Lettre-circulaire, 9 septembre 1928. Remarques provisoires sur le VIe congrès

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Vous me demandez mon opinion sur le Congrès. Jusqu’à présent je n’ai en mains ni le texte définitif du programme, ni les résolutions du Congrès, à l’exception de celle sur la tactique, adoptée après la lecture du rapport de Boukharine, que j’ai reçue hier. Comme on le sait, les projets de résolutions n’ont pas été publiés, ceci pour empêcher ceux qui sont de l’ « autre côté » de les comparer avec le texte définitif. Ainsi une partie considérable des discours apparaît au lecteur comme une allusion à « une chose que tout le monde ignore ». Un jugement définitif ne pourrait être formé qu’après avoir reçu toutes les résolutions. Pour le moment, je me bornerai à quelques remarques provisoires.

1) Le Congrès a tenté d’inaugurer une nouvelle ligne de conduite sans en avoir fini avec l’ancienne. Automatiquement, toutes les deux se sont heurtées. Dans beaucoup de questions, des points de départ opportunistes, révisionnistes se sont achevés en conclusions tantôt opportunistes, tantôt ultra-gauchistes. Le Congrès a changé de couleur rien que dans le courant du mois qu’a duré sa session ; il a pris une teinte « gauche ». Les expressions les plus opportunistes sur la stabilisation sont contenues dans le premier rapport de Boukharine. Mais déjà, à la fin des thèses concluant ce rapport, des paroles ont été ajoutées « sur la possibilité de changements historiques brutaux », extraites, mot pour mot, de nos documents mais n’apportant aucun exposé des motifs caractérisant l’époque impérialiste.

Malgré un afflux de nouveaux éléments coloniaux, venant surtout d’outre-mer, malgré d’autres tendances fraîches qui apparurent dans les discours et propositions de nombreux délégués, l’esprit général de la direction du Congrès et de ses résolutions fut celui de l’éclectisme et de l’épigonisme.

2) Bien que, je le répète, je ne possède pas encore le texte définitif du Programme, il est clair dès maintenant que les choses n’ont pas été au-delà de la dissimulation des parties les plus dénudées.

Le programme est la consécration de l’éclectisme; il porte donc en germe toute une série d’abcès opportunistes, révisionnistes, et ultra-gauchistes. De même que les résolutions du Congrès en général, il inaugure une période de puissant changement au sein de l’Internationale communiste.

3) Le Congrès a gardé son regard fixé sur l’Opposition. Il s’est tenu sous le signe de la défense, de la défense contre nous. De là son caractère particulièrement confus et hésitant. Sur chaque question il a prudemment émis des réserves. Celui qui voulait prenait la thèse ; celui qui ne voulait pas se servait de la réserve. Dans la salle des séances, l’Opposition formait constamment un des « secteurs » les plus importants, bien qu’il semble qu’il n’y ait pas eu là-bas de nos représentants. Dans la question du programme, le délégué de l’Indonésie, Alfonso, fut le seul à parler nettement dans notre sens (Pravda, n° 191).

4) La question de la stabilisation a été jugée différemment à divers moments du Congrès, ce jugement étant de nouveau influencé par notre attitude sur ce point. Pour l’Europe et l’Amérique, la stabilisation a été présentée comme « organique » et non « occasionnelle » (Boukharine). Cette position absurde permet de déduire aisément des conclusions rompant avec toute l’appréciation léniniste de l’époque impérialiste (voir le deuxième chapitre de ma critique du Programme). En même temps on annonce « qu’en Chine, la révolution continue ». Celui qui pense qu’après les défaites subies, ce pays traverse une période assez étendue entre deux révolutions, est un liquidateur.

5) Aucun programme de revendications transitoires n’a été fourni pour la période de la « stabilisation organique » à l’exception du mot d’ordre de lutte contre la guerre.

6) Le mot d’ordre de « lutte contre la guerre » est posé d’une façon isolée, mécanique, à la manière boukharienne ; on propose aux partis de « concentrer toutes leurs forces » dans ce combat. Comme s’il y avait un secret spécial dans la lutte contre la guerre qui ne soit contenu dans toute lutte révolutionnaire juste contre la bourgeoisie et son État.

Boukharine pose exactement de même la question de la lutte contre la social-démocratie. « Nous avons déjà appris beaucoup de choses, mais nous n’avons pas encore appris à lutter contre la social-démocratie ». Comme si cette dernière lutte était un « art » particulier, indépendant de la ligne de conduite révolutionnaire exacte.

7) S’il n’a pas été donné de programme de revendications transitoires, par contre, la lutte pour la prise du pouvoir est repoussée dans un lointain indéfini. On présente comme l’une des tâches les plus importantes incombant aux sections communistes européennes... la lutte pour la révolution chinoise. Mais il n’y a pas à présent de révolution en Chine ; il y a là-bas une contre-révolution. On ne sait pas quand la révolution y renaîtra. En Europe même, la perspective d’une révolution est pratiquement entièrement effacée.

8) Le rapport de Kuusinen sur les pays coloniaux et semi-coloniaux a le même caractère lamentable. Le malheureux a tout simplement régurgité du menchevisme non digéré. Martynov a eu le plaisir de s’entendre parler lui-même, tel qu’il était il y a vingt ans. Le fait que le Congrès n’ait pas chassé Kuusinen de la tribune avec un vieux balai est déjà menaçant en soi.

9) La question des partis « paysans » et « ouvriers et paysans » est demeurée pendante. On n’a pas osé toucher à l’Internationale Paysanne. Des voix se sont élevées en faveur de la création de partis de ce genre où entreraient les partis communistes. Les objections, lâchements limitées, n’eurent pas un caractère de principe. Je ne sais pas encore si cette question s’est reflétée de quelque façon dans les résolutions. En fait, c’est là une question de vie ou de mort pour les partis communistes coloniaux, et même pour toute l’Internationale communiste.

10) Le mot d’ordre de « la dictature démocratique des ouvriers et des paysans » est transformé définitivement en une abstraction supra-historique pour les 4/5 de l’humanité (Asie, Afrique, Amérique du Sud). Les débats du Congrès, même d’après les comptes rendus épurés, lissés et repeints de la Pravda, montrent à l’évidence que « la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » signifie la voie du Guomindang avec toutes les variations historiques possibles.

11) J’estime nécessaire de citer ici à ce sujet les paroles vraiment rajeunissantes de Martynov :

« De l’avis de Boukharine, nous sommes aux Indes à la veille de la transformation de la révolution bourgeoise et démocratique en révolution socialiste. Mais c’est pourtant ce que Radek avait dit de la Chine. Que deviennent alors la lutte contre l’impérialisme, la lutte pour la libération nationale, l’étape de la dictature anti-impérialiste des ouvriers et des paysans ? Elles disparaissent ».

La lutte contre l’impérialisme « disparaît », parce qu’elle est conduite sous la dictature du prolétariat. C’est ainsi que, chez nous, la révolution agraire aurait « disparu » parce qu’elle n’aurait été faite qu’après le coup d’état d’Octobre.

12) La « Ligue anti-impérialiste » est restée une sorte de super-Guomindang, une arène dans laquelle les aventuriers et arrivistes des pays coloniaux et impérialistes pourront rafraîchir leur réputation au détriment des peuples opprimés et du prolétariat. Il suffit de lire qu’un des représentants de cette ligue — mascarade charlatanesque —, est le demi-Purcell anglais, Maxton, pour lequel notre « Tass » fait de la publicité comme naguère pour Purcell.

13) La Révolution chinoise étant simplement déclarée « en voie de continuation », les chefs ont ainsi été débarrassés du devoir de fournir au parti communiste de Chine un programme d’action pour la période stolypinienne de Tchiang Kai-chek que traverse la Chine actuellement. Les mots d’ordre transitoires les plus nécessaires n’ont pas été avancés : expropriation des terres appartenant aux « propriétaires fonciers », journée de huit heures, abrogation des traités inégaux. La lutte pour ces mots d’ordre menée aussi au Parlement (quand le Parlement sera établi) doit conduire, dès que la révolution reprendra de nouveau, à la création de soviets et à la bataille pour la dictature du prolétariat appuyé par les pauvres des campagnes et des villes. Par contre, nos héros « sautent par-dessus » la période réactionnaire dans laquelle la Chine est entrée et tentent de boucher tous les trous par la panacée de la dictature démocratique qui a, dans ce pays, une signification nette réactionnaire à la Guomindang.

14) Le rapport de Manouilsky n’est remarquable que par la personnalité du rapporteur.

Les choses seront bien avancées si l’on met sur scène cet arlequin que personne ne prend au sérieux (ses mandataires moins que les autres), en le présentant comme l’avocat général, le gardien de la doctrine marxiste et de l’enseignement bolchevique. Ici, la lutte contre l’Opposition est descendue au niveau d’un recueil d’anecdotes. C’est un pas imprudent.

Le groupement qui a désigné Manouilsky pour défendre ses idées prouve qu’il est arrivé à l’extrême limite.

15) Le rapport de Varga présente, en les pesant prudemment, des matériaux expliqués sous le point de vue du « socialisme dans un seul pays », mais de façon à ne pas pouvoir être rendu entièrement responsable de cette théorie. Varga est théoriquement beaucoup trop éduqué pour ne pas comprendre que toute cette conception ne tient pas debout.

Lorsqu’au printemps de 1926 j’étais à Berlin, Varga m’a dit littéralement ce qui suit en présence de Lapinsky et de Krestinsky :

« Évidemment, cette théorie est fausse, mais elle donne à l’ouvrier russe une vue d’avenir et soutient son moral. Si cet ouvrier était suffisamment développé pour s’enthousiasmer pour des vues d’avenir international, nous n’aurions pas besoin de la théorie du socialisme dans un seul pays. En un mot c’est un pieux mensonge de prêtre, mais c’est le salut. »

Dans l’Internationale communiste, Varga est un théoricien à la Polonius (de Hamlet). Il est prêt à démontrer théoriquement que les nuages à l’horizon ressemblent à un chameau, aussi bien d’ailleurs qu’à un poisson, et même, si cela plaît au prince, au « socialisme dans un seul pays », et en général à qui et à quoi l’on veut. L’Internationale communiste possède déjà toute une armée de Polonius de cet acabit.

16) Les thèses constatent « une bolchevisation et une consolidation intérieure » des partis de l’Internationale communiste et « la suppression de la lutte intérieure ». En attendant, le Congrès (même quand on l’examine par la grille de la censure des rédacteurs) offre un tableau d’un tout autre caractère. Une lutte violente et sourde se déroule sur toute la ligne. Des groupements fractionnels, petits et grands, ont manifesté leur existence au Congrès dans les délégations d’Allemagne, d’Angleterre, de Pologne, des États-Unis, de Roumanie, de Yougoslavie, etc. La délégation de PU.R.S.S. ne fit naturellement pas exception ; au contraire c’est elle qui transporte la scission dans les autres partis. Dans une infinité de discours, des plaintes se sont fait entendre sur l’âpre bataille des fractions « qui ne se justifiait pas par de grandes divergences politiques.

17) Mais personne ne se donna la peine de se demander pourquoi la « lutte fractionnelle » « dévore » « l’Internationale communiste consolidée intérieurement » ? La réponse est pourtant claire. Actuellement l’Internationale communiste s’appuie sur le bloc de la droite et du centre ou, pour parler plus exactement, sur la fraction opportuniste. La situation en U.R.S.S. et le régime de l’Internationale communiste ont retardé le développement des divergences d’opinion de ces groupements, tandis que la lutte des classes rendait cette coalition, tiraillée de tous côtés, insupportable. C’est de là que vient l’âpre lutte fractionnelle en l’absence « d’importantes divergences politiques ».

18) II fut parlé plus d’une fois au congrès de l’intégration de la social-démocratie dans l’État capitaliste. Incontestablement, la bureaucratie social-démocrate et syndicale est forcée, en raison de la situation des couches petites-bourgeoises prises entre la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat, de se charger à tous les moments critiques, dans toutes les questions importantes, des responsabilités directes de l’État bourgeois. Mais, par là même, la bureaucratie social-démocrate prépare les positions d’une nouvelle couche petite-bourgeoise.

Ces positions sont occupées en partie par la social-démocratie de gauche, et, pour la plus grande part, par l’aile droite de l’Internationale communiste. En Chine et en Angleterre nous avons vu cela sous la forme classique la plus achevée. Mais les mêmes tendances existent aussi dans d’autres pays. C’est le parti communiste de l’U.R.S.S. qui forme la base de cette situation.

Dans les groupements centristes de gauche de l’Internationale communiste, nous voyons fréquemment un tableau déformant des tendances prolétariennes qui ne parviennent pas à s’exprimer légalement sous le régime actuel, devant la destruction automatique de l’Opposition.

La différenciation des tendances prolétariennes et petites-bourgeoises dans l’Internationale communiste est absolument inévitable et imminente.

19) Là-dessus, viennent se greffer les thèses concernant la « victoire sur l’Opposition trotskyste ». Il a déjà été dit plus haut que tous le congrès s’est passé sous le signe de la défense contre nous. Nous avons déjà repris l’attaque dans le domaine des idées sur tout le front international. Seuls, des imbéciles sans remède peuvent s’imaginer (et des bureaucrates hypocrites peuvent le confirmer) que les résolutions du VIe congrès approuvant celles du XVe congrès du parti communiste de l’U.R.S.S. signifient « la fin de l’Opposition ». La fin est encore bien loin. L’Opposition ne fait que commencer.

20) Cette résolution fait une piteuse tentative de nous accoler le groupe des aventuriers de Suhl qui, avec des ouvriers dupés, sont passés de l’Opposition à la social-démocratie. Je n’expliquerai pas ici pourquoi de bons ouvriers révolutionnaires sont parfois entraînés dans toutes sortes d’impasses d’où ils ne peuvent plus sortir par leurs propres moyens; la faute en est entièrement à la direction de l’Internationale communiste ! Évidemment, elle nous atteint aussi indirectement : nous n’avons pas su jusqu’à présent exposer nos conceptions assez clairement, assez résolument et assez concrètement en les adaptant à la situation de chaque pays. Mais une chose est claire : un certain groupe qui, pendant un bref laps de temps, était venu à nous et à nos anciens alliés du Bloc (Zinoviev et C,e) est passé aux social-démocrates ; nous n’en sommes ni plus, ni moins responsables que ne le sont les chefs du régime actuel, des cas de Smolensk, Artemovsk, Chakhty, etc., qui se sont produits sous leur direction.

Si nous portons la responsabilité du reniement du groupe de Suhl, nos accusateurs ont à répondre de la fraction des Malakhovtsya.

21) Le congrès a montré à nouveau l’inefficacité des apparences grossières. En atténuant des divergences d’opinion, en se servant d’un ton hypocrite, on peut se glisser dans le Centro-Soyouz (Union Centrale des coopératives de consommation) mais non pas dans l’Internationale communiste. Le rétablissement de l’unité de l’I.C. doit être précédé d’une épuration interne profonde. Les chefs actuels ne dirigeront pas cette épuration, ils en seront les premières victimes. Ils le savent bien ; aussi les pacificateurs naïfs ne recevront-ils que plaies et bosses. Pas de concessions à la pacification vulgaire ! Au contraire, lutte inébranlable pour le rétablissement de l’unité révolutionnaire de l’Internationale communiste sur la base d’une épuration de principe !

Les profondes divergences d’opinions qui déchirent l’Internationale communiste, et qui apparaissent même à travers le compte rendu censuré du VIe congrès, prouvent qu’il est impossible de parler de notre isolement. La sourde lutte des fractions dans tous les partis se transformera, sous la pression des événements et de notre critique, en un combat entre des lignes de conduite bien définies. Celle du prolétariat adoptera nos constatations comme les seules possibles.

Voilà mes impressions provisoires, à la lecture du compte rendu de la Pravda.

Trois remarques complémentaires :

1. Le mieux est de mener un travail de recherche théorique à partir du texte du programme de l’Internationale communiste, afin de préparer un projet de programme véritablement marxiste par le VIF congrès.

2. Selon le rapport de Piatnitsky, l’Internationale communiste dans son ensemble, hormis le parti russe, compte 583000 membres. Ce chiffre est incroyablement bas. Mais il est grossièrement gonflé. Il apparaît qu’il inclut 100000 membres du parti communiste chinois ; mais d’après les débats on se rend compte que ce dernier a perdu ses ouvriers et que les « 100000 » sont des paysans comptés comme membres du parti au moment des mouvements agraires. Si le parti communiste chinois a conservé le quart de ses membres, c’est encore bien. Les chiffres sont également gonflés pour les autres partis. On peut penser que l’ensemble des partis communistes dans le monde, en dehors du parti communiste russe, ne dépasse pas 400000 personnes.