple du camarade Troutovski serve à tous ceux qui, étouffant de haine pour le marxisme, ne prennent pas la peine de lire Marx. Les incursions aventureuses peuvent être très nuisibles à la santé littéraire des critiques.

N. Boukharine

5.

L’anarchisme et le communisme scientifique

Si LA DESAGREGATION DE LA PRODUCTION et la décomposition de l’authentique mentalité prolétarienne font surgir une déviation telle que la dissolution des revendications prolétariennes dans les aspirations générales « de tout le peuple », donc principalement des paysans, et si ces mêmes conditions transforment le prolétariat en lumpenprolétariat et des groupes entiers de travailleurs industriels en « individus » déclassés qui ne sont pas liés avec l’ensemble des prolétaires par des liens de travail et une lutte de masse commune, ces conditions-là créent un terrain plus ou moins fertile pour l’état d’esprit anarchiste. Certaines interventions ronflantes des anarchistes et le bruit provoqué par eux-mêmes et par les journaux bourgeois (voir le jeune journal Vperiod) autour de la fameuse liquidation de groupes moscovites connus26 (tels La Trombe, L’Ouragan, etc., dont les noms sont d’autant plus poétiques que leur « politique » ne l’est pas), nous portent à poser des limites entre le communisme scientifique de Marx et les théories anarchistes. Ceci est d’autant plus nécessaire que les sociaux-démocrates ont radicalement défiguré et « trivialisé » les idées de Marx ; ils les ont trahies pour les rendre bourgeoises, de la même façon qu’ils ont en pratique trahi le prolétariat et n’ont pas su traiter le problème de l’anarchisme, si bien que nous serons obligés de l’examiner en plus des opinions des sociaux traîtres sur l’anarchisme pour laver la pensée de Marx de la boue qu’y ont jetée Messieurs Plekhanov, Renner27, Guesde28 et

26 Dans le cours de l’année 1917, nombre de courants anarchistes sont proches des bolcheviks, particulièrement à la base, les anarcho-communistes. Mais rapidement les anarchistes russes reprochent au pouvoir bolchevique sa centralisation excessive, la suppression de l’autonomie des comités de fabriques, la capitulation de BrestLitovsk, l’institutionnalisation de la répression avec la Tchéka, etc. Au fur et à mesure que le pouvoir soviétique affermit son pouvoir, il tente de réduire à l’obéissance les groupes anarchistes et leur « garde noire ». C’est le cas notamment avec le raid de la Tchéka contre les places fortes anarchistes à Moscou les 11 et 12 avril et à Petrograd les 22 et 23 avril. Si lors des affrontements, il a pu y avoir des morts et des blessés, les nombreux militants anarchistes arrêtés sont le plus souvent relâchés. Cf. Vladimir CHERNIAEV, « Anarchists », Critical Companion to the Russian Revolution, London, Arnold, 1997, p. 226-227.

27 Karl RENNER (1870-1950) : social-démocrate autrichien, membre du SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei) depuis 1896, il est élu député en 1907 et reste très à droite dans la social-démocratie d’avant 1914. Après l’effondrement de l’Empire autrichien, il devient chancelier (1918-1920), puis membre du parlement dont il finit par assurer la présidence (1931-1933). Après la défaite des nazis, il sera élu président de la République autrichienne.

28 Jules GUESDE (1845-1922) : socialiste français, fondateur du Parti ouvrier en 1882, il rejoint les rangs de l’Union Sacrée en 1914.

d’autres défenseurs du « concept d’État » dont Dieu seul connaît les noms.

I

COMMENÇONS PAR LE « BUT FINAL », le nôtre et celui des anarchistes. Sur ce point, la position habituelle se limite à dire que le communisme et le socialisme sont favorables au maintien de l’État alors que « l’anarchie » l’abolit. « Les étatistes » et « les anti-étatistes », c’est ainsi que le vulgum profanum souligne « la différence » entre les marxistes et les anarchistes.

Il faut dire que non seulement les sociaux-démocrates, mais aussi les anarchistes ont contribué à cette caractérisation différente. Le bavardage sur « l’État futur », « l’État populaire » (Volkstaat) a pris une grande place dans la construction idéologique de la socialdémocratie29. Certains partis sociaux-démocrates ont toujours souligné leur caractère « étatique ». « Nous sommes les véritables porteurs de l’idée d’État » (« die wahren Träger des Staatsidee ») — ont textuellement déclaré les sociaux-démocrates autrichiens. Ces opinions furent largement répandues, au delà du parti autrichien ; d’une certaine façon, elles le furent internationalement (et le sont toujours en partie car l’ancienne social-démocratie n’est pas encore définitivement pourrie).

Malheureusement, cette « sagesse d’État » n’a rien à voir avec les idées révolutionnaires communistes de Marx.

Le communisme scientifique considère l’État comme l’organisation des classes dirigeantes, instrument de l’oppression et de la violence. Il est tout à fait naturel qu’il ne puisse en conséquence parler d’un État futur. Dans ce futur, il n’y aura ni classes, ni oppression de classe, donc pas d’instrument de cette oppression et pas de pouvoir étatique.

« L’État sans classes » dans lequel les sociaux-démocrates s’égarent, est une contradiction en soi, une absurdité, une baliverne, de « l’eau sèche ». Et que le gâchis idéologique s’abreuvant à cette eau sèche fasse le nectar intellectuel de la social-démocratie n’est en rien de la faute des grands révolutionnaires Marx et Engels.

Ainsi la société communiste est sans État. Mais si c’est vrai — et c’est bien le cas — quelle est la différence réelle entre les anarchistes et les communistes marxistes ? Est-ce que cette différence n’existe plus, tout au moins sur la question de la société future et du « but final » ?

Bien sûr elle existe, mais elle est toute autre. On peut la définir brièvement comme la

29 Cette idée d’« État populaire » ou d’« État libre », notamment portée par les lassalliens, se retrouve dans le programme adopté au congrès d’unification de Gotha entre le SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei) et l’ADAV (Allgemeiner deutscher Arbeiterverein) en 1875. Marx réfute cette notion dans sa Critique du programme de Gotha (1875), Paris, Éditions sociales, 2008, p. 71-80.

différence entre la grande production centralisée et la petite production décentralisée.

Nous autres, communistes, considérons que la société future doit non seulement nous débarrasser de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi rendre les hommes plus indépendants de la nature en réduisant « le temps de travail nécessaire » et en accroissant au maximum les forces productives socialisées et la productivité du travail socialisé. C’est pourquoi notre idéal est la grande production centralisée, organisée et planifiée, tendant à l’organisation de toute l’économie mondiale. En revanche, les anarchistes préfèrent un tout autre type d’organisation : leur idéal est les petites communes — inadaptées à la grande production du fait de leur structure même — qui concluent des « accords » entre elles et sont liées en un réseau de rapports contractuels bénévoles. Il est clair qu’un tel schéma de production est réactionnaire du point de vue économique. Il ne donnera et ne pourra donner d’espace au développement des forces productives ; du point de vue économique il s’apparente plus aux communes du Moyen Age qu’à la société appelée à remplacer le capitalisme. Ce schéma est non seulement réactionnaire mais utopique par excellence. La société future ne naîtra pas « de rien », ne sera pas livrée du ciel par une cigogne. Elle grandit au sein de l’ancien monde et des rapports créés par la machinerie géante du capital financier. Il est clair que le développement futur des forces productives (toute société future n’est viable et possible que si elle développe les forces productives de la société déjà dépassée) ne pourra se faire que dans la continuation des tendances vers la centralisation du processus de production et l’organisation améliorée de la « direction des choses » remplaçant l’ancienne « direction des hommes ».

Mais les anarchistes nous répliqueront que l’essence de l’État est précisément la centralisation ; « en gardant la centralisation de la production, vous garderez ainsi l’appareil d’État, le pouvoir, la violence », « les rapports autoritaires ».

Cet argument est faux, car il se base sur une notion de l’État purement enfantine et non scientifique. Comme le capital, l’État n’est pas « une chose », mais un rapport entre les individus, plus précisément, entre les classes. C’est un rapport de classe, de domination et d’oppression. C’est ici que réside l’essence de l’État. Si ce n’est pas le cas, l’État n’existe pas. Considérer la centralisation comme le trait caractéristique et principal de l’État, c’est la même chose que considérer le capital comme moyen de production. Les moyens de production ne deviennent du capital que lorsqu’ils sont monopolisés par une classe et servent à l’exploitation salariée d’une autre classe, c’est-à-dire lorsque ces moyens de production expriment les rapports sociaux de l’oppression de classe et de l’exploitation économique de classe. En revanche ils sont une bonne chose en eux-mêmes : l’instrument de la lutte de l’homme contre la nature. C’est pourquoi ils ne disparaîtront pas dans la société future et y prendront une place méritée.

Il y eut une période dans l’histoire de la classe ouvrière où cette dernière ne savait pas distinguer la machine comme moyen de production, de la machine comme moyen d’oppression. À cette époque, l’ouvrier ne cherchait pas à abolir la propriété privée des machines, il voulait détruite les machines elles-mêmes pour revenir aux appareils manuels primitifs.

C’est la même chose pour les anarchistes « conscients » par rapport à la centralisation de la production. Ils voient que dans la société capitaliste cette centralisation sert d’instrument d’oppression, et ils protestent naïvement contre la centralisation en général, confondant d’une manière puérile l’essence de la question avec son enveloppe sociale et historique.

Ainsi, en ce qui concerne la société future, la différence entre nous, communistes, et les anarchistes, ne consiste pas en ce que nous soyons pour ou contre l’État, elle consiste en ce que nous soyons pour une production centralisée qui développe au maximum les forces productives, et en ce qu’ils soient pour la petite production décentralisée qui ne développe pas le niveau des forces productives, mais l’abaisse.

II

LA SECONDE QUESTION principale qui distingue les communistes des anarchistes porte sur l’attitude envers la dictature du prolétariat. Entre le capitalisme et « la société future » il y a toute une période de luttes des classes, celle du refoulement des attaques de classe de la bourgeoisie, battue mais encore révoltée. L’expérience de la révolution d’Octobre a montré que la bourgeoisie « battue à plate couture » utilise néanmoins les restes de ses forces pour la lutte, armée ou non, contre les ouvriers, qu’en fin de compte, elle s’appuie sur la réaction internationale et que la victoire définitive des ouvriers ne sera possible que lorsque le prolétariat nettoiera toute la boue capitaliste et « finira par étouffer » la bourgeoisie partout. C’est pourquoi il est naturel que le prolétariat ait besoin d’une organisation pour mener cette lutte. Plus large, plus forte et plus ferme est cette organisation, plus la victoire définitive sera rapide. Cette organisation provisoire est l’État prolétarien, le pouvoir des ouvriers, leur dictature.

Comme tout pouvoir, le pouvoir prolétarien participe à l’organisation de la violence.

Comme tout État, l’État prolétarien est un instrument d’oppression. Mais, il ne faut pas poser ce problème de la violence de façon aussi formelle. Ce serait le point de vue d’un bon chrétien, d’un tolstoïen, mais non d’un révolutionnaire. Le problème de la violence peut être résolu dans un sens positif ou négatif, il dépend de contre qui est exercée la violence. La révolution et la contre-révolution sont également des actes de violence. Mais ce serait absurde de renoncer à la révolution pour cette raison.

De même, se pose le problème de la dictature du prolétariat. Ce pouvoir est un instrument d’oppression, mais dirigé contre la bourgeoisie. Il prévoit un système de répression dirigé essentiellement contre la bourgeoisie. Dans la lutte de classes, pendant les moments de tension extrême île la guerre civile, il ne faut pas parler de libertés individuelles mais de la nécessité d’en terminer avec les différentes classes exploiteuses.

Il faut choisir entre deux choses : soit le prolétariat achèvera la bourgeoisie battue et se défendra contre ses alliés internationaux, soit il ne le fera pas. S’il le fait, il doit le faire de façon organisée et cohérente, en généralisant sa lutte partout où ses forces le peuvent. Et, dans ce cas, il a besoin d’une puissance organisée, quel qu’en soit le prix. Cette puissance est le pouvoir de l’État prolétarien.

On ne peut pas effacer les différences de classe d’un trait de plume. La bourgeoisie ne disparaît pas, en tant que classe, après avoir perdu le pouvoir politique. Le prolétariat luimême est tel quel après sa victoire. Mais il est devenu la classe dirigeante. Doit-il persister comme tel ou bien se dissoudre tout de suite dans la masse ennemie qui l’entoure ? C’est ainsi que la question est historiquement posée. Et il n’y a pas deux réponses, une seule réponse est valable : le prolétariat en tant que force en mouvement de la révolution doit absolument demeurer le maître de la situation jusqu’à ce qu’il transforme les autres classes à son exemple. Alors — et seulement alors — le prolétariat dissoudra son organisation étatique et l’État « mourra ».

À l’égard de cette période de transition, les anarchistes ont un autre point de vue et ici notre divergence se confirme : pour ou contre l’État-commune prolétarien, pour ou contre la dictature du prolétariat.

Tout pouvoir, quelles que soient les circonstances, est inadmissible pour les anarchistes car il opprime. C’est pourquoi le pouvoir des ouvriers est inadmissible pour eux car il opprime la bourgeoisie. Ainsi, à cette phase de la révolution, les anarchistes tonnent contre le pouvoir du prolétariat à l’unisson avec la bourgeoisie et les partis conciliateurs. En protestant contre le pouvoir des ouvriers, les anarchistes ne sont pas du tout plus « à gauche », plus « extrêmes » comme il est habituellement convenu de le dire. Ils sont juste de mauvais révolutionnaires puisqu’ils ne veulent pas déclarer la guerre organisée, cohérente et de masse contre la bourgeoisie. En renonçant à la dictature du prolétariat, ils lâchent l’instrument le plus fort de la lutte ; en s’opposant à la dictature, ils désorganisent les forces du prolétariat et font tomber le fusil du prolétariat, ils aident objectivement la bourgeoisie et ses agents sociaux-traîtres.

Il n’est pas difficile de suivre l’idée générale qui s’exprime dans la position anarchiste sur la société future et sur la dictature du prolétariat. C’est leur répugnance de principe envers les méthodes d’action organisées, cohérentes et de masse.

Dans notre situation, la façon dont les anarchistes posent la question est extrêmement dangereuse. Un anarchiste cohérent doit s’opposer au pouvoir soviétique et aspirer à le détruire. Toutefois, vu l’absurdité évidente de ce point de vue pour les ouvriers et les paysans, peu nombreux sont ceux qui osent tirer cette conclusion de leurs propres prémisses : certains anarchistes siègent bien à l’organe législatif et exécutif supérieur du pouvoir étatique du prolétariat, donc au Comité Exécutif Central des Soviets. C’est une incohérence évidente et le renoncement à une position anarchiste pure. Pourtant, et bien naturellement, l’anarchiste ne doit pas trop apprécier les soviets et au mieux ne fait que les « utiliser » tout en étant toujours prêt à les désorganiser. Il est donc tout à fait naturel qu’on doive attendre ici une divergence pratique extrêmement forte, car actuellement nous voyons notre tâche principale dans l’élargissement, le renforcement et l’organisation du pouvoir des unions prolétariennes de masse (les conseils des députés ouvriers) tandis que les anarchistes doivent entraver consciemment cette construction.

De même, nos chemins divergent fortement dans le domaine de la pratique économique à l’époque de la dictature du prolétariat. La condition principale de l’élimination économique du capitalisme est de ne pas permettre que « l’expropriation des expropriateurs » dégénère en partage, même en partage égalitaire. Tout partage fait naître de petits propriétaires, de la petite propriété découle la grande propriété capitaliste. C’est pourquoi le partage des biens des riches mène inévitablement et de nouveau à la formation de la même classe de « riches ». La tâche de la classe ouvrière n’est pas le partage petit-bourgeois et lumpen-prolétaire, mais l’utilisation sociale et fraternelle, cohérente et organisée des moyens de production expropriés30

.

30 Rosa Luxemburg argumentera bientôt en ce sens : « Un gouvernement socialiste au pouvoir doit, en tout cas, faire une chose : prendre des mesures dans le sens des perspectives fondamentales d’une réforme socialiste ultérieure des conditions agraires ; il doit au moins éviter tout ce qui serait susceptible de barrer la voie à ces mesures. Mais le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise de possession immédiate et partage des terres par les paysans, devait immanquablement agir dans le sens inverse. Non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle coupe le chemin qui y mène, elle crée me montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme. » Rosa Luxemburg, « La Révolution russe », Œuvres II, Paris, Maspero, 1978, p. 67.

Or, ceci n’est possible que si l’acte même de l’expropriation est exercé de manière organisée, sous le contrôle des institutions ouvrières. Sinon « l’expropriation » prend un caractère ouvertement désorganisateur et dégénère facilement en simple « appropriation » par les individus de la propriété socialisée.

L’économie russe en général, l’industrie et l’agriculture, sont en train de se dégrader et de se désagréger terriblement. La cause de ces terribles difficultés est non seulement la destruction immédiate des forces productives, mais aussi la désorganisation colossale de tout l’appareil économique. C’est pourquoi, les ouvriers doivent plus que jamais se soucier de l’inventaire et du contrôle strict de tous les moyens de production, des maisons expropriées, des produits de consommation réquisitionnés, etc. Un tel contrôle n’est possible que lorsque l’expropriation est exercée par les organes du pouvoir ouvrier et non par des individus et groupes privés.

III

SCIEMMENT nous n’avons pas critiqué les anarchistes en tant que repris de justice, bandits, etc. Pour les ouvriers, il est important de comprendre les aspects dangereux de leur théorie d’où découle une pratique également dangereuse.

L’argumentation ne doit pas être centrée sur une polémique superficielle.

Mais après ce que nous avons dit ci-dessus, on peut comprendre pourquoi ce sont surtout les groupes anarchistes qui se dégradent en effectuant leur auto-« expropriation », pourquoi la pègre « s’insinue » parmi les anarchistes. Partout et toujours se trouvent des éléments qui utilisent la révolution pour leur profit personnel. Mais, il est plus difficile de « pêcher en eau trouble » là où l’expropriation des expropriateurs est mise sous le contrôle des organisations de masse.

Par contre, le refus de principe des actions organisées de masse pour privilégier les « manifestations » de groupes « libres », « autodéterminés », « autonomes » et « indépendants », sert de parfaite couverture pour de telles « expropriations » qui ne ne se différencient pas d’exploits des héros de la pègre.

L’aspect dangereux des expropriations, des réquisitions individuelles, etc. consiste en ce que non seulement de tels actes empêchent la construction d’un appareil de production, de distribution et de direction cohérent, mais en outre ces actes démoralisent et désorganisent ceux qui les commettent et les détournent d’une cause commune et fraternelle, de la constitution d’une volonté collective et les remplacent par l’arbitraire d’un groupe isolé ou même d’un « individu libre ».

La révolution ouvrière possède deux faces : une destructive et une constructive. La face destructive s’exprime en premier lieu par la disparition de l’État bourgeois bien que les opportunistes sociaux-démocrates prétendent que la conquête du pouvoir par le prolétariat ne veuille pas dire du tout la destruction de l’État capitaliste. Mais une telle « conquête » n’existe que dans la tête de ces individus. En réalité la conquête du pouvoir par les ouvriers s’exerce à travers la destruction du pouvoir de la bourgeoisie.

Et dans cette destruction de l’État bourgeois, les anarchistes peuvent jouer un rôle positif. Mais ils sont absolument incapables de construire « un nouveau monde ». Aussi, après la conquête du pouvoir par le prolétariat, quand la construction du socialisme devient la cause la plus importante, ils jouent un rôle quasi-négatif en entravant cette construction par leurs diatribes sauvages et désorganisatrices.

Le communisme et la révolution communiste sont la cause prolétarienne, celle de la classe productive soudée par le mécanisme de la grande production. Toutes les autres couches pauvres peuvent jouer un rôle d’agents de la révolution communiste dans la mesure où elles suivent le prolétariat.

L’anarchisme n’est pas l’idéologie du prolétariat, mais celle de groupes déclassés, non productifs, déracinés de tout travail productif, donc du lumpen-prolétariat enrôlé par les prolétaires, de petits-bourgeois ruinés, d’intellectuels déclassés, de paysans tombés dans la misère, en un mot, de gueux qui ne peuvent plus et ne sont pas à même de créer quelque chose de nouveau, de produire de nouvelles valeurs et qui ne sont capables que de consommer les objets volés pendant les « réquisitions » — telle est la base sociale de l’anarchisme. L’anarchisme est le produit de la décomposition de la société capitaliste. Le trait caractéristique de cette décomposition est la désagrégation des rapports sociaux, la transformation des anciens membres de certaines classes en « individus » atomisés, indépendants de toutes les classes existantes « par elles-mêmes », ne travaillant ni n’obéissant à aucune organisation au nom de leur propre existence. C’est de la poussière humaine engendrée par la barbarie du capital.

C’est pourquoi, la classe prolétarienne saine ne peut être empoisonnée par l’anarchisme. C’est seulement dans les conditions de la décomposition de la classe ouvrière elle-même que l’anarchisme apparaît à l’un de ses pôles comme symptôme de la maladie. La classe ouvrière doit lutter non seulement contre sa décomposition économique, mais aussi contre sa décomposition idéologique dont l’anarchisme est le produit.

N. Boukharine

6.

Certaines notions essentielles de l’économie moderne

CES DERNIERS TEMPS la vie économique russe et européenne développa plusieurs formes économiques complexes et nouvelles qui ont besoin d’un « travail d’analyse et de synthèse » et en premier lieu, d’une bonne classification. Naturellement, ici « la pratique » précède « la théorie » et le travail théorique se fait après l’accumulation d’un matériel suffisant. Il est aussi compréhensible que les approches préliminaires souffrent inévitablement de fautes sérieuses. La « confusion des notions » est le péché inévitable de la pensée humaine lorsqu’elle cherche de nouvelles voies. Ainsi des erreurs se sont logiquement exprimées avec un parti pris et une dérive dus à un certain positionnement social. Dans ce cas, se forme une « tendance » qu’on peut qualifier selon son contenu social. Les derniers discours du camarade Lénine, d’un côté, la série de déclarations, d’articles, etc., tous très symptomatiques, émanant du milieu ouvrier, de l’autre, expliquent la nécessité d’une analyse critique de certaines notions essentielles de l’économie moderne.

I

DANS LES DISCUSSIONS actuelles entre l’aile droite et l’aile gauche de notre parti, la question du capitalisme d’État est mise en avant. Sur ce sujet, le camarade Lénine proposa une série de formules : « apprendre le socialisme des organisateurs de trusts » (premier mot d’ordre) ; « dans nos conditions le capitalisme d’État est le plus grand progrès » (deuxième thèse) ; « même sous Kerenski le capitalisme d’État aurait été un pas en avant de géant » — c’était la troisième thèse du camarade Lénine qu’il opposa à l’auteur de cet article à l’une des dernières réunions du Comité Exécutif Central31

.

Citons maintenant deux fragments de la revue Vestnik Metallista32. Voilà ce qu’écrit le camarade Ya. Boyarkov33 dans son article « Les problèmes de démobilisation de l’industrie

31 Séance du CEC du 29 avril 1918. Cf. LENINE, Œuvres, t. 27, op. cit., p. 306-307

32 Vestnik metallista, n° 2, janvier 1918. — Le Messager du métallurgiste, organe du Comité central du syndicat pan-russe des ouvriers de la métallurgie. (Note du rédacteur)

33 Ya. Boyarkov est le pseudonyme de Abraham Z. GOLTSMAN (1894-1933) : dirigeant des ouvriers métallurgistes et partisan du projet Mechtcherski d’un modèle de développement capitaliste d’État. Président du syndicat des métallurgistes à la suite de l’envoi de Chliapnikov en mission en Norvège, il sera un des rares dirigeants syndicalistes à soutenir Trotski lors du débat sur les syndicats en 1920. Un temps oppositionnel puisqu’il signe la« Déclaration des 46 » en 1923, il est par la suite responsable de l’aviation civile à partir de* 1932. Il trouve la mort dans un accident d’avion.

» :

Les jeunes syndicats ouvriers qui n’ont pas beaucoup d’expérience de la lutte des classes et ne sont pas habitués à l’activité économique organisationnelle, sont obligés de prendre toute la responsabilité de la réglementation étatique de l’économie. Vu leur manque étonnant de forces intellectuelles et industrielles, sans coopération avec les entrepreneurs, le prolétariat russe est seul pour imposer le système de contrôle des forces économiques, contrôle caractéristique pour le capitalisme développé (souligné par moi — N.B.) en

Europe Occidentale

Et plus loin :

Ce n’est pas le socialisme ou l’ordre exclusivement bourgeois que nous devons instaurer en Russie. À l’encontre d’une bourgeoisie russe arriérée il faut construire un système capitaliste développé (souligné par moi — N.B.) avec le contrôle étatique de la production.

Puis l’auteur déclare qu’il « n’a pas d’illusion sur le fait que le socialisme éclaire bien l’Est ».

Comparons les déclarations du camarade Lénine avec les articles de la Vestnik Metallista. Rappelons-nous aussi les paroles du camarade Lénine sur l’idéologie du syndicat des métallurgistes qui est un exemple d’idéologie prolétarienne. Alors on comprend que cette concordance n’est pas accidentelle. Evidemment, il est en train de se former une « tendance » qui est réellement présente dans les masses ouvrières.

Analysons maintenant l’aspect logique des thèses mentionnées ci-dessus. On voit que « le capitalisme d’Etat » du camarade Lénine est le même que « le capitalisme développé » de la Vestnik. Donc, il faut d’abord analyser cette notion.

Qu’est-ce que le capitalisme d’État ? Du point de vue des techniques de production, il s’agit d’une production contrôlée par l’État, la liquidation de l’anarchie du marché libre dans ce domaine, « le contrôle strict » exercé par les autorités. La production et la distribution sont organisées. Non seulement les conditions générales du procès de production, mais aussi les détails techniques sont sciemment mis dans le cadre du plan général d’organisation.

Du point de vue social et économique, cette caractéristique n’est pas suffisante, car en outre il faut analyser les rapports entre les personnes dans le procès de production. Le capitalisme d’État (« le capitalisme développé ») est une des formes du capitalisme, une certaine forme du pouvoir du capital. Donc, il ne s’agit pas d’un changement des principes de la « structure économique ». Les rapports principaux de production du système capitaliste sont ceux qui existent entre le capitaliste qui possède les moyens de production, et l’ouvrier qui vend sa force de travail au capitaliste. Sous le capitalisme financier, ces rapports se maintiennent mais, à la différence du capitalisme industriel, la propriété individuelle de chaque capitaliste est remplacée par la propriété capitaliste collective des moyens de production. Le capitalisme d’État est l’aboutissement du capitalisme financier. Donc les rapports principaux (la domination du capital sur la classe ouvrière) se maintiennent totalement. Mais à la différence du capitalisme financier, ces organisations bourgeoises multiples concentrant la production dans leurs mains (les trusts privés, les cartels, les unions d’« employeurs »», etc.) cèdent la place à une seule organisation de la bourgeoisie — l’État bourgeois, financier, capitaliste et impérialiste.

Si l’on caractérise la société capitaliste d’État du point de vue des rapports de forces sociaux, le capitalisme d’État est le pouvoir de la bourgeoisie au plus haut niveau. Ici la domination du capital devient extrêmement et monstrueusement puissante, elle abat tous ses ennemis, en premier lieu le prolétariat qui est asservi par l’État pillard.

Enfin, si on analyse la question du point de vue des rapports entre les pays, le capitalisme d’État signifie l’aggravation de la concurrence capitaliste, la préparation économique aux guerres destructrices futures (« la militarisation de l’économie »), un grand développement du protectionnisme et du militarisme et un danger aggravé de guerre.

Analysons maintenant le capitalisme d’État par rapport au socialisme. Les sociauxpatriotes de toutes espèces ont déclaré que le capitalisme d’État était une sorte de socialisme. Jadis le révisionniste allemand connu Edmund Fischer34 crut trouver de nombreuses sortes de socialisme à l’exemple des royaumes prussien ou bavarois qui introduisirent les monopoles : la planification du monopole de l’électricité par l’État — voilà le socialisme électrique ! On monopolise la force de l’eau — c’est le socialisme de l’eau, etc. Au vu de la déclaration de guerre et de la militarisation de l’industrie, les sociaux-patriotes déclarèrent qu’il fallait appuyer le gouvernement existant seulement parce que l’État bourgeois était en train de dégénérer vers un « socialisme d’État » sans classes.

Après tout cela, on peut comprendre que cette caractéristique de capitalisme d’État est une blague sanglante pour la classe ouvrière. Car le capitalisme d’État signifie le renforcement immense de la domination du capital et de la clique militariste et aussi l’exploitation impitoyable de la classe ouvrière. C’est plutôt l’économie esclavagiste que le 34 Georg Edmund FISCHER (1864-1925) : sculpteur sur bois, journaliste et social- démocrate allemand, il est l’un des membres fondateurs du SPD à Francfort sur le Main en 1890. De 1892 à 1893 il est rédacteur du journal Volksstimme et de 1893 à 1898 rédacteur à la Sachsischen Arbeiterzeitung de Dresde. Collaborateur régulier des Sozialistischen Monatshefte de 1914 à 1922, il aura été délégué à tous les congrès du SPD entre 1895 et 1916. socialisme. Et pour construire le socialisme, il faut avant tout détruire l’appareil monstrueux de la violence et de l’oppression.

Voilà pourquoi l’extrême gauche de l’Internationale de Zimmerwald35 proposa le mot d’ordre considéré comme essentiel à l’époque : « Contre le capitalisme d’Etat ! » (Gegen den Staatskapitalismus !). Voilà pourquoi cette aile refusa d’appuyer toutes les mesures qui concouraient au renforcement du capitalisme d’État (comme I’Union douanière de l’Autriche Hongrie et de l’Allemagne).

Dans ce cas, le caractère progressif — du point de vue technique — de cette forme ne servait pas et ne pouvait pas servir de critère tactique. Sans aucun doute, le capitalisme d’État est un pas en avant du point de vue de la centralisation et de la concentration du capital. Telles sont les contradictions du développement capitaliste. Ce « pas en avant » signifie en même temps une montée du militarisme, du danger de guerre, de l’oppression de la classe ouvrière et de la menace grandissante de la révolution socialiste ; donc, en somme, l’aggravation du risque de l’élimination colossale et barbare des forces productives de la société. C’est pourquoi l’époque actuelle impose à la classe ouvrière la tâche non de soutenir le capitalisme d’État, mais de le détruire. Impérialisme, militarisme, capitalisme d’Étal — cette sainte trinité de la barbarie capitaliste doit voler en éclats du fait du prolétariat. Et notre parti l’a bien compris. Souvenons-nous du débat entre le journal Novaïa Jizn36 et notre presse. Pendant que Novaïa Jizn représenté par les Bazarov37, les Avilov38, etc., se

35 C’est dans le village suisse de Zimmerwald que se réunissent du 5 au 8 septembre 1915 38 militants internationalistes européens pour marquer leur opposition à la guerre et leur refus de l’Union Sacrée. Face à une droite qui se satisfait de la réaffirmation de principes pacifistes, la gauche de Zimmerwald appelle à la formation d’une nouvelle internationale et à la rupture avec une social-démocratie dont la faillite est patente. 36 La Vie nouvelle, organe central des sociaux-démocrates internationalistes publié à Petrograd par Maxime Gorki. Opposé à la prise du pouvoir par les bolcheviks et à leur politique autoritaire, le journal est supprimé en juillet 1918.

37 Vladimir Alexandrovitch BAZAROV (1874-1939) : économiste et philosophe russe, il organise avec Bogdanov dont il restera proche un cercle des travailleurs dans sa ville natale de Toula. Entre 1907 et 1909 il traduit Le Capital en russe et rejoint les menchéviks vers 1911. Internationaliste pendant la Première Guerre mondiale, principal contributeur de la revue Novaïa Jizn, très critique de la politique de Lénine, il travaillera néanmoins par la suite au Gosplan lors de la NEP et à l’institut Marx-Engels avec Riazanov. Arrêté à l’été 1930, il est mis en cause lors du « procès des menchéviks » de 1931 et condamné à 18 mois d’exil.

38 Boris Vassilievitch AVILOV (1874-1938) : avocat, il adhère au parti bolchevik en 1904 où il reste jusqu’en avril 1917 avant de rejoindre les menchéviks internationalistes où il est nommé au Comité central au mois d’août. Il abandonne la politique de parti en 1918 et travaillera par la suite au Bureau central de statistiques ainsi qu’au Gosplan montrait en faveur du contrôle étatique, nous proposâmes le mot d’ordre du contrôle ouvrier par le bas. Et ce n’était pas parce que nous étions opposés à un plan central et à une organisation générale par en bas et par en haut. De notre point de vue, comme la bourgeoisie impérialiste possède le pouvoir, le contrôle étatique signifie la montée du capitalisme d’État qui s’accompagne inévitablement de l’asservissement de la classe ouvrière. À l’époque nous ne partagions pas du tout l’idée actuelle du camarade Lénine que « même sous Kerenski le capitalisme d’État aurait été un grand pas en avant ». Nous comprîmes que le capital financier, qui avait bien « utilisé » les meneurs de la petite bourgeoisie, se serait trouvé un point d’appui supplémentaire juste au moment où il fallait lui arracher tout appui.

Mais ce qui fut si clair à cette époque-là devient maintenant obscur pour nombre de personnes. Quand le camarade Boyarkov écrit : « Ce n’est ni le socialisme ni l’ordre exclusivement bourgeois que nous (c’est-à-dire, la classe ouvrière — N.B.) devons instaurer en Russie ». Et lorsqu’il s’avère que cet ordre doit être « un capitalisme développé », dans cette phrase, vraiment classique, se concentre tout un gouffre de confusion, de contradictions et d’opportunisme le plus déchaîné qui se révèlent çà et là dans les fragments de discours et de déclarations de beaucoup de nos camarades.

En effet, « le capitalisme développé » est représenté comme une quelconque société intermédiaire et de transition entre le capitalisme et le socialisme. Et le camarade Boyarkov, âme naïve, dit que le capitalisme, surtout « développé », n’est pas une société exclusivement bourgeoise. Nous nous permettons de donner au camarade Boyarkov l’assurance que le capitalisme d’État est la société bourgeoise par excellence et la plus pure, car dans ce type de capitalisme la puissance des organisations capitalistes est poussée à une extrémité encore jamais vue. Et c’est cette société que la Vestnik metallista propose aux ouvriers « d’instaurer en Russie » ! Il n’y a rien à dire, belle tâche pour les ouvriers socialistes ! Jusqu’ici les marxistes tournèrent toujours le dos avec mépris aux populistes qui les invitaient à’ « en tirer la conclusion » c’est-à-dire à ouvrir eux-mêmes des cabarets pour « propager le capitalisme »

39. Les marxistes pensent que leur tâche n’est pas « la propagation du capitalisme », mais l’organisation des fossoyeurs du capital. Maintenant, il se trouve que cet ancien point de vue est dépassé : nous réalisons une caricature de populisme ; le fait que maintenant nous ne le « propagions » pas, mais l’« instaurions », nous sert de faible

39 Allusion à l’ancienne discussion entre les marxistes et les populistes. Les marxistes prétendaient que le capitalisme était une phase progressive pour la Russie (le socialisme est impossible à construire sans cette phase) ; les populistes les invitaient, par conséquent, à concourir à la construction du capitalisme. (N.d.T.)

consolation.

II

LE LECTEUR NE DOIT PAS PENSER que les camarades métallurgistes et le camarade Lénine s’apprêtent sans préambule à construire réellement les mêmes rapports de production qui sont instaurés par les Lloyd George, les Helfferich40, les Rathenau41 et autres oligarques en Europe et en Amérique. Ce serait vraiment catastrophique si après la guerre sanglante contre la bourgeoisie impérialiste et ses agents, le prolétariat triomphant construisait par lui-même une société capitaliste d’État en Russie... En effet, si on lisait attentivement les formules proposées par le camarade Lénine et « les ouvriers qualifiés » de la Vestnik Metallista, on pourrait constater sans peine que des camarades utilisent des mots sans bien en comprendre le sens. Ainsi, le camarade Lénine parle du « capitalisme d’État dans les conditions de la dictature du prolétariat » et l’auteur de la Vestnik parle naïvement de construction du capitalisme « sans entrepreneurs » ( !!). L’un vaut l’autre. Le capitalisme d’État sous la dictature du prolétariat est une absurdité, un non-sens. Car le capitalisme d’État suppose la dictature du capital financier ce qui signifie la soumission de la production à l’État dictatorial. De même le capitalisme d’État est absurde sans capitalisme. « Le capitalisme non capitaliste » — c’est le comble de la confusion jamais imaginé.

D’où l’on voit que les camarades confondent le capitalisme d’État avec le contrôle sur la production par l’État socialiste, prolétaire (ou prolétaire et paysan). Le contrôle d’État peut avoir deux formes opposées par le sens et par la signification sociale : le socialisme et le capitalisme d’État, et la signification différente dépend entièrement de la classe qui est au pouvoir.

Mais il n’y a point de fumée sans feu. Et en réalité, il ne s’agit pas seulement d’une confusion de mots ou de termes. Malheureusement cette discussion ne concerne pas

40 Karl Theodor HELFFERICH (1872-1924) : économiste, homme politique et banquier allemand, il est secrétaire d’État au Trésor de 1915 à 1916 et secrétaire d’État à l’intérieur de mai 1916 à octobre 1917. En 1918, il est nommé ambassadeur d’Allemagne en Russie, après l’assassinat du comte von Mirbach. Il s’occupe également de collecter des fonds et de drainer l’argent de la Deutsche Bank vers les organisations d’extrême droite, notamment la Ligue anti-bolchevique en opposition à la Révolution de Novembre et à la ligue spartakiste 41 Walter RATHENAU (1867-1922) : industriel et homme politique allemand, il est le fils du fondateur d’AEG avant d’être en politique un fidèle soutien de la politique impérialiste du Second Reich. Il s’accommode néanmoins de la République de Weimar dont il devient une des figures majeures à droite. Décrié aussi bien par l’extrême-droite que par l’extrême- gauche, c’est lui qui négocie avec les russes le traité de Rapallo, ce qui lui vaut une attaque particulièrement virulente de Helfferich au Reichstag le 23 juin 1922. Le lendemain il est assassiné par l’Organisation Consul, issue des Corps Francs et de l’échec du putsch de Kapp. uniquement les notions. Il faut analyser la domination de toute classe et son pouvoir non comme un phénomène statique, mais dans sa dynamique, son développement ou sa régression. C’est de ce point de vue que nous devons analyser la situation actuelle.

Le pouvoir de classe se compose fondamentalement de deux éléments : de son pouvoir politique et de son emprise économique et, en fin de compte, le facteur décisif est son degré d’influence sur la production. De ce point de vue, on peut comprendre qu’une dictature ouvrière et paysanne qui ne déboucherait pas sur l’expropriation des expropriateurs et ne liquiderait pas le pouvoir du capital dans les entreprises ne pourrait être qu’un phénomène passager. Inévitablement, elle céderait sa place au régime politique bourgeois et son sens historique ne serait que la destruction des restes du féodalisme. C’est ainsi qua nous avons posé la question, à l’époque de la révolution précédente de 1905-1907, quand était à l’ordre du jour la révolution bourgeoise démocratique et non socialiste. Nous considérâmes « la dictature du prolétariat et de la paysannerie » comme un coup de balai radical de l’histoire balayant les ordures féodales et nettoyant objectivement la route pour un rapide développement des rapports capitalistes.

C’est cette question qui est aussi posée maintenant. Il peut y avoir une certaine nonconformité entre le régime politique et économique quand la pression de « l’économie » concourt à la transformation de « la politique ». Au sens concret : supposons que le pouvoir soviétique (la dictature du prolétariat soutenue par les paysans pauvres) qui organise en paroles le contrôle d’État, confie en fait la gestion aux « organisateurs des trusts ». Qu’arrive-t-il ? Le pouvoir réel du capital grandit et se referme sur l’économie. Et soit l’enveloppe politique se transforme peu à peu jusqu’à devenir méconnaissable, soit elle « explose » à un certain moment, parce qu’à la longue, « le pouvoir de direction » du capital sur l’économie est incompatible avec celui du prolétariat sur la politique.

C’est une pareille situation qui est en train de se former maintenant chez nous. Si la tendance à la conciliation pas à pas avec le capital prédomine (heureusement ce n’est pas encore un fait) dans l’économie, ce serait la création d’un pouvoir fort dirigé par des capitalistes qui renverserait tôt ou tard une superstructure politique qui serait absolument inadmissible pour lui. Alors s’instaurerait un capitalisme d’État achevé et la dictature politique du capital naîtrait à partir de l’œuf du pouvoir économique de direction des « organisateurs de trusts ». Ce danger intérieur et réel est bien celui dont nous avons parlé dans nos Thèses42. Ce danger se révèle pour le pouvoir soviétique avec la ligne politique de 42 Cf. La revue Kommunist, op. cit., p. 68.

Goukovski, dans les négociations avec Mechtcherski (heureusement terminées sans rien), etc., et dans les articles de la Vestnik metallista. Cela signifie une orientation vers le capital étranger qui veut implanter le capitalisme d’Etat. Malheureusement, les camarades oublient qu’à mesure de la croissance du capitalisme d’État, l’âme de la dictature du prolétariat le quitte.

III

LE MANQUE DE CLARTE quand on pose la question essentielle du capitalisme d’État mène à une série d’obscurités et d’erreurs dans presque toutes les questions liées au contrôle de l’État sur la production. Notons ici celles du travail obligatoire et de la discipline au travail. D’après l’analyse faite ci-dessus, on voit que ces notions peuvent avoir deux significations radicalement différentes et opposées.

Le service du travail obligatoire exprime la solidarité envers la dictature socialiste. Il peut être également l’asservissement complet de la classe ouvrière au capitalisme d’État.

La discipline au travail représente la discipline fraternelle sous la dictature socialiste. Elle est, par contre, la caserne, le meurtre de l’âme et la galère sous le capitalisme d’État. Tant qu’existe la tendance au capitalisme d’État, les premières significations de ces notions se transforment dans les secondes, ce qui détachera inévitablement la classe ouvrière du parti qui mène les masses au capitalisme d’État.

En discutant avec les communistes de gauche, le camarade Lénine prétend surtout que ceux-ci ne comprennent pas le caractère critique de la phase actuelle de la révolution qui met le prolétariat devant la nécessité du travail quotidien. Mais nous sommes pleinement d’accord avec la nécessité d’un pareil travail et sur toutes les conséquences qui en découlent. Nos vraies discordes sont bien autres, elles concernent la ligne de partage entre le capitalisme d’État et l’État-commune socialiste. Il ne serait pas difficile de montrer que la conception actuelle de l’abandon de la prise collective des décisions, basée sur une défiance envers la force des organisations ouvrières, contredit absolument le beau mot d’ordre formulé jadis par le camarade Lénine : « Enseigner toutes les cuisinières pour qu’elles dirigent l’État43

». Il ne

43 On trouve cette idée dans la seconde partie de la brochure « Les bolcheviks garderont- ils le pouvoir ? », parue en octobre 1917 dans la revue Prosvéchtchénié n° 1-2 : « Nous ne sommes pas des utopistes. Nous savons que le premier manœuvre ou la première cuisinière venus ne sont pas sur-le-champ capables de participer à la gestion de l’État. Sur ce point, nous sommes d’accord et avec les Cadets et avec Brechkovskaïa, et avec Tsérétéli. Mais ce qui nous distingue de ces citoyens, c’est que nous exigeons la rupture immédiate avec le préjugé selon lequel seuls seraient en état de gérer l’État, d’accomplir le travail courant, quotidien, de direction, les fonctionnaires riches ou issus de familles riches. Nous exigeons que l’apprentissage en matière de gestion de l’État soit fait par serait pas difficile de montrer aussi que « les organisateurs des trusts » (non le personnel technique, mais les capitalistes comme tels) n’ont rien à voir avec les anciens mots d’ordre élevant l’activité du prolétariat. Mais tout cela dépasse le cadre de cet article.

Revenons à l’analyse des « notions essentielles de l’économie moderne ». Il me semble que le mot très habituel de notre époque — « la nationalisation » — est bien responsable de la confusion des notions.

Nationalisation cela veut dire étatisation. Mais il y a deux sortes d’étatisation, car l’essence sociale de l’Etat dépend de la classe sur laquelle il repose. « La nationalisation » est une notion formelle d’un certain point de vue, car elle ne dit rien du tout du contenu social de l’étatisation. Lorsque le capital américain remet les chemins de fer entre les mains de son État pillard, c’est la nationalisation. Lorsque l’État prussien monopolise la production de l’énergie électrique, c’est la nationalisation. Mais la transmission de l’industrie du sucre aux mains de l’État ouvrier et paysan (à part les entrepreneurs) c’est aussi la nationalisation. Il est clair que dans les deux premiers cas il n’y a aucune « expropriation des expropriateurs » ; les derniers transmettent tout simplement la machine de l’exploitation d’une main à l’autre : des mains de leurs trusts à celles de leur État. Dans le troisième cas, l’expropriation est évidente.

Il est clair que sous la dictature socialiste, la nationalisation complète signifie la socialisation et la transmission d’une branche de production entre les mains du pouvoir socialiste.

Le mot « socialisation » est défiguré par certains SR qui le nuancent d’une façon spécifique (les lots de terres égaux, les normes de travail, etc.). Cela n’empêche pas du tout de nommer ainsi la nationalisation sous le régime de la dictature du prolétariat.

Il faut faire la distinction entre la socialisation et l’occupation des entreprises isolées par les ouvriers de ces dernières. Pendant la montée révolutionnaire une pareille occupation se transforme inévitablement en socialisation : si la révolution pourrit, soit le phénomène s’arrête (les ouvriers « ne sont pas capables de la faire »), soit (ce qui est peu probable) les autres ouvriers forment des « artels4448 » qui sont condamnés à devenir (comme la plupart des associations productives) une entreprise capitaliste.

La socialisation de la production est l’antithèse du capitalisme d’État. Elle est l’étape de les ouvriers conscients et les soldats, et que l’on commence sans tarder, c’est-à-dire qu’on commence sans tarder à faire participer à cet apprentissage tous les travailleurs, tous les citoyens pauvres. », in Lénine, Œuvres, t.- 26, op. cit., p. 109.

44 Mot d’origine russe qui signifie « confrérie d’artisans » et qui désigne toute coopérative ou petite association de travailleurs où la propriété est collective.

transition du socialisme au communisme quand la dictature du prolétariat disparaîtra comme inutile et quand les classes se dissoudront dans la société communiste sans État devenue unie et harmonieuse.

Notre mot d’ordre comme celui du parti communiste n’est pas le capitalisme d’Etat. Il est : « Vers la socialisation de la production — vers le socialisme ! »

N. Boukharine

6.

Bibliographie

A. Bogdanov, Les problèmes du socialisme

Publié par l’association « Les éditions des écrivains de Moscou »,

1918, 104 p. Prix : 1 rouble et 50 kopecks.

A. BOGDANOV45 est un théoricien très intéressant et original. On peut apprécier différemment sa philosophie empiriomoniste46. Mais on ne peut nier ni l’indépendance de sa pensée, ni son interprétation profonde des problèmes traités, ni le monisme (unité organique) de tout son système théorique. Certaines de ses thèses de sociologie générale sont brillamment confirmées dans des ouvrages d’historiens et d’ethnologues : par exemple la théorie de Bogdanov dans laquelle la religion est issue du dualisme productif, théorie confirmée dans les dernières œuvres de Cunow4771 (il est d’ailleurs peu probable que ce dernier connaisse l’existence même de Bogdanov).

Hélas, nous ne recommanderons pas aux lecteurs cette brochure en tant qu’ouvrage devant donner les réponses aux « problèmes du socialisme ». Le sens tactique de la brochure consiste en une attaque contre le maximalisme, notamment contre notre parti. Bogdanov aura beau le nier, mais à la base, sa critique se fonde sur une conception opportuniste et dominante de la culture.

L’idée principale de l’auteur est que la transformation socialiste de la société et la révolution socialiste peuvent s’exercer d’après un plan organisationnel élaboré d’avance. D’abord la classe ouvrière crée sa propre science, élabore ses méthodes scientifiques dans

45 A. BOGDANOV, c’est-à-dire Alexandre Alexandrovitch MALINOVSKI (1873-1928) : médecin, économiste, écrivain et social-démocrate russe, il tente une synthèse entre le marxisme et les thèses de Mach et Avenarius qu’il baptisera empiriomonisme. D’abord proche de Lénine, il s’oppose à celui-ci après 1905 en défendant le rejet de toute participation à la Douma impériale. Fondateur de l’école de Capri, il s’éloigne un temps de la politique et élabore dès 1912 sa « théorie de l’organisation » (tectologie) : selon lui, la Grande Guerre était « une crise organisationnelle » universelle qui imposait la naissance d’une nouvelle science organisatrice générale. Il est également l’auteur d’un roman utopique en 1913 : L’étoile rouge. Après 1917, toujours critique vis-à-vis du régime bolchevique, il est un des animateurs du mouvement pour la culture prolétarienne. Son influence sur la formation des militants bolcheviks qui feront la révolution d’Octobre a été très importante. 46 Contre laquelle polémiquèrent Georges PLEKHANOV, Le matérialisme militant (« réponse à Monsieur Bogdanov ») et LENINE, Matérialisme et empiriocriticisme.

47 Heinrich Wilhem Carl CUNOW (1862-1936) : ethnologue, journaliste et social- démocrate allemand, il fut notamment un des responsables de l’école du parti social- démocrate à Berlin à partir de 1907. tous les domaines, fonde ses universités ouvrières et dans ce but écrit une encyclopédie prolétarienne, etc., puis elle construit un plan organisationnel pour résoudre « la tâche mondiale d’organisation ». Tout cela réalisé, on pourra commencer la construction du socialisme, écrit Bogdanov. Et pas avant. Un tel « maximalisme » n’est qu’une utopie.

Ainsi, nous avons l’exemple classique de la conception de la primauté de la culture qui resurgit sous l’enveloppe marxiste. La faute de Bogdanov n’est pas tant le fait qu’il reconnaisse la puissance de « l’idéologie » (et à tort il pense que, nous, en tant qu’orthodoxes du marxisme révolutionnaire, critiquons son analyse en niant cette puissance). Il a tort dans son approche rationaliste du processus social et historique (d’abord le plan élabore en détail l’organisation mondiale, puis la réalisation de ce plan se vérifie dans tous ses aspects). En réalité ce « plan » se forme au sein de la lutte révolutionnaire du prolétariat, il dépend directement des conditions changeantes de la lutte et ne peut être élaboré en détail qu’après le triomphe mondial de la classe ouvrière. Tout autre point de vue mène immanquablement du marxisme révolutionnaire à l’opportunisme le plus ouvert. C’est pourquoi lorsque Bogdanov écrit : « Le nouvel univers culturel de la classe ouvrière (dans la société capitaliste — N. B.) — c’est l’émergence réelle (souligné par l’auteur) du socialisme aujourd’hui, le maximalisme du développement et de la création et non le rêve et l’aventure » (p. 74), c’est bien un renoncement du point de vue révolutionnaire. La même idée est exprimée avec encore plus de force à la page 101 : « Selon les anciens concepts, le triomphe du socialisme précède sa réalisation ; avant ce triomphe il n’existe pas, il n’est pas encore présent, il ne signifie que le « but final ». Pour nous ce n’est pas un fait acquis. »

Qu’est-ce que cela signifie ? Que A. Bogdanov passe tout à fait sur les positions du Stücksozialismus48, ce qui signifie la réalisation du socialisme pas à pas dans le cadre de la société capitaliste. C’est cette « réalisation » (plus loin l’auteur prétend que, par exemple, elle consiste à ce que les ouvriers n’exploitent personne ! — p. 101) qui « n’est pas une aventure ». Nous sommes parfaitement d’accord que ce n’est pas vraiment « une aventure », mais nous doutons que ce soit cela le socialisme.

Si on examine l’erreur de Bogdanov du point de vue de la logique, elle apparaît dans la thèse suivante : « La réalisation créative de la société socialiste de classe mènera le prolétariat au triomphe quand cette société sera universelle. Le développement socialiste sera achevé (souligné par nous — N.B.) dans la révolution socialiste ». Alors, selon Bogdanov, « l’ordre 48 Littéralement un « morceau de socialisme », théorie réformiste de la réalisation partielle et progressive du socialisme.

des phénomènes » est ce qui suit : 1) la réalisation de la « société socialiste de classe » dans le cadre du capitalisme ; 2) son achèvement par une révolution socialiste qui transformera cette société de classe en société universelle.

A. Bogdanov le croit. Or la réalité est bien différente : 1) l’organisation du prolétariat au sein du capitalisme fait exploser le capitalisme et son État ; 2) la révolution socialiste instaure une « société socialiste de classe » (la dictature du prolétariat) pour la première fois ; cette révolution socialiste n’achève pas, mais entame « le développement socialiste » ; 3) la période de disparition de la dictature et de l’État puis la transformation de la « société socialiste de classe »» en « société universelle ». Cette période n’est possible qu’après la victoire décisive et définitive des ouvriers. Mais celui qui veut ajourner cette victoire la nomme « aventure » alors que c’est la seule sortie de l’impasse sanglante qui s’oppose au socialisme.

A. Bogdanov a eu tort de faire connaître au citoyen Bazarov le journal « Novaya Jizn’ » comme exemple du « maximalisme ». Ce citoyen considère le capitalisme d’État de bagne en Allemagne, en Angleterre, etc., comme étant le socialisme. A. Bogdanov critique très bien un pareil régime. Et, de fait, sa critique est juste. Mais lorsqu’il dit : « On nous propose de reconnaître le socialisme à venir dans sa caricature odieuse, résultat de la guerre et de l’ancien régime », nous pouvons répondre que ce n’est pas nous, mais le citoyen Bazarov qui le « propose ».

Dans ce court compte rendu, nous n’avons pas la possibilité d’examiner toutes les erreurs de l’auteur. Notons-en pourtant quelques-unes. À la page 21, Bogdanov doute de l’existence du maximalisme de la gauche européenne bien que ce soit elle (à travers les « tribunistes » hollandais49, Pannekoek50, etc.) qui posa la première le problème de façon maximaliste. A la page 25, l’auteur dit que la cause idéologique de l’effondrement de la IIe

Internationale est la persistance de la pensée bourgeoise et paysanne alors qu’en réalité il s’agit de

49 Du nom de leur journal, De Tribune.

50 Anton PANNEKOEK (1873-1870) : docteur en astronomie, c’est le principal théoricien de la gauche au sein de la social-démocratie des Pays-Bas, également militant à Brème avant la Première Guerre mondiale, il publie en 1909 Divergences de tactique dans le mouvement ouvrier. C’est la première critique systématique des conceptions social-démocrates, qui s’oppose tant au révisionnisme de Bernstein qu’au radicalisme passif de Kautsky. Internationaliste durant la guerre, il fut sans doute, avec Boukharine, le principal inspirateur du Lénine de l’État et la Révolution. À la fin de la Seconde Guerre mondiale il rédige Les conseils ouvriers, ambitieuse étude qui transmet aux jeunes générations d’importantes leçons, fruits d’une expérience collective — trop rapidement oubliée — de la classe révolutionnaire.

l’« impérialisme ouvrier », dont la source est bien différente. À la fin du texte Bogdanov critique « l’État-commune » de Lénine51 comme instable. Ici aussi, il ne comprend pas toute la signification révolutionnaire de l’époque de la dictature. Sur ce point la vie même répondra mieux à A. Bogdanov.

Enfin nous nous permettons de noter un passage étrange. Dans le chapitre « Le communisme de guerre et le capitalisme d’État », à la page 76, nous sommes stupéfaits de lire concernant la mobilisation impérialiste (donc, des brigands) : « L’armée cessa d’être inutile en devenant ( !) l’organe le plus nécessaire de défense et de salut de l’organisme social ( !!) ». Véritable charabia de la part d’un exégète de l’impérialisme. Comment Bogdanov concilie-t-il ce passage avec ses propres idées anti-patriotiques ? Impossible de le comprendre dans cette brochure.

Tout ouvrier qui aura lu le petit livre de Bogdanov, verra sans peine l’utopisme et l’opportunisme de ses positions. C’est dommage qu’un auteur comme Bogdanov perde son esprit vivant et révolutionnaire, surtout à l’époque de la plus grande révolution.

N. Boukharine

51 Tel que celui-ci le défendait dans l’État et la Révolution, position de principe qui est maintenue par les communistes de gauche.

Annexe

Bibliographie :

L’économie mondiale et le capitalisme

N. Boukharine, L’économie mondiale et le capitalisme, essai économique, Petersbourg, Priboi, 1918 — prix 2 roubles

LE LIVRE DU CAMARADE Boukharine consiste en la réécriture d’un grand article publié à l’étranger dans la revue Kommunist52, clandestine à l’époque. Ce livre (ou plus précisément son manuscrit) a subi beaucoup de revers de fortune sous le régime tsariste et le pouvoir de Kerenski. Enfin il a vu le jour et on ne peut que saluer chaleureusement sa parution.

Dans le projet de l’Académie Communiste, il y a un point d’après lequel elle peut conférer le grade de docteur aux camarades qui font connaître des ouvrages importants dans le domaine des sciences humaines. Si l’on a besoin seulement de grades, N. I. Boukharine a déjà mérité le doctorat avec ce petit livre de sept cahiers. Un livre intéressant en tant qu’œuvre descriptive qui utilise un matériel statistique et littéraire immense sur les problèmes de l’économie mondiale et les rapports de production qui lui sont liés. Il est très conséquent du point de vue théorique. Non seulement l’auteur sait « den theoretischen Standpunkt zu betonen » (révéler les dessous théoriques), qualité que Marx appréciait chez Sieber53, mais de plus cette appréhension théorique des questions est toujours marquée par l’utilisation brillante de la méthode marxiste. Les bases de l’analyse de la phase actuelle du développement du capitalisme, des formes de l’organisation étatique et des procédés politiques qui lui sont liés, ont été élaborées par Hilferding54. Mais ce chercheur s’est aussi concentré sur l’analyse des catégories économiques principales du capitalisme contemporain. N. Boukharine porte plus son attention sur les « superstructures » financières de l’économie capitaliste et la lutte 52 Kommunist (Le Communiste), première mouture, est un journal à numéro unique (n° 1-2) publié à Genève en septembre 1915. Le comité éditorial comprenait outre des rédacteurs du Social-Démocrate (principal organe des émigrés bolcheviques), Piatakov, Bosch et Boukharine, qui menaient à ce moment une controverse théorique contre Lénine, notamment sur la question nationale.

53 Nikolaï Ivanovitch SIEBER (1844-1888) : économiste russe, professeur d’économie politique à l’université de Kiev, en relation personnelle avec Marx et Engels, il a joué un rôle important dans la diffusion du marxisme en Russie.

54 Rudolf HILFERDING (1877-1941) : économiste allemand né en Autriche, membre du parti social-démocrate, rédacteur à Die Neue Zeit ou au Vorwärts, il fut un des principaux contributeurs de l’austro-marxisme. Analyste de l’évolution du capitalisme et de ses nouveaux modes d’organisation, son ouvrage Das Finanzkapital (Le Capital financier, 1910) eut une influence considérable dans la social-démocratie allemande mais aussi sur les bolcheviks.

« défensive » du capital financier. Il étudie l’impérialisme en tant que système de concurrence et en tant que système politique à l’époque du capitalisme financier. Le fondement même de son entreprise l’a poussé à aller plus loin sur la voie indiquée par Hilferding, et il a su le faire. À la différence de Hilferding, Boukharine a eu à sa disposition une expérience plus récente. C’est pourquoi il mentionne l’émergence du système capitaliste d’État qui est la nouvelle étape du développement capitaliste. De même, c’est seulement depuis ces dernières années qu’on peut poser la question des tendances principales du développement de l’économie mondiale et de la politique impérialiste. Et Boukharine l’a traité également. L’analyse détaillée de l’impérialisme (de l’enveloppe politique du capitalisme financier et d’État), des destins éventuels de cette enveloppe et de son contenu sont l’entreprise essentielle et le mérite particulier de ce livre.

Le livre de Boukharine est divisé en deux parties dans lesquelles il émet deux conclusions principales. Dans la première partie (divisions I et II) Boukharine analyse l’évolution récente de l’économie capitaliste qui devient mondiale, et du capital qui le devient aussi. Il mentionne le développement des échanges mondiaux fondés sur la division internationale du travail. Il décrit comment à partir de cette forme la plus simple du rapport social entre les économies nationales se développe tout un système de rapports mondiaux de production où sont impliqués le capital (le marché mondial du capital) et la main-d’œuvre (celui de la force de travail). L’auteur mentionne la concentration mondiale du capital (les trusts et les syndicats mondiaux).

Mais, après avoir analysé les formes de l’internationalisation de l’économie et du capital, il passe à l’étude de sa tendance inverse, la nationalisation55 du capital qui est inséparablement liée à la première. L’internationalisation de l’économie se rapporte à l’anarchie de l’économie capitaliste. À l’échelle mondiale, elle reproduit la concurrence capitaliste, la lutte des cellules économiques isolées. Ces cellules sont les Etats-trusts nationaux et la deuxième partie du livre de Boukharine est consacrée à l’analyse des formes d’émergence des noyaux nationaux (la croissance des cartels, des trusts, des entreprises mixtes, la transformation du capital bancaire en capital financier) et de leurs places dans les rapports mondiaux de production. Il y a une contradiction entre les tendances à l’internationalisation et à la nationalisation, mais ce n’est que la nouvelle expression de la contradiction générale entre le caractère social de la production et le caractère privé de

55 Par nationalisation nous ne voulons certes pas dire ici la transition en propriété d’État, mais le repli dans l’État national. (Note du rédacteur) l’appropriation. Ainsi, la conclusion de la première partie est la suivante : l’internationalisation du capital ne peut pas l’emporter à partir de sa nationalisation ; cette contradiction est insoluble dans le cadre du monde capitaliste et même l’internationalisation doit forcément être l’expression de l’aspiration de chaque groupe national capitaliste à se soumettre éventuellement le monde entier, et à tout le moins créer un empire international autosuffisant.

La deuxième partie de l’ouvrage (divisions III et IV) traite de l’impérialisme en tant que système politique du capital financier et en tant que forme de concurrence des trusts nationaux des États. L’auteur y analyse surtout l’appareil économique comme unité de concurrence et produit de la concurrence ; il y analyse aussi les changements des processus de concentration et de centralisation à l’époque du capital financier. Puis, il traite des moyens de lutte concurrentielle (qui sont à moitié étatiques), donc des mesures de politique impérialiste. Et sur le plan politique, est posée la même question que dans la première partie ; est-ce que dans le cadre de l’ordre capitaliste les tendances centripètes l’emporteront sur les tendances centrifuges ? Le capital financier saura-t-il organiser non seulement l’économie mondiale, mais aussi un État « ultra- impérialiste56 76 » mondial ? Résoudra-t-il la contradiction entre l’aspiration à souder le monde entier en une société unie et les limites nationales des États ? Si oui, la guerre disparaîtra dans la société bourgeoise ; si non, inévitablement surviendront des crises guerrières d’où le socialisme naîtra. L’auteur critique la première thèse proposée par Kautsky (l’union paisible des empires mondiaux sous la pression de la classe ouvrière), car il estime que la contradiction ne sera résolue que par la transition vers le socialisme.

Sur certains problèmes, on pourrait faire quelques objections de nature théorique et économique mais c’est impossible dans ce bref compte rendu. De plus, elles toucheraient des questions relativement secondaires. Dans l’ensemble, l’ouvrage de Boukharine embrasse pleinement le sujet et l’explique clairement, le relie d’une façon cohérente et en formule de justes conclusions. Il est seulement dommage que l’auteur abuse un peu de mots étrangers, rares, et de phrases compliquées sans les expliquer. Si le livre est difficile pour un public de masse, la netteté et la cohérence de la pensée de son auteur le rendent assez populaire et

56 En principe les marxistes du moment utilisaient le terme de « super-impérialisme » mais ici, il est bien écrit « ultra » dans le texte. Cette idée, mise en avant par Karl Kautsky, suggérait que les coûts et souffrances générés par une guerre atteignaient un tel niveau que cela pourrait imposer aux puissances impérialistes de résoudre leurs conflits de façon pacifique au travers d’une forme fédérative des États assurant un fonctionnement global du capitalisme. Cette théorie fut sévèrement critiquée par les bolcheviks.

aident à surmonter les difficultés apparentes.

Le livre de Boukharine est une petite encyclopédie de l’impérialisme. On peut le recommander à ceux qui préfèrent une approche scientifique, à ceux qui cherchent du matériel de propagande, et même avec certaines réserves à un public de masse. L’unité de son contenu scientifique, la possibilité d’application pratique et d’utilisation en tant que brochure populaire sont remarquables et précieux. Le livre doit remporter un grand succès, ce que nous lui souhaitons.

N. Ossinski

  1. Le 25 janvier 1918 l’Ukraine se sépare d’avec la Russie. Volodimir K. VINNITCHENKO (1880-1951) devient le premier chef d’État ukrainien. Pour combattre l’Armée rouge qui contrôle alors une partie de l’Ukraine, la Rada cherche le soutien des Allemands qui organisent un coup d’État. Le gouvernement de Vinnitchenko est renversé et Skoropadski prend sa place. Mais après la défaite de l’Allemagne, celui-ci se retrouve dépourvu de tout soutien et le 14 décembre 1918, la République populaire d’Ukraine est rétablie avec à sa tête de nouveau V. K. Vinnitchenko. Il démissionne le 10 février 1919 avant d’émigrer définitivement en Europe occidentale.
  2. L’offensive militaire lancée par le gouvernement provisoire en juin 1917 et son échec, ainsi que la tentative de transférer sur le front les unités les plus révolutionnaires de Petrograd, sont les causes immédiates du soulèvement des ouvriers et soldats lors des Journées de Juillet. Bien que les bolcheviks ne soient pas à l’origine de ce mouvement quasi insurrectionnel, le gouvernement provisoire a saisi l’occasion pour leur faire endosser la responsabilité de l’échec de l’offensive et les accuser d’être des agents de l’Allemagne. De nombreux leaders sont arrêtés, dont Trotski, tandis que Zinoviev et Lénine doivent se cacher. Cf. Alexander RABINOWITCH, Préludé to Révolution - The Petrograd Bolsheviks and The July1917 Uprising, Bloomington, Indiana University Press, 1968 ; rééd. Midland Book, 1991
  3. La question de la peine de mort est parmi les plus sensibles dans le cours de l’année 1917. Abolie après la révolution de Février, le haut commandement n’a de cesse de réclamer sa restauration pour maintenir la discipline au sein de l’armée, ce que lui accorde Kerenski le 12 juillet. Le gouvernement soviétique suivra le même chemin : abolie au second congrès pan-russe des soviets, même au front, la peine de mort est rétablie en juin 1918.
  4. Abraham Rafaïlovitch GOTS (1882-1940) : fils de millionnaire, leader de centre droit des Socialistes Révolutionnaires en 1917, il devient au lendemain d’Octobre un membre du « Comité pour le salut de la Patrie » et un des artisans du soulèvement raté des cadets militaires à Petrograd le 29 octobre, en vue de renverser le gouvernement bolchevik.
  5. Unité de masse utilisée en Russie jusqu’en 1924 et valant 16,38 kg.
  6. Le groupe Stakheïev incluait la Banque Russo-Asiatique, des affaires des familles Elabugs et Stakheïev, la maison commerciale « I. G. Stakheïev », etc. Comme pour Mechtcherski, ce groupe proposait de former un trust pour gérer le fer et l’acier dans l’Oural qui aurait regroupé l’État, le groupe Stakheïev et des capitalistes américains. D’où l’allusion du rédacteur. Rien n’est sorti de cette proposition.
  7. Gueorgui Valentinovitch PLEKHANOV (1856-1918) : révolutionnaire et l’un des premiers théoriciens marxistes russes. Longtemps menchevik, il bascule dans le chauvinisme au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale
  8. Terre et Liberté, journal des SR de droite publié à Moscou, dont la publication cesse dans le courant du printemps 1918.
  9. Amiral Kato KANJI (1873-1939) : officier japonais, réputé pour son intransigeance, c’est lui qui mène le 5 e escadron de marine devant Vladivostok le 12 janvier. Il réclame de son supérieur le ministre de la Marine, l’amiral Kato Tomosaburo, l’autorisation d’un débarquement massif pour éliminer les bolcheviks et établir fermement le leadership du Japon sur l’Orient. Il ne sera pas complètement suivi, par crainte des complications internationales, mais sous couvert de protéger les ressortissants japonais, Kato Kanji débarque ses troupes le 5 avril 1918.
  10. Le rédacteur jette dans le même sac trois socialistes russes aux trajectoires sensiblement différentes. — Fédor Ilitch DAN (1871-1947) : menchevik de droite, soutien du gouvernement provisoire en 1917, il rompt avec les défensistes en octobre et rejoint Martov et les internationalistes. — Julius MARTOV, de son vrai nom Iouli Ossipovitch TSEDERBAUM (1873-1923) : menchevik internationaliste, il s’oppose à la politique bolchevique tout en leur apportant son soutien dans la lutte face aux forces contre-révolutionnaires. Il dut finalement s’exiler en 1920. — Boris Viktorovitch SAVINKOV (1879-1925) : socialiste révolutionnaire et écrivain russe, il fut l’un des dirigeants de l’Organisation de combat des SR avant la guerre, avant de prendre les armes contre le pouvoir soviétique dès après Octobre.
  11. Grigori Mikhaïlovitch SEMIONOV (1890-1946) : ataman russe et officier dans l’armée impériale. Après la révolution d’Octobre il se réfugie en Mandchourie avant de devenir l’un des chefs les plus brutaux des forces contre-révolutionnaires transbaïkales. Il aide notamment les légionnaires tchécoslovaques dans leur périple en août 1918. Durant la guerre civile il accepte l’aide de la Grande-Bretagne, de la France et bien entendu, du Japon. Capturé par l’Armée rouge en septembre 1945 en Mandchourie, il fut condamné à mort et exécuté par pendaison.
  12. TsIK : Comité exécutif central pan-russe des soviets.
  13. Dimitri Leonidovitch KHORVAT (1858-1937) : général de l’empire russe, mais aussi directeur de la compagnie du Chemin de fer de l’Est chinois depuis 1903, avant d’être destitué en novembre 1917, au profit du soviet de Kharbine. La compagnie devient alors l’ossature des forces contre-révolutionnaires dans la région. Avec des gardes blancs et des troupes chinoises, Khorvat reprend Kharbine et le contrôle de la ligne de chemins de fer. Sur l’insistance du War Office, l’amiral Koltchak rejoint le bureau directeur de la compagnie et après une entrevue à Pékin avec Khorvat et Poutilov, il est officiellement institué commandant en chef des forces russes d’Extrême-Orient
  14. Expression courante parmi les bolcheviks pour désigner les intellectuels proches des ouvriers. (N.d.T.)
  15. Ronald Kowalski pointe qu’il pourrait s’agir d’une référence incorrecte de la part du rédacteur, car cette formation d’un front démocratique serait postérieure, au plus tôt mars 1918 et non février comme indiqué. Cf. Ronald KOWALSKI, Kommunist, op. cit., p. 241.
  16. En avant !, journal du Comité central et de l’organisation de Moscou des menchéviks, et le principal moyen d’expression de Martov en particulier
  17. La Production et le Commerce, mensuel des Industriels du commerce publié à Petrograd.
  18. Pavel Pavlovitch RIABOUCHINSKI (1871-1924) : important industriel moscovite du textile, nommé président du Comité de Bourse de Moscou en 1915, il éditait aussi depuis 1907 un journal d’opposition libéral.
  19. Pavel Nikolaïevitch MILIOUKOV (1859-1943) : historien et homme politique russe, ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire après février 1917 et principal dirigeant du parti dès Cadets depuis sa création en 1905.
  20. Très probablement S. M. SCHWARZ (1879-1951) : un des dirigeants de la droite du parti menchevik. Kowalski signale que selon George DENICKE (1887-1964), historien du menchevisme, ce serait à A. N. Potresov que l’on devrait la formule citée, tandis que Schwarz pensait, considérant l’état d’arriération de la Russie, que la formule plus appropriée était plutôt « en avant vers le capitalisme » !
  21. Le Rayon neuf, quotidien menchevik, qui prit la suite de L’Iskra et de la Rabochaia Gazeta. Organe du Bureau du Comité central et du Comité de Petrograd, il put continuer sa publication jusqu’en juin 1918.
  22. Noé JORDANIA (1868-1953) : journaliste et homme politique géorgien, chef de file des menchéviks géorgiens, président du soviet de Tbilissi en 1917, il fut président du gouvernement de la Première République démocratique de Géorgie de 1918 à 1921. — Evgeni GUEGUETCHKORI (1881-1954) : avocat et homme politique géorgien, dirigeant du soviet des députés de soldats de Transcaucasie, il fut le ministre des Affaires étrangères du gouvernement menchevik de Géorgie.
  23. Vladimir Ievguenievitch TROUTOVSKI (1889-1937) : socialiste-révolutionnaire de gauche, commissaire du peuple à l’autogestion locale dans le gouvernement de coalition bolchevik-SR de gauche de Russie formé en décembre 1917. Envoyé en exil au Kazakhstan, où il sera fusillé au moment des grandes purges.
  24. Alexéi Nikolaïevitch BACH (1857-1946), célèbre biochimiste russe et académicien. Encore écolier, il étudie Le Capital de Marx et fait de l’agitation parmi les étudiants ce qui lui vaudra d’être exclu de l’université de Kiev. Il devient un membre actif de la Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple) dès 1881. Il s’occupe de propagande socialiste parmi les ouvriers et il semble qu’il soit ensuite devenu membre du parti des socialistes révolutionnaires (SR), même s’il le nie dans son autobiographie de 1926. Il quitte la Russie en 1885 pour échapper à une possible arrestation. Il approuve, semble-t-il, la Révolution d’octobre, rentre en Russie et rompt avec les SR pendant la guerre civile. Comme chimiste, il collabore au Conseil supérieur de EN et en 1920, il organise l’institut de biochimie. Il se consacre dès lors à la science et poursuit une carrière qui lui vaudra de nombreuses distinctions du régime stalinien.
  25. Nicolas BOUKHARINE, L’Économie mondiale et l’impérialisme - Esquisse économique (1915), Paris, Éditions Anthropos, 1967.[Cette erreur sur le titre du livre de Boukharine, déjà faite pour le compte rendu de N. Ossinski, se retrouve ici, mais reste une erreur...]