Le cens révolutionnaire de Hillquit. Lettre à la Rédaction de « N.Y. Volkszeitung »

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Le Volkszeitung, journal social-démocrate allemand, avait à sa tête le vieux Schlütter, partisan de Kautsky, la tendance Liebknecht était représentée par le rédacteur-en-chef, Lore, qui, à la mort de Schlütter, prit la direction du journal. Ce dernier exprime les idées de la III' Internationale.

Maurice Hillquit, auquel notre remarque ci-dessous est consacrée, est un avocat bien connu, qui, dans ses moments de liberté remplit les obligations de leader du Parti socialiste. Schlütter le soutenait. Lore tenait pour nous.

Hillquit est originaire de Russie.

Messieurs les Rédacteurs !

Mon exposé devant le groupe allemand de New York m’a privé de la possibilité de participer, le dimanche 11 février, à la conférence de notre Parti. En lisant votre journal, je constate que la position que je défends a subi de la part de Hillquit, un assaut sur un point auquel je ne m’attendais absolument pas. Hillquit pense que notre jeune ami Freïn n’a pas le droit de recommander aux prolétaires une tactique révolutionnaire pouvant entraîner des sacrifices, car lui, Frein, n’a jamais eu l’occasion de montrer qu’il était prêt à supporter ces sacrifices. Quant à moi, l’un des signataires du projet de la minorité, Hillquit déclara que « je n’étais pas resté en Russie pour ne pas me faire fusiller au nom de mes idées, mais que j’étais venu ici pour donner aux autres de bons conseils ». Je ne sais si de pareilles méthodes de « critique » politique sont admises en Amérique. J’en doute fortement. En tout cas, j’ai été habitué, en Europe, à les regarder comme non convaincantes et de plus, comme inadmissibles. Il suffit de quelques minutes de réflexion pour se convaincre de la justesse de cette conclusion.

T. Simon Berlin, un des membres de la majorité, déclara qu’ayant dépassé l’âge du service militaire, il considérait comme impossible de conseiller aux autres l’emploi de méthodes définitives de lutte contre la conscription. Très bien. Mais, alors, Frein, qui est en âge d’être mobilisé, est privé du droit de faire campagne contre le service obligatoire, car sa jeunesse, suivant Hillquit, l’empêche d’acquérir le titre viril indispensable. Et pour finir je n’ai pas le droit de recommander les méthodes révolutionnaires, car je ne me suis pas laissé fusiller en Russie. Comme nous le voyons, il n’est pas facile de trouver dans la nature la combinaison de conditions personnelles qui pourrait satisfaire Hillquit : il faut être ni vieux ni jeune et, une fois au moins, avoir subi une condamnation à mort.

Je ne doute pas qu’une fois fusillé en Russie, Hillquit me reconnaîtrait le droit de recommander la tactique révolutionnaire. II est vrai que, dans ce cas, il me serait difficile de bénéficier de cette permission magnanime. Mais ce n’est pas la seule difficulté. Pour me faire fusiller en Russie, j’aurais dû prôner la tactique révolutionnaire. Mais les Hillquit russes (ils ne sont pas tous en Amérique !) n’auraient pas manqué l’occasion de me démontrer que, n’ayant pas fait la preuve de ma capacité à me faire fusiller, je n’avais pas le droit d’appeler les travailleurs russes à la lutte révolutionnaire. La situation, comme nous le voyons, est absolument sans issue. Heureusement, les mouvements révolutionnaires se moquent éperdument des sens et des normes qu’imposent sans pitié les Catons de Broadway.

Au temps de la guerre russo-japonaise, nos conférences et nos réunions avaient pour but d’appeler les masses à la grève révolutionnaire contre la guerre et le Tsarisme. Ces appels ne restèrent pas lettre morte. 1905 fut l’année des plus grandes grèves politiques et des combats les plus acharnés sur les barricades. Dans nos réunions, nous jugions nos méthodes de lutte, et les discussions montaient parfois à un degré très âpre. Mais à personne d’entre nous, il ne serait venu en tête cette idée si basse de demander au contradicteur : est-il prêt à supporter personnellement la responsabilité des actions pour lesquelles il appelle les travailleurs ? Pour cela nous nous sentions trop directement révolutionnaires. Nous pouvions être divisés par des questions d’ordre politique, mais non par celles ayant trait au courage personnel et à la capacité de subir les conséquences de nos appels et de nos actions. Et ce n’est pas sans un sentiment de dégoût que j’ai traité cette affaire.

Dans le feu de son accusation, Hillquit est tombé on ne peut plus mal. La police réactionnaire de tous les pays a toujours affirmé que les meneurs conduisaient les masses à la guillotine, alors qu’ils se tiraient toujours d’affaire. Mais, de fait, la réaction politique s’en prend toujours aux meneurs et, par conséquent, la conscience de Hillquit peut être parfaitement rassurée…

Il me reste à démontrer comme mensongère l’affirmation de Hillquit : à savoir que je n’ai pas voulu « rester » en Russie pour y être fusillé, mais que je me suis rendu en Amérique pour distribuer des conseils dangereux. Je ne pouvais « rester » en Russie, car la guerre m’a trouvé en Suisse en qualité d’émigré politique. Privé par les tribunaux tsaristes de tous droits, je n’avais aucune possibilité physique de retourner en Russie. Je me suis rendu de Suisse en France où j’ai propagé ces points de vue qui inquiètent tellement Hillquit. Il en résulta mon expulsion de France vers l’Espagne, d’Espagne vers l’Amérique. Je ne vais pas entrer dans une discussion au sujet du « cens » qui donne le droit à M. Hillquit de se montrer si exigeant envers ses adversaires politiques, mais je pense qu’en qualité d’avocat, il devrait se montrer plus prudent dans ses insinuations.