Le Trotskysme et le Parti socialiste ouvrier et paysan

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« Prétentions à l’hégémonie ». — « Méthodes fonctionnelles ». - Organisation des « cellules ». - « Commandé de l’extérieur ». - Un exemple de ton de « camaraderie ». — Le bolchevisme et les fractions. - La discipline de l’action. - La fraction Pivert. - La Quatrième Internationale et les fractions. - La tactique vérifiée sur un problème concret. - Le Parti-Chef. - Seul le bolchevisme a formé un parti révolutionnaire. - Rosa Luxemburg. - Le trotskysme en 1904. - Des promesses « libertaires ». - Exigence unilatérale. - Rupture avec la social-démocratie. - La franc- maçonnerie. - Le social-pacifisme. — Sneevliet. - Le P. O. U. M. - Les « résultats pratiques ». - La réaction et le « trotskysme ». - La force interne de la Quatrième Internationale. - Les critères d'un dilettante. - Notre section aux États-Unis. - En Belgique. - Une voix de Saigon. - En Angleterre et en France. - Le « dogme ». - Ombres chinoises. - Pour l’hégémonie de la pensée scientifique. - Bolchevisme ou menchevisme. - Le programme de la Quatrième Internationale.

C’est avec un vif intérêt que j’ai ouvert le journal du parti socialiste ouvrier et paysan du 9 juin 1930 contenant l’article de Marceau Pivert : « Le P.S.O.P. et le “ trotskysme ”. » Je supposais que Pivert s’était enfin décidé à analyser concrètement les divergences qui le séparent de la IVe internationale. Hélas ! dès les premières lignes j’ai été déçu : Pivert n’essaie même pas de se placer sur le terrain de la théorie marxiste et de la politique de classe. Toute sa critique du « trotskysme » reste sur le plan de la psychologie, de la moralisation et des recettes de bon ton.

Pivert élude manifestement une discussion sérieuse sur les questions fondamentales du mouvement ouvrier. Je vais m’efforcer de le démontrer en analysant patiemment les idées, voire les moindres nuances d’idée, que l’on trouve dans l’article — programme de Pivert.

« Prétentions à l’hégémonie »

Pivert accepte de collaborer avec le « trotskysme », mais à condition que ce dernier abandonne ses « prétentions à l’hégémonie » et s’engage dans la voie d’« une collaboration confiante entre tous les éléments qui ont courageusement rompu avec le social-patriotisme et le national-communisme ». Le fait d’opposer collaboration à « prétentions à l’hégémonie » suscite tout de suite la méfiance. Le concours de diverses tendances dans un seul parti suppose indubitablement la confiance de pouvoir se convaincre ou s’instruire les unes les autres. En cas de divergences, chaque tendance, qui a foi dans ses conceptions, cherche à obtenir la majorité : c’est en cela précisément que réside le mécanisme de la démocratie de parti. Quelle autre « hégémonie » peut-il exister dans un parti démocratique en dehors de la conquête de la majorité aux idées qu’on défend? Au dernier congrès du parti socialiste ouvrier et paysan, Pivert et ses amis ne se sont-ils pas efforcés de s’emparer de la majorité ? Est-ce qu’ils ne s’en sont pas emparés? Par là, n’ont-ils pas établi leur «hégémonie» dans le parti? Peut-on leur en faire grief? L’argumentation de Pivert montre qu’il juge que l’ « hégémonie » de sa tendance est conforme à la règle et à la loi, mais que les efforts de l’autre tendance pour s’assurer la majorité enfreignent la règle, sont un crime, pis encore : du trotskysme. Où est donc ici la démocratie ?

« '''Méthodes fractionnelles »

Décrétant ainsi qu’il a le monopole de l'« hégémonie » dans le parti, Pivert exige que les trotskystes « abandonnent les méthodes fractionnelles ». Cette exigence qui revient à plusieurs reprises, vient bien mal à propos sous la plume d’un homme politique qui souligne instamment le caractère démocratique de son organisation. Qu’est-ce qu’une fraction? Une association, momentanément non statutaire, à l’intérieur du parti, de partisans d’une même tendance en vue de convaincre ce dernier de la justesse de leurs conceptions. La naissance d’une fraction peut être rendue inévitable, même au sein du parti ayant le plus de maturité et de cohésion, par l’extension de l’influence de celui-ci à de nouvelles couches sociales, par l’apparition de nouveaux problèmes, par un changement radical de la conjoncture, par des erreurs de la direction, etc. Vue sous l’angle du monolithisme, la lutte de fraction est un « mal » ; mais c’est un mal inévitable et en tout cas incomparablement moins grand que l’interdiction des fractions. Certes, on assiste fréquemment, surtout dans les jeunes partis, à des tentatives pour former des fractions sans bases de principe suffisantes, tentatives, dues à un manque de maturité politique, à l’ambition personnelle, à l’arrivisme, etc. Dans ces différents cas, la tâche de la direction du parti consiste, sans recourir à des mesures policières, à dénoncer de telles entreprises et à les discréditer aux yeux du parti. Ce n’est que de cette manière que l’on peut susciter un attachement profond au parti, quand les conflits momentanés même très sérieux, ne mettent pas son unité en péril. L’existence des fractions entraîne fatalement des frictions et des pertes d’énergie, mais c’est là le prix de la démocratie intérieure du parti. Une direction ayant de l’adresse et de l’autorité s’efforcera de réduire les heurts de fractions au minimum. Elle y parviendra par une politique juste s’appuyant sur l’expérience collective, par une attitude loyale à l’égard de l’opposition, par l’autorité sans cesse accrue qu’elle exercera, mais non point par l’interdiction des fractions, ce qui ne ferait qu’empoisonner la lutte et lui donnerait une forme hypocrite. Qui interdit les fractions, abolit par là-même la démocratie de parti et fait le premier pas vers un régime totalitaire.

Organisation des « cellules »

Plus loin, Pivert exige des « trotskystes » qu’ils renoncent au « noyautage commandé de l’extérieur ». Le fait même de cette « exigence » s’appuie sur une confusion manifeste de notions. Pivert estime sans aucun doute que tout membre du parti socialiste ouvrier et paysan a le devoir d’organiser des noyaux à l’intérieur des syndicats pour gagner la majorité des travailleurs. Dans la mesure où ces noyaux se trouvent sous les coups de la clique à Jouhaux, des mouchards de Staline et de la Sûreté nationale, ils sont astreints à une existence clandestine. Le Parti socialiste ouvrier et paysan, garde, je l’espère, entre ses mains le moyen de diriger ces noyaux « de l’extérieur ». S’il renonçait à ces méthodes de travail à l’intérieur des syndicats, du parti de Blum, du parti de Staline, il renoncerait par là-même à la lutte pour l'« hégémonie » dans la classe ouvrière, c’est-à-dire à sa mission révolutionnaire. J’espère qu’il n’en est rien. Où donc est alors le désaccord ? Pivert redoute tout simplement pour lui et son parti les horreurs de la bolchevisation par les « noyaux » sans réfléchir le moins du monde au fond du problème. Peut-être ne s’agit-il pas de cela, mais des noyaux « trotskystes » à l’intérieur du parti socialiste ouvrier et paysan ? Alors nous aurions là une simple périphrase de l’accusation de fractionnisme. Cependant, dans ce cas, il serait tout à fait inexact de parler de l’organisation de noyaux, car il s’agit là d’une collaboration politique avouée et d’une lutte idéologique non moins avouée de deux tendances. Il va de soi que, si la lutte idéologique venait à être remplacée par la répression bureaucratique, les « trotskystes » auraient non seulement le droit mais, selon moi, le devoir de recourir à la méthode des noyaux clandestins. A la guerre comme à la guerre ! Mais dans cette éventualité, la bureaucratie totalitaire porterait la responsabilité de ces noyaux.

« Commandé de l’extérieur »

Comment doit-on comprendre : « commandé de l’extérieur »? Là encore, Pivert ne cite ni personnes, ni organisations, ni faits (apparemment par souci du « bon ton »). On peut néanmoins supposer qu’il veut dire : « commandé par Trotsky ». Nombreux sont ceux qui, à défaut d’arguments sérieux, se livrent à cette insinuation. Mais en l’occurrence, qu’est-ce que signifie proprement : « commandé » ? La bureaucratie stalinienne commande grâce au pouvoir et à l’argent. L’appareil de Blum commande grâce à ses liens avec la république bourgeoise. Les trotskystes n’ont ni argent, ni G.P.U. ni liens avec la bourgeoisie. De quelle manière peuvent-ils « commander » ? Il s’agit simplement d’une question de solidarité sur des problèmes fondamentaux. Que viennent faire ici les insinuations ? L’emploi des mots « de l’extérieur » ne vaut pas mieux. Est-ce une allusion à des tiers ? A des étrangers ? En quoi consiste le crime de ces derniers? En ce qu’ils expriment leur point de vue, qu’ils donnent des conseils? Quand, dans un parti révolutionnaire, une lutte sérieuse est en cours, elle a des échos sur le plan international. Les représentants de l’une ou de l’autre tendance dans les différents pays cherchent tout naturellement à se soutenir mutuellement. Qu’y a-t-il là de criminel ? Il y a là, au contraire, une manifestation d’internationalisme. Et on doit non pas en blâmer les « trotskystes », mais plutôt prendre des leçons chez eux.

Un exemple de ton de « camaraderie »

Pivert exige encore des trotskystes qu’ils renoncent aux « moyens de pression ou de corruption ou de dénigrement systématique ». Que signifie « moyens de pression »? L’appareil du parti est entre les mains de Pivert, et celui-ci n’est pas étranger aux moyens de pression de celui-là. L’opposition n’a rien, hormis ses idées. Pivert entend-il interdire la pression idéologique ? Le mot « corruption » a dans le langage politique un sens très précis : vénalité, arrivisme, etc. Je pense que la IVe Internationale est la dernière des organisations à laquelle on peut faire de tels reproches. Reste le « dénigrement systématique ». L’expérience prouve que plus les conceptions d’un militant manquent de netteté, moins il accepte la critique, plus l’argument décisif lui paraît « injurieux ». L’excès de sensibilité traduit un manque d’assurance en soi. En sa qualité de leader du parti, Pivert devrait donner l’exemple d’une « collaboration confiante » alors qu’il se permet de parler de « corruption ». Nous voulons croire que la plume de Pivert a fourché dans le mauvais sens et qu’il trouvera l’occasion de se corriger lui-même.

Le bolchevisme et les fractions

Tout en déniant à l’opposition le droit de combattre pour conquérir la majorité (l’ « hégémonie ») du parti et en interdisant par là-même les fractions, c’est-à-dire en foulant aux pieds les principes élémentaires de la démocratie intérieure, Pivert a l’imprudence d’opposer la démocratie du parti socialiste ouvrier et paysan au centralisme bolchevique. Opposition téméraire. Toute l’histoire du bolchevisme a été celle d’un libre combat de tendances et de fractions. Les différentes périodes du bolchevisme virent la lutte des partisans du boycottage (des élections à la Douma) et de ses adversaires, des partisans du rappel (des députés), des partisans de l’ultimatum (au gouvernement provisoire), des partisans et des adversaires de l’insurrection d’Octobre, des partisans et des adversaires de la paix de Brest-Litovsk, des communistes de gauche, des partisans et des adversaires d’une politique officielle de guerre, etc. Jamais il ne vint à l’esprit du comité central bolchevique d’exiger de ses adversaires qu’ils « renonçassent aux méthodes propres aux fractions », si ceux-ci estimaient que sa politique était fausse. La tolérance et la loyauté à l’égard de l’opposition a été un des traits les plus caractéristiques de la direction léniniste. Le Parti bolchevique a, il est vrai, interdit les fractions au Xe Congrès (mars 1921), à un moment de danger mortel. On peut discuter sur la question de savoir si cela fut juste ou non. Le cours ultérieur de l’évolution a montré en tout cas que cette interdiction a été l’un des points de départ de la dégénérescence du parti. La bureaucratie s’est empressée de faire de l’idée de « fraction » un épouvantail pour ne pas permettre au parti de penser ou de respirer. C’est ainsi que s’est formé le régime totalitaire qui a tué le bolchevisme. N’est-il pas singulier que Pivert, qui aime à parler de démocratie, de libre critique, etc., emprunte non pas au bolchevisme juvénile sa démocratie vivante, agissante et créatrice, mais au bolchevisme décadent sa peur bureaucratique devant les fractions ?

La discipline de l’action

La discipline de l’action est le correctif de la lutte de fractions. Le parti n’est pas un club, mais une association de combat. Si Pivert prétendait que les « trotskystes » enfreignent la discipline de l’action, l’argument serait sérieux. Mais Pivert ne le prétend pas, ce qui veut dire qu’il n’en est rien.

La fraction Pivert

Exiger « l’abandon des méthodes fractionnelles » est d’autant moins admissible que Pivert lui-même, qui détient l’ « hégémonie », a sans aucun doute sa fraction, ses assemblées secrètes (notamment pour combattre le trotskysme), etc. La différence réside seulement en ceci que le « trotskysme » assène ses coups à droite, et que Pivert porte les siens à gauche.

La IVe Internationale et les fractions

En contradiction absolue avec la réalité, Pivert voit dans le régime de la IVe Internationale un régime de monolithisme et d’obéissance aveugle. On peut difficilement imaginer caricature plus fantaisiste et de moins bonne foi. La IVe Internationale n’a jamais interdit les fractions et ne se dispose pas à le faire. Dans nos milieux, il y a eu et il y a des fractions. Le débat porte toujours sur le contenu des idées de chaque fraction, et non sur le droit de celle-ci à l’existence. Du point de vue des conceptions bolcheviques sur la démocratie du parti, je trouverais plutôt scandaleux d’accuser un adversaire, faisant partie de la minorité, d'employer des méthodes^ « fractionnelles » au lieu d’entrer en discussion avec lui sur le fond. Si les divergences sont profondes, les méthodes propres aux fractions seront justifiées. Si les divergences ne sont pas sérieuses, l’adversaire perdra tout crédit. La lutte de fraction peut avoir pour effet soit un accord de principe plus net, soit la scission. Personne n’a encore trouvé d’autres issues, abstraction faite du régime totalitaire.

La tactique vérifiée sur un problème concret

A propos de l’adhésion au parti socialiste ouvrier et paysan, le « monolithisme » ou la « soumission aveugle » était bien la chose qu’on eût pu le moins déceler dans les milieux « trotskystes ». Nos camarades français discutèrent longtemps et passionnément cette question et finalement se divisèrent. Quelle fut mon attitude à l’égard de ce problème ? Je l’avoue franchement : j’étais hésitant. Quelques mois avant, dans une lettre personnelle, je m’étais prononcé plutôt dans un sens négatif. Cela n’empêcha pas un groupe influent de camarades français que dirigeait Rous d’adhérer au parti socialiste ouvrier et paysan. Selon moi, ils ont eu raison. Une partie de notre section française fit manifestement preuve, sur le plan de l’organisation, d’esprit conservateur et sectaire. Il eût été surprenant qu’au sein de l’extrême gauche, en butte aux poursuites et aux persécutions, de telles tendances ne se fissent point jour dans les conditions politiques actuelles. Que la IVe Internationale combatte le sectarisme, d’ailleurs avec un succès qui va en s’accentuant, c’est ce qu’attestent des faits indiscutables. La scission est évidemment un épisode regrettable, mais ce n’est qu’un épisode. Si le parti socialiste ouvrier et paysan vient à se développer dans le sens révolutionnaire (et nous le souhaitons de tout cœur), il attirera dans ses rangs le groupe scissionniste des « trotskystes ». Si, sous la pression de la bourgeoisie, des social-patriotes et des staliniens, ce parti se met à chasser les « trotskystes », l’unité se reconstituera en dehors de lui.

« Le Parti-Chef »

Généralisant ses conceptions du parti, Pivert écrit : « … A la conception d’un Parti-Chef, sorte d’état-major centralisé, qui prépare, dans le secret des conspirations, l’action révolutionnaire, nous préférons la conception d’un parti largement ouvert sur le mouvement réel des masses et ménageant à l’avant-garde révolutionnaire toutes les possibilités de contact direct avec les couches les plus larges du prolétariat ouvrier et paysan. » Comme d’habitude, Pivert se cantonne dans des abstractions et dans de nébuleuses circonlocutions. De quel « Parti-Chef » s’agit-il ? De l’ancien parti bolchevique ? Si c’est cela, pourquoi ne le dit-il pas franchement ? Peut-on éduquer les travailleurs au moyen d’allusions voilées? De plus, sur le fond, ces allusions sont fausses. L’histoire ne connaît pas de parti qui, en même temps que par une profonde démocratie intérieure, ait été caractérisé, comme le parti bolchevique par un tel doigté, une telle hardiesse et une telle souplesse dans la manière d’aborder les masses. Pivert ne fait encore que promettre d’établir le contact avec les « couches les plus larges », alors que le parti bolchevique, lui, a groupé des millions de travailleurs pour les mener à la victoire. A propos, à quelles « conspirations secrètes » Pivert fait-il allusion en termes si méprisants? N’est-ce pas à la préparation de l’insurrection d’Octobre ? Mais alors il ne fait que répéter ce que libéraux, mencheviks et socialistes-révolutionnaires ont toujours dit.

Seul le bolchevisme a formé un parti révolutionnaire

Les points de vue en matière d’organisation n’ont évidemment pas de caractère propre. Mais en eux, et en eux seulement, se reflète à fond la position que l’on adopte à l’égard du programme et de la tactique. Pour les dilettantes de l’ex-revue Masses et leurs pareils, les questions d’organisation se réduisent à défendre leur « hégémonie » dans une minuscule revue et à se mettre à l’abri de critiques désagréables : ils ne vont pas au-delà. L’organisation de la social-démocratie fut et reste entièrement appropriée aux tâches électorales. Jusqu’à présent, seul le bolchevisme a su trouver les formes d’organisation qu’exige la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Tourner le dos au bolchevisme en se livrant à des généralités sans avoir derrière soi aucune autre expérience révolutionnaire est une manière d’agir inadmissible, irréfléchie et indigne de soi. Ce n’est pas ainsi qu’on fera l’éducation des travailleurs.

Rosa Luxemburg

A l’appui de ses vues sur les questions d’organisation (ou plus exactement : en l’absence de vues de ce genre), Pivert cite, bien entendu, Luxemburg. Mais cela ne nous avance guère. Il y a beaucoup à apprendre chez Rosa; mais ses conceptions en matières d’organisation étaient le point le plus faible de sa position, car en elles se résumaient ses erreurs, dans le domaine politique et théorique. En Allemagne, Rosa ne réussit pas à créer un parti ou une fraction révolutionnaire, et ce fut là une des causes de l’échec de la révolution de 1918-1919 (voir à ce sujet : Walter Held dans Unser Wort. Quant au parti polonais de Rosa Luxemburg, il dut, sous l’effet des événements révolutionnaires, se réorganiser sur le modèle bolchevique. Ce sont là des points de l’histoire qui ont beaucoup plus d’importance que des citations !

Le Trotskysme en 1904

En 1904, j’ai écrit une brochure, Nos tâches politiques, qui, sur le plan de l’organisation, développait des vues très proches de celles de Rosa Luxemburg (Souvarine cite complaisamment cette brochure dans sa biographie de Staline). Cependant, toute mon expérience ultérieure m’a prouvé que, dans cette question, Lénine avait raison contre Rosa Luxemburg ainsi que contre moi. Marceau Pivert oppose le « trotskysme » de 1939 au trotskysme de 1904. Mais depuis cette époque il y a eu, rien qu’en Russie, trois révolutions. Se peut-il qu’au cours de ces trente-cinq années nous n’ayons rien appris ?

Des promesses « libertaires »

Pour présenter son démocratisme sous le jour le plus favorable, Pivert promet que sa « méthode de construction du socialisme ne sera pas autoritaire, mais libertaire ». On ne peut s’empêcher de sourire non sans un peu d’amertume devant cette phrase pompeuse et nébuleuse. L’expression socialisme libertaire a-t-elle le sens d’anarchie, c’est-à-dire de répudiation de la dictature du prolétariat ? Or Pivert se dit marxiste, et non pas proudhonien ou bakouniste. Par sa nature, la dictature du prolétariat est « autoritaire », sinon elle ne serait pas une dictature. Bien entendu, il y a des bornes à l’ « autoritarisme », autrement dit, différents régimes intérieurs de la dictature. Si Pivert veut dire qu’il cherchera à obtenir que les soviets, en tant qu’organes de la dictature, conservent la plus large démocratie intérieure possible, il ne fait que reprendre à son compte un principe pour lequel les « trotskystes » combattent depuis 1923. Cependant, pour que sa promesse rende un son plus convaincant, Pivert eût mieux fait de ne pas piétiner aussitôt la démocratie intérieure du parti à l’instar de L. Blum et de P. Faure, en déniant à la minorité les droits les plus légitimes, en interdisant les fractions d’opposants et en gardant le « monopole » pour sa fraction; en d’autres termes, il eût fallu instaurer ne fût-ce qu’une dixième partie de la démocratie qui caractérisait le parti bolchevique dans la clandestinité sous le tsarisme et dans les premières années du régime soviétique. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, les promesses de biens « libertaires » dans un futur indéterminé n’auront pas grande valeur. Elles rappellent un peu celles d’une récompense dans l’au-delà pour les souffrances d’ici-bas. Telles sont les opinions de Pivert en matière d’organisation. Elles signifient pratiquement la rupture avec la démocratie de parti et le remplacement du centralisme démocratique par le centralisme bureaucratique, c’est-à-dire par l’hégémonie de l’appareil sur les idées. Nous verrons tout à l’heure qu’en ce qui concerne la doctrine, le programme et la politique, les choses ne vont pas mieux.

Exigence unilatérale

Pivert exige, comme nous le savons déjà, une collaboration « confiante » avec tous les éléments qui ont « courageusement » rompu avec le social-patriotisme et le national-communisme. Nous sommes prêts, en principe, à accepter cette exigence. Malheureusement, Pivert lui-même la bat en brèche de façon criante. Le bolchevisme a rompu avec toutes les formes de patriotisme un quart de siècle avant le parti socialiste ouvrier et paysan. Or Pivert ne manifeste pas du tout une « collaboration confiante » à l’égard du bolchevisme. Les trotskystes, qui ont donné la preuve du caractère révolutionnaire de leur internationalisme par une longue lutte et d’innombrables sacrifices, sont tenus de faire confiance à Pivert ; mais Pivert n’est nullement obligé de faire confiance aux trotskystes. Pivert a pour règle : confiance à droite, et répression à gauche. Or c’est aussi celle que Léon Blum prend pour lui-même, mais avec une avance de quelques degrés.

Rupture avec la social-démocratie

L’internationalisme est indubitablement la condition nécessaire de la collaboration. Nos camarades français ont pris au sérieux la rupture du Parti socialisme ouvrier et paysan avec le parti social-démocrate de Blum, sinon ils n’y auraient pas adhéré. Mais présenter les choses comme si le fait de se détacher d’un parti corrompu résolvait automatiquement tous les problèmes n’est pas juste. Il faut après la rupture élaborer un programme révolutionnaire, définir sans commettre d’erreurs ses amis et ses ennemis. La direction du Parti socialiste ouvrier et paysan ne le fait pas : elle est encore loin d’avoir coupé l’ancien cordon ombilical.

La franc-maçonnerie

Le malheur est que les leaders du Parti socialiste ouvrier et paysan n’ont pas « courageusement » rompu avec le social-patriotisme, car ils n’ont pas rompu avec la maçonnerie, ce réservoir de premier ordre du patriotisme impérialiste. Ces jours-ci, j’ai reçu une excellente brochure de Pierre Bailly, Oui, la Franc-maçonnerie est un danger. Après avoir rejeté un fouillis psychologique et philosophique qui n’a pas la moindre valeur, car tout au long de son évolution la maçonnerie n’a pas apporté la plus petite contribution ni à la science ni à la philosophie, l’auteur aborde la question en termes de marxisme, c’est-à-dire du point de vue social. Se fondant sur les documents mêmes de la maçonnerie, il en démontre le rôle impérialiste, réactionnaire et démoralisant. La brochure de Bailly est, soit dit en passant, la meilleure preuve qu’à la différence de tous les autres groupes et fractions, nos camarades savent aborder les problèmes importants en révolutionnaires prolétariens. Même le simple fait que la brochure sentimentalo-bourgeoise et vide de Nicolitch soit très bien éditée tandis que l’ouvrage sérieux de Bailly est tiré à la ronéo, est une belle illustration de la condition sociale des idées centristes et des idées révolutionnaires.

Le social-pacifisme

Non, Pivert n’a pas du tout rompu « courageusement » avec le social-patriotisme et sa variété, le social-pacifisme, sinon il n’aurait pas conclu une alliance contre nous avec Maxton, le leader de l’Independent Labor Party". Entre le marxisme révolutionnaire et le pacifisme impérialiste de Maxton, il y a un abîme. Fenner Brockwayest légèrement plus à gauche que Maxton, mais comme le prouve toute l’histoire de l’Independent Labor Party, Maxton, dans toutes les situations critiques, menace de démissionner et Fenner Brockway se met aussitôt à genoux devant lui. On peut fermer les yeux là-dessus. Mais les faits restent. Que Pivert veuille bien expliquer, aux ouvriers ce qui le lie à Maxton contre la IVe Internationale. « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. »

Sneevliet

Pivert marche la main dans la main avec Sneevliet qui, ces dernières années, construit toute sa politique de façon à ne pas indisposer — Dieu nous en garde — le gouvernement hollandais et à ne pas priver l’organisation syndicale sectaire des subsides de l’État. Nous avons demandé des dizaines de fois que le parti de Sneevliet mette sur pied une plate-forme afin que Sneevliet, en sa qualité de député, puisse lancer des mots d'ordre de combat, et que l’agitation dans les masses soit faite dans un esprit révolutionnaire. Sneevliet a systématiquement décliné l’offre afin de ne pas rompre avec le gouvernement conservateur. Sur quel « ton » ce démocrate a parlé aux jeunes camarades, mieux vaut ne pas le rappeler. Lorsque la conférence de la IVe Internationale s’apprêta, enfin, à poser carrément la question de la section hollandaise, Sneevliet quitta notre organisation et bien entendu se plaignit de nos mauvaises « méthodes ». Celles de Pivert sont évidemment préférables : en même temps que celui-ci passe sous silence la politique capitularde de Sneevliet, il tourne ses foudres contre les trotskystes.

Le POUM

Pivert s’efforce de défendre la mémoire d'Andreu Nin contre d’odieuses calomnies, et c’est évidemment très bien. Mais quand il représente la politique de Nin comme un exemple révolutionnaire, on ne peut que qualifier cela autrement qu’un crime envers le prolétariat. En pleine guerre révolutionnaire entre les classes, Nin est entré dans un gouvernement bourgeois dont le but était d’abolir les comités ouvriers, piliers du gouvernement prolétarien. Après ça, au lieu de reconnaître l’énormité de l’erreur commise, le parti de Nin réclama le retour à la coalition avec la bourgeoisie. Pivert osera-t-il le contester? Ce ne sont pas les mots qui décident, mais les faits. La politique du P.O.U.M. est caractérisée par la capitulation de celui-ci devant la bourgeoisie à tous les moments critiques, et non par telle ou telle citation de discours ou d’articles de Nin. D’une manière générale il ne saurait y avoir de plus grand crime que de se coaliser avec la bourgeoisie en temps de révolution socialiste. Au lieu de dénoncer impitoyablement cette politique néfaste, Pivert reproduit pour les justifier les articles de Kurt Landau. Comme Nin, Landau est tombé, victime du G.P.U. Mais la plus chaleureuse compassion pour les victimes des bourreaux staliniens ne libère pas de l’obligation de dire la vérité aux travailleurs. Landau, aussi bien que Nin, a été une variété de menchevisme de gauche, un disciple de Martovet non de Lénine. En soutenant les erreurs de Nin et non pas la critique que nous en faisons, Landau, comme Victor Serge, comme Sneevliet, comme Pivert, a joué à l’égard de la révolution espagnole un triste rôle. Au sein du P.O.U.M., l’opposition de gauche (José Rebull et ses amis) relève la tête. Le devoir des marxistes est de pousser à fond la critique. Or Pivert soutient les pires conservateurs du P.O.U.M. dans le genre de Gorkin. Non, Pivert n’a pas tiré les conclusions de sa rupture avec Blum !

Les « résultats pratiques »

Avec une présomption bien inopportune. Pivert déclare que les « résultats pratiques » obtenus par le trotskysme sont trop insignifiants pour l’amener à changer sa manière de voir. De quelle façon, cependant, dans cette époque de réaction générale, un parti révolutionnaire peut-il devenir un parti de masse? Aujourd’hui, à cause de la faillite avérée des deux vieilles Internationales, la situation est en train d’évoluer favorablement pour les révolutionnaires. Un des signes avant-coureurs : le Parti socialiste ouvrier et paysan s’est séparé du parti de Blum. D’un large point de vue historique, le Parti socialiste ouvrier et paysan n’est qu’un sous-produit du trotskysme. Pivert estime-t-il que ce « résultat » est lui aussi insignifiant ?

La réaction et le « trotskysme »

Le fait que les staliniens, de même que la police bourgeoise, appellent trotskysme toute tendance à gauche, montre bien que toutes les forces de la réaction mondiale sont tournées en fin de compte contre la IVe Internationale. Le G.P.U. entretient un nombre considérable d’agents, d’une part pour la filature, la fabrication des faux et les assassinats, d’autre part, pour les conflits et les scissions qu’il cherche à provoquer dans nos rangs. Il n’y a pas encore eu dans toute l’histoire de mouvement politique aussi persécuté que le nôtre. La réaction comprend très bien que la IVe Internationale est le danger. Ce n’est que sous l’effet de la critique intransigeante de celle-ci et de sa propagande que les centristes commencent à bouger, les centristes de gauche à se détacher de ceux de droite, les droitiers à se séparer des social-patriotes avoués. Il y a quelques années, Pivert a dit fort justement que la lutte contre le trotskysme était un indice sûr de réaction. Il est dommage, toutefois, que ladite réaction l’entraîne lui-même dans ses rangs.

La force interne de la Quatrième Internationale

L’organisation internationale de Brandler, Lovestone et consorts,qui paraissait bien plus forte que nous, est tombée en poussière. L’alliance de Walcher, du Parti ouvrier norvégien (D.N.A.), et de Pivert lui-même s’est brisée en miettes. Le Bureau de Londres a dit bonsoir à la compagnie. Mais la IVe Internationale, malgré ses difficultés et ses crises, est en pleine croissance ; elle a ses organisations dans plusieurs dizaines de pays ; elle est parvenue à convoquer dans des conditions critiques, sous la terreur du G.P.U. (assassinat de Klement), un congrès international et à mettre au point un programme auquel personne n’a tenté jusqu’à présent d’opposer quoi que ce soit d’égale valeur. Que Pivert essaie de citer des publications marxistes qui, par leur niveau théorique, pourraient être mises en parallèle avec New International, Clave, Unser Wort et autres organes de la IVe Internationale. Tous les groupements de gauche qui gravitent autour du Bureau de Londres ne sont que des débris disparates du passé, sans programme commun, affligés de vieilles manies et de maladies incurables. La IVe Internationale se développe en tant qu’organisation groupant des éléments nouveaux, frais et dispos, sur la base d’un programme commun fondé sur toute l’expérience du passé, et constamment révisé et affiné. Pour sélectionner ses cadres, la IVe Internationale a d’immenses avantages sur la IIIe. Ceux-ci découlent précisément des conditions extrêmement difficiles de la lutte sous la réaction. La IIIe Internationale s’est formée rapidement, car beaucoup d’« éléments de gauche » ont adhéré spontanément à la révolution victorieuse. La IVe Internationale rassemble ses effectifs sous les coups répétés des défaites et des persécutions. Le lien idéologique tissé dans des conditions pareilles est singulièrement plus solides. Mais le rythme de la croissance, du moins dans la première période, est forcément lent.

Les critères d’un dilettante

Victor Serge s’écrie : « On ne peut à sa guise construire une Internationale digne de ce nom. » Quelle phrase pleine de fatuité et en même temps vide de sens! On suppose que Serge a en poche toutes les mesures d’une Internationale, comme pour un pantalon. Mais un parti national « digne de ce nom », on peut le construire « à sa guise ». Par exemple, le parti socialiste ouvrier et paysan correspond-il aux mesures de Serge ? Les gens qui abordent la question avec de tels critères superficiels montrent tout simplement que, pour eux, une Internationale est une institution victorieuse et fastueuse, une sorte de temple. Quand le somptueux édifice aura été achevé (par qui ? comment ?), alors ils passeront sous ses voûtes. Nous voyons la chose autrement. L’Internationale est pour nous un instrument dont le prolétariat a besoin, comme il a besoin d’un parti national. Il faut créer cet instrument, l’améliorer, l’affiner. C’est ce que nous faisons. Nous n’attendons pas que quelqu’un le fasse pour nous. Nous convions tous les révolutionnaires à mettre la main à cette œuvre, dès maintenant, immédiatement, sans perdre une minute. Quand la IVe Internationale sera devenue « digne de ce nom » aux yeux de Messieurs les littérateurs, les dilettantes, les sceptiques, il ne sera pas difficile de s’y associer. Alors Victor Serge (lui ou un autre) écrira un livre où il démontrera (avec du lyrisme et les larmes aux yeux !) que l’époque la plus belle et la plus héroïque de la IVe Internationale a été celle où, sans forces et sans ressources, elle se battait contre d’innombrables ennemis, sceptiques petits-bourgeois compris.

Notre section aux États-Unis

Que Pivert ne se presse pas de tirer des conclusions. Le Parti socialiste ouvrier et paysan est encore très éloigné d’un parti de masse et n’a pas eu le temps d’éprouver sa force de résistance à la pression de l’impérialisme. D’autre part, certaines de nos sections ont démontré non seulement leur vitalité, mais aussi qu’elles commençaient à entrer dans l’arène de la lutte des classes. Dans le plus puissant pays capitaliste, aux États-Unis, le Socialist Workers Party est en train de se transformer sous nos yeux, d’association de propagande qu’il a été pendant des années, en une arme de combat de la politique ouvrière. La section américaine de la IVe Internationale a pris la tête de la lutte contre le fascisme et contre la guerre. Le principal des agitateurs fascistes, le Père Coughlin, a dû consacrer récemment un de ses discours radiodiffusés à notre section américaine et à la lutte qu’elle mène pour créer un mouvement d’autodéfense ouvrier. Le S.W.P. combat activement dans les syndicats, publie un excellent journal qui paraît deux fois par semaine, une importante revue mensuelle, un journal pour la jeunesse (bimensuel) et vient en aide activement, sur le plan idéologique et matériel, aux autres sections.

En Belgique

Notre section belge, dont les effectifs sont presque entièrement prolétariens, a obtenu aux élections près de 7 000 suffrages. Dans l’atmosphère de réaction et de chauvinisme qui sévit, chacun de ces suffrages vaut des centaines de voix données aux partis réformistes. Que Pivert ne se presse pas de tirer des conclusions. Qu’il lise plutôt attentivement la déclaration de nos camarades belges élus à Flénu! Hélas! au lieu de chercher à nouer des liens avec le parti socialiste révolutionnaire de Belgique, Pivert prête l’oreille aux sectaires et aux faillis. Ce n’est sûrement pas Vereeken flanqué de Sneevliet et de Victor Serge qui frayera la route qui mène aux masses.

Une voix de Saigon

Au sujet des élections à l’Assemblée territoriale de la colonie qui ont eu lieu le 30 avril dernier, on m’écrit de Saigon : « Malgré la honteuse coalition des bourgeois de tout poil avec les staliniens, nous avons remporté une brillante victoire. Celle-ci fut d’autant plus difficile que la conscience des électeurs avait été troublée pendant des mois par la propagande fumeuse du groupe centriste Octobre […] Nous sommes allés au combat sous le drapeau largement déployé de la IVe Internationale […] Aujourd’hui plus que jamais, poursuit la lettre, nous comprenons la portée non seulement du programme de la IVe Internationale, mais aussi de la lutte de 1925, 1926, 1927 et 1928 contre la théorie et la pratique du socialisme dans un seul pays, de la lutte contre la Ligue anti-impérialiste et autres comités de parade, comme ceux d’Amsterdam, de Pleyel, etc. » Cette voix des ouvriers révolutionnaires de Saigon a infiniment plus d’importance que la voix de tous les Bureaux de Londres et des pseudo-« centres marxistes ». Les travailleurs d’avant-garde d’un pays opprimé se joignent à l’Internationale persécutée. L’expérience de leur propre lutte leur a fait comprendre ce que signifie notre programme et ils sauront le défendre. Leur déclaration, à savoir que les travailleurs d’avant-garde de Saigon ont compris le sens de la lutte que l’Opposition de gauche a menée de 1925 à 1928, est particulièrement précieuse et significative. Seule la continuité des idées crée la tradition révolutionnaire sans laquelle un parti politique est aussi instable que le roseau sous le vent.

En Angleterre et en France

Dans les vieux pays colonialistes, comme l’Angleterre et la France, la bureaucratie ouvrière, directement intéressée au sur profit colonial, est plus puissante et plus conservatrice que dans tout autre pays et il est extrêmement difficile aux masses révolutionnaires de lever la tête. Ainsi s’explique le rythme particulièrement lent du développement des sections de la IVe Internationale dans ces pays. Il dépend dans une large mesure du Parti socialiste ouvrier et paysan que les révolutionnaires puissent, dès les prochains mois, faire une brèche dans le mur de la félonie et de la trahison. Mais quelle que soit la situation à ce point de vue, le sens général de l’évolution ne laisse pas de place au doute. Lorsque les masses les plus opprimées d’Angleterre et de France entreront ouvertement en lice, elles ne s’arrêteront pas à mi-chemin et adopteront le programme qui correspond à la profondeur et à l’acuité des antagonismes sociaux d’aujourd’hui.

Le « dogme »

Pivert ne veut ou ne peut comprendre que notre force invincible réside dans notre continuité théorique et notre intransigeance. « Trotsky ne peut admettre dans son organisation, écrit-il, que des affiliés acceptant comme un dogme (?), c’est-à-dire sans discussion (?), la référence systématique aux principes élaborés par les quatre premiers Congrès de l’I.C. Notre conception du parti est toute différente. » Subissant toutes sortes d’influences douteuses, Pivert essaie de réduire le mouvement de la IVe Internationale à une seule individualité : « Trotsky ne peut admettre dans son organisation… » Pivert ne peut pas ne pas savoir que l’opposition de gauche a rassemblé, dès le début, la fleur du parti bolchevique : les révolutionnaires trempés dans l’action clandestine, les héros de la guerre civile, les meilleurs représentants de la jeune génération, des milliers et des milliers de marxistes cultivés qui eussent fait honneur à n’importe quel parti. Des dizaines de milliers de « trotskystes » sont morts dans les tourments. Est-ce simplement parce que « Trotsky admet » ou n’admet pas? De telles platitudes doivent être laissées à Brandler, Walcher, Lovestone, Sneevliet et autres cyniques de cet acabit. … Mais revenons-en au « dogme ». Les dissidences se sont développées dans le parti bolchevique après les quatre premiers congrès du Comintern dont les résolutions furent rédigées avec l’étroite collaboration des futurs dirigeants de l'« opposition de gauche ». Le tournant décisif vers l’opportunisme fut sanctionné par le Ve Congrès. Sans abandonner la tradition révolutionnaire, la plus haute que connaisse l’histoire de l’humanité, nous avons pris cependant les quatre premiers congrès uniquement comme point de départ, mais nous ne nous y sommes nullement cantonnés ; nous avons observé, étudié, discuté, critiqué, formulé des mots d’ordre, nous sommes allés de l’avant. Je puis en donner pour preuve nos revues théoriques, nos bulletins intérieurs, des dizaines de livres et de brochures-programmes publiés ces quinze dernières années. Pivert peut-il citer un ouvrage critique sérieux de nos adversaires que nous aurions laissés sans réponse ? Pivert et ses amis ont-ils connaissance de résolutions des quatre premiers Congrès du Comintern que nous n’aurions pas soumises à la critique? Où sont ces résolutions ? Dans ce même article, Pivert exige que les « trotskystes » dans le P.S.O.P. « acceptent sa charte, sa structure, ses règles, ses décisions de majorité et s’engagent à les appliquer sans réticence ». Cette exigence est au fond légitime. Mais cela signifie-t-il que la charte du parti socialiste ouvrier et paysan, ses structures, ses statuts, etc. sont un « dogme » ? Ou bien n’y a-t-il que les résolutions-programmes des quatre premiers Congrès qui en soient un ?

Ombres chinoises

Pivert raisonne ainsi : il faut découvrir, démasquer et rejeter tous les traits, toutes les particularités, tous les travers du bolchevisme classique auxquels le stalinisme devait par la suite s’agripper. C’est un raisonnement formaliste et détaché de la vie. Le stalinisme ne s’est pas forcément agrippé aux plus mauvais traits du bolchevisme. L’abnégation est une très belle qualité du révolutionnaire. Certains des inculpés des procès de Moscou ont été incontestablement guidés par l’esprit de sacrifice : donner, sa vie et même sa réputation au nom de la « défense de l’U.R.S.S, ». En découle-t-il qu’au lieu de l’abnégation on doive cultiver l’égoïsme? A cela, on pourrait répondre : il faut développer l’esprit critique. Mais c’est là un lieu commun. Les bolcheviks n’étaient pas moins animés de cet esprit que leurs censeurs d’aujourd’hui. Mais les conditions historiques objectives sont plus fortes que les conditions subjectives. Quand, dans un pays isolé et arriéré, les nouvelles couches bureaucratiques prennent le dessus sur la classe révolutionnaire et étouffent son avant-garde, elles utilisent nécessairement les formules et les traditions du bolchevisme, les qualités et les méthodes qu’il a enseignées, en y mettant toutefois un contenu social contraire au sien. Lénine après Marx a émis l’idée que, dans la première phase du socialisme, des aspects de l’inégalité sociale continuent fatalement d’exister. La bureaucratie stalinienne en a tiré argument pour justifier ses privilèges de rapine. Faut-il donc à cause de cet abus rejeter l’idée absolument juste de Marx?

Tout au long de l’histoire, la discipline de la lutte de classes a opéré des conversions, des mutations, des retournements de ce genre : ce fut le sort du christianisme, du protestantisme, de la démocratie, etc. Ce fut en particulier celui de la franc-maçonnerie. Elle vit le jour au xii° siècle, en tant que réaction de la petite bourgeoisie contre la mentalité dissolvante qu’engendrait l’individualisme capitaliste et tenta de faire revivre la morale idéalisée de la « confrérie » de métier. Au cours de la lutte de classes, elle est devenue un instrument de la grande bourgeoisie pour discipliner la petite bourgeoisie et l’assujettir aux buts qu’elle s’est fixés. Les principes ne peuvent être pris en dehors de la réalité sociale, en dehors des classes qui en sont les vecteurs.

La critique du bolchevisme à laquelle se livre Pivert, après Victor Serge, ne contient pas un gramme de marxisme. A l’analyse matérialiste, elle substitue le jeu des ombres chinoises.

Pour l’hégémonie de la pensée scientifique

Un révolutionnaire sérieux, qui prévoit la gravité des décisions à prendre dans les heures critiques, sent intensément la responsabilité qui lui incombe dans la période préparatoire ; il analyse avec soin, avec minutie, chaque fait, chaque idée, chaque tendance. Sous ce rapport, le révolutionnaire ressemble au chirurgien qui ne peut s’en tirer avec des généralités sur l’anatomie, mais doit connaître exactement la disposition des os, des muscles, des nerfs, des tendons et leur contexture pour ne pas faire un faux mouvement avec son bistouri. Un architecte, un médecin, un chimiste seraient indignés si on leur proposait de ne pas préciser les notions ou les formules scientifiques, de ne pas prétendre à l' « hégémonie » des lois de la mécanique, de la physiologie ou de la chimie et de s’incliner devant d’autres manières de voir, fussent-elles erronées. Or telle est précisément la position de Pivert. Sans entrer dans le vif des divergences de programme, il répète des généralités, à savoir qu’aucune tendance « ne peut prétendre renfermer dans son sein toute la lumière ». Et pourquoi ? Parce qu’on doit vivre et laisser vivre les autres. On ne peut rien apprendre de bon au travailleur d’avant-garde avec des aphorismes de ce genre : au lieu du courage et du sentiment de responsabilité, ils sont tout justes propres à engendrer l’indifférence et la prostration. La IVe Internationale a engagé la lutte contre le charlatanisme et pour un comportement scientifique à l’égard des problèmes de la politique prolétarienne. La passion révolutionnaire dans la lutte pour le socialisme est inséparable de la passion intellectuelle dans le combat pour la vérité.

Bolchevisme ou menchevisme

Pivert croit que nous représentons le dogmatisme et la routine et que lui représente la pensée critique. En réalité, en critiquant le « trotskysme », Pivert répète les vieilles formules mencheviques sans y ajouter un seul mot. Or le menchevisme a été mis lui aussi à l’épreuve, et celle-ci fut sérieuse. Le Parti bolchevique a dirigé victorieusement une grande révolution ; resté isolé, il n’a pu résister a la pression des forces historiques hostiles. Autrement dit : le bolchevisme russe n’a pas eu la force de se substituer à la classe ouvrière mondiale. Quant au menchevisme, il n’a rien apporté à la révolution hormis la prostration et la trahison. Le menchevisme de gauche personnifié par Martov n’a abouti qu’à un honnête désarroi et à l’impuissance. La tâche historique assignée par la révolution d’Octobre n’a pas été remplie. Les forces fondamentales qui ont pris part à la lutte restent les mêmes. Le choix à faire n’est pas entre le « trotskysme » et le Parti ouvrier et paysan, mais entre le bolchevisme et le menchevisme. Nous sommes prêts à aller de l’avant en partant du bolchevisme. Nous n’acceptons pas de marcher à reculons.

Le programme de la Quatrième Internationale

Pivert a cru nécessaire de revenir sur les « quatre premiers Congrès » en juin 1939, alors que nous avions déjà réussi à faire un grand pas en avant. A notre dernière conférence internationale de l’automne dernier, un programme de revendications transitoires répondant aux problèmes de l’époque actuelle a été adopté. Pivert connaît-il ce programme ? Quelle est sa position par rapport à lui? Pour notre part, il n’y a rien que nous souhaitions autant que la critique. Quel qu’en soit le « ton », mais sur le fond !

Voici concrètement la proposition que je me permets de faire « du dehors » : entreprendre immédiatement l’examen et la mise au point d’un programme international du prolétariat et éditer une revue qui, sur le plan international, sera spécialement consacrée à la discussion de cette question. Je propose qu’on mette à la base de cette discussion le programme de la IVe Internationale : L’Agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale. Mais il va de soi que notre Internationale est prête à accepter comme base de discussion même un autre projet, s’il est présenté. Pivert et ses amis accepteront peut-être cette proposition ? Elle nous ferait sans aucun doute aller de l’avant !

J’ai analysé l’article de Pivert avec un soin qui paraîtra à certains superflu ou fatigant. D’autres jugeront le « ton » trop acerbe. Mais je crois tout de même qu’une explication claire, nette et détaillée atteste beaucoup plus un désir de collaboration que ne le feraient des équivoques diplomatiques accompagnées de menaces ou d’insinuations. Je voudrais qu’y réfléchissent non seulement Marceau Pivert, mais aussi Daniel Guérin. Il faut cesser de se nourrir de formules vides d’hier. Il faut entreprendre sérieusement et honnêtement la discussion du programme et de la stratégie de la Nouvelle Internationale.