Lettre à Andreu Nin, 27 septembre 1931. Fraction large ou étroite ?

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Cher ami,

[D'abord, je voudrais tirer au clair en ce qui me concerne la question débattue dans l'opposition de gauche : fraction large ou fraction étroite ?] J'ai reçu votre opinion et celle du camarade Lacroix à ce sujet. Le camarade M. ne m'a pas encore envoyé le rapport promis[1].

Je dois admettre que le fondement de cette discussion ne m'apparaît pas clairement. [Hier, en ce qui concerne la Catalogne, d'après ce que je comprends de vos lettres, la question se posait dans les termes suivants : devons-nous appeler les ouvriers à entrer dans le parti officiel ou dans la fédération catalane ?] D’après votre dernière lettre, il apparaît que la fédération catalane chasse de ses rangs les oppositionnels de gauche, c'est-à-dire agit de la même manière que le parti. Le fait en lui-même est tout à fait logique. L'aile droite et les centristes manifestent la même hostilité aux bolcheviks-léninistes dans tous les pays, à commencer par l'U.R.S.S. Il serait étrange que l'Espagne fasse exception sur ce point. Au contraire, du fait de la situation révolutionnaire en Espagne, tous les processus historiques, erreurs comprises, arrivent très rapidement à leur conclusion logique. Mais peut-on dire sérieusement que l'opposition de gauche appellerait encore aujourd'hui les ouvriers à entrer dans la fédération catalane ? Je ne puis le comprendre ! Nous pouvons, bien entendu, tenter de créer des noyaux à l'intérieur de la fédération catalane avec l'objectif de recruter un maximum de partisans dans la perspective de l'effondrement inévitable de l'organisation de Maurin. Nous pouvons envoyer individuellement des camarades dans la Fédération avec cet objectif. Mais pouvons-nous ouvertement appeler les ouvriers non membres du parti à entrer dans la Fédération ? En aucun cas. [ Ce serait là une faute très grave qui, non seulement affaiblirait, mais déshonorerait l'opposition de gauche[2] ]

[Formellement, la question du parti officiel se pose en termes afférents, puisque nous n’avons pas renoncé à l'idée de gagner l'Internationale communiste et par conséquent chacune de ses sections. J'ai toujours estimé que de nombreux camarades avaient sous-estimé les possibilités du développement du parti communiste officiel en Espagne. Je vous ai écrit cela plus d'une fois. Ignorer le parti officiel, le traiter comme une valeur fictive, lui tourner le dos, constituerait à mon avis une grave faute. Au contraire, vis-à-vis du parti officiel, nous devons nous en tenir à la politique d'unification. Pourtant, cette tâche n'est pas si simple. Tant que nous restons une fraction faible, elle est, d'une façon générale, irréalisable. Nous ne pourrons provoquer à l'intérieur du parti officiel un courant sérieux en faveur de l'unification que quand nous serons devenus une force sérieuse.

Les adversaires d'une « fraction large » répondent : mais si nous groupions autour de nous beaucoup d'ouvriers, nous nous transformerions automatiquement nous-mêmes en second parti[3]. J'avoue que cet argument me stupéfie. Si nous devions raisonner de façon aussi formelle, alors, pour éviter le danger d'un second parti, les bolcheviks-léninistes n'auraient plus qu'à disparaître de la surface de la terre. C'est exactement ce que veulent les staliniens. Le malthusianisme politique est, de toutes les variétés de malthusianisme, la plus contraire à la nature. Un courant politique qui a confiance dans ses propres forces ne peut pas ne pas aspirer à unir autour de lui des masses aussi larges que possible. Si l'opposition de gauche devenait plus forte que le parti officiel actuel, cela nous donnerait la possibilité de lutter avec cent fois plus d'efficacité pour l'unité communiste qu'en ce moment où l'Opposition est encore faible. N'est-ce pas clair ?]

A cela, les partisans de la « fraction étroite » répondront que l'opposition de gauche ne peut admettre dans ses rangs que des partisans conscients. Bien sûr ! Mais la même chose n'est-elle pas vraie pour le parti ? Tout revient à ceci : l'opposition de gauche ne doit pas attirer à elle de nouveaux ouvriers; non, elle est obligée de les renvoyer dans les rangs du parti, où on leur apprendra que les trotskistes sont des « contre-révolutionnaires ». Alors, et alors seulement, l'Opposition aura le droit de leur enlever leurs illusions, de les rééduquer, de les guérir des contagieuses calomnies staliniennes. Réellement, je ne puis comprendre un mécanisme aussi compliqué.

Il me semble que l'Opposition a non seulement le droit, mais le devoir de regrouper tous ceux qui viennent à elle, répondent à ses appels et qu'elle est capable de toucher. Naturellement, au début, ils seront loin d'être des bolcheviks-léninistes convaincus et conscients. Mais cela ne fait que nous imposer la nécessité de nous occuper sérieusement de l'éducation de ceux qui nous suivent. Et, dans le cadre de cette éducation, il y aura aussi la question de savoir pourquoi nous sommes pour un seul parti et pourquoi les staliniens sont pour deux partis. Si le flot vers nous se révélait trop tumultueux - ce qu'il n'y a guère lieu de craindre -, nous pourrions alors former un cercle de sympathisants. A l'intérieur de ce cercle, il serait nécessaire de bien éclairer les divergences entre léninisme et centrisme. Quand le cercle aurait, sous notre direction, atteint un certain niveau, il pourrait inviter les représentants du parti officiel à exposer leurs vues devant lui. Sur cette base, une discussion se développerait entre nos partisans et les staliniens. C'est seulement ainsi qu'on provoquerait une réconciliation sérieuse entre l'opposition de gauche et le parti et qu'on pourrait trouver une voie bien plus sûre pour un parti unifié que dans des mesures malthusiennes contre la reproduction.

[L'opposition de gauche deviendrait une secte si elle arrivait à conclusion que sa tâche consiste seulement à critiquer les actions du parti officiel et des organisations de masse du prolétariat. La révolution espagnole est un fait. Il y a eu assez de temps perdu en dehors de cela, y compris celui qui l'a été par l'opposition de gauche espagnole. Dans un an, nous serons incapables, en claquant simplement des doigts, de reproduire la situation révolutionnaire que nous sommes en train de négliger aujourd'hui. C'est précisément en Espagne que l'Opposition peut dans un délai bref devenir une grande force. La première condition pour cela est de ne pas avoir peur de devenir une force, mais au contraire d'y aspirer[4].]

C'est tout ce que je puis dire pour le moment à propos de la question en discussion, sur la base d'informations incomplètes. Je serais heureux de recevoir des informations complémentaires.

  1. Il s'agit évidemment ici du voyage de Molinier en Espagne. Le 20 août, Trotsky avait écrit au C.E. de la Ligue française: « Je me réjouis beaucoup du voyage du camarade R.M. Avec son énergie et son dévouement, il sera sans doute bien utile pour aider les amis là-bas. » Le 25 août, faisant écho au souci maintes fois exprimé par Trotsky, Nin lui avait écrit : « La tâche la plus importante est maintenant pour nous la publication de l'hebdomadaire. » Lors de son premier passage, Molinier lui avait déjà donné un peu d'argent dans ce but. Nin comptait sur la poursuite de cette aide. Le 6 septembre, il précisait « Je persiste à croire que notre tâche la plus urgente est de fonder à Barcelone un hebdomadaire de combat. » La question d'argent réglée, il assurait à Trotsky que tout irait bien désormais : « Le centre, maintenant, nous l'avons; qu'il était nécessaire, je n'en ai jamais douté. Mais, pour y arriver, il nous a fallu un an. »
  2. Nin avait répondu, le 18 septembre : « Naturellement, sur le plan des principes, vous avez raison, il faudrait les faire adhérer au parti. Mais la complexité de notre situation exige une solution mixte. A Barcelone, nous ferons adhérer tout le monde au parti. Dans les provinces catalanes, nous les ferons adhérer au Bloc. Ici, pour le moment, c'est l'unique solution possible. En premier lieu, parce qu'il serait difficile de les faire adhérer au parti - ils ne voudraient pas y aller. En second lieu, ne l'oubliez pas, en fait, le parti n'existe pas en Catalogne. »
  3. Cette idée avait été exprimée par Nin lui-même dans sa lettre du 18 septembre, et Trotsky, dans une lettre dont il souhaite la publication au sein de l'Opposition espagnole, évite de la lui attribuer. Nin avait écrit : « Nous avons jugé inadmissible et impossible de faire adhérer ces groupes à l'Opposition et de leur demander d'adhérer au parti. En premier lieu, il ne s'agit pas de groupes composés d'oppositionnels, mais de communistes récents, parmi lesquels quelques oppositionnels. Même dans le cas où nous pourrions les faire adhérer intégralement à l'Opposition - mais est-ce souhaitable ? - nous ne devons pas incliner vers cette solution. Ils ne seraient pas admis dans le parti officiel, et nous jetterions en fait les bases d'un parti nouveau. »
  4. Nin devait répondre le 7 octobre : « Je vous écrirai un autre jour sur la question des fractions "étroite" ou "large". J'ai traduit votre lettre et nous allons la discuter dans nos groupes. Je préfère vous transmettre, avec mon opinion personnelle, celle de tous les camarades. Je veux tout de même vous dire dès maintenant que je ne partage pas votre point de vue, lequel me semble dicté par une information insuffisante. » Mais, le 4 novembre, il notait : « Pas de divergences sur la question des fractions "larges". Il y avait entre nous un malentendu, et rien de plus. »