Quelques notes hâtives sur les « Bases generales Para el Segundo Plan Sexenal »

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Programme et non plan

Il ne s’agit pas d’un « plan », au vrai sens du mot. Dans une société où domine la propriété privée, le gouvernement n’a pas la possibilité de diriger la vie économique selon un « plan ». Le document contient des formules algébriques, mais non des données arithmétiques ; autrement dit, c’est un programme général de l’activité gouvernementale, et non pas un plan, au sens strict du mot. Malheureusement les auteurs du plan ne se rendent pas compte des limites de l’activité gouvernementale dans une société où les moyens de production, y compris la terre, ne sont pas nationalisés. Ils ont évidemment pris pour modèle les plans quinquennaux de l’U.R.S.S. et usent souvent de la même phraséologie, sans se rendre compte des différences fondamentales des structures sociales. C’est pourquoi, comme nous le verrons plus loin, les formules algébriques servent souvent à sauter au-dessus des questions les plus brûlantes de la vie du Mexique, en se consolant avec des perspectives empruntées aux rapports et discours officiels de l’U.R.S.S.

Réforme du mécanisme étatique

Le document commence, en son paragraphe 2, par la proposition de créer « un organisme técnico dependiente del Présidente » pour diriger la réalisation du plan sexennal. Ce projet d’ordre administratif et plutôt secondaire apparaît néanmoins fondamentalement faux. L’activité gouvernementale pour la réalisation du plan ne peut pas se dérouler en marge de l’activité gouvernementale tout court. Superposer à l’organisme gouvernemental un « organismo técnico » dont le but n’est ni plus ni moins que de transformer toute l’économie nationale, ce serait créer, à côté du gouvernement, un « sur-gouvernement », c’est-à-dire un chaos administratif.

Une proposition plus réaliste, basée sur l’expérience de différents pays durant la guerre ainsi que sur celle de l’U.R.S.S., consisterait plutôt à créer un comité restreint de gouvernement, composé de chefs des ministères que le plan concerne le plus directement, sous la direction du Président ou de son représentant immédiat. En ce cas-ci l’activité générale, ainsi que l’activité concernant le plan seraient concentrées dans les mêmes mains et le double emploi — ce fléau bureaucratique — serait évité autant que possible.

Le paragraphe 3 propose la « participation funcional de los sectores populares organizados del pais » aux divers organes du gouvernement. Cette formule est extrêmement vague et permet toutes les interprétations possibles. Nous tenons à indiquer immédiatement que ce projet menace d’incorporer dans la hiérarchie bureaucratique de l’État une hiérarchie bureaucratique des syndicats, etc., sans délimitation précise (laquelle, en l’occurrence, est quasi impossible), freinant ainsi l’activité régulière des organes de l’État en créant une confusion quasi insurmontable.

Politique extérieure du Mexique

Dans ce domaine si important le projet se contente de généralités, sans nommer un seul pays, et, dans le cadre de ces généralités, il indique une ligne de conduite qui doit être considérée comme fondamentalement erronée.

Le projet propose au nom « de la democracia y de la libertad » d’améliorer encore les relations que le Mexique a actuellement « con las naciones ibero-americanas y con las de todos los continentes que sustenen el régimen democratico de gobierno ». Nous nous heurtons immédiatement à une contradiction évidente. Pour les Amériques, on recommande d’entretenir des relations amicales avec toutes les nations, quel qu’en soit le régime intérieur, tandis que, pour les autres continents, on propose les mêmes relations exclusivement envers les pays dits « démocratiques ». Le projet n’indique pas comment développer des relations toujours amicales avec l’Angleterre « démocratique », laquelle traite le Mexique comme un fief de ses pétroliers. Faut-il s’excuser devant Londres et rétablir immédiatement des relations diplomatiques au nom « de la démocratie et de la liberté » ? D’autre part, dans la lutte qui se développe actuellement entre la métropole « démocratique » de 45 millions d’habitants et les Indes, privées de démocratie, mais comptant 370 millions d’êtres humains, de quel côté doit être l’amitié effective du Mexique pour renforcer solidement sa position mondiale? Le vice organique de la conception du projet est de dissoudre dans la notion abstraite de démocratie l’opposition entre pays oppresseurs et nations opprimées laquelle est une division beaucoup plus profonde et bien plus grosse de conséquences que la démarcation entre démocratie et fascisme dans le camp des esclavagistes.

L’expropriation des compagnies pétrolières et l’attitude résolue du gouvernement mexicain envers l’Angleterre ont beaucoup diminué les « sympathies » envers le Mexique dans cette « démocratie » du capital, mais en même temps énormément élevé le prestige du Mexique aux Indes et dans toutes les colonies et pays opprimés. La seule conclusion, c’est qu’un pays semi-colonial ne doit pas se laisser berner par la forme démocratique de ses oppresseurs, réels ou possibles.

Le Mexique ne peut sauvegarder et développer son indépendance et assurer son avenir autrement qu’en se servant des antagonismes et des conflits entre les esclavagistes impérialistes, sans s’identifier ni aux uns ni aux autres, et en s’assurant l’estime et l’appui des nations enchaînées et des masses opprimées en général.

La réforme agraire

Cette partie du programme, la plus importante pour la vie du Mexique, est basée non pas sur l’analyse des nécessités du pays, mais sur quelque formule générale empruntée au vocabulaire de l’U.R.S.S. et absolument mal adaptée à la réalité nationale.

Le paragraphe 8 déclare : « Se proseguiran las restituciones, las dotaciones y las ampliaciones de tierras a las comunidades campesinas, con un ritmo no inferior al periodo 1935-1938 ». En même temps le point c) du paragraphe 13 dit : « Organizacion de la explotacion colectiva de todos los ejidos » pour les dix prochaines années. Ces deux axes du programme ne sont pas le moindrement coordonnés. Ils sont seulement superposés l’un à l’autre.

De quoi s’agit-il en premier lieu dans le Mexique d’aujourd’hui ? De la réforme ou de la révolution agraire démocratique, c’est-à-dire que dans la vie des paysans sont encore accumulés des restes massifs de la propriété féodale et des relations et traditions d’esclavage. Il faut liquider courageusement et définitivement, avec l’aide des paysans eux-mêmes, ces survivances de la barbarie médiévale. Les grandes propriétés foncières, parasitaires ou semi-parasitaires, la domination économique et politique du propriétaire sur les paysans, le travail agricole forcé, le métayage quasi patriarcal mais au fond équivalant à l’esclavage — voilà ce qu’il faut liquider définitivement dans le plus bref délai possible. Or, le programme ne demande même pas que ce travail essentiel de la révolution démocratique soit achevé dans les six prochaines années et en même temps il demande la collectivisation complète des ejidos dans le même délai. C’est une incohérence totale qui peut mener aux pires conséquences du point de vue économique, social et politique.

La « collectivisation complète »

a) La collectivisation signifie le remplacement de la petite économie rurale par la grande économie. Ce remplacement n’est avantageux qu’à la condition qu’existe une technique élevée, adéquate à la grande entreprise agricole. Cela signifie, en premier lieu que le rythme éventuel de la collectivisation doit être adapté au développement de l’industrie, de la production de machines agricoles, d’engrais, etc.

b) Mais la technique elle seule ne suffit pas. Il faut que le paysan lui-même accepte la collectivisation, c’est-à-dire qu’il en comprenne les avantages par sa propre expérience ou celle des autres.

c) Enfin, le matériel humain, doit être, au moins en grande partie, éduqué et préparé pour la direction technique et économique des ejidos collectifs.

Le projet lui-même dit dans le paragraphe 15 qu’il faut compter « con campesinos debidamente preparados » et réclame la création d’un nombre suffisant d’écoles, spécialement d’écoles agricoles. Si l’on admet que durant les six prochaines années ces écoles soient créées en nombre suffisant, il est évident que le personnel nécessaire ne serait prêt que beaucoup plus tard. Collectiviser par la pression de l’État l’ignorance et la misère ne signifierait pas faire avancer l’agriculture, mais conduirait inévitablement à repousser le paysan dans le camp de la réaction.

Il faut achever la révolution agraire dans le délai de six ans, pour pouvoir, sur cette base, avancer très prudemment, de façon très amicale envers le paysan, sans contrainte, vers le but collectiviste.

L’exemple de l’URSS

L’U.R.S.S. a traversé non seulement une révolution démocratique bourgeoise, mais encore une révolution prolétarienne. Les paysans russes, bien pauvres, l’étaient malgré tout moins que les paysans mexicains. L’industrie soviétique était beaucoup plus développée. Néanmoins, après la nationalisation de la terre, c’est-à-dire la révolution agraire démocratique complète, les économies collectives formèrent pendant de longues années un pourcentage infime par rapport aux économies paysannes individuelles. Il est exact que douze ans après l’abolition des latifundia, etc., la bureaucratie dirigeante a passé, pour des raisons que nous n’avons pas à examiner ici, à la « collectivisation complète ». Le résultat est bien connu : l’agriculture a baissé de moitié, les paysans se sont révoltés, des famines terribles ont emporté des dizaines de millions d’individus. La bureaucratie dut rétablir en partie les économies individuelles ; l’industrie nationalisée dut fournir des centaines de milliers de tracteurs et de machines agricoles pour que les kolkhozes commençassent à faire des progrès. Imiter ces méthodes au Mexique, ce serait aller au désastre. Il faut achever la révolution démocratique en donnant la terre, toute la terre aux paysans. Sur cette terre conquise, il faut lui donner un délai illimité pour réfléchir, comparer, expérimenter les différentes méthodes d’économie rurale. Il faut l’aider techniquement et financièrement, mais non pas le contraindre. En somme, il faut achever l’œuvre d’Emiliano Zapata, et non lui superposer les méthodes de Joseph Staline.

Le crédit agricole

Toute la partie agraire du programme est déformée par une perspective fausse, où l’on exige de faire le troisième ou le quatrième pas avant que le premier soit terminé. Cette déformation de la perspective prend un aspect particulièrement flagrant dans la question du crédit. Le paragraphe 16, en son point d), exige que tout le crédit agricole soit accordé aux ejidos, « abandonando el proposito de mantener la economia de la pequena propriedad agricola ». Que l’État doive accorder des privilèges financiers aux collectivités volontaires, c’est hors de discussion. Mais il faut garder les proportions. Il faut que les entreprises collectives se maintiennent viables et il faut que les petites économies individuelles continuent à vivre et à s’améliorer pendant le délai historique nécessaire à la « collectivisation complète », et ce délai peut bien se mesurer par quelques dizaines d’années. Si l’on procède avec des méthodes de contrainte, on ne pourra créer des collectivités subsistant aux frais de l’État, en abaissant le niveau général de l’agriculture, en appauvrissant le pays.

L’industrialisation du pays

Dans ce domaine le programme devient extrêmement abstrait et vague. Pour collectiviser les ejidos en six ans, il faudrait des dépenses énormes pour la production de machines agricoles, d’engrais, pour les chemins de fer et pour l’industrie en général. Et tout cela immédiatement, parce qu’une certaine amélioration technique, au moins élémentaire, devrait précéder la collectivisation et non la suivre. Où prendra-t-on les moyens nécessaires? Là-dessus le projet se tait, sauf quelques phrases sur l’avantage des emprunts intérieurs sur les emprunts extérieurs. Mais le pays est pauvre. Il a besoin de capitaux étrangers. Sur ce thème épineux, le programme se contente de ne pas insister pour l’annulation de la dette extérieure. Et c’est tout.

Il est exact que l’achèvement de la révolution agraire démocratique, c’est-à-dire la remise de toute la terre cultivable à la classe paysanne, augmenterait dans un délai relativement court la capacité du marché intérieur; mais, malgré tout, le rythme de l’industrialisation serait bien lent. Beaucoup de capitaux internationaux cherchent actuellement un domaine d’application, même avec des profits modestes, mais sûrs. Tourner le dos au capital étranger et parler de collectivisation et d’industrialisation, ce serait se saouler de phrases.

Les réactionnaires ont tort de dire que l’expropriation des compagnies pétrolières a rendu impossible l’afflux de nouveaux capitaux. Le gouvernement défend les ressources vitales du pays, mais en même temps il peut accorder des concessions industrielles, surtout sous la forme de sociétés mixtes, c’est-à-dire d’entreprises où le gouvernement entre comme participant (avec 10 %, 25 %, 51 %, selon les circonstances et les capitaux disponibles), en s’assurant dans le contrat le droit de racheter l’entreprise après un certain délai. Cette participation du gouvernement aurait l’avantage d’éduquer un personnel technique et administratif national en collaboration avec les meilleurs ingénieurs et organisateurs d’autres pays. Le délai fixé dans le contrat pour le rachat facultatif de l’entreprise créerait chez les capitalistes étrangers la confiance nécessaire à l’investissement des capitaux. Le rythme de l’industrialisation serait accéléré.

Le capitalisme d’État

Les auteurs du programme veulent créer de toutes pièces en six années un capitalisme d’État. Mais nationaliser des entreprises existantes, c’est une chose — et les créer, avec des moyens limités, sur un sol vierge, c’en est une autre.

L’histoire connaît un seul exemple où l’industrie fut créée par les soins de l’État, c’est l’U.R.S.S. Mais,

a) il a fallu une révolution socialiste,

b) l’héritage industriel reçu du passé était important,

c) la dette publique fut annulée (un milliard et demi de pesos par an).

En dépit de tous ces avantages, on a commencé la reconstruction industrielle du pays avec l’octroi de concessions, auxquelles Lénine accordait une très grande importance pour le développement économique du pays et pour l’éducation technique et administrative du personnel soviétique. Il n’y a pas eu au Mexique de révolution socialiste. La situation internationale ne permet pas même l’annulation de la dette publique. Le pays, nous le répétons, est pauvre. Dans de telles conditions, ce serait presque un suicide de fermer la porte aux capitaux étrangers.

Pour faire du capitalisme d’État, il faut des capitaux.

Les syndicats

Le paragraphe 96 parle avec raison de la nécessité de « protéger con mayor eficacia que hoy a la clase trabajadora ». Il faudrait seulement ajouter : « Il faut protéger la classe ouvrière non seulement contre les excès de l’exploitation capitaliste, mais aussi contre les abus de la bureaucratie syndicale. »

Le programme parle beaucoup de la démocratie et des organisations ouvrières qui sont la base essentielle de cette démocratie. Ce serait absolument juste à la condition que les syndicats eux-mêmes soient démocratiques et non totalitaires. Un régime démocratique des syndicats doit assurer aux ouvriers le contrôle de leur propre bureaucratie et éliminer ainsi les abus les plus flagrants. La comptabilité la plus stricte des syndicats doit devenir chose publique.

Ces notes peuvent paraître pénétrées d’un esprit très modéré, presque conservateur, en comparaison des formules ronflantes, mais hélas! vides du programme. Nous croyons néanmoins que notre point de vue est plus réaliste et en même temps plus révolutionnaire. Le point central du programme est la question agraire. Il est mille fois plus facile de prêcher la collectivisation complète dans le vide que de réaliser, avec un balai de fer, l’élimination totale des survivances féodales à la campagne. Pour les six prochaines années ce nettoyage serait vraiment un programme excellent et la masse paysanne comprendrait un programme pareil, exprimé en dix langues, bien mieux, et l’accepterait bien plus chaleureusement, que cette traduction vague et verbeuse des textes officiels du Kremlin.