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Le Front populaire en pratique : aujourd'hui
Chili :1967-1970[modifier le wikicode]
A qui la faute ?[modifier le wikicode]
Le 4 septembre 1970, Salvador Allende remporte la victoire aux élections présidentielles chiliennes, avec 36,3 % des voix contre 34,98 % à Tomic, candidat de la démocratie chrétienne (D.C.), et 27,9 % à Alessandri, candidat de la droite classique.
L'écart entre les candidats n'est pas considérable : pourtant, ce résultat n'exprime que bien imparfaitement, de manière déformée, le véritable rapport politique entre les classes à ce moment du développement de la situation.
L'élection de Salvador Allende à la présidence du Chili concrétise une profonde et gigantesque mobilisation de la classe ouvrière entraînant dans son sillage petits paysans, ouvriers agricoles, petites gens des villes, artisans, commerçants, petits propriétaires. Cinquante jours plus tard, malgré les mises en garde d'une partie de l'impérialisme américain et de la bourgeoisie chilienne, lors de la réunion du Congrès, conformément à la « Constitution et à la tradition », la D.C. investit officiellement Allende de la charge de premier magistrat de l'Etat.
Précisément, c'est de l'Etat qu'il s'agit. Or, ce 4 septembre 1970, l'Etat bourgeois chilien est en danger : la classe ouvrière, les masses laborieuses des villes et des campagnes, sont en mouvement, alors que la bourgeoisie et ses partis sont divisés. En haut on ne peut plus, en bas on ne veut plus. Le schéma classique de toutes les révolutions prolétariennes se dessine...
Trente et un ans après avoir été ministre de la Santé du premier gouvernement de front populaire chilien, Salvador Allende entre au palais de la Moneda, siège de la présidence de la République, au nom d'une nouvelle coalition de front populaire.
Dans le pays, une ovation salue cette victoire, qui fait naître pour les ouvriers et les paysans sans terre du Chili l'espoir d'une autre vie, d'une victoire définitive sur la bourgeoisie compradore, les latifundiaires et l'impérialisme U.S.
Le 4 septembre 1973, troisième anniversaire de l'élection d'Allende, une formidable manifestation paralyse Santiago : 800 000 travailleurs et jeunes défilent devant le palais de la Moneda. Les manifestants réclament des armes pour lutter contre les fascistes. Le président refuse, en invoquant la légalité...
Le 11 septembre 1973, la marine occupe Valparaiso dans les premières heures de la matinée. Chars et soldats cernent le palais présidentiel d'où Allende refuse de se rendre. L'aviation donne alors l'assaut : Allende sera retrouvé sous les décombres, mort, tombé les armes à la main.
La répression massive et sauvage commence. On tue, arrête, parque, torture : le général Pinochet entre dans l'histoire.
L'histoire du front populaire chilien, dernier « exemple » d'actualité de cette criminelle politique, exige qu'on s'y arrête.
Les acteurs qui ont contribué à ce dénouement tragique ne nous sont pas inconnus.
François Mitterrand, Jacques Duclos, Etienne Fajon, Fidel Castro, pour ne citer que les plus prestigieux, iront à Santiago soutenir la politique contre-révolutionnaire de l'Union populaire, critiquant ses « faiblesses », c'est-à-dire les concessions faites aux masses en lutte...
Le 10 novembre 1970, Fidel Castro entreprend une visite officielle au Chili.
La révolution chilienne est dans sa phase ascendante ; les dirigeants de l'U.P. ont affaire à forte partie : occupations d'usine, grève des mineurs de cuivre qui refusent de produire d'abord et revendiquer ensuite, occupations sauvages des grands domaines des latifundiaires. Fidel Castro, à la demande d'Allende et des dirigeants du P.C., auréolé du prestige de la révolution cubaine, vient apporter son aide à la contre-révolution.
Dans son discours d'« adieux » prononcé au stade « Chile », Fidel Castro définit en ces termes la situation politique : « On nous a demandé à quelques occasions, sur un ton académique, si nous considérions que nous étions ici en face d'un processus révolutionnaire. Et nous avons dit sans hésitation : oui. Mais quand un processus révolutionnaire commence ou quand arrive le moment où, dans un pays, se produit ce que nous pouvons appeler une crise révolutionnaire, c'est alors que les luttes et les combats s'intensifient effroyablement. Les lois de l'histoire jouent pleinement. »
Et Castro poursuit :« Eh bien, la question qui se pose évidemment au visiteur, c'est celle de savoir si va jouer ou non la loi historique de la résistance et de la violence des exploiteurs. Car nous avons dit qu'il n'y a pas un seul cas dans l'histoire où les réactionnaires et les privilégiés d'un système social se résignent pacifiquement aux changements. De sorte que c'est une question essentielle, un aspect qui a attiré tout notre intérêt, et un thème au sujet duquel nous avons beaucoup appris au cours de notre séjour. »
Et plus loin :
« Mais on dit aussi que rien n'apprend plus de choses à un peuple qu'un processus révolutionnaire. Tout processus révolutionnaire enseigne aux peuples en quelques mois ce qui peut prendre des années en d'autres circonstances.
« Il y a une question :
« Qui apprendra plus et plus vite ? Qui prendra plus conscience et plus vite ? Les exploiteurs ou les exploités ?
« Qui apprendra le plus vite dans le courant du processus, le peuple ou les ennemis du peuple ?
« Et êtes-vous complètement certains, vous qui êtes protagonistes, acteurs de la page qu'écrit votre patrie, êtes-vous tout à fait sûrs d'avoir plus appris que vos exploiteurs ?
(Cris dans la foule : Oui ! Oui !)
« Permettez-moi donc d'être d'un avis contraire, dans ce cas, non pas contraire à l'avis du président, mais contraire à l'avis des masses. Demain les agences de presse diront, quelque part dans le monde : Castro n'est pas d'accord avec les masses. Nous ne sommes pas d'accord sur l'appréciation de la situation. Et dans cette espèce de dialogue sur des questions scientifiques et historiques, nous pouvons dire que nous ne sommes pas complètement certains, que dans ce processus singulier, le peuple, le peuple humble, qui est l'immense majorité du peuple, ait réellement appris plus vite que les réactionnaires et les anciens exploiteurs.
« Mais il y a encore quelque chose de plus. Les systèmes sociaux que les révolutions bouleversent ont beaucoup d'années d'expérience, des années d'expérience. Ils ont accumulé des expériences, ils ont accumulé des cultures, ils ont accumulé des techniques, ils ont accumulé des trucs de toute espèce pour agir face aux processus révolutionnaires : et en face de ça se présente la masse du peuple qui n'a pas cette expérience, qui n'a pas ces connaissances, qui n'a pas ces techniques, et elle aborde l'affrontement avec toute l'expérience et les techniques accumulées de l'autre côté.
« Et si vous désirez que nous soyons francs - et nous avons dit que nous ne pouvions pas mentir, nous pouvons seulement nous tromper, faire une erreur d'appréciation, mais jamais nous ne dirons quelque chose que nous ne croyons pas - et nous croyons, nous, sincèrement, que l'apprentissage de la partie opposée, l'apprentissage des réactionnaires a été plus rapide que l'apprentissage des masses. »
Ainsi, pour Fidel Castro venu soutenir sur place la politique des dirigeants de l'U.P., si « la contre-révolution l'emporte », et lui Castro pense et cyniquement annonce qu'elle l'emportera, c'est la faute... aux masses qui n'ont pas « appris », assez et assez vite.
Pour Castro, l'issue fatale de la révolution chilienne n'aura pas été étonnante : et pour cause, il a enseigné aux masses la défaite, la démoralisation en leur vantant les mérites de la politique de front populaire. Pour le « révolutionnaire » Fidel Castro la cause est entendue ; sans appel. La victoire de Pinochet, c'est la faute des travailleurs, des paysans chiliens.
Arrêtons-nous à cet « argument ». En toutes circonstances, les bureaucrates staliniens et réformistes agissent de la sorte. La forme change, le fond lui reste le même. Remercions Fidel Castro d'être aussi franc, aussi cynique. Pour ces « chefs », conduire les masses à la défaite, et leur en attribuer ensuite la paternité, la responsabilité, est devenu un « classique » dans l'arsenal des explications contre-révolutionnaires.
A cette explication, nous allons opposer une démonstration fondée sur le marxisme. Toutes les opportunités étaient ouvertes pour le prolétariat et les masses chiliennes engagés dans une véritable révolution. Ouvriers et paysans ont combattu jusqu'à la dernière minute, avec la plus grande énergie ; mais ils ne « savaient pas » - eh oui, monsieur Castro - que les chefs de leurs partis avaient un objectif à l'inverse du processus révolutionnaire : défendre avec tout leur « savoir-faire » l'Etat bourgeois chilien.
Reprenons maintenant le fil des événements.
Aperçu sur l'histoire du mouvement ouvrier chilien[modifier le wikicode]
Avant d'étudier le cours de la révolution chilienne, examinons de quels outils dispose le proIétariat révolutionnaire chilien pour abattre l'Etat bourgeois.
Le prolétariat chilien, par ses syndicats, ses partis, ses traditions, son apprentissage politique, est au même niveau politique que les prolétariats des pays hautement industrialisés et organisés de l'Europe occidentale, bien que pays économiquement arriéré soumis à l'impérialisme, où se posent les tâches de l'indépendance nationale, de la réforme agraire.
En un mot comme en mille, la situation est-elle non seulement « objectivement » révolutionnaire, mais encore le prolétariat chilien dispose-t-il d'organisations, de partis de classe, dont ne disposent pas toujours les prolétariats des pays économiquement arriérés, même lorsque ces pays viennent d'accéder à l'indépendance politique, organisations de classe dont la tâche devrait être de conduire la révolution et de la mener à la victoire ?
Oui et non : une, chose manque, le parti révolutionnaire.
Dès la fin du XIX° siècle, le prolétariat chilien s'engage clans une série de grèves et de manifestations, luttes au travers desquelles il se constitue comme classe nationalement en bâtissant ses organisations : sociétés de solidarité ouvrière, mutuelles, à l'image des premières « fraternelles » du mouvement ouvrier français.
Ces luttes aboutiront à la constitution de deux grandes organisations syndicales : l'l.W.W. dominée par les anarchistes et la Fédération ouvrière du Chili (F.O.C.), dirigée par un militant ouvrier dont l'activité domine la formation de la classe ouvrière chilienne, Emilio Recabaren.
A l'époque où la F.O.C. impulse le front unique de toutes les organisations syndicales et ouvrières, en organisant grèves et manifestations pour arracher droits et revendications élémentaires à la classe ouvrière, Recabaren généralise théoriquement et organisationnellement l'expérience pratique de la classe ouvrière en fondant en 1882 le P.O.S.C. : parti ouvrier socialiste chilien. Ainsi dès cette époqlue, la classe ouvrière chilienne sera la locomotive du mouvement ouvrier dans l'ensemble de l'Amérique latine. S'inspirant de la II° Internationale, Recabaren engagera le P.O.S.C. dans la lutte sur tous les plans : grèves, manifestations, participation aux élections législatives et présidentielles. En 1920 Ie candidat du P.O.S.C., Recabaren, s'opposera à tous les candidats des partis bourgeois, dressant ainsi sur le plan électoral le Front unique ouvrier contre les candidats de la bourgeoisie. De sorte que très tôt la classe ouvrière chilienne rompra le cordon ombilical avec les libéraux bourgeois, ou les secteurs « progressistes » de la bourgeoisie, pour s'affirmer sur une position claire et indépendante, classe contre classe.
En janvier 1922, le P.O.S.C. adhère en bloc lors de son IV° Congrès à la III° Internationale et se transforme en P.C.C. Sous l'impulsion des militants du P.O.S.C., la F.O.C. avait dès 1921 demandé son adhésion à l'Internationale syndicale rouge, en ces termes : « Tout mouvement de classe qui s'inspire d'une action révolutionnaire doit marcher étroitement lié au prolétariat international organisé. » Mais la bourgeoisie chilienne, soutenue par l'impérialisme U.S., mesure le danger que représente la F.O.C. et le P.C.C. : de 1924 à 1931, les nombreux gouvernements militaires qui se succèdent organisent une répression d'une extraordinaire férocité contre le mouvement ouvrier chilien. Pratiquement réduites à la clandestinité, les organisations de la classe ouvrière reprendront leur second souffle à partir des luttes de juin 1932, qui aboutirent à la constitution de l'éphémère « république socialiste » de Marmaduke Grove, épisode particulièrement significatif du développement de la lutte des classes an Chili, puisque des soviets furent pendant ces quelques jours constitués, comme produits du mouvement du prolétariat. Cette expérience de courte durée devait permettre au prolétariat d'opérer sa reconstruction et d'aboutir en particulier à la fondation de la C.U.T., ou Fédération des travailleurs du Chili.
La « stalinisation », c'est-à-dire la transformation de l'I.C. d'état-major de la révolution mondiale en instrument du maintien du pouvoir de la bureaucratie soviétique par la politique du socialisme dans un seul pays, n'épargnera pas le Chili.
Les traditions d'indépendance du prolétariat chilien, le passage quasiment en bloc du P.O.S.C. à la III° Internationale, les liens tissés entre les militants chiliens et les dirigeants bolcheviques et en particulier avec Trotsky, autant d'éléments objectifs et subjectifs qui aboutissent au sein du P.C.C. comme de la C.U.T. à une forte résistance à Staline et à sa politique dans sa lutte pour « russifier » le mouvement ouvrier chilien. Le compromis est impossible pour Staline : fin 1932 la moitié des cadres et des militants sont exlus pour « trotskysme ». C'est dans ces conditions que va se constituer la Gauche communiste, section chilienne de l'Opposition de gauche, à l'époque l'une des plus puissantes - après naturellement celle d'U.R.S.S. Notons d'ailleurs que la richesse de la vie politique chilienne, son rayonnement, aboutiront à la formation de dirigeants marxistes pour de nombreux pays d'Amérique latine ; c'est dans les rangs de la Gauche communiste que J. Aguirre Gainsbourg, fondateur du P.O.R. bolivien, sera formé, sélectionné.
La campagne de violence stalinienne contre le trotskysme, la destruction du P.C.C. par voie d'exclusions, la remise en cause de la politique impulsée par Recabaren (front unique ouvrier) au profit de la théorie du front populaire, le développement d'un puissant appareil lié à Moscou, telles sont les conditions qui vont permettre en 1933, en 1933 seulement, au P.S. chilien de se constituer en recueillant en réaction à la politique stalinienne une audience réelle dans la classe ouvrière et l'intelligentsia.
Le front populaire au Chili va s'appliquer dès...1938. Cette « expérience » durera jusqu'en 1947. C'est probablement l'expérience de front populaire la plus longue : il faudra près de neuf ans à la coalition contre-révolutionnaire vertébrée par le P.C.C. pour défaire dans le sang le prolétariat.
De 1933 à 1941, le P.C. « soutiendra » le gouvernement radicaux-P.S. présidé par Pedro Aguirre Cerda. De 1942 à 1946, il « soutiendra » le gouvernement présidé par Juan Antonio Rios. Enfin, de 1946 à 1947, Gonzales Videla, candidat du P.C. et des radicaux, formera un gouvernement auquel participeront des ministres « communistes », le temps comme en France... de faire face à la poussée révolutionnaire des masses.
En octobre 1947 une grève générale des mineurs de charbon éclate : elle durera quarante jours. Le temps pour Videla de faire tirer sur la classe ouvrière, d'expulser les « communistes » du gouvernement, de dissoudre et de déclarer hors la loi le P.C.C., de suspendre le droit de grève, d'interdire les libertés syndicales et démocratiques, de susciter sur la base de cette défaite la scission de la C.U.T. qui va disparaître sous les coups conjugués de la répression et de la division. La classe ouvrière paie cette politique au prix fort : des milliers de militants sont arrêtés, emprisonnés. C'est le prix de la politique de front populaire.
Mais les lois de l'histoire sont plus fortes que les appareils bureaucratiques. De 1947 à 1953, dans l'ombre, dans l'illégalité, la classe ouvrière refait ses forces, panse ses blessures ; en 1953, la C.U.T., Centrale syndicale unique, est fondée. Il n'est pas inutile de citer cet extrait de sa déclaration de fondation : « Le régime capitaliste actuel, fondé sur la propriété privée de la terre, des instruments et moyens de production et sur l'exploitation de l'homme par l'homme, qui divise la société en classes antagonistes : exploités et exploiteurs, doit être remplacé par un régime économique et social qui liquide la propriété privée, et parvienne à la société sans classes, qui assure à l'homme et à l'humanité leur plein développement. »
Nous n'avons pas ici l'intention d'écrire l'histoire des organisations prolétariennes du Chili : simplement, nous voulons éclairer les aspects les plus significatifs de leur construction qui de 1970 à 1973 vont amener le prolétariat chilien à occuper le devant de la scène mondiale dans ce long épisode révolutionnaire. Et à ce propos il est essentiel de souligner que la C.U.T. fut fondée, proclamée sur un terrain de classe par une équipe de militants anarcho-syndicalistes et trotskystes. Il faudra - hélas ! - que ces militants, rassemblés dans le P.O.R. chilien, passent à l'initiative du centre révisionniste, de la IV° Internationale (Franck-Mandel) sur les positions foquistes-castristes, pour que les staliniens puissent les expulser de la direction de la C.U.T.
Et pourtant, et malgré cela... la C.U.T. restera jusqu'au bout une centrale unique avec droit de tendance garanti par les statuts de la confédération. Le militant révolutionnaire français, à la lecture de ces lignes, mesure quelle signification concrète pour la construction du parti révolutionnaire a une telle conquête, une telle position. Et on imagine quel crime la disparition du P.O.R. chilien, dans ces conditions, a signifié pour la révolution chilienne tout entière.
Une bourgeoisie compradore[modifier le wikicode]
Le 4 décembre 1971, François Mitterrand, de retour du Chili déclare : « Le régime chilien constitue l'expérience la plus proche de ce qui pourrait être réalisé en France. »
Avant d'étudier le contenu politique de cette « expérience » dont le premier secrétaire du P.S. se réclame pour mener la politique d'union de la gauche en France, indiquons brièvement à quel ennemi la classe ouvrière se heurte depuis sa constitution définitive comme classe au XIX° siècle.
Etienne Laurent, analysant la structure économique chilienne, écrit dans La Vérité[1] : « Au même titre que les autres pays d'Amérique latine, le Chili a été intégré dans l'économie capitaliste mondiale sans qu'une révolution démocratique bourgeoise soit préalablement venue liquider les formes sociales de la propriété et de la production datant des phases antérieures du développement économique. La subordination au capital étranger qui a rapidement caractérisé le Chili ne peut être suivie qu'en relation avec le maintien et même la consolidation de la grande propriété foncière latifundiste en tant que clef de voûte de l'ordre social semi-colonial : c'est par le biais de l'alliance nouée entre les bourgeoisies anglaise puis nord-américaine et les classes possédantes locales (bourgeoisie commerciale et aristocratie financière) que le Chili s'est vu assigner au sein de l'économie capitaliste mondiale un rôle de producteur de matières premières d'origines agricole et minière. »
Quelques chiffres empruntés au livre d'Alain Labrousse : L'Expérience chilienne, réformisme ou révolution ?, illustrent parfaitement cette analyse.
Le recensement organisé en 1965 fait apparaître que 700 familles « latifundistes », c'est-à-dire propriétaires d'immenses domaines inexploités ou sous-exploités, possèdent 55 % des terres pour l'agriculture et l'élevage ; ainsi, 54 exploitations disposent de 87 % du sol, alors qu'à l'opposé 120 000 familles possèdent en moyenne moins de deux hectares, soit 0.7 % de la surface exploitable La moitié de ces petits paysans ne peuvent, soulignait cette enquête, vivre du revenu de leur exploitation. Le recensement faisait apparaître que 185 000 familles d'ouvriers agricoles étaient sans terre, alors que 170 000 de ces ouvriers connaissaient le chômage permanent.
Le parasitisme de la grande propriété foncière : c'est l'une des caractéristiques de la bourgeoisie chilienne. Exportateur de blé et de produits agricoles jusqu'en 1930, le Chili va avec l'essor de la production céréalière nord-américaine passer à la situation d'importateur, alors que 4 millions d'hectares restent en friche ou sous-exploités. Domination écrasante des grands propriétaires fonciers, chômage permanent et sous-nutrition chronique de centaines de milliers de familles de paysan sans terre, voilà dans quelle situation vont se nouer les événements révolutionnaires au Chili.
La bourgeoisie chilienne tire sa position et ses profits d'une situation bien particulière : celle d'entremetteur. Dès la fin du XIX° siècle, elle s'engage sur une voie dont elle ne s'écartera plus jamais, celle de bourgeoisie compradore, c'est-à-dire d'une classe dominante vendue au capital étranger, tirant profit et ressources de fonctions totalement parasitaires : celles de courtier pour l'impérialisme mondial, essentiellement l'impérialisme américain. Incapable d'assumer le développement de l'économie nationale, la bourgeoisie chilienne livre le pays au pillage - il n'y a pas d'autre mot - des grands groupes financiers internationaux, prélevant au passage sa « commission », substantielle il est vrai : 5 % de la population, grands propriétaires, actionnaires des grands trusts étrangers et des principales firmes chiliennes, disposent officiellement de 40 % du revenu global national du pays, indique une enquête établie en 1967; les hauts fonctionnaires, la bourgeoisie commerçante et agraire moyenne, les professions libérales, représentent 20 % de la population et s'adjugent 40 % du revenu national ; le prolétariat industriel et des services, les employés et les petits fonctionnaires, c'est-à-dire 50 % de la population, disposent de 20 % des revenus, alors que les ouvriers agricoles et la paysannerie pauvre qui constituent 25 % de la population disposent de miettes : 5 % du revenu national... Rarement l'appréciation de Marx : « à un pôle la misère, à l'autre la richesse », aura plus violemment été éclairée.
Le pillage du sous-sol chilien rapporte aux impérialistes américains des profits immenses; entre 1922 et 1970, les sociétés nord-américaines qui contrôlent le cuivre capitalisent un bénéfice officiel de 4,5 milliards de dollars, alors que l'Etat bourgeois compradore prélève 2,3 milliards de dollars : une véritable mine d'or.
Cette situation n'est pas limitée à l'industrie du cuivre. A partir de 1962, l'impérialisme U.S., avec l'aide de son valet la bourgeoisie chilienne, va prendre le contrôle majoritaire des principaux secteurs industriels : acier, salpêtre, ciments, pneumatiques, pétrole, chemins de fer, construction automobile... Cette mise en coupe réglée de l'industrie s'appuie sur un réseau bancaire dont directement ou par des participations l'impérialisme U.S. est le maître d'œuvre.
Pour mesurer à quel point la bourgeoisie compradore joue le rôle de valet du grand capital nord-américain, il suffit de citer les intéressés. Lorsqu'en 1965 le président Frei décide de « chiliniser » l'industrie du cuivre, donc de la « racheter » aux sociétés U.S. majoritaires, les conditions de cette opération sont telles que dans le Hanson's American Letter, sous une plume autorisée, les banquiers nord-américains laissent éclater leur joie, presque écœurés d'une telle servilité : « Aucun gouvernement d'extrême droite n'aurait traité les entreprises américaines avec la générosité dont Frei a fait preuve en signant les accords. Ses conditions, exagérément favorables, révélèrent une telle absence d'équilibre et de jugement et furent tellement contraires aux intérêts du Chili qu'elles provoquèrent presque l'hilarité à Washington. »
On ne peut être plus clair : le Chili est un paradis pour le capital U.S. Quant à la bourgeoisie chilienne, elle ne vit pas mal, merci pour elle ! Si le chômage chronique règne à la campagne et à la ville, le luxe et le raffinement de la « gentry society » de Santiago lui valent la renommée dans toute l'Amérique latine.
Résumons le tableau économique et social de la société chilienne à la veille de la victoire électorale de Salvador Allende.
La campagne entièrement dominée par l'oligarchie des propriétaires fonciers, laissant en friche l'essentiel du potentiel agricole du pays, maintient des centaines de milliers de familles paysannes dans une situation de détresse complète. Malnutrition chronique, rachitisme, effroyable taux de mortalité infantile, analphabétisme, tel est le lot du paysan chilien sans terre...
L'industrie se limite aux secteurs directement rentables pour l'impérialisme américain, qui exporte bénéfices et matières premières, réduisant l'industrie de transformation aux produits de première nécessité et aux biens de consommation destinés essentiellement aux couches supérieures de la société. Mais la nature compradore de la bourgeoisie chilienne, son parasitisme, se manifestent par l'ampleur de la dette contractée sur le marché financier international, livrant par là même le pays à la pénétration, puis à la domination du capital financier international. Cette pratique de l'usure à l'échelle d'un pays a naturellement des conséquences catastrophiques. Exploitée dans les conditions que l'on sait, la classe ouvrière et les paysans pauvres doivent s'acquitter - à travers l'extraction de la plus-value - des dettes contractées par une bourgeoisie incapable de réaliser les tâches démocratiques nationales élémentaires : rupture du joug de l'impérialisme américain, indépendance économique, développement des forces productives, réforme agraire... Ainsi, on le voit, la vitalité du prolétariat chilien, le développement de ses organisations, ses traditions de lutte, n'ont d'égal que le parasitisme, l'incompétence, la vénalité de la bourgeoisie chilienne, véritable « agent » de l'impérialisme nord-américain.
C'est dans ce Chili qu'à partir de 1967 la classe ouvrière s'engage dans de grandioses luttes de classe qui vont se solder, comme un premier résultat, comme un tremplin, par l'élection de Salvador Allende ; c'est dans cette situation qu'à partir de 1970, la classe ouvrière pose directement - sans disposer, nous y reviendrons, des moyens pour le résoudre - le problème clef de toute situation révolutionnaire : que faire pour changer cette situation ? Question qui se résume à celles-ci : qui doit diriger la société pour exproprier sans indemnités ni rachat la grande et moyenne propriété foncière, et mettre à la disposition des travailleurs des campagnes les moyens de production mécaniques et chimiques dont ils ont besoin ?
Qui doit diriger la société pour exproprier sans indemnités ni rachat les grands groupes industriels dominés par le capital étranger dans l'industrie comme dans les banques et les services ? Qui doit diriger la société pour se dégager de l'emprise de l'impérialisme qui en 1970 réclame 4 milliards de dollars de « dette » au Chili - c'est-à-dire pour prononcer un moratoire définitif de la dette extérieure, et redéfinir en fonction des intérêts des masses laborieuses l'ensemble des accords commerciaux avec l'étranger ?
Pour réaliser ces « réformes » profondes, efficaces, des partis authentiquement socialiste, communiste, devraient, s'appuyant sur la mobilisation révolutionnaire des ouvriers et des paysans, s'attaquer à la propriété privée, à sa représentation, à son garant, l'Etat bourgeois.
Bref, pour s'acquitter des mesures anticapitalistes, anti-impérialistes, anti-latifundiaires, indispensables, la constitution d'un gouvernement des partis ouvriers sans représentants des organisations et partis bourgeois était la condition première, sinon suffisante. En accomplissant ces tâches, en détruisant l'Etat bourgeois, en s'appuyant sur les ouvriers et paysans organisés dans leurs comités, un tel gouvernement aurait accompli le programme d'un gouvernement ouvrier et paysan. Seul un tel gouvernement pouvait s'opposer victorieusement à la guerre civile que la bourgeoisie chilienne, comme toute classe dominante défendant ses intérêts, n'allait pas manquer de déclencher.
Pour une telle politique les masses étaient disponibles. Nous le verrons, c'est instinctivement, et malgré le P.C. et le P.S., vers une telle solution que le combat des masses s'orientera dans ces trois années de révolution ouverte, vers cette politique que la III° Internationale définissait de la manière la plus actuelle qui soit :
« La tâche majeure du gouvernement ouvrier doit consister à armer le prolétariat, à désarmer les organisations bourgeoises, contre-révolutionnaires, à instaurer le contrôle de la production, à transférer sur les épaules des riches le principal fardeau des impôts, et à briser la résistance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire.
« Un gouvernement ouvrier de cette sorte n'est possible que s'il naît dans la lutte des masses et s'appuie sur des organismes ouvriers qui soient aptes au combat, des organismes créés par les couches les plus opprimées des masses travailleuses. Même un gouvernement ouvrier qui est issu de la tournure prise par les événements au Parlement, qui a donc une origine purement parlementaire, peut fournir l'occasion de fortifier le mouvement ouvrier révolutionnaire. Il va de soi que la constitution d'un véritable gouvernement ouvrier et le maintien d'un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent aboutir à une lutte acharnée, et finalement à la guerre civile contre la bourgeoisie. La seule tentative, de la part du prolétariat, de former un gouvernement ouvrier de cette sorte, se heurtera dès le début à la résistance la plus violente de la bourgeoisie. Le mot d'ordre du gouvernement ouvrier est donc susceptible de concentrer le prolétariat et de déchaîner des luttes révolutionnaires. »
C'est cette politique que l'U.P. va combattre de toutes ses forces.
Montée des masses... vers l'Unité populaire[modifier le wikicode]
Amorcée en 1967, la lutte des travailleurs, des jeunes et des paysans contre le gouvernement de démocratie chrétienne de Frei va s'intensifier pour déboucher en 1970 sur le succès électoral, qui loin de calmer la lutte des classes du prolétariat, la porte à un niveau qualitativement supérieur. Nous disposons de deux éléments d'appréciation sur la dégradation de la situation à cette époque.
Frei est élu président en 1964 avec le plus haut chiffre, de toute l'histoire électorale du Chili : 55,7 %. La Démocratie chrétienne promet la « réforme agraire » et la « chilinisation » des ressources du sous-sol et des principaux secteurs de l'industrie. A ce programme électoral prometteur et démagogique s'oppose la soumission à l'impérialisme U.S., comme nous l'avons vu à propos de l'exemple du « rachat » des mines de cuivre, le refus de la réforme agraire, et, in fine, la hausse galopante des prix, du chômage et de... la répression.
Aux élections parlementaires, qui se déroulent six mois après les présidentielles en 1965, l'euphorie n'est plus de mise : la D.C. n'obtient que 42,3 % des voix. Aux municipales de 1967 : 35,6 % ; aux élections parlementaires de 1969 : 29 % à peine...
Ainsi, en moins de trois ans, reflet déformé des nouveaux rapports entre les classes, le principal parti de l'impérialisme, de l'Eglise et de la bourgeoisie chilienne perd près de 50 % de son électorat : dans les campagnes essentiellement. Les paysans veulent la terre.
Le deuxième graphique est tout aussi parlant à partir de 1968, grèves ouvrières et occupations de domaines appartenant à l'oligarchie latifundiaire se développent crescendo. Les grèves sont longues, dures. Trente-huit jours dans les postes, deux mois à la Compagnie nationale aérienne, cinquante-huit jours pour les professeurs, etc. Les principales corporations du secteur industriel s'engagent : mineurs, sidérurgistes, ouvriers des papiers et cartons, équipages de la flotte commerciale, des compagnies aériennes, les postiers, les enseignants, employés de chemins de fer, étudiants...
Nous ne disposons que d'un chiffre, mais il est significatif :
Grèves | Grévistes | Journées de travail perdues | |
1966 | 718 | 88 498 | 793 448 |
1967 | 2177 | 386 801 | 2 252 478 |
A la ville comme à la campagne, la police tire, la police tue.
L'un des premiers et « célèbres » massacres de travailleurs - de cette époque - aura lieu le 11 mars 1966 ; l'armée tire contre les ouvriers de la mine de cuivre « El Salvador ». Bilan : huit morts, soixante blessés. Au fait, nous allions l'oublier, le colonel dirigeant les opérations d'assassinat s'appelle - déjà - Pinochet.
Les ouvriers agricoles entrent les premiers dans la bataille, les paysans sans terre les suivent et procèdent à une réforme agraire « sauvage » en occupant les grands domaines.
Les propriétaires, organisés en ligues armées, s'opposent par la violence à ces mouvements qui malgré répression et assassinats se développent.
Ainsi, de 1967 à 1970, alors que la crise de la démocratie chrétienne divise la bourgeoisie, la lutte des masses laborieuses tend spontanément à s'organiser autour de la classe ouvrière qui, à de nombreuses reprises, vient à la rescousse des étudiants, des lycéens en lutte contre les « réformes » universitaires, comme des ouvriers agricoles ou des paysans sans terre.
Mais la montée des luttes du prolétariat ne se mesure pas seulement au nombre des grèves et de manifestations ; les masses opprimées cherchent spontanément, appuyées sur l'expérience historique comme sur leurs organisations, à réaliser l'unité dans l'action, pour les revendications, posant objectivement, puis plus consciemment, le problème du combat contre le gouvernement de la D.C., donc du pouvoir. Cette recherche de la classe ouvrière se mesure dans la C.U.T., dont la direction est contrainte de déclencher grèves générales et manifestations ; mais cette pression croissante des masses se reflète également dans le P.S. comme dans le P.C. Les masses cherchent une issue. Les militants socialistes et communistes véhiculent cette action de la classe ouvrière. Mais, contrairement à une légende que de nombreux ouvrages ont tenté d'accréditer, dirigeants du P.S. et surtout du P.C. ne modifient pas fondamentalement leur politique de soutien implicite et explicite au système capitaliste. Les dirigeants du P.S. gauchisent discours et résolutions, mais s'alignent sur le P.C.C. qui, lui, reste fidèle au soutien « critique » au gouvernement Frei. Interrogé par lettre publique par les dirigeants du P.S. sur les rapports du P.C.C. avec le gouvernement Frei, Corvalan, secrétaire général du parti stalinien, répond le plus nettement qui soit : « Quelle est la base de cette interprétation ? Notre appui à la réforme agraire, à la création d'un ministère du Logement, à la syndicalisation paysanne, à la modification du droit de propriété et autres initiatives similaires du régime ? Nous avons appuyé le principe de ces réformes en critiquant leurs défauts et luttant pour les améliorer. »
Mais, sous l'impact de la lutte du prolétariat, le gouvernement Frei se disloque, perdant, comme nous l'avons vu, peu à peu sa base électorale. Majoritaire au Parlement, il est, du point de vue même de la démocratie bourgeoise dont se réclament dirigeants du P.S. et du P.C., minoritaire dans le pays. La pression des militants se fait plus forte. A partir de 1968, les dirigeants du P.C., devant la menace pour l'Etat bourgeois que représente la mobilisation de la classe ouvrière, ouvrent la perspective d'un « gouvernement populaire ».
S'agit-il d'un changement d'orientation ? Non.
Un nouveau rapport politique entre les classes s'instaure, et les dirigeants du P.C., suivis par ceux du P.S., essaient de coiffer ce processus pour préparer son étranglement. Les masses cherchent l'unité des ouvriers et des paysans, l'unité de leurs partis et syndicats. Le P.C.C. propose l'unité des organisations ouvrières avec les partis bourgeois jusques et y compris avec la démocratie chrétienne, où l'on se charge de trouver une « aile gauche », une « tendance progressiste ».
Corvalan déclare : « Nous avons besoin d'un gouvernement qui s'appuie sur toutes les forces de la société et n'ait seulement contre lui que les secteurs les plus réactionnaires. »
En bon Chilien, comme en bon Français, le secrétaire général du P.C.C. propose une alliance des partis ouvriers « élargie » - c'est-à-dire subordonnée - aux secteurs les « moins » réactionnaires de la bourgeoisie...
L'Union populaire va voir le jour le 17 décembre 1969, par la signature de son programme où figurent pêle-mêle le P.C.C., le P.S., le parti radical, le parti social-démocrate, le M.A.P.U. et l'Action populaire indépendante (A.P.I.).
Regardons-y de plus près.
Le M.A.P.U. s'est constitué le 17 mai 1969, sur la base d'une scission de la démocratie chrétienne : à sa tête Jacques Chonchol, ancien directeur de la Réforme agraire dans le gouvernement Frei. Voilà les chrétiens. Le parti radical, lui, est un vieux parti bourgeois réactionnaire, lié aux secteurs de la bourgeoisie nationale, à la bourgeoisie compradore, compromis avec l'impérialisme et l'oligarchie financière. Qu'importe ! Le parti radical va se refaire une - toute relative - virginité pour parapher l'acte de mariage de l'U.P. : le congrès de juin 1969 expulse la « droite », métamorphosant le parti radical en « parti de gauche ».
L'A.P.I. sera fondée en avril 1969 - mais laissons Alain Labrousse nous présenter cette formation : « Le premier candidat à briguer le soutien de la gauche unie avait été cependant le sénateur Rafael Tarud. Il s'agissait d'un ex-ministre de l'Economie du général Carlos Iburg (1952-1958), commerçant et propriétaire terrien qui, entouré d'un certain nombre de survivants du gouvernement populiste, ex-ministres, ex-militants, de quelques officiers des forces armées et de carabiniers à la retraite, avait fondé le 29 avril 1969 l'A.P.I. »
Les présentations sont terminées. En avril, l'A.P.I., en mai le M.A.P.U., en juin le congrès du parti radical, voilà des conversions bouleversantes par leur rapidité.
L'Unité populaire : barrage contre la montée des masses[modifier le wikicode]
Mais l'éclosion de ces partis bourgeois a une évidente signification : ce sont ces formations - indépendamment de leur représentativité - qui définissent, garantissent, le contenu de l'U.P. L'eau monte, la démocratie chrétienne est submergée, il faut vite bâtir une digue pour résister à la submersion qui menace l'Etat bourgeois. L'Union populaire a cette fonction, ce contenu théorique et pratique. Et les partis bourgeois anciens ou suscités et créés de toutes pièces grâce au P.C. - avec l'appui dit P.S. - sont invités par les dirigeants des partis ouvriers à constituer l'Unité populaire en formation. Mais la manoeuvre visant à élargir l'union populaire-front populaire à droite le plus loin qui soit ne s'arrête pas là. Le ralliement du parti radical, du M.A.P.U. et de l'A.P.I. ne sera pas honteux. Au contraire ! Les dirigeants du P.C. vont manoeuvrer ouvertement pour tenter de faire désigner - comme candidat de la « gauche unie » aux élections présidentielles - un leader d'une de ces formations bourgeoises. Si bien que le 1er octobre 1969, il n'y a pas moins de cinq candidats en présence, prétendant être le représentant de la gauche unie aux élections présidentielles, et naturellement, parmi eux, trois candidats des partis bourgeois, placés sur un pied d'égalité avec le P.S et le P.C. !
Laissons encore la parole à Alain Labrousse, sympathisant de l'U.P., qui décrit parfaitement la situation créée par cette pléthore de candidatures :
« Les positions des différents partis étaient les suivantes : le parti socialiste appuyant fermement Allende, tout en considérant comme possible de lui substituer Aniceto Rodriguez ; il mettait son veto à la candidature du radical Baltra, à celle de l' "apiste" Tarud et à l'éventualité de celle de Rafael Gumucio.
« Les communistes pensaient que, quelle que fût la solution, elle devait réunir au moins l'appui de leur parti, des socialistes et des radicaux. Ils se déclaraient prêts à soutenir toute candidature réunissant les faveurs de quatre des six partis de l'Unité populaire. Le M.A.P.U. mettait, comme les socialistes, son veto aux candidatures de Baltra et de Tarud. Il proposait la candidature de Chonchol ou celle de Gumucio. Sans enthousiasme à l'égard d'Allende, il se déclarait prêt à l'appuyer au cas où un accord se ferait sur son nom. Les radicaux soutenaient le candidat Baltra et refusaient tout autre postulant que ceux qui étaient déjà en lice. Même attitude de la part du parti social-démocrate et de l'A.P.I. qui soutenaient leur candidat Tarud et s'opposaient également à l'apparition de noms nouveaux. »
Mais ces manœuvres ne parviennent pas à bloquer la classe ouvrière, comme c'était l'objectif de leurs initiateurs. Sa mobilisation s'accentue ; cette pression politique se manifeste dans tout le pays, dans les conditions que Labrousse décrit : « Cependant, une certaine impatience se manifestait chez les militants de base, qui se traduisit par des pressions - pétitions, manifestations, etc. - sur les états-majors. Le 20 janvier, le radical Baltra, avec l'accord de son parti, retira sa candidature. Il fut, quelques heures plus tard, imité par Pablo Neruda. Restaient face à face Allende et Tarud. Le parti social-démocrate se décidant à appuyer le candidat socialiste, le jeudi 22 janvier, Tarud s'inclinait, et Chonchol, au nom du comité de coordination de l'Unité populaire, proclamait la candidature de Salvador Allende. »
Si nous avons volontairement insisté sur les manoeuvres qui précédèrent la désignation de Salvador Allende à l'élection présidentielle, c'est que, de toute évidence, il ne s'agit ni de simples péripéties ni d'anecdotes. Les coulisses de l'Unité populaire révèlent l'action, menée en particulier par les dirigeants du P.C., pour empêcher que la classe ouvrière et les masses chiliennes puissent émettre un vote de classe aux élections présidentielles, tentant de la sorte d'éviter sur le terrain électoral une mobilisation de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre sur un candidat membre d'un parti ouvrier.
Ce qui illustre ces événements, c'est la lutte acharnée, pied à pied, que les directions du P.C. et du P.S. ont menée pour éviter que se constitue sur le terrain de la lutte des classes comme sur celui des élections le front unique ouvrier de la classe ouvrière contre la bourgeoisie en crise et divisée.
Voter Allende, c'est voter pour le dirigeant du parti socialiste, c'est se prononcer pour le candidat d'un parti ouvrier, c'est émettre un vote de classe, cela, malgré le programme. Voter pour le dirigeant d'un parti bourgeois membre de l'Unité populaire, c'est au contraire effacer les frontières de classes.
Toute la politique du P.C. en particulier, poursuivie avec opiniâtreté, vise à opposer à la mobilisation classe contre classe le front populaire comme ultime rempart au développement de l'action révolutionnaire des masses. Lorsque les dirigeants du P.C.C. mesurent que la crise de la bourgeoisie ne peut être enrayée, et que le processus à partir de 1969 se dirige vers une explosion révolutionnaire, leur politique va consister à éviter que les élections présidentielles permettent une expression politique centralisée de la classe ouvrière et des masses exploitées des villes et des campagnes. Corvalan, dans un discours devant le comité central en avril 1969, indique l'ordre des priorités : « Il convient d'abord de donner une impulsion aux luttes populaires qui permettront, à travers l'action, de sceller l'union de toutes les forces avancées, où qu'elles se situent dans la conjoncture actuelle. Ensuite, de nous mettre d'accord sur le programme clair, concret et résolu, convenant au type de gouvernement populaire que nous devons constituer. La désignation du candidat viendra après. »
Chaque mot a son importance, chaque formule est pesée. « Donner une impulsion aux luttes populaires » : la formule n'est pas choisie au hasard, la classe ouvrière, les masses paysannes pauvres et sans terre, les masses exploitées, sont déjà en lutte, mais le mot « populaires » évite de caractériser les classes qui sont en lutte et contre quelles autres classes. Ce ne sont plus des luttes de classe, mais des « luttes populaires », du peuple entier, contre une poignée de sujets de l'impérialisme. Les menottes de l'Unité populaire sont ainsi, en utilisant un langage « radical », passées aux luttes de classe du prolétariat.
Réaliser l'union de « toutes les forces avancées », c'est-à-dire, nous l'avons vu, des secteurs les « moins » réactionnaires de la bourgeoisie, « où qu'elles se situent dans la conjoncture actuelle », c'est-à-dire si possible jusqu'à la démocratie chrétienne, revient à définir en une abstraction raisonnée le caractère « large », vaste, sans limites, de l'U.P. en constitution ; puis « ensuite » le programme dont la définition anticapitaliste laisse songeur : clair, concret, résolu. Et dans un ordre scientifiquement établi, la conclusion : la désignation du candidat viendra « après ». Ce sera un candidat à l'image de cette politique, donc d'un parti bourgeois.
La rédaction d'un programme « clair, concret, résolu » venant, lui, après (« ensuite ») le rassemblement du maximum de partis et groupes bourgeois pour ligoter à travers le P.S. et le P.C. la mobilisation de la classe ouvrière.
La nature du programme commun pour lequel il s'agit de lutter s'oppose en principe à la désignation d'un candidat ouvrier.
La constitution de l'unité populaire-front populaire prend toute sa signification, toute sa dimension : s'opposer par tous les moyens à l'action révolutionnaire du prolétariat, seule en mesure de résoudre la crise de la société chilienne. Mais la classe ouvrière va imposer, malgré le P.C. et le P.S., la candidature « unique » de Salvador Allende ; la bourgeoisie, elle, se divise : la crise politique du régime entre en 1969 dans sa dernière phase. Tomic et Alessandri, candidats bourgeois, donnent le spectacle d'une bourgeoisie déchirée par la révolution qui vient, effrayée par l'héritage du gouvernement Frei, incapable de s'émanciper de l'impérialisme U.S. Tomic sera le candidat de la D.C., Alessandri celui de la droite classique. La bourgeoisie se déchire car le système politique en place ne suffit plus à la protéger comme classe, à défendre ses intérêts. En même temps, quelques-uns de ses partis participent à l'opération barrage aux masses que constitue l'Unité populaire. Il faut éviter à tout prix que les élections présidentielles, que la campagne électorale, n'opposent frontalement la classe ouvrière à l'Etat bourgeois.
Le programme de l'U.P. et la question de l'Etat[modifier le wikicode]
Le décor posé, penchons-nous maintenant sur le programme de l'Union populaire, promulgué en décembre 1969.
Précisons : pour les marxistes un programme d'action de la classe ouvrière se juge en fonction de sa correspondance avec le processus qui, en fonction des rapports sociaux et politiques, conduit les masses de la lutte pour leurs revendications, leurs aspirations, à leur mobilisation révolutionnaire pour détruire l'Etat bourgeois, garant de la propriété privée des moyens de production, pour la prise du pouvoir, la construction de l'Etat ouvrier, l'institution de la dictature du prolétariat et l'expropriation des capitalistes. Le programme d'action, parce qu'il est l'expression consciente du processus inconscient, devient élément constitutif et finalement déterminant du processus révolutionnaire par la médiation du parti révolutionnaire. Toute lutte de classe d'ampleur pose le problème du pouvoir ; concrètement, en période de révolution ouverte, la classe ouvrière se heurte à la bourgeoisie, à son Etat : le rôle du parti révolutionnaire est donc d'armer politiquement la classe ouvrière pour affronter dans les meilleures conditions l'ennemi de classe dont le pouvoir est concentré dans l'appareil d'Etat. En conséquence, un programme assurant émanciper la société des rets de la propriété privée des moyens de production, du capital, a pour objectif, pour centre de gravité la question des questions : la destruction de l'Etat bourgeois, la construction de l'Etat ouvrier. C'est à partir de cet objectif que les mots d'ordre, les propositions, les revendications peuvent être jugés, appréciés, discutés, critiqués. Cela implique ceci : un programme peut comporter des mesures étendues de nationalisation, de réformes agraires, etc. Son véritable contenu est déterminé par sa position par rapport à la question de l'Etat. Etat bourgeois ou Etat ouvrier, destruction de l'Etat bourgeois et construction de l'Etat. ouvrier, ou défense de l'Etat bourgeois. C'est ce qui détermine son contenu anti-impérialiste et anti-capitaliste, ou de défense de l'impérialisme et de la bourgeoisie.
L'une des raisons pour lesquelles la Commune de Paris, première tentative d'Etat ouvrier, fut écrasée, a été qu'elle n'avait pas marché sur Versailles, capitale provisoire de l'Etat bourgeois. La révolution allemande de 1919 n'a pu abattre l'Etat bourgeois, centre vital du capital. La bourgeoisie, avec l'aide et le soutien de l'appareil social-démocrate, allait prendre sa revanche. Et nous pourrions multiplier les exemples.
L'Etat ouvrier, c'est-à-dire « le prolétariat organisé en classe dominante », tel est selon Marx l'objectif de la lutte de classe du prolétariat, qui seul permet de révolutionner les rapports sociaux de production, et de garantir ces conquêtes.
Et Lénine, consacrant L'Etat et la Révolution à la définition scientifique de cette question, écrit, après avoir fait référence au 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte : « Dans ce remarquable aperçu, le marxisme accomplit un très grand pas en avant par rapport au Manifeste communiste, où la question de l'Etat était encore posée d'une manière très abstraite dans les notions et termes les plus généraux. Ici, la question est posée de façon concrète et la déduction est éminemment précise, définie, pratiquement tangible : toutes les révolutions antérieures ont perfectionné la machine de l'Etat : or, il faut la briser, la démolir. Cette déduction est le principal, l'essentiel, dans la doctrine marxiste de l'Etat. Et c'est cette chose essentielle qui a été non seulement tout à fait "oubliée" par les partis sociaux-démocrates officiels dominants, mais franchement "dénaturée" (comme nous le verrons plus loin) par le théoricien le plus en vue de la II° Internationale, K.Kautsky. »
En citant ce « classique » léniniste, nous voulons permettre au lecteur d'apprécier le programme de l'U.P., par rapport à la conception marxiste de l'Etat., dont nous nous réclamons pour la victoire du socialisme.
Dans sa partie introductive, le programme de l'U.P. dresse un impitoyable réquisitoire contre les conséquences du pouvoir de la bourgeoisie compradore au Chili. Cette situation se caractérise par « la pauvreté généralisée, par les iniquités de tous ordres dont sont victimes ouvriers, paysans et autres couches exploitées, également par les difficultés croissantes auxquelles se heurtent employés, intellectuels, petits et moyens chefs d'entreprise, enfin par le peu de perspectives offertes à la femme et à la jeunesse [ ... ].
« Un demi-million de familles n'ont pas de logement et un nombre égal ou supérieur d'entre elles vivent dans les pires conditions, en ce qui concerne le tout-à-l'égout, l'eau potable, l'électricité, la salubrité :
• les besoins de la population en matière d'éducation cation et de santé ne sont pas suffisamment pris en considération ;
• plus de la moitié des travailleurs chiliens reçoivent des salaires insuffisants pour satisfaire leurs besoins vitaux minimum. Chaque famille souffre du chômage ou de l'instabilité de l'emploi. Pour un grand nombre de jeunes, trouver un emploi est difficile et aléatoire.
« Le capital impérialiste et un groupe de privilégiés qui ne représentent pas plus de 10 % de la population accaparent la moitié du revenu national. Cela signifie que sur 100 écus produits par les Chiliens, 50 se retrouvent dans les poches de 10 représentants de l'oligarchie et les 50 autres doivent être répartis entre 90 Chiliens du peuple ou de la classe moyenne.
« La hausse du coût de la vie est un enfer pour les familles du peuple et, tout particulièrement, pour la maîtresse de maison. Durant ces dix dernières années, selon des chiffres officiels, le coût de la vie a augmenté de presque mille pour cent.
« Cela signifie qu'on vole quotidiennement aux Chiliens qui vivent de leur travail une partie de leur salaire. C'est ce qui arrive aussi aux retraités et aux pensionnés, au travailleur indépendant, à l'artisan, au petit producteur, dont les petits revenus ,ont rognés continuellement par l'inflation
« Un grand nombre de Chiliens souffrent de malnutrition. Selon des statistiques officielles, 50 % des enfants de moins de quinze ans sont sous-alimentés. Cette sous-alimentation affecte leur croissance et limite leur capacité à apprendre, à s'instruire.
« Cela démontre que l'économie chilienne en général et le système agricole en particulier, sont incapables de nourrir les Chiliens, alors que le Chili pourrait faire vivre dès à présent 30 millions de personnes, trois fois plus que la population actuelle[2]. »
Et, concluant cette description de la réalité vécue quotidiennement par l'immense majorité des 10 millions de Chiliens, le programme fixe l'objectif de la mobilisation des masses : « L'unique alternative vraiment populaire et, par conséquent, la tâche fondamentale qui attend le gouvernement du peuple, est d'en finir avec la domination des impérialistes, des monopoles, de l'oligarchie terrienne et de commencer l'édification du socialisme au Chili. »
Nous reviendrons dans un prochain chapitre sur le programme commun français de gouvernement ; mais à la lecture de cette citation, le lecteur constatera d'emblée la différence de ton, de teneur, entre deux documents : à l'inverse du programme commun français qui précise textuellement que l'objectif n'est pas d'instaurer le socialisme, le programme de l'U.P. précise, au contraire, tout aussi clairement, qu'il convient de « commencer l'édification du socialisme au Chili ».
Avant d'aller plus loin dans l'appréciation du programme, constatons que dans le préambule il n'y a pas un mot pour définir l'objectif politique par lequel il est possible de commencer l'« édification du socialisme au Chili », c'est-à-dire la « démolition » de l'appareil d'Etat, donc la formation d'un gouvernement ouvrier et paysan s'engageant dans cette voie.
Mais le programme aborde le problème de l'Etat, sous le titre « Le pouvoir populaire » : « Le peuple chilien a conquis, à travers un large processus de lutte, certaines libertés et garanties démocratiques. Pour les conserver, il doit rester en alerte et lutter sans cesse. Mais le pouvoir lui-même lui échappe. » Et quelques lignes plus loin, non sans quelques contorsions, mais nettement, les points sont mis sur les « i » :
« En matière de structure politique, le gouvernement populaire a la double tâche de :
• préserver et rendre plus réels et authentiques les droits démocratiques et les conquêtes des travailleurs ;
• transformer les actuelles institutions afin d'instaurer un nouvel Etat où les travailleurs et le peuple exerceront réellement le pouvoir. »
C'est volontairement que nous infligeons au lecteur ces longs extraits du programme ; mais là, l'essentiel est dit ; ci-gît le coeur du programme du front populaire-unité populaire : « transformer les actuelles institutions afin d'instaurer un nouvel Etat » signifie évidemment qu'il est possible, en « élargissant ces institutions - sans les abroger - d'aller vers le socialisme. Non. Mille fois non. On ne peut pas « élargir », « transformer », « réformer » l'Etat bourgeois, pas plus qu'on ne peut transformer ou élargir le front populaire qui garantit - comme nous le démontrons - l'Etat bourgeois, pièce maîtresse, clef de voûte du système capitaliste. Il ne s'agit pas là d'une querelle de linguiste. C'est du sort de la révolution chilienne et mondiale qu'il s'agit. Et les considérations qui suivent éclairent avec quel cynisme les rédacteurs du programme de front populaire chilien utilisent les aspirations légitimes des masses pour protéger et perfectionner - telle est la signification réelle, nous allons le voir, du terme « démocratisation » - l'appareil d'Etat bourgeois.
En effet, si radical que soit le programme de l'U.P., dans les phrases et dans les mots, la ligne directrice en est nettement définie : « transformer les actuelles institutions », c'est-à-dire garantir la légitimité de la Constitution, expression politique, institutionnelle, de décennies de domination de l'impérialisme, réaction sur toute la ligne. La main mise dans l'engrenage, tout y passe, avec une impitoyable logique : police, magistrature, bureaucratie d'Etat, armée...
C'est ainsi que « la police doit être réorganisée afin qu'on ne puisse plus l'utiliser comme un organe de répression contre le peuple et qu'elle serve, au contraire, à défendre la population des actions sociales ».
Cela signifie-t-il sous la plume du rédacteur du programme que groupes mobiles et carabiniers, responsables de centaines de morts d'ouvriers, d'étudiants et de paysans, seront dissous comme « groupes spéciaux », comme bandes armées du capital ? Non.
La réponse est là, nette, sans bavure : « Les méthodes de la police seront humanisées de manière à garantir effectivement le plein respect de la dignité et de l'intégrité physique de l'être humain. »
Pour « transformer l'Etat », il faudra donc « réorganiser » et « humaniser » la police.
La justice ? « Pour le gouvernement populaire, une nouvelle conception de la magistrature devra remplacer l'actuelle conception, individualiste et bourgeoise. »
Et, enfin, car le programme entend dans le détail évoquer chaque élément de l'appareil politique de la bourgeoisie, vient le tour de l'armée :
« [ ...] Il est nécessaire d'assurer aux forces armées les moyens matériels et techniques et un système de rémunération, promotion et retraite juste et démocratique qui garantissent aux officiers, sous-officiers et hommes de troupe :
• la sécurité matérielle pendant leur temps d'activité et pendant leur retraite ;
• la possibilité effective pour tous de monter en grade en ne tenant compte que des mérites de chacun. »
Une « nouvelle conception » de la magistrature, « garantie » par une police « réorganisée et aux méthodes plus humaines », appuyée sur une armée « modernisée » et naturellement « démocratisée » (!) dans le système des rémunérations, tels sont les traits saillants du « nouvel Etat » qui n'a rien de neuf pour les masses.
Résumant l'ensemble de ces dispositions, le programme, sous le titre : « Un nouvel ordre institutionnel, l'Etat populaire », précise : « Une nouvelle Constitution politique institutionnalisera l'incorporation massive du peuple au pouvoir de l'Etat. »
La rédaction est laborieuse, mais édifiante : le « nouvel Etat » dans la marche au socialisme chilien incorporera donc, massivement, le peuple au pouvoir d'Etat, qui n'est, nous l'avons vu, ni l'armée, ni la police, ni la magistrature, ni l'administration... Où donc le peuple s'incorporera-t-il ?
Après avoir défini le caractère parlementaire de la nouvelle Constitution envisagée, le programme précise ces vues grandioses : « A chaque niveau de l'Etat populaire, prendront place les organisations sociales avec leurs attributions spécifiques. Il leur appartiendra de se partager les responsabilités et de développer leur initiative dans leurs rayons d'action respectifs, et également d'examiner et de résoudre les problèmes de leur compétence. »
La boucle est bouclée, et le lecteur sait maintenant de quel bois est bâti le programme de l'U.P. Chaque ligne, chaque mot établit la légitimité de l'Etat bourgeois, dont, en fonction des circonstances exceptionnelles - révolution qui monte - les rédacteurs envisagent, avec déférence et politesse, l'« humanisation », l'« élargissement », la « démocratisation », la « modernisation », le tout arrosé d'une bonne dose d'« incorporation populaire », donnant un Etat dont la « nouveauté » ressemble à un tableau célèbre, signé Kautsky, dont on aurait changé le cadre, protégé par deux gardiens à proximité, pour éviter les vols...
L'essentiel est dit, démontré. Nous allons voir maintenant que le projet de ce « nouvel Etat populaire » garantit de manière totale ce que le programme présente dans un autre chapitre comme la « nouvelle économie » qui, tout aussi « neuve » que l'Etat bourgeois, garantit la propriété privée des moyens de production, le système capitaliste.
La « nouvelle économie »... les « comités de l'Union populaire »[modifier le wikicode]
Sous le titre « La nouvelle économie », le programme de l'U.P. commence d'abord par distinguer un « secteur public » et un secteur privé : le premier étant constitué par les entreprises nationalisées ou expropriées, formées par :
- les grandes mines de cuivre, nitrate, fer, charbon ;
- le système financier et bancaire, le commerce extérieur ;
- les grandes entreprises et monopoles de distribution ;
- les monopoles industriels stratégiques, l'énergie électrique ;
- les transports ferroviaires, maritimes, aériens, etc.
« Toutes ces expropriations sont réalisées en sauvegardant toujours les intérêts du petit actionnaire. »
Cette notion de « petit actionnaire », extensible à souhait, s'inscrit dans ce que nous avons déjà analysé : ces nationalisations - ou expropriations, ce qui n'est pas identique - aboutiront à des entreprises d'Etat, dont la nature ne sera pas modifiée dans le « nouvel Etat populaire », pouvoir de la bourgeoisie assurant la défense de la propriété privée. Ainsi, les rapports sociaux chez Renault, à E.D.F., à la S.N.C.F., ne sont-ils pas différents de ceux qui s'exercent dans les entreprises contrôlées par le capital privé. L'Etat bourgeois intervient ici comme facteur garantissant la pérennité de la propriété privée des moyens de production. Mais le programme de l'U.P. ne laisse plus aucune ambiguïté sur ces problèmes d'une extrême gravité, pour les petits et... les gros actionnaires. En effet, le secteur privé « comprend l'industrie, les mines, l'agriculture et les services où continue à exister la propriété privée des moyens de production ».
Nous touchons là au veau d'or du système capitaliste, les formules générales ne sont plus de mise ; il faut être précis comme un bilan de société.
Et le programme note : « Ces entreprises seront la majorité pour ce qui est du nombre. Ainsi, en 1967, sur 30 500 entreprises existantes (en incluant l'industrie nationale), 150 contrôlaient, sous forme de monopole, tous les marchés, captant toute l'aide de l'Etat et le crédit bancaire, et exploitant le reste des entreprises industrielles de notre pays en leur vendant à un prix élevé les matières premières et en leur achetant à bon marché leurs produits. »
Cette situation dramatique, pour les capitalistes, ne pouvant durer, le programme prévoit que « l'Etat fournira l'assistance financière et technique nécessaire aux entreprises de ce secteur [le secteur privé], afin qu'elles puissent remplir la fonction importante qu'elles ont dans l'économie nationale, si l'on considère le nombre de personnes qui y travaillent, ainsi que le volume de leur production. »
Si bien que les rédacteurs du programme ont raison d'indiquer qu'en définitive « les entreprises de ce secteur seront finalement bénéficiaires d'une planification générale de l'économie nationale ».
Défense de l'Etat bourgeois, défense de la propriété privée, par un secteur public dont les actionnaires petits et grands seront grassement indemnisés - et un secteur privé majoritaire en nombre, chiffres d'affaires et volumes de transaction, bénéficiant d'une position privilégiée. Quant au problème de la propriété foncière dont nous avons déjà souligné l'importance, le programme de l'U.P. titre : « Approfondir et étendre la réforme agraire ». Le lecteur a bien lu : le programme de l'U.P. se propose d'étendre et d'approfondir la « réforme agraire » promulguée par le gouvernement Frei aux ordres des propriétaires latifundiaires...
Dans les sept points consacrés à cette question, les concessions faites aux paysans sans terre sont purement... littéraires.
C'est volontairement que nous avons analysé les principales sections du programme de l'U.P. Ce document, rédigé et rendu public alors que les masses s'apprêtent à intervenir directement dans l'arène de l'histoire, porte la marque de cette activité révolutionnaire : ce document est d'autant plus important qu'il maintient sur tous les points fondamentaux la politique de front populaire, c'est-à-dire de défense de l'Etat bourgeois, de la propriété privée des moyens de production. Les dirigeants du P.C. et du P.S. font sans doute des concessions verbales aux masses, pour mieux préserver l'essentiel - l'Etat bourgeois, dont la coalition de front populaire est l'instrument actif. A partir de la fin 1969, ce n'est plus seulement à une radicalisation de la lutte des classes qu'on assiste, mais au départ d'une véritable lame de fond. Au mois de novembre 1969, le P.C. tient son XlV° Congrès à Santiago, face à l'activité révolutionnaire des masses. Corvalan affirme : « Le peuple ne saurait rester à la fenêtre. » C'est le moins qu'on puisse dire car déjà à cette époque on s'inquiète à juste titre dans les luxueuses demeures de Barrio Alto - le « Neuilly » de Santiago : le peuple est dans la rue et les grèves gagnent toutes les entreprises alors que la syndicalisation des ouvriers agricoles croît à une allure vertigineuse, ou plutôt au rythme des occupations de domaine...
Son programme promulgué, l'U.P. édite un second document, intitulé : « Accord sur la conduite et le style de la campagne », qui accuse plus nettement que le programme lui-même la radicalisation de la lutte des classes, et se prononce pour la constitution des « comités de l'Unité populaire » :
« La croissance des forces laborieuses, quant à leur nombre, leur organisation, leur lutte et la conscience de leur puissance, renforce et propage la volonté de changements profonds, la critique de l'ordre établi et le conflit avec ses structures [...]. Ces forces, et tout le peuple à leurs côtés, en mobilisant tous ceux qui ne sont pas compromis avec le pouvoir des forces réactionnaires, nationales et étrangères, c'est-à-dire grâce à l'action unitaire et combative de l'immense majorité des Chiliens, pourront briser les structures actuelles et avancer dans la voie de leur libération.
« L'Unité populaire est faite pour cela. Les impérialistes et les couches dominantes du pays combattront l'Unité populaire et essaieront de tromper le peuple., une fois de plus. Ils diront que la liberté est en danger, que la violence va s'emparer du pays, etc. Mais les masses populaires croient de moins en moins à ces mensonges. Leur mobilisation collective augmente de jour en jour et la voilà aujourd'hui renforcée et encouragée par l'union des forces de gauche.
« Pour stimuler et orienter la mobilisation du peuple chilien en vue de conquérir le pouvoir, nous constituerons partout les comités de l'Union populaire, organisés dans chaque usine, fundo (grande propriété), commune, bureau ou école, par les militants des mouvements et des partis de gauche et composés de cette foule de Chiliens qui se, définissent par leur volonté de changements fondamentaux.
« Les comités de l'Unité populaire ne seront pas seulement des organismes électoraux, ils seront les interprètes combatifs des revendications immédiates des masses et surtout, ils se prépareront à exercer le pouvoir populaire. »
La « mobilisation collective » à laquelle ce document fait référence est une réalité qui échappe à la volonté des états-majors. Nous l'avons vu, la mobilisation politique des masses a imposé contre vents et marées - c'est-à-dire contre les dirigeants du P.C. et du P.S. - la candidature de Salvador Allende, qui, s'il est candidat de l'U.P.-U.G., l'est au titre d'un parti ouvrier, le P.S., permettant à la classe ouvrière de se centraliser, classe contre classe, dans la campagne électorale comme dans les élections elles-mêmes. Dans les partis, dans la C.U.T., dans les entreprises, à la ville comme à la campagne, militants et travailleurs se ruent dans la brèche ouverte pour organiser l'élection d'Allende. La puissance de la mobilisation est reconnue par le document que nous venons de citer. Incapables de s'opposer de front à cette aspiration, les dirigeants du P.C. et du P.S. tentent de la canaliser. La constitution des comités de l'Unité populaire est décidée par le haut, par peur qu'ils ne se constituent en bas sans autorisation des directions. C'est pour éviter ce débordement qu'en particulier les dirigeants du P.C. se prononcent pour ces comités; la révolution chilienne, comme toute révolution, pose donc d'emblée le problème de l'auto-organisation des masses, le rassemblement de la classe ouvrière et des masses opprimées à travers « leurs » comités. Comme toutes les révolutions prolétariennes, la révolution chilienne met à l'ordre du jour la question des organes soviétiques.
La campagne électorale ? De l'avis de tous les journalistes qui ont couvert l'événement, elle sera politiquement tendue. Meetings, rassemblements populaires, manifestations se déroulant sur une toile de fond de grèves et d'affrontements à la ville comme à la campagne. Les comités d'Unité populaire, qui centralisent le mouvement des masses, quadrillent le pays et confèrent à la campagne électorale sa véritable signification politique, en appelant à lutter, à voter contre les « momies », c'est-à-dire contre les candidats, les politiciens de la droite : Allende parcourt le pays, et à chaque étape la masse des exploités et des opprimés est au rendez-vous. L'accueil dans les campagnes est particulièrement chaleureux. Malgré la dictature des propriétaires terriens et l'appui de l'Eglise aux candidats des partis bourgeois, l'ouvrier agricole, le petit propriétaire, le paysan sans terre, viennent saluer le candidat du parti ouvrier, le P.S. à la présidence et applaudir à tout rompre lorsque ce dernier affirme « qu'on leur donnera la terre. Et Allende doit « gauchir » ses discours.
La bourgeoisie, elle, s'affole et lance sur les ondes et sur les murs un slogan prometteur : « Si vous aimez le poteau d'exécution, votez Allende. »
Rien n'y fait, rien n'y fera. Le 4 septembre 1970, Allende arrive en tête ; de peu : 40 000 voix de différence avec Alessandri.
La Constitution chilienne, que le front populaire respecte et défend, implique que soixante jours doivent s'écouler avant la désignation par le Congrès du président de la République chilienne. La situation est explosive : mobilisées, les masses sont prêtes à agir pour garantir leur victoire aux élections. Tomic, candidat de la démocratie chrétienne, les chefs de l'armée, mesurent l'ampleur du danger. Refuser l'élection d'Allende, c'est prendre le risque d"un affrontement avec les masses dans les plus mauvaises conditions pour la bourgeoisie. La démocratie chrétienne, la mort dans l'âme, décide de « jouer le jeu », c'est-à-dire de remettre aux dirigeants du front populaire-unité populaire le soin d'affronter la classe ouvrière pour préserver l'appareil d'Etat.
Mais Tomic pose ses conditions, alors qu'il ne dispose pas des moyens politiques de les imposer...
La bourgeoisie a combattu de toutes ses forces la révolution montante. La démocratie chrétienne et la droite classique battues aux élections présidentielles, elle soutient l'U.P. en exigeant que l'attachement de la coalition d'Allende au régime capitaliste, à l'Etat, soit nettement affirmé. Allende qui le 13 septembre s'adresse en ces termes au peuple : « Le peuple doit faire confiance aux dirigeants politiques de l'Unité populaire et aux dirigeants de la Centrale unique des travailleurs. Et ce même peuple doit faire confiance à celui qui lui parle. »
C'est dans ces conditions que le 24 septembre, le parti démocrate-chrétien exprime son point de vue au sénateur Salvador Allende, « en lui demandant de se prononcer sur certaines questions, démarche indispensable pour que le parti détermine la position qu'il adopterait finalement ». Le préambule de ce texte déclarait : « Nous avons la conviction que nombre de points en vue de la transformation et du développement de la société, défendus par la candidature de Salvador Allende, ont été et sont aujourd'hui nôtres, sans que cela signifie ni identité ni totale coïncidence en ce qui concerne les options fondamentales et la stratégie définie devant le pays. Nous répétons que notre position ne sera pas de priver "de sel et d'eau" le prochain gouvernement, qui peut compter sur notre appui pour toute mesure contribuant au bien-être du peuple. »
Parmi ces mesures réclamées par le parti de l'impérialisme et de l'Eglise, on trouvait pêle-mêle le maintien du pluralisme politique, la défense de la liberté de presse et de la liberté syndicale, l'indépendance de l'Université, la reconnaissance et le soutien de l'enseignement privé, le respect de l'armée...
Deux paragraphes sont particulièrement importants, car ils définissent la signification de la démarche de la D.C. :
« Nous voulons un Etat de droit. Cela requiert l'existence d'un régime politique à l'intérieur duquel l'autorité soit exclusivement exercée par les organes compétents. Exécutif, législatif, judiciaire... Sans intervention d'autres organes "de fait" qui agiraient au nom d'un soi-disant pouvoir populaire...
« Nous voulons que les forces armées et le corps des carabiniers continuent d'être une garantie de notre système démocratique. Ce qui implique que soient respectées les structures organiques et hiérarchiques des forces armées et du corps des carabiniers ... »
A l'onctuosité du préambule succède l'exigence nettement formulée du respect de l'Etat bourgeois, contre tout « organe de fait », contre la classe ouvrière et les organismes « ad hoc », dont à juste titre le parti de l'Eglise craint l'émergence. Dès le 29 septembre, Salvador Allende répond. Avec fougue et fermeté, il s'affirme le défenseur de la Constitution : « Je dois affirmer que je suis un défenseur intransigeant des prérogatives du chef de l'Etat. J'affirme, en tant que premier mandataire, que l'Unité populaire elle-même n'aura aucun droit de regard sur la nomination du haut commandement, car c'est une prérogative exclusive du président de la République, et je préserverai jalousement mes attributions constitutionnelles. » Et, plus loin, Allende précise : « que toutes les transformations politiques, économiques et sociales se fassent à partir de l'ordre juridique actuel, et selon l'Etat de droit ».
Vexé qu'on ait mis en doute son attachement à l'Etat de droit, Allende enfile - avant même d'y être autorisé - son habit de président de la République et défend avec passion les « prérogatives » de sa charge.
Mais la démocratie chrétienne exige plus encore de l'U.P. et juge les réponses d'Allende « décourageantes ». Malgré cela, la démocratie chrétienne pressée par les dirigeants du P.C. et du P.S. accepte de participer à une commission paritaire avec les dirigeants de l'U.P. pour élaborer le « Statut des garanties ». Ce document sera présenté à la Chambre et adopté le 15 octobre. Sur deux points essentiels, le « Statut des garanties » donne entièrement satisfaction à Tomic, comme à Alessandri. « Le régime de la propriété et le fonctionnement de ces moyens d'information ne pourront être modifiés que par une loi. Leur expropriation ne pourra être réalisée qu'en vertu d'une loi approuvée par chaque Chambre à la majorité des membres en exercice. »
Par ailleurs : « L'éducation privée et gratuite, qui ne poursuit pas de but commercial, recevra de l'Etat une contribution économique qui permettra son financement en accord avec les normes établies par la loi. » Cette garantie sera étendue aux universités, l'enseignement publie et laïque et l'enseignement privé et clérical étant mis sur un pied d'égalité.
De surcroît, par ce document, l'U.P. « garantissait » l'inamovibilité des fonctionnaires mis en place par la démocratie chrétienne.
Enfin, le Statut adoptait un nouvel article qui se substituait avantageusement à l'article 22 de la Constitution concernant l'armée et son rôle : « La force publique est uniquement et exclusivement constituée par les forces armées et le corps des carabiniers, institutions essentiellement professionnelles, hiérarchisées, disciplinées, obéissantes et non délibérantes. Seule la loi peut fixer les effectifs de ces institutions. Le recrutement de nouveaux effectifs des forces armées et des carabiniers est réservé aux seules écoles spécialisées de ces institutions sauf pour le personnel remplissant des fonctions exclusivement civiles. »
Ainsi, avant même d'entrer en fonctions, l'unité populaire-front populaire garantissait, à la demande de la démocratie chrétienne, les secteurs clefs de la Constitution, se livrant pieds et poings liés à la majorité des Chambres où l'U.P. disposait de la minorité des sièges. La signification de la référence dans le programme de l'Unité populaire à l' « Etat populaire » trouve ici sa concrétisation.
Renforcement de l'armée et de la caste des officiers[modifier le wikicode]
Ainsi, ce n'est qu'après avoir plié le genou devant la bourgeoisie en proclamant son attachement à l'Etat de « droit » opposé aux « organes de fait », que Salvador Allende sera couronné président. En fait, le « Statut des garanties » est un véritable avenant du programme de l'Unité populaire. Si le document « Accord sur la conduite et le style de la campagne », que nous avons étudié plus haut, accusait la pression de la classe ouvrière et des paysans pauvres, le « Statut », lui, est le produit de l'accord scellé entre les dirigeants du P.C. et du P.S. avec Tomic pour la D.C. et Alessandri pour le parti national, pour faire front à l'assaut des masses. Nous l'avons dit - répétons-le : jamais au Chili comme dans le monde entier, la fraction dominante de la bourgeoisie n'a voulu du front populaire. En effet, le « front populaire » signifie qu'une crise révolutionnaire se prépare, que la révolution approche et surgit et que les partis bourgeois n'ont pu l'empêcher de surgir par leurs seuls moyens ; la révolution prolétarienne prend son essor ; la bourgeoisie participe au front populaire par l'intermédiaire de certains de ses partis, mais contenir et refouler les masses revient aux partis ouvriers qui participent à ce front populaire. La bourgeoisie peut être amenée à reculer, protégée par le front populaire, sans pour autant cesser de combattre. En toutes circonstances, la fraction dominante de l'impérialisme combat pour maintenir son pouvoir. Et lorsque les dirigeants des partis ouvriers occupent l'avant-scène du pouvoir, par les organes de l'Etat bourgeois tout autant que par ses partis à l'extérieur et au sein des fronts populaires, la bourgeoisie conserve, lorsque ceux-ci ne sont pas disloqués, l'essentiel du pouvoir réel. Lorsque les fronts populaires, combinaison particulière, en raison des circonstances, nécessaire pour la défense du système capitaliste, forment des gouvernements pour la défense du système capitaliste, la bourgeoisie n'abdique en rien ses responsabilités de classe dominante. Au contraire. La bourgeoisie continue à contrôler les principaux rouages de l'Etat bourgeois ; de plus, installée au côté du cocher, elle le contrôle, et de la voix et du fouet elle continue à diriger l'attelage qui tire le char de l'Etat bourgeois.
Le « Statut des garanties » illustre parfaitement la nature de l'Unité populaire.
- Prenez garde, disent les dirigeants de la démocratie chrétienne, les masses sont en mouvement.
- Oui, répond Salvador Allende, mais comptez sur nous, nous nous tenons à la hauteur de la tâche...
Nous n'exagérons rien ; la preuve de ce que nous avançons est donnée par la modification de la Constitution acquise à l'unanimité des Chambres, donnant plus de pouvoir que dans l'ancienne Constitution aux forces armées.
Nous avons déjà vu que le programme de l'Unité populaire volait au secours des sous-officiers et des officiers, en leur garantissant moyens et rémunérations, en progression. La modification de l'article de la Constitution insiste sur deux points :
- seules les forces armées et les carabiniers constituent la force publique, cette précision étant dirigée contre les milices ouvrières et paysannes, « organes de fait » que la révolution peut mettre à l'ordre du jour ;
- le recrutement des forces armées et des carabiniers est réservé aux seules écoles spécialisées.
Le second point est aussi important que le premier. Tous le savent, dirigeants ouvriers et députés bourgeois, l'armée chilienne défile au pas de l'armée prussienne, mais est formée, encadrée, équipée par l'armée américaine et la C.I.A.
Qu'on en juge : de 1950 à 1965, 2 064 officiers chiliens avaient reçu un entraînement aux Etats-Unis et 599 dans les camps situés en Amérique latine. Précisons que ces stages étaient consacrés à la lutte contre « le guérillerisme et le communisme ». Entre 1950 et 1965, les forces armées chiliennes ont reçu 66 190 000 dollars, à titre de « dons », ce qui les place au second rang, après le Brésil, des pays d'Amérique latine...
La caste des officiers bénéficiait naturellement d'un régime de faveur. Les futurs officiers de l'armée chilienne passent tous en stage à l'école anti-guérilla de Fort Qulick, à Panama, sous les ordres d'instructeurs américains, tous vétérans du Vietnam. La police, elle, n'est pas oubliée. Alain Joxe, note à ce propos : « Durant les dernières années, les carabiniers ont bénéficié de la priorité de l'aide des Etats-Unis. »
Ce corps d'élite de 24 000 hommes dépend du ministère de l'Intérieur ; composé exclusivement de professionnels, il dispose d'un équipement et de munitions particuliers au moins égaux à ceux des forces armées elles-mêmes.
Ainsi forces armées et carabiniers sont-ils formé, l'école de la guerre de classe contre le prolétariat et la paysannerie pauvre. En témoigne l'action du « Groupe mobile » - formation des carabiniers spécialisée dans la répression des grèves et des occupations de domaine. C'est cette structure militaire et policière que l'Unité populaire, à la demande expresse de la bourgeoisie, accepte de maintenir et de renforcer. De 1970 à 1973, commentateurs aux ordres, dirigeants staliniens et sociaux-démocrates, vanteront le « loyalisme » des forces armées et des carabiniers, insistant sur les traditions « démocratiques » de l'armée chilienne : maudits soient les fossoyeurs du prolétariat chilien !
Chili :1970-1973[modifier le wikicode]
Les beaux jours de l' « Unité populaire »[modifier le wikicode]
Les soixante jours qui séparent l'élection du 4 septembre de l'installation d'Allende au palais de la Moneda sont donc essentiellement occupés par l'aménagement entre les partis bourgeois battus aux élections présidentielles et l'« Unité populaire » de la défense de l'Etat bourgeois. L'« Unité populaire » n'a d'armes et de bagages que pour contenir et faire refluer les masses.
Si la démocratie chrétienne, par crainte du processus révolutionnaire, affirme son respect de la légalité, elle ne baisse pas pour autant les bras : le patronat pendant ces deux mois désorganise la production jusqu'à la paralyser, par des lock-out généralisés. Les banques stoppent le crédit, transfèrent des sommes énormes à l'étranger, accentuent la hausse des prix, déclenchant panique et spéculation. On a calculé qu'en quelques semaines les latifundiaires ont vendu à l'étranger - illégalement - quelque 200 000 têtes de bétail. La caste des officiers liée au parti national et aux groupes complote et commence à faire parler la poudre.
Le 22 octobre, le général Schneider, commandant en chef de l'armée, est tué dans un attentat; El Mercurio, journal à gros tirage de la bourgeoisie, insinue que c'est l'œuvre du M.I.R., or le M.I.R. avait quelques jours auparavant dénoncé la préparation de l'attentat par les groupes fascistes. L'Unité populaire de son côté pleure le général « républicain » victime des groupes d'extrême droite. L'assassinat de Schneider permet notamment aux dirigeants du P.C.C. de célébrer le « loyalisme » des forces armées.
Les grands secteurs de la bourgeoisie s'opposent à la politique de l'extrême droite : l'heure n'est pas encore venue.
A l'issue d'un entretien avec Salvador Allende, le cardinal Silva Enriquez s'exclame : « Vous pouvez compter sur moi, Président. »
Le 3 novembre, Allende prête serment comme chef de l'Etat et assiste à un Te Deum à la cathédrale de Santiago. Dieu est avec l'Unité populaire...
C'est soutenu par les masses exploitées et opprimées du Chili que le premier gouvernement de l'U.P, composé de quatre socialistes, trois communistes, trois radicaux, deux sociaux-démocrates, un M.A.P.U., un A.P.I. et un indépendant, entre en fonctions. Ce premier gouvernement va bénéficier d'un soutien sans faille de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre. Les masses considèrent ce gouvernement comme « leur » gouvernement, Allende comme leur président.
Des couches illettrées, analphabètes, à la ville mais surtout à la campagne, vont être gagnées par le microbe de la révolution. Des siècles de réaction et d'obscurantisme se brisent. Ça va changer, pensent l'ouvrier et le paysan sans terre. Et ils attendent le changement.
Les six premiers mois de la crise révolutionnaire chilienne, loin d'être un round d'observation entre le prolétariat et la bourgeoisie, sont marqués par un lent mais puissant développement de l'action politique de la classe ouvrière. L'ouvrier fait confiance au « camarade Allende », et se tourne vers le paysan pauvre, le petit commerçant, l'enseignant, l'étudiant et les entraîne vers la révolution pour la réalisation des tâches démocratiques, la satisfaction des revendications. Les premières mesures prises par le gouvernement de l'Unité populaire traduisent cette pression politique.
En novembre, c'est l'amnistie pour les prisonniers politiques qui profite aux militants gauchistes du M.I.R., qui sont libérés. La hausse des tarifs d'électricité est annulée. La Sécurité sociale est élargie à tous les travailleurs ; le programme de construction de 120 000 logements est mis en route, le gouvernement accorde des prêts à 8 000 petits propriétaires de mines... et décide la dissolution du « Groupe mobile » haï pour le transformer... en « Unité des services spéciaux », dont le rôle consistera... à venir en aide aux habitants des bidonvilles Ce qui en France signifierait changer le sigle des C.R.S., en leur fixant comme tâche de protéger la jeunesse !
En décembre, le gouvernement exproprie l'entreprise textile Bellavista-Tomé, dont la production était paralysée par le patron et qui était occupée par les ouvriers ; des mesures de même type sont prises dans quelques grands domaines latifundiaires.
C'est encore en décembre que la C.U.T. signe un protocole d'accord avec le gouvernement qui annonce la participation des travailleurs à l'intérieur des Caisses de prévision sociale, et la constitution d'une Commission centrale des rémunérations, tripartite : gouvernement, travailleurs, patrons...
Et, c'est enfin en décembre que le gouvernement souhaite bon Noël aux actionnaires de la Compagnie des aciers du Pacifique, en signant avec eux un accord qui prévoit le rachat, à bon prix, de 57 millions d'actions...
Des dizaines de milliers d'étudiants volontaires partent dans le Sud pour alphabétiser les paysans, construire, donner des soins.
Augmentation des salaires, des retraites, blocage du prix du pain, du lait, les mesures ponctuelles du gouvernement se multiplient ; nul ne s'y trompe, ni les dirigeants de l'U.P. ni la bourgeoisie chilienne : c'est le moins qu'on puisse faire, face à une mobilisation aussi large, aussi profonde. Calmement, mais sans attendre, les paysans sans terre occupent les domaines, convaincus qu'ils appliquent la volonté politique du gouvernement : le ministre de l'Agriculture, Jacques Chonchol, doit monter en première ligne et s'installe dans la province du Cantin, zone mapuche, pour tenter de canaliser, de freiner le processus. Mais rien n'y fait, la campagne bascule tout d'un bloc dans la révolution. Le gouvernement recule. Dans les villes, la situation est identique. La classe ouvrière se sent forte ; le gouvernement accélère les opérations de rachat d'actions et de nationalisations. En janvier, ce sont les mines de charbon, en avril, les mines de fer, en mars, les fabriques de ciment...
Les élections municipales[modifier le wikicode]
Avril. C'est le premier rendez-vous électoral depuis l'élection d'Allende, avec les élections municipales.
En septembre, l'U.P. obtenait 36,3 % des suffrages. Le 4 avril, l'U.P. obtient la majorité absolue avec 50,87 % des suffrages !
Etudions de plus près ces résultats.
Le P.S. passe de 12,2 % des voix qu'il avait obtenues en 1969 à 22,89 %. Le P.C. passe de 15.9 % à 17,36 %.
A l'inverse, les partis bourgeois de la coalition de l'U.P. s'effritent au feu de la lutte des classes. Les radicaux perdent 80 000 électeurs, soit plus de 5 % des suffrages avec 8,18 %. Le parti de l'Eglise avait obtenu 24,8 % aux élections de 1969, son candidat Tomic 27,8 % aux présidentielles ; le 4 avril, les démocrates-chrétiens se retrouvent avec 26,28 % et la même désaffection marque le parti national.
Kissinger avait déclaré en octobre 1970 : « Les élections, en plaçant au pouvoir Allende, vont poser les problèmes majeurs pour nous et pour les forces démocratiques en Amérique latine. »
Le secrétaire d'Etat américain ne croyait pas si bien dire, et le résultat des élections municipales effraie les dirigeants des partis bourgeois chiliens, comme ceux de l'Unité populaire.
Ouvriers, paysans, petits bourgeois des villes et des campagnes, ont voté contre les partis bourgeois, y compris ceux qui se réfugient dans l'U.P. grâce au P.S. et au P.C.
Alors que le P.C. et le P.S. avaient abordé ces élections sans agitation particulière, ils obtiennent plus de 40 % des voix, alors que l'U.P. a la majorité absolue. Au même moment, une élection sénatoriale partielle se déroule dans le Sud, traditionnellement favorable à la démocratie chrétienne : le candidat du P.S. obtient 52 % contre 31 % au candidat clérical. Les paysans votent en occupant les domaines et se rallient aux partis ouvriers, qui leur promettent la réforme agraire. Les ouvriers votent pour les partis ouvriers qui affirment vouloir Marcher au socialisme, à l'exclusion des partis bourgeois.
La tension commence à monter[modifier le wikicode]
Au lendemain de ces élections qui marquent la première phase de la crise révolutionnaire chilienne, la bourgeoisie chilienne resserre ses rangs, et le parti national lance un appel à la démocratie chrétienne, « pour l'union des forces d'opposition », alors que l'impérialisme U.S. commence à brandir la menace du blocus économique. Le 11 juillet, le Parlement vote à l'unanimité la nationalisation des grandes mines de cuivre par une loi réformant la Constitution. Sept jours plus tard - lors d'une nouvelle élection partielle - le parti national et la démocratie chrétienne, unis, l'emportent. Alors que les dirigeants de l'U.P. contiennent la mobilisation des masses dans le cadre de la légalité, la bourgeoisie refait son unité et se prépare à combattre la révolution, minée de l'intérieur par le front populaire.
Mais où en est l'économie chilienne en 1971 ? Le pays s'est remis au travail, et sérieusement. Les hausses de salaire ont donné un coup de fouet à la consommation intérieure qui s'élargit considérablement. La production des biens de consommation monte en flèche :
+ 30 % pour les pâtes ;
+ 9 % pour le lait condensé;
+ 81,3 %. pour le sucre, etc.
Il en est de même pour la production minière qui, de 1970 à 1971, croît dans d'importantes proportions :
cuivre : + 10,3 % ;
charbon : + 6,3 % ;
salpêtre : + 50 % ;
plus le pétrole : + 5 %.
L'année 1971 est une bonne année pour le patronat qui conserve la majeure partie de ses positions et dont l'U.P. garantit la propriété privée. Pedro Vuskovic, ministre de l'Economie, peut annoncer pour l'année 1971 une augmentation de 8 % du produit national brut, soit le chiffre le plus élevé des dernières quinze années, et une croissance industrielle supérieure à 10 %.
Alain Joxe, dans son livre Le Chili sous Allende, peut écrire : « Le bilan de la première année, sur le plan économique, est donc l'un des plus positifs que l'on ait enregistré depuis dix ans au Chili. La relance profite à la fois aux salariés et aux industriels, aux ouvriers et aux bourgeois, aux producteurs et aux commerçants. »
En fait, c'est une vue superficielle : l'inflation donne cette apparence trompeuse. Il va falloir que l'une ou l'autre des classes paie. Pour l'instant : la classe ouvrière a arraché droits et positions. La bourgeoisie, elle, a maintenu la propriété privée des moyens de production, l'Etat bourgeois, sous l'impulsion et le contrôle de l'Unité populaire, en même temps qu'elle a accru son taux de profit. En outre, les échéances sont différées. Cela ne peut durer ainsi. Dans les mois et les années qui viennent, les échéances devront être acquittées par l'une ou l'autre classe tant sur le plan économique que sur le plan politique. Ce sont seulement les classes exploitées qui peuvent avoir des illusions à ce sujet, que l'Unité populaire entretient.
Mais la classe dominante n'a aucune illusion sur a signification politique de la situation qui ne peut durer. Dès cette époque, elle s'oriente vers la préparation d'un affrontement direct avec la classe ouvrière.
Le 29 juillet, 6 000 ménagères se réunissent au stade « Chile » et exigent des mesures contre les spéculateurs et les prévaricateurs qui organisent hausse des prix alimentaires et marché noir. Le ministre de l'Economie Vuskovic lance l'idée des J.A.P., collectifs populaires de contrôle du ravitaillement et des prix. Pour le ministre, il s'agit d'une « idée », les masses, elles, vont s'emparer de la forme et lui donner un contenu d'organismes « ad hoc » chargés d'organiser le ravitaillement, de contrôler les prix, de chasser spéculateurs et organisateurs du marché noir.
De part et d'autre, pour le prolétariat et pour la bourgeoisie, la lutte s'intensifie, traversant toutes les organisations.
Le 29 juillet, une scission affecte la démocratie chrétienne en réaction à son rapprochement avec le parti national. La Gauche chrétienne rallie l'Unité populaire.
Les « sceptiques » ...[modifier le wikicode]
Le même jour, le parti radical fait scission. L'aile centriste forme le P.I.R. qui demeure dans l'U.P. alors que le parti radical rejoint la démocratie chrétienne. Quant au M.I.R.[3], qui forme la garde personnelle d'Allende, il dénonce le « réformisme de l'U.P. » qu'il soutient, tout en critiquant telle ou telle mesure jugée par lui insuffisante : il n'empêche, les faits sont têtus, le M.I.R. critique l'U.P., mais il y participe et c'est bien là l'essentiel.
En août, septembre, la tension monte au Chili, alors que le gouvernement américain coupe certains crédits. Les compagnies américaines et la C.I.A. s'engagent ouvertement sur la voie du sabotage économique, du sabotage tout court en finançant des groupes d'extrême droite, en multipliant les provocations. Au Parlement, les partis bourgeois majoritaires s'opposent aux projets gouvernementaux, et s'attaquent au ministre de l'Economie Vuskovic.
Allende dans une adresse au Parlement expose avec lucidité l'enjeu de la bataille dans laquelle son gouvernement est engagé.
Après avoir fait référence à la révolution d'Octobre de 1917 et y avoir opposé le modèle « chilien vers le socialisme », il s'attaque d'abord aux « sceptiques », c'est-à-dire aux militants, travailleurs et jeunes qui commencent à s'interroger sur l'unité populaire-front populaire :
« Les sceptiques disent que cela est impossible. Ils disent qu'un Parlement qui a si bien servi les intérêts des classes dominantes ne pourra pas changer et devenir le Parlement du peuple chilien.
« D'après eux, les forces armées et les carabiniers, soutiens de l'ordre institutionnel que nous avons dépassé, n'accepteraient pas de garantir la volonté du peuple et de construire le socialisme dans notre pays. Ils oublient la conscience patriotique, la tradition professionnelle, et la soumission au pouvoir qui sont propres à nos forces armées et à notre police [...]. »
Ainsi, après avoir garanti le Parlement, l'armée et la police, dénoncé les « sceptiques », Allende se tourne vers les commis parlementaires de la bourgeoisie pour les mettre en garde contre toute « irresponsabilité » qui pourrait déchaîner la tempête :
« Mais il est de mon devoir de lancer un avertissement face aux dangers qui peuvent menacer notre émancipation. Le chemin qui nous est tracé par notre tradition et notre conscience collective pourrait être radicalement bouleversé. Le danger, c'est la violence déchaînée contre la décision du peuple.
« Si notre gouvernement suit son cours normal et que les conquêtes des travailleurs sont menacées par la violence interne ou externe, par n'importe quelle sorte de violence physique, économique, sociale ou politique, la continuité institutionnelle, l'Etat de droit, les libertés politiques et le pluralisme courraient un très grave danger. Dans ce cas, le combat pour l'émancipation sociale et pour la libre détermination de notre peuple adopterait obligatoirement des formes autres que celles que nous nommons, avec un réalisme historique et un légitime orgueil, la voie chilienne vers le socialisme. »
Prenez garde, messieurs de la bourgeoisie, la classe ouvrière et la paysannerie peuvent balayer l'Etat de droit si vous vous opposez frontalement à nous qui tentons de les canaliser...
Classique discours d'un social-démocrate à la tête de la contre-révolution de l'unité populaire-front Populaire. La bourgeoisie comprend l'avertissement : elle augmente sa pression, combat, mais à l'abri de l'unité populaire-front populaire. Elle ne s'affronte pas encore directement aux masses : sa presse, ses partis, ses parlementaires aiguillonnent du geste et de la voix les dirigeants de l'U.P. pour qu'« ils » s'acquittent de cette tâche : leur tâche.
La première année est consacrée par la bourgeoisie à refaire son unité, à surmonter sa frayeur, testant les dirigeants de l'U.P., appréciant leur capacité à contenir la révolution, à protéger l'Etat bourgeois, réorganisant ses troupes, se disposant, protégée par le gouvernement Allende, à croiser à une deuxième étape le fer avec la classe ouvrière et les masses opprimées.
Et la classe ouvrière ?
La classe ouvrière, elle, a fortifié ses positions, élargi son intervention politique, multiplié ses liens avec la paysannerie pauvre, forçant les barrages de la division placés par les dirigeants du P.C. et du P.S. L'année 1971 pour la classe ouvrière, c'est le temps nécessaire pour apprécier l'attitude exacte des dirigeants de l'U.P. en qui elle a placé sa confiance. L'année 1971, c'est également l'année des illusions : les masses veulent le changement radical. Les dirigeants de l'U.P. le promettent dans leurs discours, ils ne peuvent pas faire autrement, mais dans la réalité tendent la main à la bourgeoisie déséquilibrée par l'irruption des masses dans la vie politique, et protègent l'Etat de droit, l'Etat de fait, A la fin de cette année, la classe ouvrière s'impatiente. Déjà, les prix flambent, la spéculation fait rage, la hausse des prix attaque les salaires... Quelque chose ne va pas, se dit l'ouvrier ; Allende est depuis un an à la Moneda, et les patrons sont toujours au pouvoir. Que se passe-t-il ? s'inquiète le paysan, ils parlent de réforme agraire, et l'essentiel de la terre reste aux mains des gros propriétaires terriens.
Les paysans aussi[modifier le wikicode]
Le gouvernement de l'U.P. tente de coiffer la révolution à la campagne, pour la freiner, et forme des conseils paysans chargés d'appliquer la réforme agraire. Les conseils dans bien des cas s'« écartent » de la loi et exproprient purement et simplement les fundos. Dans certains secteurs, les paysans élisent directement les délégués à ces conseils. J.A.P. à la ville, conseils à la campagne : pour résoudre les problèmes de la révolution, les masses tentent de se doter de comités qui les rassemblent pour agir. Dans la région du Cantin, 72 % de la population est mapuche, c'est-à-dire indienne. La réforme agraire est ici doublement souhaitée : pour vivre il faut la terre, et les propriétaires latifundiaires viennent du Nord et sont ressentis comme des étrangers colonisateurs. Les paysans pauvres débordent le cadre de la loi qui permet le rachat ou l'expropriation jusqu'à concurrence de 80 hectares de terres irriguées. Les terres du Sud ne sont pas irriguées. L'équivalent de 80 hectares de terres irriguées est dans cette région des domaines de centaines d'hectares. Les Mapuches oublient la loi et exproprient à l'appel de leurs conseils paysans. Les propriétaires se réclament de la loi, tirent, tuent.
Le 22 octobre, le militant paysan mapuche Huentelaf, membre du M.I.R., est abattu.
Le ministre de l'Intérieur condamne... les occupations de domaine. Les faits entrent en contradiction avec les illusions que l'Unité populaire entretient parmi les masses. Mais, en l'absence d'un parti révolutionnaire, ces illusions subsistent comme un brouillard troué de temps en temps par des éclaircies mais qui rapidement s'obscurcissent. D'autant que le parti le plus radical situe son action dans le cadre de l'Unité populaire, source des illusions des masses.
A la ville, dans les entreprises, l'année se termine mal.
Le 1er décembre, les maîtresses de maison organisent une « marche des casseroles vides » à Santiago. La bourgeoisie descend dans la rue en mobilisant les femmes des beaux quartiers et les domestiques. Elles sont 20 000, encadrées et protégées par les groupes fascistes et les milices armées de « Patrie et Liberté ». Le cortège se heurte aux carabiniers. La droite organise une campagne nationale de dénonciation. Le gouvernement se tait. Le 22 décembre, le Congrès vote un projet de réforme de la Constitution présenté par la démocratie chrétienne dont l'objet est de défendre la propriété privée.
Le 24 décembre, les mineurs de cuivre de Chiquicainata exigent un rajustement des salaires.
C'est dans cette atmosphère tendue que s'ouvre l'année 1972. Crises parlementaires et extra-parlementaires succéderont à des périodes de détente. Sans relâche, la démocratie chrétienne, le parti national, l'oligarchie terrienne, soutenue par l'impérialisme américain, attaquent, exigeant toujours plus de soumission des dirigeants de l'U.P. Mais cette année marque l'entrée d'un nouvel acteur sur la scène de la révolution chilienne. L'armée intervient, via la caste des officiers, dans les affaires civiles : en mars, à l'appel de l'U.P., un général devient ministre. Ministre des Mines. Plus qu'un symbole, cette nomination éclaire avec quel cynisme les bâtisseurs de l'U.P. sont prêts à défendre l'Etat de droit, en faisant appel contre les travailleurs des mines, contre le prolétariat chilien, à la caste des officiers réactionnaires.
Au mois de janvier, le 16, des élections partielles se déroulent dans les provinces de Colchagua, O'Higgins et Linarès : elles sont favorables à l'opposition de droite. Ouvriers et paysans s'inquiètent de ce qui leur apparaît comme des « fautes », des « erreurs » du gouvernement devant l'offensive de la réaction.
A la base dans les entreprises, les partis, les syndicats, les discussions se multiplient. Que font-ils dans les états-majors ? Qu'attendent-ils pour pousser plus loin la révolution ?
Dans les campagnes, l'éveil de la conscience politique de milliers de paysans pauvres se manifeste par une pression directe sur les organisations de l'U.P., par des tendances très nettes à déborder le cadre de la pseudo-réforme agraire du gouvernement. Dans la province de Linarès, un manifeste est adopté, signé par tous les partis de l'U.P., le M.I.R. et le conseil provincial paysan. Ce document ne remet pas en cause la politique de l'U.P. sur la question déterminante de l'Etat, mais manifeste très nettement la radicalisation politique de la lutte des classes à la campagne.
Parmi les mots d'ordre mis en avant, relevons :
- l'élimination immédiate des latifundiaires ;
- rabais de 80 à 40 hectares pour la limite d'expropriation des domaines ;
- la terre expropriée ne doit pas être payée ;
- impulser les conseils paysans.
Le manifeste qui se conclut par la formule « A L'ATTAQUE », est immédiatement désavoué par la direction nationale du P.C. : il n'empêche que le représentant du P.C. à Linarès l'a signé.
Les dirigeants de l'U.P. décident d'agir... et se réunissent en séminaire dans une maison de campagne, à El Arrayan, au pied de la Cordillère des Andes. Le texte connu comme « Document d'El Arrayan » est une sorte d'autocritique de l'action de l'U.P. depuis le 4 septembre 1970. Loin de décider de rompre la coalition avec les partis bourgeois, de s'engager dans la voie que veulent et que cherchent les masses, le document est en réalité un document de critique des masses par les appareils du P.C. et du P.S.
Après avoir dénoncé pêle-mêle le « sectarisme », le « bureaucratisme » qui règnent dans l'appareil d'Etat, le document adopté s'oppose nettement à l'action des masses révolutionnaires : « Nous réaffirmons notre politique contraire à l'occupation sans discrimination de domaines qui met en difficulté le processus de la réforme agraire et ne résout pas les problèmes des paysans. »
Après avoir ainsi douché les paysans en lutte contre les latifundiaires, les dirigeants de l'U.P. mettent l'accent sur l'insuffisante « mobilisation et niveau de conscience des masses » !
Naturellement, il suffit de traduire ces formulations pour trouver là un leitmotiv des dirigeants des partis ouvriers engagés dans la désastreuse politique de l'unité populaire-front populaire : les masses sont insuffisamment mobilisées lorsqu'elles agissent concrètement contre le pouvoir du capital à la ville et à la campagne ; leur action est marquée par un « niveau de conscience » d'autant plus détestable qu'il pose les problèmes politiques les plus élevés !
Allende en personne descend dans l'arène, tançant certains dirigeants du P.S. sensibles aux critiques de la base, soutenu et félicité par Corvalan, qui ne bouge pas d'un pouce et s'oppose avec fermeté à tout ce qu'il nomme des actions « gauchistes ».
Au cours d'une rencontre entre le président Allende et les représentants de cinq fédérations paysannes, Anselmo Cancino, délégué élu du conseil paysan de la province de Linarès, se fait prendre à partie en ces termes par le président :
ALLENDE : | Occuper des terres, c'est violer un droit. Et les travailleurs doivent comprendre qu'ils font partie d'un processus révolutionnaire, que nous sommes en train de réaliser avec le minimum de souffrances, le minimum de morts, le minimum de faim. Pensez-y. Si on agissait de la même façon avec les entreprises importantes que nous voulons nationaliser - il y a 35 000 entreprises - qu'est-ce qui se passerait si nous avions l'intention de les contrôler toutes ? |
CANCINO : | Le changement, companero presidente... |
ALLENDE : | Non, le chaos. J'ai l'obligation de vous montrer que vous vous trompez. Le problème ne réside pas seulement dans la forme de propriété, mais aussi dans la production. Il y a des pays socialistes comme la Bulgarie dans lesquels un grand pourcentage de la terre appartient au secteur privé. |
L'Union populaire et la classe ouvrière[modifier le wikicode]
Ce dialogue illustre parfaitement l'opposition naissante entre les sommets de l'U.P, et la base ; entre l'unité populaire-front populaire qui bavarde sur le socialisme pour mieux protéger le capital et les masses exploitées et opprimées qui tentent de faire des pas significatifs dans la voie du succès contre contre la réaction.
Face à un tel soutien de l'U.P., la bourgeoisie soutenue par l'impérialisme s'enhardit, accentuant sa pression au Parlement mondial où elle est majoritaire, et dans les conseils d'administration, où elle I'est également : sabotage, stockage des produits alimentaires, campagne menée par les grands groupes en direction des petits industriels et commerçants qui hésitent... Le 3 février s'ouvrent à Paris les négociations sur le Paiement de la dette chilienne.
La tension monte. Sous la pression conjuguée de la lutte des masses et du combat de la bourgeoisie, la coalition de l'U.P. commence à se disloquer. A l'intérieur de l'U.P.-F.P., l'A.P.I., le P.I.R. (radicaux), les sociaux-démocrates se regroupent face au P.C. et au P.S., lorgnant ouvertement vers la démocratie chrétienne. C'est ainsi que le ministre de la Justice, leader du P.I.R., engage des négociations avec la D.C. Les concessions faites sont telles que l'U.P. le désavoue : il démissionne... et le P.I.R. quitte l'U.P. Au même moment, un complot militaire fomenté par deux officiers à la retraite, le major Marshal et le général Comboa, est démasqué. Le Washington Post révèle dans une série d'articles l'existence d'un plan de « déstabilisation » défini par le trust I.T.T.. en liaison avec le C.I.A., mis en pratique avec la bénédiction du prix Nobel de la paix... Henry Kissinger.
La tension monte : la presse est pleine de rumeurs de complots, de coups d'Etat militaires. C'est à ce moment qu'Allende modifie son cabinet et y fait entrer, pour la première fois, un militaire. L'Unité populaire s'élargit à la caste des officiers réactionnaires...
La droite plastronne et appelle la bourgeoisie et la petite bourgeoisie à descendre dans la rue pour défendre la « démocratie ». Le 11 avril, ils sont 200 000 à manifester devant une tribune où siègent les chefs de la démocratie chrétienne, dont Frei, ceux du parti national, de la démocratie radicale et de « Patrie et Liberté ». La particularité de cette manifestation ? La présence visible, spectaculaire, de groupes militaires du parti fasciste « Patrie et Liberté ».
Sous la pression des militants, le gouvernement décide une riposte. Le 18 avril, 400 000 manifestants défilent dans une marche de la Patrie, en lieu et place, de la manifestation fasciste... La presse bourgeoise s'inquiète : c'est la plus imposante manifestation ouvrière depuis l'accession d'Allende à la Présidence. Allende parle longuement. I.T.T. est la cible de son discours. Il annonce la mise sous séquestre des biens du groupe nord-américain, et Puis... rien. L'U.P. se poursuit ; à la tribune, le Ministre des Mines, général de l'Aviation salue les manifestants...
Malgré la pression conjointe des forces réactionnaires traditionelles, de l'U.P., malgré l'unité du P.C. et du P.S. contre les masses, malgré la répression des propriétaires latifundiaires qui ne cesse pas, ouvriers et paysans accentue leur action. Témoin cette lettre :
« Au camarade Allende,
« Nous vous adressons cette demande, camarade Président.
« Nous avons demandé l'expropriation du fundo.
« Nous sommes huit camarades qu'ils ont menacés de mort. Nous sommes pères de famille et n'avons plus rien pour vivre que d'aller par les chemins, vie douloureuse et triste pour nos enfants.
« Nous voulions l'expropriation « à portes fermées » sans paiement d'indemnité au patron.
« Jeudi 20, à 5 heures du matin, avec le sang que nous avons versé, nous avons bien assez payé le fundo. Ils nous ont attaché les pieds et les mains avec du fil de fer barbelé, puis à 6 heures du matin, ils ont amené notre drapeau chilien, nous avons vu comment ils le piétinaient. Ils finirent par le brûler jusqu'à ce qu'il n'en reste ni feu, ni cendre.
« Comment les momios peuvent-ils brandir des armes de toutes espèces, et nous, avec nos mains nues, lutter ?
« Signent les inquilinos et les afuerinos U.C.R. »
A la ville, la classe ouvrière accentue également sa pression, cherchant les moyens politiques d'approfondir son action, de maintenir ses conquêtes en allant de l'avant; les J.A.P. se chargent à cette période d'un contenu révolutionnaire présoviétique. Les attributions vagues et mal définies de ces comités dont l'horizon se limite aux quartiers, à la lutte pour le contrôle des prix, sont dans la pratique largement élargies et modifiées.
Le ministre de l'Economie le reconnaît et déclare :
« Au cours de ce développement, les J.A.P. sont en train de prendre la signification suivante : en définitive c'est le pouvoir populaire qui est en train de surgir de la base et à partir duquel la nature même de l'Etat ira en se transformant. »
La réalité est différente. Les J.A.P. ne modifient pas la nature de l'Etat bourgeois, mais posent le problème d'un autre Etat, d'un autre pouvoir. En fait les J.A.P. vont pendant cette période cristalliser la tendance des masses à l'auto-organisation. Dans les J.A.P. se développe à travers l'expérience pratique - lutte contre les spéculations, contrôle des commerçants, chasse au stockage des marchandises, saisies - comme à travers les débats politiques qui sont menés essentiellement par les militants de la C.U.T., du P.C. et du P.S. et du M.I.R., la nécessité pour la classe ouvrière de la date de comités « ad hoc »[4], pour régler les tâches de la transformation révolutionnaire de la société. Les J.A.P. annoncent en fait les « cordons industriels » qui se formeront dans quelques mois.
La prise de conscience dans la classe ouvrière du fait que l'U.P.-front populaire tourne le dos au socialisme ne s'effectue pas de façon idéologique : confrontés à l'inflation, à la hausse des prix, militants et ouvriers s'interrogent, cherchent des solutions, utilisant les J.A.P. pour agir contre la réaction, s'adressant dans le même temps aux « sommets », au gouvernement de Salvador Allende. Ainsi, cette lettre du dirigeant J.A.P. de la Granja :
« Nous voulons demander, avec tout notre respect, aux autorités, qu'elles nous expliquent l'origine de ces hausses, car dans le programme de l'Unité populaire, il est dit que si hausse il doit y avoir, il faut qu'elle soit très précisément justifiée et qu'on consulte d'abord les travailleurs, c'est-à-dire les syndicats, les pobladores, les centres de mères, et la vérité, camarades, c'est qu'ici personne n'a rien expliqué à personne.
« Nous croyons qu'on ne peut pas continuer dans cette voie. Un balai dans notre quartier, ça vaut 70 escudos, Ça monte à des prix incroyables. Les spéculateurs veulent faire leur pelote. »
Interrogations, critiques, suggestions... L'année 1972 est celle de la maturation dans la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. L'euphorie n'est plus de mise, pas plus que la confiance inconditionnelle dans l'U.P. Cette tension politique se manifeste par une vague de grèves que le gouvernement, malgré l'accord. passé avec la C.U.T., ne parvient pas à enrayer : ainsi, 1763 grèves éclateront le premier semestre de 1972, contre 1261 pendant le premier semestre de 1971...
Au sein de la C.U.T. elle-même, ces processus politiques s'expriment lors des élections de juin. Le P.S. et surtout le P.C. cherchent à rallier à l'U.P. les quelques syndicats indépendants de la démocratie chrétienne. Le scrutin a lieu par listes présentées directement par les partis. Les résultats sont significatifs des processus interne à la classe ouvrière. Le P.C. passe de 50 % à 30 % des voix. le P.S. progresse et obtient 26.5%; quant à la D.C., elle gagne plus de 50 % des voix avec 26.1% des suffrages exprimés. Le M.I.R. allié à la Gauche chrétienne n'obtient que... 3 % et un élu sur les trente-cinq membres du conseil général qui constitue la direction nationale.
Ces résultats indiquent que la crise révolutionnaire est à la croisée des chemins. Les secteurs les plus combatifs syndicalement se détournent du P.C. qui, dans les usines, est la force d'« ordre » la plus marquée politiquement : ces travailleurs votent P.S. dont l'aile gauche, et, particulier, leur apparaît plus en mesure de réaliser leurs aspirations. En revanche, les nouveaux venus à la C.U.T., déçus par l'U.P., amorcent un mouvement vers la droite en votant pour la D.C. Quant au M.I.R., sa politique de soutien gauchiste à l'U.P. l'amène à intervenir essentiellement dans les secteurs marginaux au prolétariat et à ses organisations : paysans pauvres, bidonvilles, jeunes, pobladores... Pour le M.I.R. ces élections donnent l'exacte mesure de son influence dans la classe ouvrière.
Ces résultats, liés à la tentative du M.I.R., du P.S., de la C.U.T., de Concepciôn, de constituer une « assemblée populaire », provoquent une réunion des dirigeants de l'U.P. en conclave d'une semaine.
L'assemblée populaire de Concepciôn tente confusément, de poser le problème des « organismes populaires »... Après avoir participé aux premières discussions, le P.C. brise net et dénonce cette « assemblée du peuple » qui aurait la prétention de vouloir désigner l'intendant, pouvoir du seul ressort du gouvernement provincial ! « Pour les communistes, il est clair que toute action tendant à brûler les étapes du processus révolutionnaire va à l'encontre du programme de l'U.P., va contre le gouvernement du camarade Allende. »
Lors du conclave de « Lo Curro », les dirigeants de l'U.P. s'engagent résolument dans une offensive... contre la classe ouvrière. C'est toujours la même orientation : celle de l'union populaire-front populaire sans rivage à droite. Mais la pression de la coalition contre-révolutionnaire se fait plus forte. Ainsi, Vuskovic, ministre de l'Economie, « coupable »d'avoir lancé les J.A.P., est démis de ses fonctions. A la ligne « avancer pour consolider » est substituée celle préconisée par le P.C. : « consolider pour avancer ». C'est la « pause » chilienne. Le conclave de « Lo Curro » marque la volonté de faire refluer plus fort, plus vite, la révolution qui s'avance. Dans le quotidien du P.C., El Siglo, on peut lire le 5 juin sous la plume d'Orlando Millas :
« [...] Le gouvernement populaire résulte de la politique patriotique de rattachement du processus révolutionnaire au développement démocratique ; dans l'application de cette politique, la classe ouvrière inspirée par les enseignements du léninisme a pris entre ses mains les revendications légitimes de toutes les classes et couches sociales anti-impérialistes et anti-oligarchiques. Les ennemis ont parfaitement pris conscience que cette corrélation de forces leur est nuisible, et c'est pourquoi ils se proposent de réduire la base sociale d'appui du gouvernement populaire et d'isoler la classe ouvrière. Ils profitent de toutes les concessions faites à l'opportunisme d'extrême gauche. Ils font de la publicité à la phraséologie révolutionnaire [...]. Ils jubilent chaque fois qu'il y a des occupations sauvages qui portent atteinte aux droits des moyens et petits propriétaires et ils crient au scandale contre les actes arbitraires dans lesquels tombent parfois certains fonctionnaires. Toutes ces transgressions au programme de l'Unité populaire aident les contre-révolutionnaires à former une plate-forme à une échelle de masse pour le fascisme.
« [...] Il faut regretter que l'indiscipline et le volontarisme qui, en matière agraire, ont conduit à la transgression du programme de base de l'U.P., aient éloigné de nous de grandes masses paysannes et les agriculteurs moyens ; on observe la même chose dans l'industrie et le commerce. Tout cela apporte aux monopolistes l'appui d'une grande masse de la bourgeoisie petite et moyenne et même un pourcentage important de la petite bourgeoisie.
« [...] Notre situation est différente de celle de l'Union soviétique en 1921. Il serait absurde de comparer des circonstances historiques aussi différentes [...]. Mais l'attitude léniniste est une source d'enseignements profonds qui transcende les conjonctures particulières.
« La corrélation de forces a été affectée aux dépens de la classe ouvrière par une série d'erreurs politiques et économiques qui [...] constituent des transgressions au programme de l'Unité populaire. Il convient donc de mettre l'accent sur la défense du gouvernement populaire, et le maintien de la continuité de son œuvre Il serait funeste de continuer à augmenter le nombre des ennemis, et, bien au contraire, on devra faire des concessions et tout au moins neutraliser certaines couches sociales et certains groupes en corrigeant des erreurs tactiques.
« Dans ces conditions, cela n'est d'aucune utilité pour le processus révolutionnaire de mettre l'accent sur l'annonce de ce que nous ferons dans l'avenir lorsque des conditions plus favorables se seraient développées [...]. Cela pourrait contribuer à réveiller des soupçons, des incompréhensions et des résistances absolument inutiles. »
« Consolider », c'est tout faire pour élargir l'U.P. à la démocratie chrétienne ; sur ce point le P.C. ne mâche pas ses mots. Dans une interview, Diaz, dirigeant du P.C., déclare : « Consolider [cette partie de l'A.P.S.], c'est avancer, et dans cette mesure même, un accord avec la démocratie chrétienne, éventualité qui devient possible, est un fait positif. »
Une police « populaire »[modifier le wikicode]
Cette politique se traduit brutalement : le 5 août, la police dirigée par un « socialiste » tire sur les habitants de la poblacion de Lo Hermida ; bilan : un mort et plusieurs blessés. Il ne s'agit pas d'une « bavure », mais d'une véritable provocation. Francisco Herrera, l'un des dirigeants pobladores, raconte :
« A 6 h 15 du matin, arrivèrent au camp 32 camionnettes des Renseignements, 4 bus du Groupe mobile, 2 blindés, 2 camions de transport de chevaux et 3 ambulances. Ils coupèrent l'électricité du secteur et avec une camionnette à haut-parleurs, ils nous appelaient à sortir dans la rue pour défendre le gouvernement populaire qui avait été renversé. Les pobladores commencèrent à sortir dans les rues sombres. A ce moment, la police tirant des feux de Bengale qui éclairaient quelque peu le secteur, se mit à mitrailler les pobladores.
« Ils entraient dans les maisons, donnant des coups de pied, criaient que les dirigeants devaient se rendre et continuaient de tirer. C'était fou et personne ne comprenait rien. Les femmes couraient, mais elles étaient aussi battues, ils ne respectaient personne et détruisaient tout. Ils continuaient à entrer dans d'autres camps, les gens qui sortaient étaient arrêtés même s'ils étaient blessés. On aurait dit une guerre, mais une guerre qui signifiait un massacre.
« Bon, je ferais mieux de ne plus rien dire ; on connaît le résultat : un mort, trois blessés graves, quatre blessés légèrement, cent soixante-huit arrestations et plusieurs disparus... »
Interrogé de son côté, le chef « socialiste » de la police donne évidemment une autre version des faits et, à la question : « Existe-t-il une politique de l'U.P. pour orienter des actions comme celle-ci ? », il répond froidement : « L'Unité populaire dans son ensemble n'a jamais défini une politique policière. »
Malgré ces fusillades, malgré les gages donnés par les dirigeants de l'U.P. à la démocratie chrétienne, celle-ci rompt les négociations... et tente de pousser son avantage en organisant rassemblements et manifestations de rue. Encadrés par le parti national et les groupes fascistes de « Patrie et Liberté », ces rassemblements et manifestations prennent un caractère ouvertement provocateur. Des bombes explosent et les attentats contre les sièges de partis ouvriers se multiplient. A la campagne, les propriétaires fonciers font également parler la poudre. Dans les faubourgs ouvriers et dans les quartiers populaires, la hausse des prix tend la situation. Des rumeurs de coup d'Etat circulent ; la crainte du golpe hante les militants des syndicats et des partis ouvriers. L'aile fascisante de la démocratie chrétienne exige, par la bouche du sénateur Juan Hamilton, la « démission » d'Allende. Le parti national fait monter les enchères et déclare le gouvernement « hors la loi ». A ces déclarations répondent celles de la caste réactionnaire des officiers ; parmi eux, l'ex-général Canales, limogé par l'U.P. pour son activisme anti-gouvernemental, indique dans une interview au journal Chile Hoy que des préparatifs contre-révolutionnaires sont en cours dans les sommets de l'armée :
CANALES: | Mais il y a par moments, dans la vie des pays, des situations de crise politique, sociale, économique et morale qui, si elles donnaient la preuve qu'il existe une situation de chaos national, une possibilité d'affrontement armé, de guerre civile, obligent l'armée à entrer dans une phase transitoire, qui est une phase d'analyse profonde du problème, pour constater elle-même l'existence prouvée du chaos et ne pas se baser sur les spéculations journalistiques sur ce chaos. A partir de cette profonde analyse, les forces armées doivent tirer des conclusions et créer leurs propres schémas. |
Chile Hoy: | Mais cette doctrine dont vous parlez n'a pas d'expression dans la Constitution chilienne ? |
CANALES: | C'est logique, quand la Constitution est dépassée, les forces armées ne peuvent continuer à obéir à une Constitution qui n'existe plus. Il faut comprendre ce que c'est qu'une situation de chaos. |
Chile Hoy: | Et qu'est-ce que c'est que cette situation ? |
CANALES: | Le chaos existe à partir du moment où il y a un affrontement armé. Il y a des forces armées qui sont intervenues avant l'affrontement pour l'éviter. Il y en a d'autres qui l'ont fait pendant l'affrontement et il y en a d'autres, et je ne suis pas d'accord avec elles, qui interviennent après un affrontement qui aura coûté des milliers de vies. |
On ne peut être plus clair... Relevons pour la petite histoire la non moins édifiante conclusion de cette interview qui donne la pleine mesure du cynisme - mais aussi de la compréhension politique - de ce général quant à l'œuvre de l'union populaire-front populaire, en matière de soutien à l'armée bourgeoise :
Chile Hoy: | Ce gouvernement a pris beaucoup de mesures, plus que d'autres, pour incorporer les forces armées au développement économique du pays. Quelle opinion avez-vous de cet effort ? |
CANALES: | je serais infiniment injuste si je ne reconnaissais pas en premier lieu au président de la République son comportement inné de soldat. J'ai pu le voir par mes propres yeux. Quand il est parmi nous, c'est un soldat comme les autres. On a parlé beaucoup de cette première réunion avec les généraux. Elle a été très cordiale. C'est la réunion la plus cordiale que j'aurai pu avoir avec un président. J'ai écouté sa façon de penser. Il respecte les forces armées. Les forces armées n'avaient jamais été aussi respectées et considérées. |
C'est dans cette ambiance que le gouvernement décide d'appeler la classe ouvrière à se mobiliser contre les menaces de « coup d'Etat ». En réponse aux manifestations de la droite dans le centre de Santiago, près d'un million de personnes défilent le 4 septembre dans les rues... C'est la plus puissante manifestation de l'année 1972. Les forces de la classe ouvrière sont là, intactes. Tout est encore possible, mais sur une autre politique que celle de l'unité populaire-front populaire.
Les « cordons industriels »[modifier le wikicode]
Déjà au moins de juin 1972, le 27 s'est constitué à Cerrillos (zone industrielle) le premier « cordon industriel ». Les travailleurs des entreprises de ce secteur se mettent en grève en exigeant la nationalisation de leurs usines. Le gouvernement alors en pourparlers avec la démocratie chrétienne refuse... et envoie les carabiniers dans cette zone. La réaction est immédiate : dix-huit usines se mettent en grève, élisent leurs délégués qui constituent le « commandement communal », tandis que les travailleurs décident de se constituer en assemblée permanente...
Le « commandement communal » négociera avec le ministre du Travail sous le contrôle de l'assemblée permanente. Effrayé, le gouvernement recule, et la grève se termine par un compromis à l'avantage des travailleurs.
Le travail reprend, mais le cordon industriel demeure, les travailleurs ne désarment pas. Au contraire, cette forme d'organisation va se développer dans un grand nombre d'entreprises.
Le cordon industriel, forme d'organisation autonome du prolétariat, rassemble les travailleurs contre le patronat... mais également contre le gouvernement de l'U.P.
J.A.P, comités de vigilance, juntes des voisins à la campagne, cordons industriels ..., la multiplication de ces comités plus ou moins structurés, plus ou moins actifs, voilà ce qui va marquer ce que l'on a à juste titre qualifié d'« Octobre chilien », extraordinaire mobilisation politique - donc pratique - des masses pour tenter de franchir victorieusement l'obstacle dressé par les dirigeants du P.C. et du P.S. dans la lutte pour le pouvoir. Mais les cordons industriels, parce qu'ils se constituent dans les usines et qu'ils tendent à prendre en charge les tâches concrètes de la lutte pour le pouvoir seront les formes d'organisation les plus élevées que le prolétariat chilien se donnera. L'absence d'une organisation marxiste digne de ce nom, combattant contre l'Unité Populaire pour la victoire de la révolution chilienne, interdira leur centralisation, qui aurait alors posé le problème de la dualité de pouvoirs dans les conditions où la victoire pouvait être emportée par le prolétariat et la paysannerie pauvre. La crise d'Octobre va révéler la profonde maturité politique qui caractérise de larges secteurs de la classe ouvrière. Parce qu'il produit des documents d'un intérêt exceptionnel l'ouvrage d'Alain JOXE, Le Chili sous Allende, mérite d'être mentionné, malgré l'orientation de l'auteur de soutien critique à l'Unité populaire. Ainsi, cette lettre d'un dirigeant syndical d'une petite entreprise témoigne de l'extraordinaire réflexion politique qui s'opère, même si de nombreuses illusions demeurent :
« Je dis ce que je pense parce que je l'ai vu et vécu. J'ai manqué de beaucoup de choses pendant longtemps et souffert de l'exploitation< pendant une quinzaine d'années. A tout hasard, j'étais de gauche. Avec ce gouvernement, je pensais que nous allions y aller fort, jusqu'à toucher au but. Au début, on y a été fort pendant huit mois, un an, puis nous avons ralenti. Je pense que nous avons perdu beaucoup de terrain et que nous nous sommes moqués du plébiscite au moment où nous étions les plus forts, et maintenant, en ce moment, la droite réactionnaire, antipatriotique, fait ce qu'elle veut. je pense que cela est la faute des faiblesses que l'on a vues apparaître dans la gauche, de la Constitution, de la légalité dont on parle beaucoup, et d'un secteur de l'U.P. qui met des bâtons dans les roues des travailleurs dans leurs luttes et leurs décisions, parce qu'ils ont sûrement des intérêts nouveaux depuis qu'ils sont en place.
« Comme travailleur conscient, je sens que nous sommes en train de reculer au lieu de renforcer le processus vers le vrai socialisme.
« Je veux aussi me référer au fait qu'on dit aux travailleurs : "non aux grèves", "non aux occupations", qu'on ne les acceptera pas et qu'on appliquera la loi avec rigueur. Et je me demande : quelle autre arme avons-nous, nous les travailleurs pour frapper l'ennemi qui a toujours refusé de négocier les contrats ? Je me souviens d'un camarade qui fit un discours dans une assemblée de dirigeants le 10 août et qui dit : "On ne peut pas faire de grèves, occuper les entreprises et les fundos, parce qu'on fait le jeu de la droite. Nous résoudrons les problèmes ici." Moi, je crois que les problèmes ne s'arrangent pas derrière un bureau.
« Ceux qui disaient cela étaient des camarades du P.C., mais il y a deux ans, un an, ils poussaient fortement en avant et maintenant ils traitent de gauchistes les camarades qui occupent une industrie ou un fundo et les traitent en ennemis. Où veut-on exactement en venir avec ça ? C'est ce qui m'énerve avec les camarades de ma propre classe qui ne savent pas penser avec leur propre tête et qui transmettent ce qu'on leur dit. Sommes-nous là pour avancer ou pour pratiquer le sectarisme ? »
Tirée du même livre d'Alain Joxe, livrons cette réflexion d'un responsable de comité de vigilance qui pose le problème de la centralisation de l'action du prolétariat en un front des comités de vigilance : « Je pense qu'il faudrait former un comité départemental qui s'occuperait exclusivement de répondre aux préoccupations des comités de vigilance et de les coordonner. Qu'il y ait une participation réelle des travailleurs, car actuellement, il n'y a pas de participation dans le secteur privé, mais si ce gouvernement est bien celui des travailleurs, il est logique que nous participions. D'abord, toutes les entreprises privées devraient avoir des comités de vigilance. Même si les camarades savent que la leur ne va pas passer au secteur nationalisé, il est important qu'ils aient quelque chose en haut sur quoi s'appuyer. Deuxièmement, il faudrait constituer, par départements ou par communes, des organismes propres aux travailleurs qui canaliseraient tous les problèmes du secteur privé en même temps que du secteur nationalisé. Dans ce comité, il y aurait des représentants de la C.O.R.F.O., de la C.U.T., et des travailleurs des entreprises privées de la localité. Ça pourrait s'appeler un front de comités de vigilance. Peu importe le nom qu'on leur donnerait ; et puis que fonctionnent des assemblées départementales auxquelles participeraient tous les travailleurs du secteur. Il faudrait leur donner une grande publicité, que les comités soient tout le temps en train de donner des informations à la presse, à la radio, et que le publie et le gouvernement lui-même soient ainsi au courant de tous les problèmes. De cette façon, beaucoup d'autres travailleurs auraient l'idée de faire la même chose. »
Après la manifestation du 4 septembre, la bourgeoisie chilienne recule... pour mieux combattre. La puissance de la manifestation ouvrière, la combativité manifeste à la ville comme dans la campagne, l'amènent à éviter l'affrontement direct avec la révolution. La bourgeoisie décide de frapper un grand coup en provoquant la paralysie totale de l'économie chilienne ; par la grève du patronat, tentative de lock-out à l'échelle du pays, la bourgeoisie espère précipiter le cours des choses et créer une situation irrémédiable pour les masses.
L' « Octobre chilien »[modifier le wikicode]
L'« Octobre chilien » commence... à Paris. Le 4 octobre, un tribunal français décide de donner droit à la Kennecott Cie qui exige l'embargo sur une cargaison de cuivre en réponse à la nationalisation des entreprises de cuivre par le gouvernement Allende. Cette décision est accueillie au Chili comme un véritable défi... Le 9, la C.U.T. appelle les travailleurs à se mobiliser. L'opposition, vertébrée par la démocratie chrétienne, organise le lendemain une manifestation contre le gouvernement accusé d'« illégalité »...
Le 11, le syndicat des transporteurs routiers appelle à la grève générale illimitée... Les commerçants de détail, l'ordre des architectes, celui des médecins, des avocats, entrent dans la « grève » qui devient une mobilisation de la petite bourgeoisie et des professions libérales à l'initiative du grand capital chilien... Le patronat entre alors directement dans la danse et multiplie provocations et sabotages pour arrêter la production et rendre effectif le lock-out.
La riposte du gouvernement est timide et limitée réquisition de camions, réouverture des commerces, saisie de stocks. Prompt à se mobiliser contre les organes de « fait » constitués par les paysans et les ouvriers, le gouvernement de l'U.P. recule devant la tentative de sabotage quasi insurrectionnel fomentée par la bourgeoisie chilienne...
Aux mobilisations des pobladores, Allende répond en envoyant les carabiniers ; aux manifestations du Barrio Alto (le « Neuilly » de Santiago), le même Allende répond par des mesures sans efficacité ni contraignantes.
Mais la classe ouvrière, elle, riposte avec force et promptitude. Spontanément, dans les usines et les quartiers, la classe ouvrière s'organise, se lève en masse. A Santiago et dans la proche banlieue surgissent et se multiplient les « cordons industriels ». Des assemblées générales élisent leurs délégués d'usines qui se coordonnent par quartier, constituent des « coordinations ouvrières locales ». Il ne s'agit pas de l'œuvre d'une avant-garde : la caractéristique de l'« Octobre chilien », c'est la mobilisation en masse de toute la classe ouvrière rassemblée en comités, en véritables soviets. Ouvriers du P.C., du P.S., du M.I.R., syndiqués, non syndiqués, du secteur privé ou nationalisé, tous participent au « cordon », à ses actions. Mieux, les ouvriers influencés par la démocratie chrétienne participent à l'action de ces comités. A partir du 15 octobre, les cordons s'institutionnalisent, bousculant les prévisions patronales et... des dirigeants de l'U.P. Les cordons prennent la production en main dans les usines et organisent la lutte contre les attentats terroristes que le patronat provoque contre les zones industrielles. Prenant contact avec les délégués des juntes des voisins, des J.A.P., des centres de mères et volontaires de la junte, les organes ouvriers assurent l'ensemble des activités nécessaires au maintien de la production, au ravitaillement et aux services de santé. Les commandements communaux centralisent les activités au niveau de plusieurs quartiers... Le mouvement gagne la campagne qui, grâce aux conseils communaux paysans, assure la réalisation du bon ravitaillement des villes, brisant net la grève des « circuits commerciaux ». Les étudiants viennent à la rescousse et élisent également leurs comités de vigilance.
En quelques jours, le tableau de la situation politique est bouleversé. A l'action de la réaction, à l'inertie du gouvernement de l'U.P., a répondu avec force et détermination l'action indépendante de la classe ouvrière et de ses alliés naturels les paysans pauvres, les travailleurs agricoles, au travers de leurs comités, véritables organes embryonnaires de double pouvoir...
A travers ce foisonnement de comités, c'est à un niveau élevé, très élevé, le front unique ouvrier, le rassemblement des exploités dans leurs comités, qui s'organise contre l'Etat bourgeois, protégé par le gouvernement de l'unité populaire-front populaire. La crise révolutionnaire est devenue révolution.
La crise d'octobre marque la rupture entre la classe ouvrière et les sommets des partis ouvriers qui mettent tout en œuvre pour soutenir une bourgeoisie fragile dont le pouvoir chancelle. A la base, toutes les tendances de la classe ouvrière se rassemblent dans les « cordons ». Témoin cette discussion dans une entreprise :
- Que s'est-il passé ici dans l'usine pendant la grève patronale ?
- Ils avaient l'intention de tout arrêter, finalement ils n'ont pas osé quand ils ont vu notre fermeté. Ils ont voulu stopper les ventes, mais les camarades l'ont appris et les ont obligés à rouvrir et à vendre. Nous avions formé une commission de vigilance chargée de veiller à ce que les prix restent normaux et de ravitailler les entreprises, comme la C.O.R.V.I. et d'autres.
- Quels changements se sont produits à partir de l'occupation ?
-Bien, la leçon que tous les ouvriers ont apprise est la suivante : sans patrons et sans employés, tout marche très bien et même mieux ; nous avons un sens plus grand de la responsabilité ; nous produisons davantage et meilleur marché.
- Avez-vous eu l'appui d'autres camarades, d'autres usines ?
- Non seulement des usines, mais des centres de mères, des juntes de voisins, de travailleurs de la santé, des étudiants, c'est-à-dire du système de coordination de ce secteur, du secteur nord qui comprend Conchali. Il y a ici environ 39 usines : Ceresita, Ferriloza, Nobis, etc. Ah, et il y a aussi les paysans.
- Tout d'abord, que les patrons ne reviennent pas, ensuite que nous passions au « secteur social ».
- La décision d'occuper l'usine a-t-elle été appuyée par les ouvriers de tous les partis politiques ?
- La direction ici est entre les mains des camarades du F.T.R. (M.I.R.). Je suis socialiste, mais nous sommes tous unis.
(La conversation se déroule dans un des bureaux de l'usine où d'autres ouvriers écoutent le dialogue. L'un d'entre eux, une femme, demande à intervenir.)
- Cette occupation n'est pas une occupation des partis politiques, camarades, c'est une occupation d'un groupe d'ouvriers exploités qui luttent pour une cause juste. Depuis un an, je suis à la crèche, mais cela fait huit ans que je travaille à l'usine.
- Quel âge avez-vous?
- Quarante-trois ans et je suis militante du parti communiste.
- Depuis combien de temps ?
- Trois ans, mais depuis que j'ai commencé à travailler en usine dans une fabrique de sacs, cela fait de nombreuses années, j'ai toujours été sympathisante du parti.
- Et vous êtes d'accord avec la direction F.T.R. ?
- Oui, les camarades représentent l'expression de tous les travailleurs ; ici, il n'y a pas de sectarisme, que cela reste bien clair, il n'y a qu'unité des exploités.
- Mais ne pensez-vous pas que le F.T.R. soit extrémiste ?
- Non, et je ne crois pas non plus qu'il créera des problèmes au gouvernement ; les communistes d'ici luttent aussi pour que les patrons ne reviennent pas, et bien que nous ayons reçu l'ordre d'évacuer, nous resterons fermes jusqu'au bout.
Il convient d'ajouter que, si précieux que soient ces témoignages, l'histoire des « cordons industriels » dont les documents et journaux furent emportés par la réaction fasciste de Pinochet reste à écrire. Ce qui est évident, c'est la signification politique du développement de ces « comités » face à la réaction bourgeoise.
Quelque vingt jours après le début de l'attaque patronale, la bourgeoisie recule en désordre, terrorisée par la classe ouvrière et ses comités. Que va faire le gouvernement de l'U.P. ? S'appuyer sur la force de la classe ouvrière, sur ses comités, pour en finir une fois pour toutes avec l'Etat bourgeois chilien, les Chambres dominées par les partis réactionnaires et putschistes ?
Fort de ce nouveau rapport de force, le gouvernement de l'U.P. va-t-il prendre la tête des comités pour les coordonner et les unifier à l'échelle du pays ? Non. L'unité populaire-front populaire va, au contraire, mobiliser toutes ses énergies pour faire contre-feu... à la mobilisation de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre.
Qu'on en juge.
Le 29 octobre, Tomic adresse au nom de la démocratie chrétienne une lettre ouverte ait gouvernement, proposant la constitution d'un nouveau cabinet d' « union nationale » ! Le lendemain, Allende annonce la constitution d'un nouveau gouvernement ouvert aux militaires de haut rang et aux dirigeants de la... C.U.T. Rassurés, les patrons annoncent que leur « grève » prend fin...
La loi sur le contrôle des armements[modifier le wikicode]
Mais il y a plus. Plus grave - si l'on peut écrire - plus infâmant encore pour ceux qui se réclament du « communisme » ou du « socialisme ». Le 21 octobre, en pleine effervescence contre-révolutionnaire, paraît au Journal officiel une loi sur le contrôle des armements. Elaborée et présentée par le sénateur démocrate-chrétien Juan de Dios Carmona, cette loi sera votée grâce au P.C. et au P.S. Si l'on en croit les journalistes, les parlementaires du P.C. et du P.S. furent pris « de court » par le projet de loi et arrivèrent... en retard à la séance qui discutait de cette question. Laissons là les naïfs intéressés, ou tout simplement inconscients. Le P.C. et le P.S. sont des partis parlementaires qui connaissent tous les arcanes de la démocratie parlementaire et qui, selon les cas, arrivent en retard pour siéger, ou non... Arrivés en retard pour repousser par veto ce projet anti-ouvrier, le P.C. et le P.S. furent présents et bien présents pour amender un projet qui, sous couvert de lutter contre ceux qui possèdent des armes, laissait à l'autorité militaire le soin et le pouvoir, sur simple dénonciation, de perquisitionner chez des particuliers et dans les entreprises, pour y chercher armes à feu, armes coupantes ou contondantes qui demeurent interdites « sauf autorisation de l'autorité compétente ».
La réalité, si amère soit-elle, c'est que le P.C. et le P.S. ont participé à l'élaboration et au vote d'une loi qui, en pleine action révolutionnaire du prolétariat, était directement dirigée contre lui. En admettant l'hypothèse selon laquelle les groupes parlementaires de l'U.P. furent mis en défaut par la rapidité du vote de cette loi, il suffisait que le gouvernement, le P.C., le P.S. et la C.U.T. appellent travailleurs et jeunes à se mobiliser contre le Sénat et l'Assemblée nationale. Nul doute que cette loi eût alors été promptement abrogée... et le Parlement bourgeois avec. En fait, la loi du 21 octobre votée, la participation de militaires de haut niveau au nouveau gouvernement de l'U.P. s'éclaire d'un jour particulier. Le général Prats, ministre de l'Intérieur, devient vice-président de la République dès que le président est en voyage à l'étranger...
L'amiral Huerta obtient le portefeuille des Travaux publics, quant au général Sepulveda, il devient ministre des Mines. D'abord Tomic, puis toute la droite, célèbrent la victoire du 21 octobre et du 3 novembre. Loi sur les armements et entrée en force des militaires au gouvernement forment en effet... un tout.
Ecoutons le général Prats interviewé après sa nomination au gouvernement :
Chile. Hoy : | Comment expliquez-vous le fait que vous conserviez le poste de commandant en chef de l'armée de terre ? |
PRATS : | C'est un poste qui a la confiance du président de la République. Si je l'abandonnais, je devrais partir à la retraite, et ainsi, en tant que militaire je n'aurais plus de représentativité institutionnelle. En conséquence, l'actuel chef d'état. major, le général Augusto Pinochet, me remplace dans mes fonctions de commandant en chef. |
Chile. Hoy : | Vous avez défini la participation des forces armées au gouvernement comme un « devoir patriotique », pour contribuer à la paix sociale au Chili. Quelles mesures concrètes pensez-vous adopter pour atteindre ce but ? |
PRATS : | Appliquer avec autorité et sans discrimination les normes légales en vigueur, de façon que tous les secteurs réaffirment leur conviction et leur confiance dans le fait que les changements structuraux se feront dans la légalité démocratique, comme l'établit fermement le programme du gouvernement. |
Chile. Hoy : | Le gouvernement prépare un projet de nouvelle Constitution, qui correspondrait à une étape de « transition au socialisme ». Quel rôle, croyez-vous, devrait être attribué aux forces armées ? |
PRATS : | Une nouvelle charte fondamentale devrait préciser leur mission permanente de protection de la souveraineté nationale dans le cadre géo-économique et leur mission éventuelle de participation dans le maintien de l'ordre, tout cela sous la direction du pouvoir exécutif. |
Chile. Hoy : | Récemment a été promulguée une loi qui donne aux forces armées le contrôle des armes dans les mains des particuliers. Au cours de la grève ont eu lieu Plus de, deux cents attentats de tout genre, exécutés par des groupes armés d'extrême droite. En tant que ministre de l'Intérieur, appliquerez-vous contre ces groupes la nouvelle législation ? |
PRATS : | Je ne fais pas de distinction parmi les groupes armés. L'esprit de la loi sur le contrôle des armes est de garantir la tranquillité publique. Il s'agit de confisquer les armes interdites par la loi. |
Chile. Hoy : | Certains secteurs de la gauche pensent que la présence des forces armées dans le gouvernement risque de freiner le développement du mouvement des masses. Que pensez-vous de ce jugement ? |
PRATS : | Le développement du mouvement des masses est légitime dans la dynamique du monde actuel, canalisé par la légalité qui lui est consubstantielle. Les dirigeants populaires chiliens comprennent par ailleurs que l'armée n'est pas au service des structures sociales particulières, mais que son rôle est de protéger les intérêts permanents de la patrie. |
Chile. Hoy : | Une des caractéristiques du nouveau cabinet est la présence des dirigeants les plus importants de la C.U.T., à côté des représentants des forces armées. Quelle signification a ceci pour vous ? |
PRATS : | C'est une réponse très adéquate aux circonstances politiques actuelles. Les travailleurs du pays ont donné un exemple de grande responsabilité civique pendant le développement du mouvement de grèves, et leur conscience sociale du sens de l'ordre et de la volonté productrice mérite le respect de tous les militaires. L'armée n'a pas de complexes de classe ; ses cadres reflètent la réalité sociale du Chili, parce qu'ils sont issus proportionnellement des différents niveaux de la communauté nationale. |
Cette interview est intéressante à plus d'un titre. Le général Pinochet, légalement nommé par le gouvernement de l'U.P., s'y voit décerner un brevet de « constitutionnalisme », alors que le général Prats, évoquant les « événements d'octobre », réaffirme la nécessité de restaurer l'autorité de l'Etat, donnant toute sa signification au rôle de l'armée à la tête du gouvernement.
L'« Octobre chilien », c'est d'abord une offensive politique de la classe ouvrière, à laquelle l'unité populaire-front populaire oppose le nouveau gouvernement C.U.T.militaires disposant de pouvoirs considérables par la loi sur les armes.
En confiant aux militaires l'Intérieur, le Ravitaillement et les Mines, Allende les place en premières lignes... là même où la classe ouvrière s'est dotée d'organismes soviétiques. L'objectif du gouvernement est de disloquer le réseau d' « organes de fait » que le prolétariat a bâti en réponse à la bourgeoisie.
L'année se termine sur cette situation. La classe ouvrière campe sur les positions conquises en octobre. La bourgeoisie met tous ses espoirs dans les ministres-généraux du gouvernement et prépare une nouvelle bataille... En attendant, le 12 décembre, - une cour martiale ramène en appel de vingt ans à deux ans la peine infligée au général Viane pour l'assassinat du général Schneider... Décidément, l'armée n'oublie pas les siens...
Les militaires au gouvernement[modifier le wikicode]
L'année 1973 s'ouvre sur une situation intolérable pour l'impérialisme mondial et la bourgeoisie compradore chilienne : la dernière offensive d'octobre de la réaction a été défaite par la magnifique riposte des cordons et des différents comités, mais une fois encore le gouvernement de l'U.P.-F.P. a protégé la retraite de la bourgeoisie, lui évitant la destruction complète. L'absence au Chili d'une organisation révolutionnaire implantée dans la lutte des classes, combattant pour la rupture des partis ouvriers d'avec les partis bourgeois, intervenant dans les différents comités de type soviétique, agissant pour leur centralisation, a interdit à l'action d'octobre de porter les coups mortels à la bourgeoisie qui s'imposaient. Effrayée par les conséquences politiques de sa tentative de lock-out économique, la bourgeoisie chilienne va se replier, et se préparer au coup d'Etat, laissant au gouvernement de l'U.P. le soin d'affronter les masses, de désorganiser ses conseils, de les démoraliser.
Dès le début janvier, Allende agit. Le secrétariat national à la distribution et à la commercialisation passe des mains d'un militant socialiste à celles d'un militaire, le général Bachelet. Il s'agit pour lui de briser l'obstacle des J.A.P., de réaffirmer dans ce secteur l'action de l'Etat. Ce général d'aviation fait une découverte économique fondamentale : on règle d'autant plus vite le problème du ravitaillement que travailleurs et paysans... consomment moins...
« Si l'on fume moins, il n'y a plus de grèves, surtout que la cigarette donne le cancer », explique le nouveau responsable chargé de mater les J.A.P.
L'action du général Bachelet n'est pas isolée. Le 24 janvier, un projet de loi est transmis au Congrès. Son objet : « clarifier » la situation d'octobre, c'est-à-dire expulser les cordons des entreprises d'où les patrons ont été chassés durant la crise. Contre la rétrocession aux patrons des industries concernées, les ouvriers de la zone industrielle de Maipu se mobilisent à l'appel de leurs cordons. Les 25 et 26 janvier, ils occupent le quartier et dressent des barricades. Le gouvernement recule, retire son projet et le sous-secrétaire (P.S.) à l'Economie démissionne. Au mois de février, les délégués des cordons de Santiago se réunissent et adoptent une plate-forme. Véritable programme d'action de la classe ouvrière, cette plate-forme en douze points atteste de la formidable maturation politique que la crise d'octobre a engendrée. Et ce d'autant plus - répétons-le - en l'absence de toute organisation marxiste digne de ce nom. Ce document adopté par les délégués des cordons de Santiago stipule :
Nous, travailleurs des cordones industriels, avançons comme programme d'action de classe immédiate :
- La lutte pour le passage aux mains des travailleurs du secteur socialisé de toutes les entreprises qui produisent des biens de première nécessité, du secteur alimentaire et des usines de matériaux de construction.
- La lutte pour l'expropriation immédiate des grandes entreprises privées de distribution.
- L'expropriation des exploitations de plus de 40 hectares (irrigués) ; confiscation de la terre et nationalisation de l'exploitation.
- Constituer un contrôle ouvrier de la production et un contrôle populaire de la distribution. Les travailleurs décideront de ce qu'on produira pour le peuple, de l'utilisation des profits, et des lieux où l'on entreposera les aliments. Pour cela, nous appelons à la constitution immédiate de comités de vigilance ouvrière dans toutes les entreprises du secteur privé.
- La lutte pour implanter une direction ouvrière dans toutes les entreprises du secteur socialisé.
- Qu'on ne rende aucune entreprise, ni celles du secteur de la construction, ni les autres entreprises qui sont aux mains des travailleurs. Retrait immédiat du projet Millas. [...]
- Pouvoir de sanction des J.A.P. et des commandos dos communaux. Contrôle de ce qui est fourni aux commerçants, et châtiment pour ceux qui ne vendent pas, accaparent et spéculent. Fermeture de leurs commerces et vente directe aux pobladores. Les ouvriers des cordones industriels se mobiliseront pour rendre ce pouvoir effectif. [...]
- Nous appelons tous les travailleurs à constituer les commandos industriels par cordones et les commandos communaux, unique moyen pour la classe ouvrière de disposer d'un organisme d'action, efficace, capable de la mobiliser et de lui proposer de nouvelles tâches. Nous croyons que, contrôler les moyens de production et la distribution, c'est consolider le processus, c'est créer une nouvelle économie aux mains de la classe ouvrière, c'est d'aller de l'avant. C'est pour cela que nous nous opposons à tout type de concession à la bourgeoisie. Nous comprenons l'immense responsabilité qui nous incombe comme travailleurs, mais nous exigeons que nos propositions soient écoutées et acceptées ; nous exigeons que l'on nous ouvre les portes pour participer directement à la recherche des solutions aux problèmes du processus.
L'intérêt de ce document est évident : non seulement il s'oppose en tous points à la politique de l'U.P.-F.P., visant à remettre en cause les positions conquises par la classe ouvrière depuis le début de la révolution chilienne, mais encore, intègre comme une revendication de la classe ouvrière - point 3 - la question d'une véritable réforme agraire. Cette question est fondamentale, l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre est dressée ici contre la politique de collaboration de classe à la ville comme à la campagne menée par l'U.P.-F.P. La déclaration de Santiago est sans nul doute le manifeste politique le plus élevé de l'avant-garde ouvrière se heurtant à l'U.P.-F.P. et tentant de s'y opposer victorieusement.
Loin de se borner à riposter à l'offensive de la bourgeoisie, les cordons tentent de se coordonner, d'exercer une activité permanente définissant des tâches qui remettent en cause la politique du P.C. et du P.S. de défense de la propriété privée, à travers la protection de l'Etat bourgeois. Ajoutons que la forme de la plate-forme de Santiago manifeste tout autant une maturation politique sur le fond.
La lutte de la classe ouvrière chilienne arrive à un tournant. Une avant-garde qui s'est dégagée dans ces trois années de tempête révolutionnaire bande toutes ses forces pour aller de l'avant et dégager des objectifs politiques. Que l'on en juge ; les 22 et 23 mars, un congrès populaire sur le ravitaillement se réunit. Si la composition de ce congrès est hétérogène, la résolution adoptée stipule : « Nous devons unir les efforts de tous les camarades dans une seule organisation, les commandements de travailleurs, capables de représenter leurs intérêts et de faire que nous nous levions comme un seul homme dans la lutte contre nos ennemis de classe, contre la bureaucratie et contre la conciliation gouvernementale, pour la défense de nos intérêts. »
Ainsi, une avant-garde de la classe ouvrière tente de centraliser l'activité des comités, face à la « conciliation gouvernementale ».
La bourgeoisie chilienne en étroite liaison avec la C.I.A. et Kissinger entreprend de « déstabiliser » économiquement et politiquement le Chili. Economiquement d'abord : fuite des capitaux, spéculation, organisation du marché noir... l'inflation fait rage.
Le gouvernement de l'U.P. « riposte » par une bataille constitutionnelle et parlementaire pour tenter d'imposer le capital... ce qui permettrait de financer une augmentation des salaires les plus bas... Mais, en quelques mois, l'inflation et la hausse des prix ont réduit à néant les augmentations de salaires arrachées ou concédées...
Les forces se regroupent[modifier le wikicode]
C'est dans ce climat que vont se dérouler les dernières élections au Chili avant le coup d'Etat. Et, déjà, la bourgeoisie s'aligne sur la solution du coup d'Etat.
Le 22 février 1973, Roberto Thiene, dirigeant de « Patrie et Liberté », déclare dans une interview : « Il se pourrait que le gouvernement actuel de M. Allende doive transgresser définitivement la loi et la Constitution après les élections de mars. Il est probable que cette transgression soit suivie d'un coup d'Etat ou d'une intervention militaire. »
On ne peut être plus clair.
Si les cercles dirigeants de la bourgeoisie s'alignent sur la solution fasciste, la classe ouvrière, elle, se regroupe politiquement pour la défense de ses intérêts.
Les forces se regroupent, alors que le Chili s'avance vers la guerre civile. A la veille des élections législatives du 4 mars, la presse américaine comme les observateurs « avertis » de la politique chilienne annoncent une victoire des partis de droite... Las ! l'impérialisme mondial déchante : malgré l'U.P.-front populaire, malgré les conditions extraordinairement difficiles pour la classe ouvrière chilienne, le résultat des élections législatives manifeste la volonté, l'acharnement des classes laborieuses de garantir les droits et positions arrachés à la bourgeoisie contre la réaction qui relève la tête.
L'Union populaire obtient 45,4 % des voix, soit 10 % de plus que lors de l'élection d'Allende à la présidence, et 6 % de moins que lors des élections municipales.
Les masses votent U.P., à défaut de pouvoir voter selon leurs aspirations classe contre classe, P.C.-P.S. La répartition des voix mérite d'être indiquée. Les classes moyennes, désorientées par l'inaction du gouvernement face à la réaction, après avoir rallié la classe ouvrière, opèrent un mouvement de repli vers les partis bourgeois qui leur promettent une solution. En revanche, l'immense majorité des ouvriers et des paysans pauvres votent pour la coalition des partis ouvriers et bourgeois. Encore faut-il tenir compte du fait que les jeunes de dix-huit ans n'ont pu voter, alors que les sondages indiquent qu'une écrasante majorité aurait voté pour les partis se réclamant du socialisme.
Dans le camp de la bourgeoisie, c'est la consternation. Les partis bourgeois, D.C. en tête, espéraient une victoire électorale leur permettant de démettre « légalement » Allende et de reprendre directement les rênes du pouvoir. Mais la classe ouvrière résiste. Malgré la politique du front populaire, elle combat, campe sur ses positions, radicalise sa lutte : la presse chilienne analyse le vote du 4 mars comme un « vote de classe ». Dans leur immense majorité, travailleurs et paysans pauvres ont voté P.C.-P.S... contre la « conciliation gouvernementale ».
Au point que dès le lendemain des élections, Allende recule et forme un nouveau gouvernement de F.P., mais composé uniquement de civils.
Le P.C. contre la classe ouvrière[modifier le wikicode]
La pression des travailleurs et, comme reflet de cette activité, la pression des militants du P.S., du P.C. et du M.I.R. se manifestent. Les dirigeants du P.C.C. qui jusqu'alors, nous l'avons vu, s'opposaient frontalement à la construction de comités, tournent, tenant compte de cette nouvelle situation. Corvalan déclare à Chile Hoy :
Q. - Dans votre rapport, tout en maintenant l'idée qu'il faut remplacer l'appareil d'Etat bourgeois, il semble qu'on écarte le développement d'organes de pouvoir populaire indépendants du gouvernement...
R. - La nécessité de remplacer l'appareil bourgeois est indiscutable, mais le problème est le suivant : qu'allons-nous faire ? Est-ce que nous le remplaçons aujourd'hui ? Comment le remplacer, en comptant un, deux, trois ? Il me semble qu'en posant les pieds sur terre, si véhéments que soient nos désirs, nous devons nous rendre compte qu'il n'existe pas de conditions pour le matérialiser immédiatement. Nous devons donc profiter, comme nous le faisons, de l'appareil d'Etat [...] et développer parallèlement, simultanément, tous les types d'organisation populaire qui peuvent remplir les tâches que l'appareil bureaucratique bourgeois est incapable de gérer... Nous sommes donc partisans des commandos communaux, des conseils paysans, des cordons industriels, des J.A.P., etc., mais nous estimons que ces nouvelles organisations, qui sont des formes de pouvoir populaire, tout en maintenant leur indépendance, ne peuvent néanmoins être conçues et orientées contre la politique du gouvernement Allende. Dans le cas particulier des cordons industriels, nous les concevons comme partie intégrante de la C.U.T., comme organisation de base de la C.U.T., et non comme organisations parallèles et divisionnistes du mouvement syndical.
Les dirigeants du P.C. reculent dans la forme, pour mieux affirmer l'essentiel de la politique du F.P. : « Nous devons profiter, comme nous le faisons, de l'appareil d'Etat. »
Tout est dit : Corvalan maintient intégralement la lutte pour la défense de l'Etat bourgeois, pierre de touche de toute politique contre-révolutionnaire quelle que soit la combinaison exacte qui l'incarne, en fonction des développements vivants de la lutte des classes.
Ainsi, moins de six mois avant le tragique dénouement du coup d'Etat de Pinochet, les élections législatives indiquent que, contrairement à tous les espoirs de la bourgeoisie chilienne, des cercles dirigeants de l'impérialisme américain, la classe ouvrière est debout, prête à répondre à l'appel des dirigeants des partis ouvriers. Malgré l'opposition du gouvernement Allende à une authentique réforme agraire, de larges secteurs de la paysannerie pauvre - totalement analphabète - ont voté contre les partis de l'impérialisme ; malgré le refus de l'U.P. de faire droit aux revendications des travailleurs qui exigent l'expropriation des saboteurs capitalistes, l'immense majorité des travailleurs a voté contre les partis de la bourgeoisie. La classe ouvrière, entraînant toujours de larges secteurs de la petite bourgeoisie, donne une fois encore l'avantage électoral au P.C. et au P.S... en vain : le nouveau gouvernement Allende ne s'écarte pas de la ligne de l'U.P.-front populaire. Forte de cette certitude, la bourgeoisie chilienne poursuit l'application de son plan de « déstabilisation »... en prenant garde cette fois de se heurter frontalement à la classe ouvrière. Mieux. Alors que les mineurs d'El Teniente - fer de lance de la classe ouvrière - se mettent en grève pour défendre leurs salaires, la démocratie chrétienne se paie le luxe de soutenir - verbalement - les grévistes des mines de cuivre... contre le gouvernement qui prétend les représenter !
Les mineurs d'El Teniente ont massivement voté pour le P.C. et le P.S., et ces partis, au gouvernement coalisé avec les partis bourgeois, s'opposent - une fois le résultat des élections proclamé aux travailleurs de cette corporation. Pour le gouvernement de l'Unité populaire, il s'agit de faire un exemple. En refusant de céder aux mineurs d'El Teniente, le gouvernement d'Allende entend mettre un terme à l'« escalade » des revendications, dans toute la classe ouvrière. Commencée le 17 avril, la grève ne se terminera que le 2 juillet. Elle donnera l'occasion à la démocratie chrétienne de dénoncer - à bon compte - la politique du gouvernement, isolant ainsi l'avant-garde de la classe ouvrière du pays...
Le 26 juin, une manifestation des grévistes à Santiago dégénère et se heurte à la police. Le P.C. et le P.S. dénoncent la rencontre entre Salvador Allende et le comité de grève d'El Teniente comme inopportune...
Le message annuel que le président de la République adresse au Congrès, à la fin mai, illustre cette politique qui se heurte directement à la classe ouvrière, à ses intérêts.
L'offensive de la bourgeoisie[modifier le wikicode]
Sous le titre « Pour la démocratie et la révolution, contre la guerre civile », Allende met en garde... la bourgeoisie contre les risques d'un affrontement avec la classe ouvrière. En même temps, il signale « que l'affrontement quotidien entre conservation et révolution a accumulé une charge intense de violence sociale qu'il a été possible de contenir jusqu'à présent dans les limites raisonnables ou d'étouffer en cas de débordement ».
Après avoir ainsi nettement établi le bilan positif de l'unité populaire-front populaire (défense de l'Etat), il proclame : « Contrairement à ce qui se passait autrefois, l'ordre public a cessé d'être au service du système capitaliste et il est aujourd'hui un facteur qui contribue à l'avance du processus révolutionnaire. »
... Arrêtons-nous un instant ; ce discours a son importance politique. Le président du front populaire chilien affirme que « l'ordre public a cessé d'être au service du système capitaliste », alors que le gouvernement refuse satisfaction aux ouvriers, aux paysans pauvres, aux comités qui se dressent pour lutter contre le sabotage capitaliste, aux ménagères qui combattent contre le marché noir... Un mois à peine après qu'à Santiago un militant communiste eut été abattu par un franc-tireur devant le siège du parti démocrate-chrétien...
Alors que la bourgeoisie appelle ouvertement à la guerre civile, qu'elle arme les groupes fascistes, fait tirer sur la classe ouvrière, le président de l'Unité populaire se dresse et avec son autorité s'affirme une fois encore garant des institutions bourgeoises, très précisément de l'Etat.
En réponse à ce discours, la droite se déchaîne au Congrès pour faire obstacle au gouvernement, et passe de la guérilla parlementaire à la guerre ouverte. Appelé à la rescousse par Allende, le Tribunal constitutionnel se déclare incompétent : toutes les forces de la bourgeoisie se rassemblent pour l'assaut. La presse évoque ouvertement les préparatifs de coup d'Etat militaire.
Le 21 juin, la C.U.T. mobilise : 700 000 manifestants viennent assurer Allende de leur soutien contre la racaille fasciste et la camarilla des officiers supérieurs. Les masses en alerte sont là, prêtes à agir pour défaire la réaction. Allende, qui subit cette pression, n'en refuse pas moins d'armer la classe ouvrière, et pour la première fois, il préconise le renforcement du « pouvoir populaire » à travers les cordons. Une fois encore, les chefs du front populaire maintiennent, avec les variations verbales nécessaires, la « légalité », l'ordre.
L'ordre ? Il faut précisément le restaurer, affirme la bourgeoisie. Le 27 juin, le général Prats est agressé par un groupe d'officiers « de droite ». Le gouvernement réagit... en faisant arrêter quelques officiers trop compromis.
Le 24, éclate le Tancazo (« coup des tanks »). Le 2ème régiment blindé se soulève et, entraînant quelques unités, encercle le palais de la Moneda.
L'opération est limitée, plus qu'un coup d'Etat, c'est en fait un ballon d'essai. La hiérarchie militaire divisée sur l'opportunité, la possibilité d'un succès, « tâte » les défenses de l'Unité populaire.
Le général Prats, à la tête des troupes fidèles au gouvernement, obtient la reddition des mutins ; quelques coups de feu sont échangés, mais l'affaire se termine sans dommage.
Si le gouvernement d'Allende laisse aux militaires fidèles le soin de le défendre, le Tancazo est pour l'avant-garde de la classe ouvrière l'occasion d'affirmer sa propre organisation militaire, comme instrument de ses aspirations : le commando communal.
La signification des « commandos communaux »[modifier le wikicode]
Ecoutons ce que dit Manuel Dinamarca, secrétaire général de la C.U.T., à propos des commandos : « Le commando communal est une organisation nouvelle qui tend à réaliser un transfert de pouvoir de l'institutionnalité prolétarienne. Il faut que cela débouche sur un exercice concret du pouvoir. Par exemple, dans le nord de Santiago, les commandos ont [...] fait appliquer des décisions en matière de santé et de transports en commun (prolongation ou modification d'itinéraires). Il va arriver un moment où le commando va donner des ordres sur l'affectation des crédits d'une succursale bancaire locale, décider de l'implantation d'une industrie dans la zone et finalement va donner des ordres aux autres types d'organismes comme les municipalités. Les commandos vont agir avec ou sans l'accord du Congrès, et se fortifieront comme organes de pouvoir populaire par la résolution de problèmes concrets et la capacité de mobilisation de la population dans cette recherche de solutions. Ce qu'il faut entendre par "indépendance idéologique" de ces organismes, c'est la chose suivante : les cordones comme la C.U.T. sont des organisations de travailleurs indépendants du gouvernement, des partis, des institutions du pays. »
Voilà l'appréciation officielle par les dirigeants de la C.U.T. du rôle des cordons et des commandos communaux. Voyons maintenant quelle fut la riposte de la classe ouvrière an coup d'Etat militaire.
Q. - Quelle fut la riposte du cordon Vieuna-Mackenna aux événements de vendredi ?
R. (Un dirigeant de Easton-Chile.) - A 9 h 15 nous avions convoqué une réunion générale. On a décidé de rester pour garder l'usine et d'envoyer les brigades de choc se joindre aux brigades des autres entreprises. Nous avons eu des problèmes avec certains camarades qui considéraient que sortir les mains nues, c'était aller au massacre. Les sympathisants de la D.C. ne voulaient pas sortir, ils disaient qu'il fallait suivre les instructions du cordon.
Q. - Quelles étaient ces instructions ?
R. - Envoyer les brigades de choc à Fabrilana, où elles devaient se concentrer. La première tâche de ces brigades était de trouver à tout prix les moyens de locomotion et les amener à l'usine afin de ne pas rester paralysés si la situation devenait critique.
Q. - Comment êtes-vous organisés ?
R. - En voyant l'activité du cordon, d'autres entreprises ont décidé de s'y intégrer. Nous nous sommes divisés en quatre secteurs.
Q. - Quand vous êtes-vous divisés en quatre secteurs ? Lors des événements ?
R. - Non. Nous avions organisé le cordon bien avant de cette manière, il est plus souple, plus structuré, plus efficace, parce que ce cordon est très long. Après nos premières expériences, nous avons pensé que pour qu'il devienne opérationnel en cas d'urgence, lors d'événements comme ceux de vendredi par exemple, il fallait le diviser en quatre secteurs et choisir les entreprises qui prendraient la tête de chacun des secteurs.
Dans une entreprise du cordon O'Higgins :
Q. - Qu'avez-vous fait vendredi quand la nouvelle des événements vous est parvenue ?
R. - Nous étions en train de travailler. Vers 9 h 15, nous connaissions les événements. Les camarades dirigeants étaient au ministère, mais nous ici (car selon moi, même si les dirigeants ne sont pas là, on peut commencer à s'organiser), nous avons arrêté le travail, obéissant à l'appel du gouvernement qui disait que nous devions être organisés à l'intérieur des entreprises. Nous étions disposés à défendre le camarade Allende jusqu'aux dernières conséquences. Je veux aussi dire quelque chose sur les militaires. C'est bien qu'une partie des forces armées ait défendu le gouvernement, mais pour moi, l'armée est là pour défendre les intérêts de la bourgeoisie, et personne ne me convaincra du contraire, ni le camarade Allende, ni le parti auquel j'appartiens. Voilà ce que je pense. Nous les ouvriers, nous devons nous préparer. Quand nous sommes allés à la manifestation, j'ai eu l'impression que le camarade Allende n'avait pas confiance dans les travailleurs [...]
Q. - Après cette nouvelle expérience, que pensez-vous qu'il faille faire dans l'avenir ?
R. - Il faut s'organiser encore mieux. Il faut prendre les armes et défendre le gouvernement à tout prix. Quant aux militaires, il faut les tenir à l'œil, parce qu'en fait, ils sont tous des fils de riches, ils ne sont pas comme nous, qui bâtissons l'avenir. Ils défendent le droit de leurs pères et de tous les millionnaires. Je crois que la C.I.A. a trempé dans cette histoire et maintenant, nous voyons comment les messieurs de Patria y libertad vont sonner aux portes pour s'échapper du pays. Je crois qu'ils pensaient que d'autres militaires allaient aussi se mutiner, mais il semblerait que ça ait raté, je ne suis pas sûr... Les militaires sont divisés. Il y a des militaires honnêtes comme le général Prats. Mais la droite a essayé de le provoquer. Il faut pas oublier que quand un capitaliste veut séduire un ouvrier, il lui donne des tapes sur le dos, rigole avec lui, lui dit qu'il est un bon travailleur ; mais quand l'ouvrier vieillit et qu'il ne sert plus, alors il le renvoie. C'est la même chose qui est arrivée avec le général Prats. Les journaux de droite ne tarissaient pas d'éloges lorsqu'il fut nommé ministre de l'Intérieur ; mais après, quand ils ont vu qu'il ne défendait pas ce qu'ils voulaient, ils l'ont traité de lâche, de femmelette.
[...]
Q. - Pour revenir au problème du pouvoir populaire, comment l'imaginez-vous ? Croyez-vous qu'il existe déjà un embryon de ce pouvoir ?
R. - Bien entendu, pour moi le pouvoir populaire, c'est lorsque les travailleurs sont au pouvoir. En ce sens, ici, par exemple, il y a un comité d'administration. Avant, l'entreprise était administrée par le patron ou le gérant, maintenant les camarades du gouvernement sont là pour créer ce pouvoir populaire. Du moins, c'est ça que je comprends, peut-être je me trompe. La nationalisation des mines du Teniente... tout ça a créé un pouvoir populaire.
Je pense que tant qu'on n'éliminera pas la classe dominante, la classe dominée n'aura pas le pouvoir populaire. Pour moi, la guerre est inévitable. Je la vois venir depuis que le « Chicho » est au pouvoir. La classe dominante ne va pas se laisser emporter comme ça ; elle va défendre ses privilèges [...].
Q. - Quel fut l'impact des événements de vendredi sur les travailleurs ? Croyez-vous qu'ils aient servi à leur faire prendre conscience ?
R. - Vendredi, tout le monde a compris qui étaient les types qui provoquent des situations de ce genre et donc je crois que la gauche en sort renforcée, et les travailleurs ont compris une fois pour toutes qu'il est difficile de continuer avec la « voie chilienne », cette voie pacifique, et le camarade Allende devra peut-être renoncer à ce prix de la Paix qu'on lui a donné, pas à cause de lui, mais à cause des conditions qui se sont créées.
Ces quelques citations empruntées à l'ouvrage d'Alain Joxe, Le Chili sous Allende, indiquent les forces et les faiblesses du prolétariat chilien, seul, sans parti révolutionnaire, face à la réaction impérialiste protégée par la politique de l'unité populaire-front populaire.
Une avant-garde commence à régler son compte à la notion de « pouvoir populaire » englobant, nous l'avons vu, la participation de partis bourgeois aux côtés des partis ouvriers au gouvernement.
« Je pense que tant qu'on n'éliminera pas la classe dominante, la classe dominée n'aura pas le pouvoir populaire. Pour moi, la guerre est inévitable. »
Trois années d'unité populaire-front populaire for gent l'expérience pratique des masses ; les idées se dégagent lentement, mais sûrement, des illusions distillées par les chefs de l'Unité populaire.
« C'est bien qu'une partie des forces armées ait défendu le gouvernement, mais pour moi, l'armée est là pour défendre les intérêts de la bourgeoisie, et personne ne me convaincra du contraire, ni le camarade Allende, ni le parti auquel j'appartiens », déclare ce travailleur probablement militant du P.C. qui s'inquiète et s'interroge sur l'absence de confiance manifestée par Allende dans la classe ouvrière.
Le Tancazo fouette la réflexion politique de l'avant-garde de la classe ouvrière, qui cherche un moyen de résister victorieusement à l'offensive de la réaction face à l'incurie manifeste et évidente de l'Unité populaire.
Mais, loin d'amener les dirigeants du P.C. et du P.S. à s'appuyer à fond sur l'organisation de la classe ouvrière en cordons et en commandos, le coup d'Etat raté du 29 juin déclenche un tir de barrage des chefs de l'U.P... pour protéger l'armée chilienne et vanter ses mérites. La classe ouvrière cherche à s'organiser politiquement et militairement pour faire front à la réaction fomentée par la bourgeoisie à travers l'armée chilienne, et les chefs du P.C. et du P.S. se précipitent pour désarmer la classe ouvrière et... chanter les louanges de l'armée « républicaine ».
L' « estime des militaires »...[modifier le wikicode]
Jorge Godoy, président de la C.U.T., dirigeant du P.C.C., déclare : « Les forces armées sont toujours, en fait, très proches des travailleurs, et je dirais qu'elles ont une grande estime pour les travailleurs, et apprécient notre fonction peut-être mieux que ne le fait aucun autre secteur, parce que leur fonction propre, qui consiste à défendre et a protéger le pays, est inséparable de ce que les travailleurs font dans l'économie. »
L'« estime des militaires » pour la classe ouvrière chilienne ne va pas, hélas ! tarder à se manifester. Relevons ici avec quel cynisme, avec quelle indécence, des chefs se réclamant du « communisme » ont pu jusqu'au dernier moment fouler aux pieds les principes d'indépendance de classe du prolétariat.
Forte de ce soutien, la bourgeoisie poursuit son action. Le 8 juillet, Frei dénonce la formation de milices ouvrières, et le lendemain... le quotidien Mercurio lance un appel à la formation de milices pour appuyer la grève des transporteurs routiers ! Le même jour commence l'application par l'armée de la « loi de contrôle des armements » votée en octobre 1972 grâce au P.C. et au P.S.
Chaque jour, un quartier ouvrier, un groupe d'usines... sont perquisitionnés, « légalement ».
Ce sont de véritables opérations militaires, on fouille, parque, frappe travailleurs et militants. A l'occasion de ces manifestations de force, la hiérarchie militaire restaure la discipline, reprend la troupe en main, l'habitue à quadriller usines et quartiers ouvriers.
Que fait le gouvernement ?
Lance-t-il un appel à la classe ouvrière, rompt-il avec la bourgeoisie et ses partis, distribue-t-il des armes aux « cordons » ?
Non. Il augmente les salaires... de l'armée ; 60 % pour un soldat, 28 % pour un adjudant-chef, 38 % pour un sous-lieutenant, etc.
Quant au P.C., il engage une campagne pour la dissolution des cordons et le retour à une activité « normale » déterminée par la C.U.T.
Les actes terroristes des groupes fascistes se multiplient. En toute impunité.
Le 26 juillet commence une nouvelle et longue grève des transporteurs routiers, directement organisée par la C.I.A. Cette grève fait mal, dans un pays où la quasitotalité du trafic de marchandises se fait par camions. Le même jour, l'attaché naval du gouvernement d'Allende est assassiné. La réaction frappe à visage découvert.
Démoralisée, la classe ouvrière recule. Elle attendait des ordres et des armes, le gouvernement lui a envoyé l'armée, les coups, la répression, en même temps que dirigeants du P.C. et de la C.U.T. s'employaient à disloquer les « cordons » et les « commandos communaux ».
Allende reprend la négociation avec la démocratie chrétienne et le 9 août un nouveau cabinet est formé. Il comprend les chefs militaires des trois armes et des carabiniers : c'est le « cabinet de sécurité nationale ». Les « cordons » qui attendaient au contraire un gouvernement civil, de combat contre la réaction, manifestent contre Allende. Rien n'y fait : l'Unité populaire suit son cours. Un cours brutal, sanguinaire pour les centaines de marins et de sous-officiers de la marine connus pour leurs liens avec les partis ouvriers et arrêtés à Valparaiso et à Talcahuano. Arrêtés et torturés à mort. L'armée se « prépare ». Dans tous les régiments, c'est la chasse aux soldats et sous-officiers qui sympathisaient avec le gouvernement légal ! La terreur est instaurée au sein des troupes, pour mieux l'imposer demain à la classe ouvrière... La bourgeoisie, la presse, les officiers supérieurs entreprennent une offensive dirigée contre le général loyaliste Prats, coupable d'avoir combattu le Tancazo.
Le 23 août, la Chambre des députés déclare le gouvernement illégal, et invite l'armée à choisir.
Le 24, le général Prats démissionne de ses postes de ministre de l'Intérieur et de commandant en chef de l'armée de terre. Allende accepte cette démission et nomme le général Pinochet. La justice militaire ouvre une instruction contre les secrétaires généraux du P.S., du M.I.R. et du M.A.P.U., « coupables » d'avoir pris la défense des marins et de leurs officiers antiputschistes.
Le 4 septembre, ils sont encore 800 000 travailleurs, paysans, jeunes, à manifester pour le troisième anniversaire de l'arrivée d'Allende au pouvoir...
Le lendemain, les femmes des beaux quartiers organisent une marche des casseroles vides...
Le 11 septembre, Valparaiso est occupé militairement par la marine. Allende lance un appel radio-diffusé à la résistance. Il rejette un ultimatum des chefs des trois armes et des carabiniers. L'aviation attaque le palais de la Moneda à la roquette...
Allende sera retrouvé mort, assassiné les armes à la main ; 50 000 militants, travailleurs, paysans, jeunes, allaient être assassinés.
Une fois encore, la politique du front populaire permettait à la bourgeoisie de défaire la classe ouvrière, son action révolutionnaire.
Fronts populaires, fascisme, front unique ouvrier[modifier le wikicode]
Sur la démocratie et le parlementarisme[modifier le wikicode]
Tant en France qu'en Espagne, les programmes de « front populaire » ne se donnaient pas comme tâche la transformation de la société, d'une société capitaliste en société socialiste. Leurs objectifs proclamés étaient de « défendre » les libertés contre le fascisme. En revanche, le programme de front populaire au Chili affirmait son ambition de transformer la société, de mener au socialisme. La différence est importante. Elle révèle une différence de situation. En 1935-1936, alors que Mussolini, Hitler, étaient au pouvoir, que partout en Europe le fascisme menaçait, que la Seconde Guerre mondiale se préparait, il était possible aux dirigeants d'opposer à la révolution sociale « la défense de la démocratie et de la paix » aux côtés de tous les démocrates et des pacifistes. Ce n'était pas possible au Chili en 1970-1973, pas plus que cela ne l'est en France actuellement. En France, le « programme commun de gouvernement » n'a pas pour objectif le socialisme mais une « démocratie avancée ». Il reste qu'il est nécessaire de dégager l'idéologie commune de ces « fronts populaires » qui vise à mystifier les masses.
Le premier thème mystificateur est celui que la vieille formule radicale et radicale-socialiste résume : « La démocratie est une création continue. » Le vieux thème réformiste qui veut que l'on passe de la démocratie politique à la démocratie sociale l'exprime d'une autre façon. Les deux formules travestissent l'histoire de la démocratie bourgeoise dont le sommet serait le parlementarisme. Tous les opportunistes, tous les révisionnistes, tous ceux qui trahissent le marxisme au nom du marxisme, ne manquent pas de se référer à la préface qu'Engels écrivit en 1889 à la brochure de Marx analysant la révolution de 1848 en France, La Lutte des classes en France. Engels s'exprimait ainsi : « Depuis longtemps déjà, le suffrage universel existe en France, mais il était tombé en discrédit par suite du mauvais usage que le gouvernement bonapartiste en avait fait. Après la Commune, il n'y avait pas de parti ouvrier pour l'utiliser. En Espagne aussi, le suffrage universel existait depuis la République, mais, en Espagne, l'abstention aux élections fut de tout temps la règle chez les partis d'opposition sérieux. Les expériences faites en Suisse avec le suffrage universel étaient tout sauf un encouragement pour un parti ouvrier. Les ouvriers révolutionnaires des pays romans s'étaient habitués à regarder le suffrage universel comme un piège, comme un instrument d'escroquerie gouvernementale. En Allemagne, il en fut autrement. Déjà, le Manifeste communiste avait proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des premières et plus importantes tâches du prolétariat militant, et Lassalle avait repris ce point. Lorsque Bismarck se vit contraint d'instituer ce droit de vote comme le seul moyen d'intéresser les masses populaires à ses projets, nos ouvriers prirent aussitôt la chose au sérieux et envoyèrent Auguste Bebel au premier Reichstag ; aux différentes diètes, aux conseils municipaux, aux conseils de prud'hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste à l'occupation duquel une partie suffisante du prolétariat avait son mot à dire. Et c'est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent à avoir plus peur de l'action légale que de l'action illégale, des succès aux élections que de ceux de la rébellion. »
Engels appréciait quels avantages le parti ouvrier, le prolétariat, les masses, pouvaient tirer de l'exercice des libertés démocratiques dans le cadre parlementaire bourgeois, ou même dans un régime politique semi-parlementaire (en effet, le Reichstag dans l'Empire allemand d'avant 1918 n'avait que des droits limités de contrôle : l'empereur désignait le chef du gouvernement, fixait les orientations politiques, décidait du budget). Les épigones de la socialdémocratie voulurent en tirer la conclusion que le suffrage universel était « le » moyen d'émancipation de la classe ouvrière, qu'il permettait la conquête politique du pouvoir, et la transformation progressive de l'Etat bourgeois et de ses institutions. Jamais Engels n'avait prétendu cela, tout au contraire. Le 1er avril 1895, il écrivait à Kautsky :
« A mon étonnement, je vois aujourd'hui dans le Vorwaerts [organe central de la social-démocratie allemande] un extrait de mon introduction reproduit à mon insu et arrangé de telle façon que j'y paisible adorateur de la légalité à tout prix. Aussi désirerais-je d'autant plus que l'introduction paraisse sans coupure dans le Neue Zeit [organe théorique de la S.D.] afin que cette impression honteuse soit effacée. Je dirai très nettement à Liebknecht mon opinion à ce sujet, ainsi qu'à ceux, quels qu'ils soient, qui lui ont donné cette occasion de dénaturer mon opinion. »
Brefs rappels sur la démocratie bourgeoise[modifier le wikicode]
La démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ne sont absolument pas le produit d'une progression continue, la forme politique idéale se perfectionnant sans cesse (une création continue). Ils sont la forme politique qui convient le mieux au régime capitaliste, à la bourgeoisie à un certain stade de son développement. Il est vrai que la bourgeoisie a constamment tendu à une forme de représentation parlementaire depuis qu'elle s'est constituée et a pris conscience d'elle-même en tant que classe. Cela tient à ses caractéristiques de classe. La féodalité reposait sur des rapports de personne à personne et sur une stricte hiérarchie, qui ne pouvait être bouleversée que pour imposer une hiérarchie nouvelle mais de même nature, ou encore sur des hiérarchies parallèles et similaires. La nature des rapports de production bourgeois exige un droit égal pour tous. Les individus sont formellement égaux en droits, le droit à la propriété privée étant le droit fondamental. C'est sur cette base que les différenciations sociales sont fondées. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 peut être considérée comme le manifeste des principes de la bourgeoisie en tant que classe. Toutes les bourgeoisies reconnaissent en elle leurs principes politiques. « Les hommes naissent libres et égaux en droits », et ces droits sont « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». Déterminant tout le reste, se situe le droit de propriété (la propriété privée) qui est considéré comme « droit naturel ». La démocratie bourgeoise, c'est d'abord et avant tout la démocratie de ceux qui possèdent, étant entendu que tous les hommes ont droit d'accéder à la propriété privée des moyens de production. Le parlementarisme bourgeois, c'est la représentation des possédants, la forme politique qui donne à chacun d'eux le droit de participer à la direction de l'Etat par le truchement de leurs représentants. Il n'y a aucune contradiction en ce que les constituants de 1789 aient élaboré et voté la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et aient codifié une Constitution fondée sur la propriété privée qui divisait les citoyens en citoyens actifs et citoyens passifs, et qui établissait des différenciations entre ces derniers en fonction des impôts payés, c'est-à-dire du degré de propriété supposé. Etaient citoyens actifs les citoyens qui payaient des contributions égales à la valeur locale de trois journées de travail (d'une livre et demie à trois livres). Ils désignaient les municipalités et les électeurs de l'Assemblée législative. Pour pouvoir devenir électeur de l'Assemblée législative, il fallait payer une contribution égale à la valeur locale de dix journées de travail (de cinq à dix livres). Enfin, pour être éligible député à l'Assemblée législative, il fallait posséder une propriété foncière et payer un impôt direct de cinquante-deux livres. Albert Soboul écrit : « Le rapporteur du Comité de Constitution faisait valoir que l'établissement d'un cens électoral entraînerait une émulation certaine parmi les passifs qui n'auraient d'autres désirs que de s'enrichir pour devenir actifs, puis électeurs (c'est déjà "l'enrichissez-vous" de Guizot). »
Le droit de chacun à devenir possédant était affirmé ; était également affirmé que le droit de faire le droit n'appartenait qu'aux possédants. Il fallut l'insurrection parisienne du 20 juin 1792, où les sans-culottes exercèrent sans en demander l'autorisation des droits politiques en envahissant une première fois les Tuileries, pour que l'Assemblée législative sanctionne le fait par le droit. Le 30 juillet, elle accordait aux citoyens passifs le droit d'entrer dans la garde nationale. Le 10 août 1792, les masses renversèrent le trône. Alors, l'Assemblée législative convoqua une Convention élue au suffrage universel, ce qui abolissait la différenciation politique entre citoyens passifs et actifs. L'activité révolutionnaire des masses, appuyées sur la Commune de Paris, balaya les Girondins le 2 juin 1793. Alors, la Convention consacra l'égalité politique en inscrivant dans la Constitution de l'an II le suffrage universel. Cette Constitution allait jusqu'à faire de l'insurrection un devoir politique : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des devoirs. »
Cette Constitution établissait un système politique qui n'était plus parlementaire au sens strict du terme, mais un régime d'assemblée. L'Assemblée législative devait être élue pour un an seulement et au suffrage universel direct. Le Conseil exécutif (gouvernement) devait être élu par l'Assemblée législative qui choisissait 24 membres sur une liste de 83 candidats eux-mêmes élus au suffrage universel par les départements. La Convention et l'Assemblée législative que la Constitution de l'an Il prévoyait établissaient l'unité du législatif et de l'exécutif.
La Révolution française est, par excellence, la révolution bourgeoise classique. Elle donne un schéma significatif du développement de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme. De son propre mouvement, la bourgeoisie limite à elle-même l'exercice des droits politiques et la représentation parlementaire, et encore à ses couches dominantes. Les masses doivent arracher les libertés démocratiques, le droit d'élire des représentants parlementaires. Aux côtés de la petite bourgeoisie, ce sont elles qui poussent jusqu'au bout la révolution bourgeoise. Si bien que l'on doit s'interroger : en quoi la révolution était-elle bourgeoise ? Les masses arrachent jusqu'en ses racines l'ancien régime aristocratique, détruisent totalement ses institutions. Les masses déblaient le terrain politique. Les institutions, l'Etat bourgeois, peuvent s'édifier dam les meilleures conditions. Le mode de production capitaliste est libéré de toute entrave. Mais ce sont les masses qui sont radicales. Elles affrontent une grande partie de la bourgeoisie, qui, pourtant, sera la bénéficiaire du radicalisme de la révolution.
La bourgeoisie en tant que classe aspire à la démocratie parlementaire, mais l'histoire démontre cependant que c'est loin d'être un absolu. A peine le pouvoir et les institutions de l'aristocratie renversés, la bourgeoisie liquide le « régime d'assemblées » et la Constitution de l'an II. L'exécutif et le législatif ne doivent plus être une seule et même chose. Le Parlement ne sera plus jamais le gouvernement qui désigne ses commissions, nomme les représentants en mission, lesquels assurent sous son contrôle la gestion de l'Etat et du pays. Jusqu'en 1848, la représentation parlementaire sera censitaire. Désormais, le gouvernement jouit d'une autonomie plus ou moins grande, sinon d'une indépendance totale par rapport au Parlement. La bourgeoisie va abandonner le pouvoir politique à celui qui va finir de constituer son Etat : Bonaparte. Elle ne retrouvera une représentation parlementaire réelle que sous la monarchie de Juillet : encore cette représentation est-elle principalement celle de la finance, la bourgeoisie industrielle étant plus ou moins écartée par un cens élevé ; à côté de la Chambre existe la Chambre des pairs ; le gouvernement dépend du « roi bourgeois » ; l'Etat garde son indépendance.
Dans toutes les grandes puissances capitalistes d'Europe, longtemps les libertés politiques et la représentation parlementaire ont été réservées, en utilisant le cens et d'autres moyens, à la bourgeoisie, voire à la grande bourgeoisie.
En Angleterre, ce palladium de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme, un siècle de lutte a été nécessaire, depuis les années 1815-1820, au prolétariat pour arracher le suffrage universel. En Allemagne, jusqu'en 1918. « Le Parlement est la feuille de vigne de l'absolutisme » (W. Liebknecht). Le suffrage universel y est tout relatif. Pierre Broué écrit :
« Le Landstag de Prusse est élu par le système compliqué des "classes" groupant les électeurs suivant leur fortune ; il donne en 1908 à Cologne autant de pouvoir électoral à 870 électeurs riches de première classe qu'aux 22 324 électeurs de troisième classe... Le pouvoir législatif est partagé entre le Bunderstadt formé des délégués des Etats et le Reichstag, assemblée nationale élue au suffrage universel... Ce régime est caractérisé par la domination de la Prusse dans le gouvernement impérial. Le roi de Prusse est empereur, le chancelier d'empire, Premier ministre prussien. Les dix-sept délégués prussiens du Bunderstadt peuvent y arrêter toute mesure qui déplaît à leur gouvernement, de qui ils ont reçu mandat impératif. Rien n'est possible dans le Reich sans l'accord de ce gouvernement lui-même émanation d'un Landstag élu selon le système des classes. » (La Révolution en Allemagne - Introduction - Editions de Minuit). En Belgique, le suffrage universel n'a été institué qu'à la suite de la grève générale de 1905.
Le suffrage universel n'est pas pour autant une panacée : le deuxième Bonaparte a montré quel usage pouvait en être fait. Engels n'en avait pas moins raison d'insister sur l'utilisation que pouvait en faire de son côté le prolétariat. Le suffrage universel, la représentation parlementaire des masses, ont été arrachés par le prolétariat à la bourgeoisie. Ils restent cependant dans le cadre bourgeois et sont donc également utilisables par la bourgeoisie contre le prolétariat.
Le prolétariat en combattant pour les libertés démocratiques, le suffrage universel, luttait pour s'organiser, jouir des droits politiques. C'est-à-dire se constituer comme classe pour soi.
La base matérielle de la démocratie bourgeoise[modifier le wikicode]
Toutes ces superstructures politiques, ce fonctionnement de la société et de l'Etat bourgeois, exigent du grand capital d'énormes moyens : une base matérielle est indispensable à l'institution de ces relations à l'intérieur de la classe bourgeoise, et entre les classes. La démocratie bourgeoise, le parlementarisme, nécessitent un capitalisme florissant, en pleine expansion, accumulant d'énormes sur-profits, en un mot qui écume l'économie mondiale, qui dispose de réserves considérables. C'est seulement dans les pays capitalistes économiquement développés qui se partageaient le monde en Europe et aux U.S.A., que la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ont pu fonctionner durablement. Il faut cependant apporter de nombreuses et importantes restrictions à cette proposition. Cela dépendait encore de l'histoire du développement capitaliste dans chaque pays. Les U.S.A., l'Angleterre, la France, étaient les pays les plus avancés de ce point de vue. En Allemagne, en revanche, l'incapacité de la bourgeoisie à réaliser la révolution démocratique bourgeoise, le fait que c'est sous la direction de la bureaucratie et de la caste militaire prussienne héritée du régime féodal que s'est réalisée l'unité nationale, ont laissé en place les vieilles structures héritées du régime aristocratique : le pouvoir était centralisé entre les mains de l'empereur, de la bureaucratie, de la caste militaire. Le Parlement était la « feuille de vigne de l'absolutisme » (Liebknecht). Les libertés démocratiques ont été plus immédiatement et directement qu'ailleurs arrachées par le prolétariat.
Le crépuscule de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, a commencé en 1914. L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, est parvenu à « maturité ». Alors, ainsi que Lénine l'analysa, s'ouvrait une nouvelle période de crise, de guerres et de révolutions. La démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ne convenaient plus à aucune classe de la société, pas plus au prolétariat qu'à la bourgeoisie. La base matérielle, qui le conditionne, disparaissait. Le processus n'est pas linéaire et ne se développe pas dans tous les pays simultanément à la même allure. L'histoire semble parfois faire des retours en arrière. Démocratie bourgeoise et parlementarisme se survivent ou renaissent de leurs cendres. Pour irrégulier et sinueux qu'il soit, le cours de l'histoire suit malgré tout cette pente. Le prolétariat n'accepte pas de faire les frais de la décadence et de la crise des rapports économiques, sociaux, politiques, bourgeois. Appuyé sur ses conquêtes (les éléments de démocratie prolétarienne construits à l'intérieur de la démocratie bourgeoise), le prolétariat met en cause la société, l'Etat bourgeois. La petite bourgeoisie s'agite d'autant plus fébrilement qu'elle n'a pas de solution propre. Le capital financier doit reprendre au prolétariat les concessions économiques, sociales, qu'il a dû faire. Il lui faut détruire les éléments de démocratie prolétarienne constitués à l'intérieur de la société bourgeoise. La base d'un consensus social et politique n'existe plus.
La fonction du fascisme[modifier le wikicode]
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la base matérielle de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, est détruite en Italie et en Allemagne. Les deux pays ont été minés par la guerre. Le prolétariat, les masses, ont terriblement souffert. L'histoire politique d'après guerre des deux pays n'est pas identique. Pourtant, en Italie comme en Allemagne, le prolétariat s'est dressé et a tenté de briser le cadre et les limites de la société bourgeoise. Dès 1923 en Italie, à partir de 1930 en Allemagne, le grand capital a été confronté à un problème décisif et urgent : broyer les os du prolétariat et lui briser le crâne. « Le fascisme a comme fonction essentielle et unique la destruction de la démocratie prolétarienne », ainsi que l'écrit Trotsky.
En Allemagne, de la révolution de novembre 1918 à la grande crise économique de 1929, l'histoire semble hésiter et zigzaguer. La révolution allemande défaite en 1919, le prolétariat n'est pas écrasé. La République parlementaire bâtarde de Weimar oscille mais se maintient. De 1923 à 1929, l'aide, les investissements américains, la haute conjoncture économique donnent un ballon d'oxygène au parlementarisme. En 1930, le capital financier allemand n'a plus la base matérielle nécessaire à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme. Au contraire, tout s'effondre. A nouveau, c'est la misère noire, la ruine, pour des millions et des millions de prolétaires et de petits bourgeois. Le capital allemand n'a qu'une voie : constituer et renforcer les bandes fascistes, se préparer à appeler Hitler au pouvoir. Les gouvernements bonapartistes Brüning, Papen, Schleicher, sont une transition. Le capital financier appelle Hitler au pouvoir, plus un instant à perdre : il faut broyer les os, briser la tête du prolétariat, avant que de préparer et d'entreprendre la Seconde Guerre impérialiste mondiale.
L'Espagne est un cas différent. Jamais la base matérielle de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme n'y a existé. C'est l'effondrement de la dictature de Primo de Rivera, impuissante à rien résoudre, qui a ouvert une période de révolution et de contre-révolution, de luttes de classes aiguës. Les moments de démocratie bourgeoise relative et de parlementarisme sont des entractes entre deux dictatures, ainsi que c'est la règle générale dans les pays économiquement arriérés.
En France, en 1932-1938, bien moins brutalement qu'en Allemagne, la base matérielle de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, se décompose. La République parlementaire devient exsangue. La lutte des classes prend des caractères nouveaux : le prolétariat se dresse, la petite bourgeoisie s'agite, le capital financier a besoin de faire supporter aux masses les conséquences de la crise, de la désagrégation de la position mondiale de l'impérialisme français et des tentatives pour la défendre. Une tendance à ce que les gouvernements s'affranchissent des contrôles parlementaires s'affirme. Le capital, sans encore leur donner le pouvoir, constitue les bandes fascistes, Croix-de-Feu et autres. Et, de son côté, le prolétariat agit au-delà de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme : ainsi la grève générale de juin 1936. La tradition démocratique française est en grande partie une fiction.
Les « théoriciens » des fronts populaires vont d'une position purement conservatrice à un évolutionnisme totalement en dehors de l'histoire et de son cours véritable. Les uns prétendent pour éviter le fascisme se cramponner à une forme politique périmée, lui prolonger éternellement la vie. Les autres veulent utiliser cette forme politique pour, dans l'harmonie des classes sociales, s'acheminer progressivement vers la transformation de la société, et aller jusqu'au socialisme. En vérité, et la révolution prolétarienne et le fascisme résultent de la crise de tous les rapports économiques, sociaux, politiques, lorsqu'elle devient aiguë, de la société bourgeoise à l'époque de l'impérialisme stade suprême du capitalisme.
Aucune classe ou couche sociale ne peut plus respecter les cadres et les rapports de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme. Le prolétariat cherche la voie de la révolution. Il ne peut vaincre, prendre le pouvoir, se constituer en classe dominante, qu'en brisant les formes politiques bourgeoises, qu'en détruisant le vieil appareil d'Etat bourgeois, qu'en constituant ses propres organismes politiques, qu'en établissant son propre Etat. Le capital financier ne peut pas s'accommoder plus longtemps de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme. Son seul recours, c'est la dictature ouverte exercée soit par l'armée, la police, soit par les chefs des bandes fascistes, en coopération d'ailleurs avec l'appareil d'Etat bourgeois purgé de tout élément de démocratie. L'appareil d'Etat bourgeois reste toujours l'instrument de la dictature du capital.
La question de l'Etat : I'« Etat populaire »[modifier le wikicode]
C'est ici que nous rencontrons l'un des principaux sophismes du « front populaire » : celui de I'« Etat Populaire ». Vieille rengaine en vérité. Tout aussi vieille et usée que peut l'être celle de « la démocratie sociale prolongeant la démocratie politique », ou celle sur « la démocratie création continue ». Les unes et les autres sont d'ailleurs indissociables, ce sont différents aspects d'une même question. Marx a depuis longtemps établi que l'Etat était toujours l'instrument d'oppression d'une classe sur les autres classes. Mais même la dénomination d'« Etat populaire » est une vieille guenille idéologique. Faut-il rappeler la fureur de Marx passant au crible le programme de Gotha, sur lequel se réalisait en 1875 la fusion entre les disciples de Lassalle et ceux se réclamant de Marx pour donner naissance au parti social-démocrate allemand ? Il écrivait :
« D'après ce qu'on a vu au chapitre 11, le parti ouvrier allemand cherche l'Etat libre. Qu'est-ce que c'est ?
« Faire l'Etat libre, ce n'est nullement le but des travailleurs qui se sont dégagés d'un étroit esprit de sujets. Dans l'Empire allemand, l' "Etat" est presque aussi "libre" qu'en Russie. La liberté consiste à transformer l'Etat, organe supérieur de la société, en un organe entièrement subordonné à elle et même de nos jours les formes de l'Etat sont libres ou non libres selon que la " liberté de l'Etat s'y trouve plus ou moins limitée.
« Le parti ouvrier allemand, du moins s'il fait sien ce programme, montre que les idées socialistes ne sont pas même chez lui à fleur de peau ; lui au lieu de traiter la société présente (et cela vaut pour toute société future) comme le fondement de l'Etat présent (ou futur pour la société future), il traite au contraire l'Etat comme une réalité indépendante, possédant ses propres fondements intellectuels, moraux et libres.
« Et, maintenant, quel méchant abus fait le programme des mots "Etat actuel", "société actuelle", et quel malentendu, plus méchant encore, il prépare au sujet de l'Etat auquel s'adresse ses revendications !
« La "société actuelle", c'est la société capitaliste qui existe dans tous les pays civilisés, plus ou moins expurgée d'éléments moyenâgeux, plus ou moins modifiée par l'évolution historique particulière à chaque pays, plus ou moins développée. Au contraire, l' "Etat actuel" change avec la frontière. Il est, dans l'empire prusso-allemand, autre qu'en Suisse et en Angleterre, autre qu'aux Etats-Unis. L' "Etat actuel" est, par conséquent, une fiction.
« Cependant, les divers Etats des divers pays civilisés, en dépit de la diversité de leurs formes, ont tous ceci de commun qu'ils reposent sur le sol de la moderne société bourgeoise, seulement plus ou moins développée au point de vue capitaliste. Certains caractères essentiels leur sont par là communs. C'est en ce sens qu'on peut parler d'"Etat actuel" pris comme expression générique, par contraste avec l'avenir où la société bourgeoise dans laquelle est actuellement sa racine, a cessé d'exister.
« Vient ensuite cette question : quelle transformation subira l'Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s'y maintiendront-elles qui soient analogues aux fonctions actuelles de l'Etat ? Cette question ne peut avoir de réponse que par la science, ce n'est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu'on fera avancer le problème d'un saut de puce.
« Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde. A quoi correspond une période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »
Engels dans une lettre à Bebel, datée 18-28 mars 1875, met les points sur les « i » : « Le libre Etat populaire [de Lassalle - N.D.L.R.] est transformé en Etat libre. Or, grammaticalement, un Etat libre est un Etat qui est libre vis-à-vis des citoyens, par conséquent un Etat à gouvernement despotique. Il faudrait se décider, une fois pour toutes, à laisser là tout le bavardage sur l'Etat, surtout depuis la Commune qui déjà n'était pas un Etat au sens propre du mot. Les anarchistes nous ont déjà suffisamment cassé la tête avec l' "Etat populaire", bien que déjà l'écrit de Marx contre Proudhon et après cela le Manifeste communiste disent expressément qu'à l'avènement de l'ordre socialiste, l'Etat se dissoudra de lui-même et disparaîtra. Comme l'Etat n'est après tout qu'une organisation provisoire, dont on se sert dans la lutte, pendant la révolution, pour abattre l'adversaire par la force, c'est un non-sens que de parler d'un Etat libre populaire. »
C'est, en effet, une absurdité théorique que de parler, soit d'un Etat au-dessus des classes, émanation de la morale et du droit, infiniment perfectible, soit d'un Etat libre, soit d'un Etat populaire, mais cette absurdité correspond à des fins politiques précises : subordonner la classe ouvrière, les masses exploitées, à l'Etat en place, à son armée, à sa police, à sa justice, à tous ses corps constitués, à son administration, etc., prétendument démocratisés. Ce n'est pas que l'Etat bourgeois soit toujours égal à lui-même dans tous les pays et dans tous les temps.
La question de l'Etat : évolution des Etats bourgeois[modifier le wikicode]
Engels, critiquant cette fois le projet de programme d'Erfurt de 1891, qui devait remplacer l'ancien programme de Gotha, écrit : « L'on fait accroire à soi-même et au parti "que la société actuelle peu à peu pénètre dans le socialisme", sans se demander si par là elle n'est pas obligée de sortir de sa vieille constitution sociale, de faire sauter cette vieille enveloppe avec autant de violence que l'écrevisse crevant la nasse : comme si, en Allemagne, elle n'avait pas en outre à rompre les entraves de l'ordre politique encore à demi absolutiste et, par-dessus encore, indiciblement embrouillé. » Engels poursuit : « L'on peut concevoir que la vieille société pourra pénétrer pacifiquement dans la nouvelle dans les pays où la représentation concentre en elle tout le pouvoir, où, selon la Constitution, on peut faire ce que l'on veut, du moment que l'on a derrière soi la majorité de la nation ; dans les républiques démocratiques comme la France et l'Amérique, dans les monarchies comme l'Angleterre, où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse, et où cette dynastie est impuissante contre la volonté du peuple. »
A ce point, les partisans des « voies pacifiques vers le socialisme » poussent généralement leur cocorico. N'est-ce pas la preuve qu'il est possible de modifier progressivement la société et de « démocratiser » l'Etat ? Engels suppose seulement qu'une telle hypothèse est concevable dans les pays où existe une démocratie parlementaire. La question qui se pose est simplement : l'histoire a-t-elle confirmé une telle « supposition » ? Lénine a déjà répondu à cette question :
« La révolution prolétarienne est impossible sans la destruction violente de la machine d'Etat bourgeoise et son remplacement par une nouvelle qui selon Engels "n'est plus un Etat au sens propre du mot". Tout cela, Kautsky a besoin de l'escamoter, de l'avilir : sa position de renégat le veut ainsi.
« Voyez à quels misérables subterfuges il a recours :
« Premier subterfuge... "Ce qui prouve que Marx ne pensait pas à la forme de gouvernement, c'est qu'il estimait qu'en Angleterre et en Amérique la transition pouvait se faire pacifiquement, donc par voie démocratique."
« La forme de gouvernement n'a absolument rien à voir ici, car il y a des monarchies qui ne sont pas caractéristiques de l'Etat bourgeois, par exemple celles qui se distinguent par l'absence de militarisme ; et il y a des républiques qui en portent tous les caractères, le militarisme et la bureaucratie par exemple. C'est un fait historique et politique universellement connu, et Kautsky ne réussira pas à le falsifier.
« Si Kautsky voulait raisonner d'une façon sérieuse et honnête, il se demanderait : existe-t-il des lois historiques concernant la révolution et qui ne connaissent pas d'exception ? Et la réponse serait : non, il n'y en a pas. Ces lois n'ont en vue que ce qui est typique, ce que Marx a qualifié un jour d' "idéal" au sens du capitalisme moyen, normal, typique.
« Ensuite, y avait-il dans les années 70 quelque chose qui fît de l'Angleterre et de l'Amérique une exception sous le rapport envisagé ? Pour tout homme tant soit peu initié aux exigences de la science dans l'ordre des problèmes historiques, il est évident que cette question demande à être posée. S'en abstenir, c'est falsifier la science, c'est jouer avec les sophismes. Cette question une fois posée, on ne saurait douter de la réponse - la dictature révolutionnaire du prolétariat, c'est la violence exercée contre la bourgeoisie ; et cette violence est nécessitée surtout comme Marx et Engels l'ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans La Guerre civile en France) par l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui justement dans les années 70 du XIX° siècle n'existaient pas (maintenant, elles existent et en Angleterre et en Amérique). » (La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.)
Or, en France, en Espagne, au Chili, ces « institutions » étaient en 1936 comme en 1970, et sont plus que jamais, l'armature du pouvoir d'Etat. La courbe de l'évolution historique montre que depuis les années 1870-1890, dans tous les pays, aux U.S.A., en Angleterre, se sont constitués, en raison du stade où le capital est parvenu, un extraordinaire militarisme, un énorme bureaucratisme, et que là où ils existaient déjà, ils se sont considérablement renforcés. Ainsi, si l'Etat bourgeois évolue, ce n'est pas dans le sens d'une sorte d' « Etat du peuple entier », ce qui n'a aucun sens, mais au contraire dans le sens d'un « Etat libre » qui, comme l'expliquaient Marx et Engels, évolue du bonapartisme plus ou moins affirmé vers des dictatures ouvertes, «des Etats à gouvernement despotique ».
Parlementarisme, participation classique des partis ouvriers au pouvoir[modifier le wikicode]
Sans mettre an jour les grandes tendances historiques, il est impossible de s'orienter en politique, et plus particulièrement de mener le combat pour la victoire des intérêts du prolétariat. Mais ces tendances historiques ne se développent pas de façon linéaire et elles se développent à l'échelle mondiale de façon inégale et combinée. De même que la démocratie parlementaire ne s'est appliquée généralement que dans les pays impérialistes dominants et sous des formes spécifiques sous des formes spécifiques qui dépendaient de l'histoire du pays en relation à l'histoire mondiale, de même la liquidation du parlementarisme bourgeois, de la démocratie parlementaire, si elle est une tendance historique, ne se réalise pas sans que se produisent des retours en arrière, partout à la fois, et de la même manière. La bourgeoisie elle. même hésite à confier son Etat aux bandes fascistes, ou aux militaires, ou à un Bonaparte et à sa Société du 10-Décembre. L'expérience historique lui a appris que la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, sont des formes de domination politique qui, rodées au cours des années, sont d'une grande souplesse.
Utilisant le Parlement, les différentes couches de la bourgeoisie règlent « démocratiquement » leurs relations et leurs conflits. A vrai dire, le capital financier reste toujours le maître du jeu, et en dernière analyse utilise tous les partis bourgeois. Cependant, les intérêts de chaque couche particulière sont représentés et se font entendre. Le parlementarisme a l'avantage de permettre une certaine représentation des masses des villes et des campagnes, et les échos de leurs intérêts et de leurs besoins se font entendre au Parlement. Ces couches parviennent à arracher accommodements et concessions. Le parlementarisme permet une représentation populaire. Il s'est façonné au cours d'années et d'années d'expérience, de luttes politiques de la bourgeoisie, au sein de celle-ci, et entre les classes. Dans chaque pays capitaliste économiquement développé, il a une histoire et des traditions particulières, et en même temps, l'expérience parlementaire de chaque pays a alimenté la constitution du parlementarisme dans les autres pays. Longtemps, le prolétariat comme classe n'était pas représenté aux Parlements. La classe ouvrière votait pour les partis libéraux et radicaux. La constitution des partis ouvriers a permis au prolétariat d'avoir ses propres candidats et ses propres députés. La bourgeoisie des pays capitalistes avancés, d'abord effrayée de la participation au Parlement des partis ouvriers, aperçut bientôt tout l'avantage qu'elle pouvait en tirer de son côté. Elle parvint à intégrer les partis sociaux-démocrates au parlementarisme bourgeois et, ultérieurement, à la participation au gouvernement. Les partis sociaux-démocrates devenaient des partis ouvriers parlementaires. Au moyen du parlementarisme, la bourgeoisie ouatait, en quelque sorte, les relations entre les classes, sans supprimer les antagonismes fondamentaux. Le prisme du Parlement faisait apparaître l'Etat ainsi que l'Etat de toutes les classes, l'« Etat du peuple entier », obscurcissait la conscience de la division de la société en classes, en imposant l'image prépondérante d'une certaine géographie politique : l'extrême gauche, la gauche, le centre, la droite, l'extrême droite. Le parlementarisme a même l'énorme avantage de permettre la participation des partis ouvriers au gouvernement bourgeois, ce conseil d'administration de la bourgeoisie, voire la direction de ces gouvernements par les partis sociaux-démocrates.
Lorsque les dirigeants des partis ouvriers participent à des gouvernements aux côtés des partis bourgeois, voire dirigent de tels gouvernements, ou même les forment à eux seuls en respectant les cadres politiques institués, c'est toujours que la société et l'Etat bourgeois sont menacés, d'une façon ou d'une autre, et pour les défendre.
Le plus souvent, de tels gouvernements se sont constitués pour faire face, endiguer une poussée des masses s'exprimant à l'échelle du pays ou à l'échelle internationale. Dans certains cas, la participation ou la direction par les représentants des partis ouvriers de gouvernements bourgeois devenait nécessaire à la bourgeoisie pour faire face à de grandes crises nationales et internationales. Il s'agissait alors de faire appel aux masses exploitées, à leur esprit de sacrifice, à leur dévouement « au service du pays », dans l'union des classes sociales, malgré leur différenciation. Les première et deuxième guerres mondiales ont été des moments de ce genre. Pendant ces guerres, et plus encore pendant la seconde, les représentants des partis ouvriers ont participé à de tels gouvernements au nom de la croisade « des démocraties contre le fascisme ». Le gouvernement Churchill unissait au service de Sa Gracieuse Majesté « tories » et travaillistes. Les représentants du Labour Party siégeaient au gouvernement et Attlee, à l'époque principal dirigeant du L.P., partageait, au moins formellement, la responsabilité de la direction du gouvernement avec Churchill. Il faut se rappeler que le programme du Front populaire en France en 1936 préparait une semblable éventualité. Lorsque Duclos parlait du « Front populaire de la paix », il préparait l'étape suivante. Dès août 1936, Thorez appelait à dépasser le Front populaire, par la formation du « Front des Français » qui devait aller de « Thorez à Paul Reynaud ».
A la fin de la guerre et dans l'immédiat après-guerre, les gouvernements d'union nationale en France, en Italie, en Belgique, en Hollande, étaient nécessaires à la bourgeoisie en raison de la poussée des masses et en fonction de la nécessité contradictoire de leur imposer les « sacrifices indispensables à la nation », indispensables à la reconstruction de l'Etat bourgeois et de l'économie capitaliste en ruine. Maurice Thorez résume parfaitement la fonction des gouvernements dirigés de 1944 à fin 1945 par de Gaulle et jusqu'en 1947 des gouvernements tripartites (M.R.P.-S.F.I.O.-P.C.F.), lorsqu'il dit au comité central du P.C.F. en février 1945 : « Il faut une seule armée, une seule police, un seul gouvernement. » Il complétait ce que les dirigeants e de la C.G.T., alors unifiée, proclamaient : « il faut produire, produire, la grève est l'arme des trusts. » A la mort de Maurice Thorez, de Gaulle lui rendit un juste hommage. Il envoya à Jean Thorez la lettre
« J'adresse à vous-même et aux vôtres mes sincères condoléances dans le deuil qui vous frappe par la mort de votre père. Pour ma part, je n'oublie pas qu'à une époque décisive pour la France, le président Maurice Thorez quelle qu'ait pu être son action avant et après a, à mon appel, et comme membre de mon gouvernement, contribué à maintenir l'unité nationale. »
En Angleterre, le Labour Party formait après la guerre le gouvernement. Il prenait en charge la tâche de consolider l'économie britannique vieillissante et épuisée par la guerre. Lui seul était en mesure d'imposer aux travailleurs l' « austérité ». Dans les pays scandinaves, des gouvernements formés par les P.S. ont longtemps pris en charge la gestion des intérêts de la bourgeoisie. Au prix de concessions limitées, le capital obtenait la « paix sociale ». Dans tous ces cas de participation aux gouvernements, ou de direction de gouvernements par les partis ouvriers, la bourgeoisie s'en remet au mécanisme « démocratique »pour contenir et refouler le prolétariat et les masses exploitées.
Le fonctionnement normal de l'Etat bourgeois est assuré et les formes démocratiques protègent la dictature du capital et les rapports de production bourgeois.
Particularités des fronts populaires[modifier le wikicode]
Les « principes » (pour autant que l'on puisse parler de principes) des programmes et de la politique des fronts populaires, et ceux de la participation ou de la gestion du pouvoir bourgeois par les partis ouvriers sont les mêmes. Dans l'un et l'autre cas, les dirigeants des organisations et partis ouvriers défendent l'Etat bourgeois et sauvegardent la société bourgeoise. Une des différences provient de rapports politiques différents entre les classes et à l'intérieur des classes.
Dans les pays où le mouvement ouvrier est unifié, la constitution de fronts populaires classiques ne se pose pas, bien que la coalition du parti unique de la classe ouvrière et d'un des partis bourgeois dits « de gauche », libéral ou autre, ne soit pas différente dans son contenu fondamental des fronts populaires. Les fronts populaires se forment dans les pays où il existe plusieurs organisations et partis ouvriers, et parfois plusieurs centrales syndicales. Plus précisément, là où aux côtés d'autres organisations et partis ouvriers existe un parti communiste ayant un important rôle politique.
Il faut que se pose la question du front unique des organisations et partis ouvriers pour que se constituent des fronts populaires, et cela dans une situation de crise telle que le prolétariat exige des organisations et partis ouvriers qu'ils combattent ensemble pour former un gouvernement que les masses considèrent comme le leur. Mais les fronts populaires n'unissent pas seulement les organisations et partis ouvriers, ils intègrent des partis bourgeois, leurs programmes sont des programmes de défense de la société et de l'Etat bourgeois. Même lorsque les partis bourgeois inclus dans les fronts populaires sont faibles, même si ce ne sont que des ombres de partis, ils sont indispensables aux coalitions de front populaire, car ils donnent à celles-ci leur sens politique. Ce sont les joints, les anneaux, qui relient les partis ouvriers aux partis bourgeois. Si petits soient-ils, si faibles soient-ils, les partis bourgeois inclus dans les fronts populaires sont des partis du grand capital : le grand capital n'a pas un « parti », utilise tour à tour chacun des partis bourgeois, chacun à son tour ou chacun à sa place pour jouer un rôle particulier. Les fronts populaires sont les réponses mystificatrices traîtresses des dirigeants des organisations et partis ouvriers aux besoins et aux aspirations des masses qui veulent l'unité, qui veulent imposer un gouvernement ouvrier. Les fronts populaires peuvent aller, ainsi que ce fut le cas au Chili, jusqu'à des formules apparemment radicales comme « Etat populaire », « étape vers le socialisme », leur politique vise toujours à contenir les masses et à protéger l'Etat bourgeois. Les fronts populaires ne sont pas égaux à la simple collaboration de classe, les gouvernements de « front populaire » n'égalent pas la participation classique à des gouvernements bourgeois. Ce sont des formes politiques qui sont constituées lorsque des crises profondes secouent la société, l'Etat bourgeois, où les masses se mettent en mouvement. Toujours les fronts populaires sont des barrages dressés devant les masses.
Trotsky l'a souligné : le gouvernement Kerensky avait quelque chose d'un gouvernement de front populaire : il était un gouvernement de coalition entre les mencheviques et les partis libéraux bourgeois ; il bénéficiait de la couverture des soviets où ces partis étaient majoritaires ; la contre-révolution parlait au nom de la révolution, et se couvrait de son manteau. Depuis, la révolution d'Octobre a été victorieuse. Rien ne peut effacer que la révolution russe ait été la première révolution prolétarienne victorieuse. Rien ne peut effacer qu'elle ait été la première révolution de la série des révolutions dont l'ensemble constitue la révolution prolétarienne mondiale. Et il ne s'agit pas d'une addition de révolutions, mais d'un processus organique et historique. Inévitablement, toute révolution prolétarienne se réfère à la révolution russe, car elle en est la continuité. Les masses considèrent très généralement les partis communistes comme liés à la révolution d'Octobre 1917. C'est vrai en ce sens que c'est elle qui a été, sur la base de la lutte des classes, à l'origine de leur constitution. Lorsque s'ouvre une révolution prolétarienne, au moins en un premier stade, les masses considèrent que ces partis sont les héritiers du parti bolchevique qui dirigea la révolution d'Octobre. Une partie des masses se tournent vers les P.C. Elles croient qu'ils sont les continuateurs de la révolution russe, que ce sont des partis bolcheviques, qu'ils veulent diriger leur révolution sur le chemin de la révolution russe.
Tout front populaire doit avoir de nos jours la caution d'octobre 1917, et ce sont les P.C. qui la leur donnent. C'est ainsi qu'à l'époque actuelle, la contre-révolution se couvre du manteau de la révolution.
Gouvernements de front populaire, ultime recours[modifier le wikicode]
Pourtant, la bourgeoisie craint toujours d'avoir à recourir à des gouvernements de front populaire. C'est une arme ultime qu'elle n'utilise que lorsqu'il lui est impossible d'avoir recours aux solutions politiques classiques. Elle ne redoute pas les gouvernements de front populaire en eux-mêmes. Elle sait parfaitement ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent. Elle sait combien ils sont respectueux de l'Etat et de la société bourgeoise. Mais les gouvernements de front populaire impliquent que les masses soient mobilisées. Elles n'ont pas le même respect de l'Etat et de la société bourgeoise, tout au contraire, c'est pour les renverser qu'elles se sont mobilisées. La question de savoir si elles vont subir le carcan du front populaire, et pour combien de temps, reste ouverte. Toutes les expériences de front populaire, en France, en Espagne, au Chili, ont montré la contradiction explosive qui existe entre les aspirations des masses et les fronts populaires. Les masses ont tendance à agir par leurs propres moyens, selon leurs propres méthodes, à l'encontre des gouvernements et de la politique de front populaire. En France, ce fut juin 1936. En Espagne, ce fut la révolution de juillet 1936. Au Chili, les travailleurs occupèrent et contrôlèrent nombre d'usines, d'entreprises, qui n'étaient pas nationalisées, et de nombreuses terres. Les « cordons industriels » étaient des embryons de soviets qui s'opposaient à l'Etat bourgeois. Les relations entre les masses, les partis et les gouvernements de front populaire sont toujours ambiguës et contradictoires. Les masses ont des aspirations directement contraires au contenu des fronts populaires, quel que soit le contenu qu'elles leur attribuent. Instruments du maintien de la société bourgeoise, de défense de l'Etat bourgeois, les gouvernements de front populaire sont donc les instruments de la contre-révolution. Dans tous les pays où de tels gouvernements ont accédé au pouvoir, ils sont entrés en contradiction directe avec le mouvement des masses. Contre les masses, ils ont utilisé tout l'arsenal des moyens politiques, l'encadrement et la pression politique,exercée par les appareils des partis ouvriers et des centrales syndicales, mais aussi en Espagne, en France, au Chili, les moyens de l'appareil d'Etat, de la répression, de la violence. Sous l'équivoque du front populaire et de ses gouvernements, s'affrontent révolution et contre-révolution. La tendance des masses est toujours de briser le carcan des fronts populaires et d'engager le processus de la révolution prolétarienne.
Les fronts populaires témoignent à leur façon de la faillite du parlementarisme, de la démocratie bourgeoise.
Leurs initiateurs n'en prétendront pas moins redonner souffle et vie à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme. Bien plus, ils prétendent les implanter et les faire vivre là où les moyens matériels et politiques de leur existence n'ont jamais été réalisés. Or, lorsque viennent au pouvoir des gouvernements de front populaire, cela signifie que le, conditions d'une existence durable de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, ont cessé d'exister, ou n'ont jamais existé. Lorsque de tels gouvernements sont au pouvoir, la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, ne fonctionnent déjà plus de façon classique. La société bourgeoise est en pleines convulsions. La façade parlementaire reste, mais ce sont les appareils des partis ouvriers et des centrales syndicales qui contiennent les masses et étayent l'Etat bourgeois. En juin 1936, en France, le Parlement a joué un rôle de troisième ordre. Ce sont les appareils du P.S. et du P.C.F., qui ont contenu et ensuite refoulé C'est Blum qui, face à la grève, représentait l'Etat. La Chambre des députés, le Sénat, ont été cantonnés, à ce moment, au rôle de chambres d'enregistrement. En Espagne, à partir de juillet 1936, les Cortes n'ont pratiquement joué aucun rôle. Au Chili, les relations politiques furent différentes en apparence, mais de même nature en réalité. Les partis démocrate-chrétien, national, démocrate radical, avaient la majorité au Parlement. Le gouvernement de l'Unité populaire protégea le Parlement contre les masses. Il le maintint en place. Il s'inclinait devant lui (et l'armée). Mais c'était l'Unité populaire qui étayait l'État bourgeois, et montait la garde contre les masses autour du Parlement.
Comme dans toute période révolutionnaire, et les gouvernements de front Populaire viennent au pouvoir lors de telles périodes, les libertés démocratiques peuvent n'avoir jamais été aussi développées. Il ne s'agit pas d'un renouveau de la démocratie bourgeoise, ou du parlementarisme. Les masses en mouvement occupent le terrain politique et s'emparent de droits et libertés inconnus jusqu'alors, y compris, éventuellement, celui de s'organiser en comités, en soviets, en juntes, etc., c'est-à-dire de constituer leurs organismes de classe et de les dresser de façon plus ou moins développée face au pouvoir bourgeois. Ce n'est pas encore le pouvoir ouvrier, l'Etat ouvrier, mais une virtualité, et ce sont déjà des éléments de démocratie ouvrière.
Aggravation de la crise des rapports sociaux bourgeois[modifier le wikicode]
La bourgeoisie s'abrite derrière les fronts populaires. Mais la crise de tous les rapports économiques, sociaux et politiques s'aggrave. La bourgeoisie, le capital financier, utilisent les gouvernements de front populaire comme un barrage face à la montée des masses, mais non seulement ils n'y ont recours qu'en dernière instance, mais ils ne peuvent se contenter de ce barrage. De toute manière, ce genre de rapports entre les classes ne peut s'éterniser, et la bourgeoisie craint que les masses ne rompent le carcan du front populaire, ne le disloquent, exigent la rupture des partis ouvriers d'avec les partis bourgeois, arrachent de nouvelles concessions et posent finalement la question du pouvoir en termes d'un gouvernement ouvrier qui détruise l'Etat, bourgeois, exproprie le capital, s'appuie sur la classe ouvrière et les masses exploitées organisées dans leurs propres organismes de classe.
Pour défendre la société bourgeoise, préserver l'Etat bourgeois, pour contenir et dévoyer les masses, les gouvernements de front populaire sont contraints de faire des concessions aux masses. La politique économique et sociale des gouvernements de front populaire est fatalement facteur de crise économique. Que ce soit en France, en Espagne, au Chili, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les concessions faites aux masses ne modifient pas la nature du mode de production, et elles sont contradictoires aux exigences de son fonctionnement. C'est toujours trop et trop peu. Le plus souvent, la crise économique a été un des facteurs décisifs de la tension des antagonismes de classes qui ont abouti à la constitution des fronts populaires. Les charges que le front populaire impose au système capitaliste aggravent ses difficultés économiques dans le pays et sur le marché mondial. Lorsque de larges mesures de nationalisation sont obligatoires pour répondre aux aspirations des masses, qu'elles soient faites sans que l'ensemble de la production et de la distribution de l'économie passe sous contrôle ouvrier, sans que les principaux secteurs soient arrachés au capital, sans que l'Etat bourgeois soit détruit et un Etat ouvrier constitué, elles sont des éléments d'anarchie dans la production, qui dans son ensemble reste capitaliste et subordonnée aux lois du profit (sauf naturellement lorsque ces nationalisations, pour des raisons de rentabilité, d'investissement, ou autres, sont désirées par le capital financier lui-même). Les investissements capitalistes s'arrêtent ; les capitaux sont utilisés à spéculer sur tout ; la hausse des prix, l'inflation, sont inévitables ; les matières premières, les marchandises, sont stockées et détournées du cycle normal de la production et de la consommation.
Ce n'est pas tout. Inévitablement, les capitaux fuient les pays où couve, et à plus forte raison où se développe, une crise révolutionnaire. La bourgeoisie n'est pas une classe homogène et disciplinée : chacun pour soi et Dieu pour tous. Toutes les couches de la bourgeoisie, pratiquement chaque capitaliste en particulier, tentent de tirer leur épingle du jeu, de combiner, de spéculer, de mettre à l'abri leur capital argent. En plus, l'économie d'un pays n'est qu'une fraction de l'économie mondiale. Les exportations sont obérées par la hausse des cours, la pénurie, la désorganisation de la production, les importations le sont par la dépréciation de la monnaie nationale, la diminution des réserves d'or et de devises. La pression du capital étranger, des grandes banques et des monopoles les plus puissants sur le marché mondial se fait écrasante.
Ce tableau n'est pas changé. En 1936 en France, à peine la grève générale était-elle canalisée et disloquée que l'inflation et la hausse des prix remettaient en cause les hausses de salaires. La fuite des capitaux avait commencé avant les élections. Et le 28 septembre 1936, c'était la dévaluation du franc. Ce n'est qu'en imposant aux masses de renoncer partiellement à leurs conquêtes, d'accepter une diminution de leur pouvoir d'achat, que le gouvernement Léon Blum redonnait confiance à la bourgeoisie et préparait la... liquidation du gouvernement de Front Populaire. En Espagne, jamais les gouvernements de Front populaire n'ont été capables de réorganiser l'économie. Au Chili, l'effort demandé par le gouvernement de l'Unité populaire à la classe ouvrière et aux masses a permis au cours de la première année d'accroître le produit national brut. Mais déjà, la flambée des prix, la dépréciation de la monnaie, la fuite des capitaux s'accéléraient. Au fur et à mesure où il devint clair que le gouvernement d'Unité populaire ne parvenait pas à refouler les masses, et même de moins en moins à les contenir, l'anarchie économique se développait, la spéculation, le marché noir, s'accentuaient. La fuite des capitaux prenait des dimensions inouïes. Les réserves de change s'épuisaient. Le gouvernement Allende sollicitait, pour combler les déficits des balances commerciales et des comptes, des crédits internationaux aux organismes monétaires internationaux et aux grandes banques privées. Amère ironie, Allende allait jusqu'à demander en 1971 un crédit de 5 milliards de dollars aux U.S.A. pour équiper les forces armées.
En barrant la route du pouvoir à la classe ouvrière, en la subordonnant aux règles d'un parlementarisme failli qui n'est plus qu'une apparence, les fronts populaires ne font qu'aggraver la crise de la société et empêchent la classe ouvrière de la résoudre selon ses méthodes et sur son propre terrain. Par conséquent, ils laissent le champ libre aux « solutions » les plus brutales du capital financier : la dictature ouverte, les diverses variétés de fascisme.
Et les « classes moyennes » ?[modifier le wikicode]
Mais, suprême argument des « théoriciens » des fronts populaires, « les classes moyennes sont attachées à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme » ; « le prolétariat ne peut prendre le pouvoir sans elles », et « elles sont pacifiques » ; « elles sont contre la révolution », « elles sont contre le collectivisme ». Ces arguments ne valent pas plus cher que les autres. Les « classes moyennes » sont attachées à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme, elles sont pacifiques, en temps normal, lorsque les contradictions de la société bourgeoise sont supportables. Lorsque la crise de la société atteint son paroxysme, elles deviennent tout au contraire littéralement enragées, prêtes aux pires violences. Ce qui s'explique fort bien. Elles occupent une position intermédiaire instable au sein de la société entre le prolétariat et le grand capital. La crise économique et sociale les ruine. La crise politique les affole. Elles n'ont aucune solution propre. Elles deviennent politiquement folles. Tout naturellement, au moins une grande partie d'entre elles sont prêtes à se dresser contre le grand capital. Et tous les mouvements fascistes le savent, qui déploient une démagogie anticapitaliste d'autant plus virulente qu'elle est formelle, et mensongère, pour les attirer à eux. Mais elles sont extrêmement sensibles à l'impuissance du prolétariat à résoudre les questions fondamentales de la société. Les fronts populaires les rejettent obligatoirement du côté du fascisme. Encore une fois, le front populaire empêche la classe ouvrière de prendre le pouvoir, alors que s'aggrave la crise de la société. Les classes moyennes rendent le prolétariat et ses organisations responsables de la crise et de son aggravation. Elles se tournent alors vers le fascisme qui, lui, « agit », « n'hésite pas », « se bat ». C'est une des plus importantes leçons politiques de ces cinquante dernières années. Alors, en effet, la petite bourgeoisie devient la base de masse du fascisme, ou pour le moins appelle de ses vœux une dictature militaire capable d'en finir avec l'agitation sans fin, mais sans perspective, du prolétariat. Chemises noires, Sections d'assaut, ont été recrutées en grande majorité au sein de la petite bourgeoisie désespérée par la crise de la société bourgeoise, mais à laquelle la classe ouvrière désorientée par les dirigeants sociaux-démocrates et du parti communiste allemand apparaissaient incapables d'apporter une solution.
La liaison entre la classe ouvrière et les masses exploitées petites-bourgeoises des villes et des campagnes dépend du programme et de la politique des partis ouvriers. Au nom de l'« alliance avec les classes moyennes », s'aligner sur le programme et la politique des démocrates républicains, c'est à coup sûr se couper des masses petites-bourgeoises. Un des aspects politiques de la crise de la société se manifeste en ce que les partis classiques, qui assumaient le contrôle du capital financier sur les masses petites. bourgeoises, font faillite, et sont désertés par les masses petites-bourgeoises. En Italie, en Allemagne, en France, en Espagne, au Chili, à chaque fois, cet aspect de la crise politique était constatable. Nous revenons à un problème déjà évoqué : si les partis classiques auxquels la petite bourgeoisie faisait confiance en période calme répondaient toujours à leurs besoins et à leurs espoirs, cela signifierait qu'il n'y a pas de crise sociale profonde, que la société reste stable. Alors, une action réformiste classique dans les cadres bourgeois serait seule à l'ordre du jour. La menace fasciste est la contrepartie de la crise révolutionnaire menaçante.
Les masses petites-bourgeoises ont besoin, cherchent d'autres moyens, d'autres réponses, un autre programme, une autre politique. Toute la situation les y contraint. Le prolétariat peut les leur fournir se situe sur son terrain, car il s'agit d'abord et avant tout de les libérer du poids écrasant que fait peser sur elles le capital financier, et de la crise économique qui les étreint. C'est une question de programme : expropriation des banques, des grandes sociétés, crédits à bon marché, impôts allégés, etc., vont ensemble. Seul le prolétariat est en mesure d'exproprier le grand capital, et de faire fonctionner l'économie sur d'autres bases. S'aligner sur le programme des partis capitalistes démocratiques revient à dire aux masses petites-bourgeoises : vous serez toujours écrasées par le capital financier. C'est une question politique : le prolétariat est-il capable de résoudre ces questions en prenant le pouvoir ? Adopter la politique des partis démocratiques bourgeois, c'est dire aux masses petites-bourgeoises : le prolétariat est politiquement impuissant, vous resterez sous la coupe des politiciens bourgeois plus ou moins véreux et en tout cas totalement faillis. Les conséquences sont inéluctables : rejetée sous la coupe des partis démocratiques bourgeois, sans autre perspective qu'un sombre désespoir, la petite bourgeoisie, qui dans ses grandes masses pouvait être gagnée par la classe ouvrière, ne s'en détourne pas moins des partis démocratiques bourgeois, et est disponible pour être enrôlée et encadrée sous les bannières du fascisme qui développe la démagogie adéquate. Une fois encore, une constatation s'impose : les fronts populaires sont l'antichambre du fascisme. D'autant que l'impuissance politique finit par dérouter et démoraliser le prolétariat lui-même, s'il ne se libère pas du carcan bourgeois, et ne brise pas l'alliance des partis ouvriers et des partis démocratiques bourgeois.
La défense des libertés démocratiques et le prolétariat[modifier le wikicode]
La classe ouvrière ne peut être indifférente à la forme politique de la dictature de la bourgeoisie. Elle ne peut mettre un signe égal entre la dictature ouverte du capital (dictature militaire, bonapartisme, fascisme) et la démocratie bourgeoise, le parlementarisme. Lorsque les fascistes, le corps des officiers, la police, à l'instigation du capital financier, veulent 'en finir avec la démocratie bourgeoise, le parlementarisme bourgeois, le prolétariat, ses partis et organisations ne sont pas neutres, et ne peuvent l'être. Sauf à se suicider, il leur est impossible d'attendre placidement lorsque les partisans de la dictature ouverte ont décidé de régler son compte à la démocratie bourgeoise, au parlementarisme, le résultat de l'affrontement. D'autant qu'en règle générale, il n'y pas affrontement. C'est le capital financier qui commande, tant aux bandes fascistes qu'aux partis bourgeois. Les dirigeants politiques de ces partis sont brutalement congédiés. lis s'inclinent au moment décisif, et ils ne peuvent que s'incliner. L'appareil d'Etat bourgeois est pour eux sacro-saint. Ils ne peuvent envisager d'action politique sérieuse qu'au travers et au moyen de l'appareil d'Etat. Or, au moment où les partisans de la dictature ouverte engagent des actions, ou l'action politique, pour prendre le pouvoir, ils le font en liaison avec l'appareil d'Etat, quand ce ne sont pas les forces armées de celui-ci qui passent directement à l'action. C'est là une vieille question quelle que soit la forme nouvelle où elle se présente.
L'exemple évidemment classique est l'exemple de la politique des bolcheviques en août 1917, placés face au coup d'Etat de Kornilov. Le parti bolchevique a appelé à la lutte inconditionnelle contre le coup d'Etat militaire. C'est-à-dire qu il n'a posé aucune condition politique au gouvernement Kerensky pour participer à la lutte contre Kornilov, pas plus qu'il n'a pris d'engagement vis-à-vis de la politique pratiquée par Kerensky. Le parti bolchevique a appelé les masses à lutter contre Kornilov selon leurs propres méthodes et non sous la bannière, les méthodes, la discipline, du gouvernement Kerensky. Mais même la bureaucratie ultra-réformiste de la centrale syndicale allemande a, en mars 1920, su réagir selon cette méthode politique contre le coup d'Etat militaire dirigé par von Liittwitz et Kapp. Legien, dirigeant la centrale, a pris l'initiative d'appeler à la grève générale qui a brisé le putsch. En février 1934, en France, les ligues fascistes ne sont pas allées jusqu'au bout. Mais, les masses ont contraint les dirigeants à s'engager sur la voie de la riposte en utilisant la méthode du parti bolchevique en 1917 contre Kornilov et de Legien en 1920 ,contre Kapp. En juillet 1936, en Espagne, spontanément les masses ont également utilisé cette méthode. Revenons à ce qui est fondamental : « A l'intérieur de la démocratie bourgeoise, se servant d'elle et luttant contre elle, les ouvriers édifient leurs fortifications, leurs bases, leurs foyers, de démocratie prolétarienne. » Mettre un signe égal entre les différentes formes de dictature ouverte du capital et sa forme démocratique et parlementaire, ainsi que l'Internationale communiste le faisait sous la direction de Staline entre 1929 et 1934, revient à mépriser toute l'histoire, toutes les luttes antérieures, toutes les conquêtes du prolétariat, qui en ont fait d'une classe seulement exploitée une classe combattante, d'une classe en soi, une classe pour soi. La « théorie » du « social-fascisme » niait l'histoire, les luttes du prolétariat, et aboutissait, en utilisant les formules les plus radicales en paroles, à la destruction des conquêtes, des acquis, des formes d'organisation de la classe ouvrière.
Les gauchistes d'aujourd'hui dont rien inventé. Ils reprennent en en étendant l'application les prémisses « théoriques » qui ont servi à l'élaboration de la « théorie » stalinienne du « social-fascisme ». Pour eux, ce sont toutes les organisations ouvrières - partis et syndicats - qui sont traitées à la façon dont les staliniens traitaient la social-démocratie au cours des années 1929-1934. La méthode est simple : ils prennent un trait, et un seul, des organisations ouvrières traditionnelles, leur lien, leur dépendance à l'égard de la bourgeoisie, le fait qu'elles défendent la société et l'Etat bourgeois, et l'isolent des autres traits. Dès lors, étant donné que les organisations bourgeoises en général, les organisations fascistes en particulier, défendent également la société, l'Etat bourgeois, ils mettent un signe égal. Ainsi, plus rien n'est distingué, ni distinguable. De même en ce qui concerne les conquêtes du prolétariat. Ce ne sont que des fortifications, des bases, des foyers de démocratie ouvrière à l'intérieur de la démocratie bourgeoise. En eux-mêmes, ils n'émancipent pas le prolétariat qui reste dépossédé des moyens de production, obligé de vendre sa force de travail, producteur de plus-value, qui reste subordonné socialement, économiquement, politiquement, à la société bourgeoise, à l'Etat bourgeois. La bourgeoisie est toujours la classe dominante. Dès lors, quelle différence entre la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, le fascisme ? Le fascisme n'a d'autre objectif fondamental que de détruire les conquêtes et les organisations du prolétariat. Ne pas voir la différence entre une forme politique à laquelle, « se servant d'elle et contre elle », le prolétariat a arraché ses conquêtes, ce qui lui a permis de constituer ses organisations, et une forme politique dont le but est de détruire les organisations du prolétariat, de lui arracher ses conquêtes, revient à laisser écraser, pulvériser, atomiser politiquement le prolétariat, sous les coups des fascistes ou des autres formes de dictature ouverte du capital, militaire ou bonapartiste. C'est, par conséquent, permettre que la classe ouvrière soit rejetée des décennies en arrière, c'est concourir à sa destruction en tant que classe combattante, la faire revenir d'une classe pour soi en classe en soi. L'I.C., sous la direction de Staline, a au cours des années 1929-1934 participé de tous ses moyens à cette destruction politique du prolétariat allemand.
Mais alors, n'est-il pas contradictoire de condamner les fronts populaires et de déclarer que ce sont les antichambres du fascisme ? L'Internationale communiste, en préconisant à partir de 1934-1936 la constitution de fronts populaires, n'aurait-elle pas tiré les leçons de ses tragiques erreurs de 1929-1934 ?
Malheureusement non, car c'était une autre façon de subordonner le prolétariat à la bourgeoisie et de l'amener à la défaite. Il faut remarquer d'ailleurs la similitude méthodologique entre les « théories » du « social-fascisme » et des « fronts populaires ». La méthode qui justifie les fronts populaires isole également un aspect d'un ensemble de rapports et se situe non moins en dehors du développement historique concret des conquêtes ouvrières. Les organisations du prolétariat sont présentées ainsi que de simples développements de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, et non ainsi que des fortifications, des bases, des foyers de la démocratie ouvrière édifiés à l'intérieur de la démocratie bourgeoise en se servant d'elle et contre elle. En conséquence, tout est subordonné à la survie de la démocratie et au parlementarisme bourgeois. L'indépendance de classe du prolétariat n'existe plus.
Le mouvement historique du prolétariat est nié. La tendance profonde de la démocratie prolétarienne est, en effet, de se dresser contre la dictature politique de la classe dominante (celle-ci eût-elle une forme démocratique), d'en finir avec elle et de constituer le prolétariat en classe dominante. Le conflit est constant, et en dernière analyse, il ne peut se résoudre pacifiquement, mais par l'affrontement entre classes fondamentales : bourgeoisie et prolétariat. D'une autre façon, mais non moins sûrement que celle du « social-fascisme », la « théorie » des « fronts populaires » désarme politiquement le prolétariat. L'une et l'autre sont contraires au mouvement historique du prolétariat. Elles empêchent de saisir le développement historique et organique du prolétariat, l'unité et les ruptures de son mouvement, de ses organisations, leurs contradictions, les rapports entre les classes et à l'intérieur des classes, qui eux aussi ont une histoire et se développent dialectiquement aux travers des contradictions.
D'accord épisodiques à la constitution d'un front[modifier le wikicode]
Personne ne peut exclure un accord pratique entre organisations ouvrières et partis démocratiques bourgeois contre un coup d'Etat militaire, un assaut fasciste, la venue d'un Bonaparte, ou même des atteintes aux libertés démocratiques. Encore convient-il de rappeler que la tendance profonde des partis démocratiques bourgeois est de s'incliner devant les ordres du capital financier. Mais on ne saurait nier absolument cette éventualité.
« Les bolcheviques ont passé des accords d'ordre pratique avec les organisations révolutionnaires petites-bourgeoises pour le transport clandestin des écrits révolutionnaires, parfois pour l'organisation en commun d'une manifestation dans la rue ou pour riposter aux bandes pogromistes. Lors des élections à la Douma, ils ont eu recours dans certaines circonstances et au deuxième degré, à des blocs électoraux avec les mencheviques ou avec des socialistes révolutionnaires. C'est tout. »
Remarquons, avant de poursuivre, qu'il s'agissait de partis ouvriers ou petits-bourgeois, et non de partis du capital financier tel que le parti radical en France.
« Ce genre d'accords et de compromis épisodiques strictement limités à des buts précis - Lénine n'avait en vue que ceux-là - n'avaient rien de commun avec le Front Populaire qui représente un conglomérat d'organisations hétérogènes, une alliance de classes différentes liées pour toute une période - et quelle période - par une politique et un programme communs - par une politique de parade, de déclamations et de poudre aux yeux. » (Trotsky, Où va la France ?)
En aucun cas, une politique et un programme communs ne peuvent être réalisés entre organisations et partis ouvriers qui se réclament du socialisme et des partis bourgeois, sauf à subordonner les intérêts du prolétariat à la société et à l'Etat bourgeois. Cela est d'autant plus clair que l'on revient aux racines de la crise de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, qui met de façon antagoniste à l'ordre du jour ou la révolution prolétarienne, ou la dictature ouverte de la bourgeoisie, bonapartisme, dictature militaire, fascisme. C'est la crise de tous les rapports économiques, sociaux, bourgeois, parvenus au stade de l'impérialisme, du capitalisme pourrissant, qui est à l'origine de la crise de la forme de domination politique démocratique bourgeoise, du parlementarisme.
Cette forme de domination politique de la bourgeoisie devient inadaptée à la solution des rapports internes à la bourgeoisie, aux rapports entre les classes. Le capital financier doit faire prévaloir brutalement ses intérêts, au détriment des intérêts des autres couches de la bourgeoisie, et imposer les charges et conséquences de tous ordres au prolétariat et aux masses exploitées. Il est engagé dans une lutte sans pitié, qui peut être « pacifique » ou armée, mais qui est une lutte à mort avec les impérialismes rivaux. Il n'a pas le choix, instituer un régime politique de dictature ouverte, telle est la seule solution dont il dispose.
De son côté, le prolétariat, en défendant ses conquêtes, les éléments de démocratie prolétarienne qu'il a constitués au sein de la démocratie bourgeoise, tend tout naturellement à les développer jusqu'au terme normal : la prise du pouvoir, la dictature du prolétariat fondée sur la démocratie ouvrière. Tout succès remporté dans la défense des libertés démocratiques par le prolétariat aboutit inéluctablement à engager ce processus. Le front populaire endigue ce mouvement et tend à le refouler. Ainsi que tout front, et non bloc, accords épisodiques, le front populaire doit se réaliser sur une politique, sur un programme, qui ne peuvent être que ceux de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme, qui justement sont en faillite. Si bien que cette politique, ce programme, dont la justification est soi-disant de défendre la « liberté », reviennent à exiger des masses qu'elles n'exercent pas pour elles. mêmes les libertés démocratiques conquises au cours de décennies de lutte et par leur action de classe. Ce qui est vrai dans les pays de vieille tradition parlementaire ne l'est pas moins dans ceux où la démocratie bourgeoise n'existe pas ou n'a existé que de façon épisodique, faute de base matérielle. En effet, dans ces pays, les libertés démocratiques sont toujours arrachées par le premier acte de la révolution prolétarienne. Le prolétariat en quelques semaines, ou en quelques jours, construit les bastions de démocratie prolétarienne que les prolétariats d'autres pays capitalistes ont arrachés au cours de décennies de lutte. Mais c'est un premier acte. La situation ne peut se stabiliser longtemps sur cette base. Ou la révolution fera de nouveaux bonds en avant jusqu'à ce que le prolétariat se constitue en classe dominante ; ou la bourgeoisie contiendra, puis refoulera le prolétariat, en utilisant une combinaison politique du genre front populaire, et aura finalement recours aux forces les plus réactionnaires qui institueront une dictature ouverte broyant le prolétariat, ses organisations, liquidant les libertés démocratiques récemment conquises.
La lutte contre les « deux cents familles », les « monopoles »[modifier le wikicode]
Mais les fronts populaires doivent se teinter d'une nuance anticapitaliste, sans quoi les dirigeants des partis ouvriers ne parviendraient pas à les imposer à la classe ouvrière et aux masses exploitées. Il s'agit alors de « la lutte contre les deux cents familles », de « la lutte contre les monopoles », ou encore, de « la lutte contre l'impérialisme et les couches du grand capital qui lui sont liées ». A cela, Trotsky a répondu de façon décisive : « Croire que Herriot-Daladier sont capables de déclarer la guerre aux "deux cents familles" qui gouvernent la France, c'est duper impudemment le peuple. Les deux cents familles ne sont pas suspendues entre ciel et terre, elles constituent le couronnement organique du système du capital financier. Pour avoir raison des deux cents familles, il faut renverser le régime économique et politique au maintien duquel Herriot et Daladier ne sont pas moins intéressés que Tardieu et La Rocque. Il ne s'agit pas de la lutte de la " nation" contre quelques féodaux comme le présente L'Humanité, mais de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, de la lutte des classes qui ne peut être tranchée que par la révolution. Le complot anti-ouvrier des chefs du Front populaire est devenu le principal obstacle dans cette voie. » (Où va la France ?)
Le capital financier, les « monopoles », les « deux cents familles », etc., n'existent pas en dehors du régime capitaliste dont ils sont l'expression achevée. Tout le fonctionnement du régime capitaliste à l'époque de l'impérialisme conduit aux monopoles, au capital financier. Le capital financier trouve toujours les moyens de contrôler l'économie, de se reconstituer et de se renforcer tant que subsistent les fondements du mode de production capitaliste. La théorie indique, l'expérience prouve, que les nationalisations partielles et limitées, accompagnées de grosses indemnisations que les gouvernements de front populaire ont parfois réalisées, n'ont jamais porté atteinte aux fondements du régime capitaliste, ni aux « monopoles », ni au capital financier. Elles furent toujours des vaches à lait du capital financier et réalisées avec son accord. Le plus souvent, out été nationalisées des industries non rentables et déficitaires du point de vue capitaliste, ou encore des industries de base aux équipements vétustes, entièrement à rééquiper et à moderniser, aux frais de l'Etat, mais indispensables au fonctionnement de l'économie. L'Etat investissait Le capital financier, en utilisant toutes sortes de combinaisons, exploitait.
La coloration anticapitaliste donnée aux fronts populaires est un trompe-l'oeil. On ne lutte pas contre les « deux cents familles », les « monopoles », aux côtés des représentants « démocratiques » des monopoles, des « deux cents familles ». Les gouvernement de front populaire ont au contraire suivi étroitement, y compris sur le plan économique, les intérêts du capital financier. Mais la réciproque n'est pas vraie pour autant. Le capital financier, les monopoles, les « deux cents familles », ont recours aux fronts populaires lorsque le mouvement du prolétariat, entraÎnant derrière lui les masses exploitées, met en cause la société capitaliste, l'Etat bourgeois, pour le canaliser et le refouler.
Pourtant, autant par peur des masses, par crainte qu'elles ne brisent le carcan du front populaire, qu'elles ne submergent les obstacles politiques qu'il dresse entre elles et le pouvoir, que pour faire pression sur ces gouvernements, le capital financier organise la fuite des capitaux, la hausse des prix, et quelquefois paralyse l'économie. Car le problème de fond subsiste : les gouvernements de front populaire sont instables. Ils ne peuvent que préparer la solution radicale contre les masses, la dictature ouverte. Les gouvernements de front populaire durent plus ou moins longtemps. Cela dépend d'un ensemble de facteurs nationaux et internationaux. Mais s'ils parviennent à subordonner les masses au maintien de l'ordre bourgeois, à reconstruire ou à protéger l'Etat bourgeois, ils aboutissent toujours et partout à une seule et même conclusion : la dictature ouverte de la bourgeoisie, bonapartisme, dictature militaire, fascisme.
L'unité du prolétariat[modifier le wikicode]
Les partisans ouverts ou honteux des « fronts populaires » affirment que ces fronts sont des extensions de la politique de front unique définie par l'Internationale communiste en ses III° et IV° Congrès. Rien n'est plus faux. La politique de front unique a été définie en fonction de la nécessité d'engager le combat classe contre classe contre la bourgeoisie. Dans le combat contre le capital, l'unité de classe du prolétariat est indispensable, et d'autant plus qu'il s'agit de lutter pour le pouvoir.
Dès l'aube de l'exploitation capitaliste, les prolétaires ont résisté à cette exploitation. Très rapidement, ils ont commencé à constituer des organisations, à s'organiser ne serait-ce que de façon élémentaire pour lutter contre l'exploitation capitaliste : face à la bourgeoisie qui possède les moyens de production, les ouvriers sans organisation sont une poussière d'individus qui ne possèdent en propre que leur force de travail. Ils sont impuissants. L'organisation est le premier acte indispensable de la constitution du prolétariat en classe consciente d'elle-même et combattant pour elle-même. Pourtant, ainsi que Marx le disait, une classe n'est vraiment consciente d'être une classe que lorsqu'elle combat sur le plan politique de façon indépendante. Le prolétariat ne devient vraiment une classe pour soi qu'au. tant qu'il a constitué un ensemble d'organisations qui recouvrent l'essentiel de sa vie sociale et politique : principalement partis et syndicats. Syndicats et partis lui sont indispensables, y compris au cours des périodes de lutte de classes ne posant pas immédiatement la question du pouvoir. Dès cette période, alors qu'il s'agit d'arracher seulement l'amélioration des conditions de travail et de vie, du pouvoir d'achat, d'obtenir droits et garanties, d'arracher des droits politiques, le prolétariat a besoin de s'unifier en tant que classe. Le prolétariat allemand avait construit entre 1871 et 1914 un ensemble d'organisations couvrant tous les aspects de sa vie sociale et politique d'une puissance extraordinaire. L'histoire a démontré que cela ne protégeait pas le prolétariat de l'opportunisme et qu'en conséquence, disposer de puissantes organisations unifiant la classe ouvrière ne garantissait pas la victoire du prolétariat contre la bourgeoisie. La contrepartie, ce fut le développement d'une bureaucratie d'origine ouvrière considérable, conservatrice de mentalité, et s'adaptant au système social capitaliste, s'y intégrant. Inévitablement, une telle situation devait nourrir des réactions gauchistes, rejetant la nécessité de l'organisation et de l'unité du prolétariat, et se fiant au spontanéisme. Mais la classe ouvrière française, par exemple, ne disposait pas d'un réseau d'organisations comparable à celui dont disposait le prolétariat allemand : les dirigeants de la C.G.T. et du P.S. ne s'en sont pas moins alignés sur leur bourgeoisie dès 1914, et ils ont subordonné à celle-ci le prolétariat français. En Espagne, les « spontanéistes » de la C.N.T. et de la F.A.I. n'en ont pas moins capitulés, et ils sont entrés dans le gouvernement qui reconstruisait l'Etat bourgeois, le gouvernement Caballero. L'opportunisme et la capitulation devant la bourgeoisie ne procèdent pas de la puissance, de l'étendue, de la diversité des organisations ouvrières. Renoncer à l'organisation, c'est au contraire accepter la pulvérisation du prolétariat, et donc capituler devant la bourgeoisie, pour éviter le danger de l'opportunisme et d'éventuelles capitulations. C'est Gribouille se jetant à l'eau pour éviter que la pluie ne le mouille.
Tout au contraire, la tension de la lutte des classes, la lutte pour la défense des acquis remis en cause par la bourgeoisie en crise et aux abois, l'actualité de la lutte pour le pouvoir, posent en termes plus brutaux et exigeants la nécessité de l'organisation et de l'unité du prolétariat, à l'époque de l'impérialisme stade suprême du capitalisme, époque des guerres et des révolutions.
L'Internationale communiste a été très rapidement confrontée à ce problème. En période révolutionnaire, la constitution de soviets résout ce problème. En 1917, retrouvant la tradition de 1905 et l'élargissant, les masses de Petersbourg et de l'immense Russie constituaient les soviets. Qu'étaient les soviets ? Trotsky devait l'expliquer plus tard : « Comme le syndicat est la forme élémentaire de front unique dans la lutte "économique", de même le soviet est la forme la plus élevée du front unique dans les conditions où le prolétariat dans l'époque de la lutte pour le pouvoir. »
Les soviets de 1905 et 1917 étaient le parlement et l'exécutif révolutionnaires du prolétariat, dans lequel se retrouvaient, y défendant leur programme et leur politique, les partis ouvriers et même petits. bourgeois. Ils étaient par excellence le cadre où tout à la fois l'ensemble des représentants du prolétariat, de ses organisations, ses partis, s'affrontaient, et où pouvait se nouer accords et compromis. Lorsque Lénine lança le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », il en appelait aux autres partis représentant le prolétariat, qui avaient la majorité au sein des soviets : rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir, formez un gouvernement de front unique, un gouvernement responsable devant le parlement et l'exécutif prolétariens, les soviets.
Trotsky poursuit à juste titre : « Si le parti communiste avait réussi pendant cette période préparatoire à éliminer complètement des rangs ouvriers tous les autres partis après avoir réuni sous son drapeau, politiquement aussi bien qu'organisationnellement, la majorité écrasante des ouvriers, il n'y aurait eu aucune nécessité d'avoir des soviets. » Ajoutons : pour prendre le pouvoir, mais pour centraliser le pouvoir, l'Etat ouvrier, réaliser la dictature du prolétariat, les soviets sont indispensables.
En effet, l'unité du prolétariat serait réalisée derrière la bannière du parti révolutionnaire, ses mots d'ordre, son programme. En octobre 1917, Lénine était pour la prise du pouvoir immédiate sans attendre la réunion du II° Congrès panrusse des soviets, car il estimait que la grande majorité des masses suivraient le drapeau du parti bolchevique. Mais c'est là une situation exceptionnelle qui dans la plupart des cas n'arrive qu'au moment où le parti révolutionnaire prend le pouvoir. Trotsky à juste titre estima en octobre 1917 qu'il fallait faire coïncider la prise du pouvoir avec la réunion du II° Congrès panrusse des soviets. Le gouvernement issu de la révolution d'Octobre bénéficiait ainsi de la légitimité et de la continuité soviétiques. D'autre part, le premier gouvernement soviétique comprenait des socialistes révolutionnaires de gauche.
Mais, ajoute Trotsky : « Comme le montre l'expérience historique, il n'y a aucune raison de croire que dans un pays quelconque, dans les pays de vieille culture capitaliste encore moins que dans les pays arriérés, le parti communiste arrive, surtout avant l'insurrection prolétarienne, à occuper une situation aussi indiscutablement et inconditionnellement dominante dans les rangs ouvriers. »
La lutte des classes n'attend cependant pas, elle se poursuit. Le parti révolutionnaire, en tout état de cause, ne peut entraîner la majorité, et éventuellement la quasi-totalité du prolétariat qu'en intervenant et combattant dans la lutte des classes, en tenant compte des rapports internes au sein du mouvement ouvrier, tels qu'ils sont à un moment donné, des organisations et partis qui le composent.
L'I.C. confrontée au problème du front unique[modifier le wikicode]
Un problème décisif est soulevé : celui des rapports dans lesquels le prolétariat aborde toute nouvelle période de la lutte des classes, toute nouvelle période de sa propre histoire ; comment il s'élève à une conscience politique supérieure ; comment il est soustrait à l'influence des vieilles organisations et partis ouvriers qui, liés à l'ordre bourgeois, ont fait faillite, et passe sous l'influence de l'organisation révolutionnaire qui construit le parti révolutionnaire.
Le prolétariat a son histoire, ses traditions, ses organisations, organisations nées au cours de ses luttes passées et qui les ont dirigées. Le prolétariat ne peut s'engager sur la voie de la réalisation de ses nouvelles tâches politiques qu'en utilisant ses vieilles organisations. D'ailleurs, il s'élève à la conscience de ces nouvelles tâches politiques en partant de ses conquêtes et acquis antérieurs. Parfois, il s'élève à la conscience politique de nouvelles défendant simplement les conquêtes et les acquis antérieurs contre la réaction bourgeoise. Le mouvement du prolétariat est un processus historique et organique qui se développe de façon contradictoire et non une création spontanée. C'est un mouvement dialectique. Mais même ce mouvement, s'il doit être compris et appréhendé ainsi qu'un mouvement global qui concerne l'ensemble du prolétariat, doit être également saisi dans ses diverses composantes. Le prolétariat est la classe la plus homogène de la société bourgeoise, il n'en est pas moins socialement différencié. Il est composé aussi de différentes couches politiques qui résultent de l'histoire politique propre de chaque prolétariat. Les couches politiquement les plus arriérées rejoignent les organisations traditionnelles, en périodes d'agitations révolutionnaires qui mettent en mouvement le prolétariat jusqu'en ses profondeurs, même si celles-ci sont liées au système social et à l'Etat bourgeois. Les raisons en sont simples et compréhensibles : les organisations traditionnelles n'ont pas toujours été liées à la société et à l'Etat bourgeois ; elles ont organisé et dirigé les luttes antérieures du prolétariat ; elles regroupent une grande partie des militants et organisateurs de la classe ouvrière. D'autres couches militantes sont imprégnées par la politique opportuniste des appareils autour desquels elles se regroupent. Enfin, il y a les appareils eux-mêmes, qui encadrent et dirigent les organisations et partis ouvriers traditionnels. Une faible couche seulement est immédiatement disponible et est prête à rejoindre le parti révolutionnaire ou son noyau. La jeunesse, en revanche, est plus largement et rapidement disposée à s'engager sous le drapeau du parti le plus radical, du parti révolutionnaire.
Très rapidement, le parti bolchevique, l'Internationale communiste, se sont trouvés confrontés à ces données. En Russie, en raison de conditions historiques particulières, le parti bolchevique disposait dès avant la révolution de février 1917 d'une influence immense sur le prolétariat, ainsi que les luttes de la classe ouvrière, les résultats des élections à la Douma ou aux caisses ouvrières le démontrent. Pourtant, après février, les partis socialiste révolutionnaire et menchevique étaient très largement majoritaires à l'intérieur des soviets. Sous une forme spécifique pendant des mois, le parti bolchevique dut opposer à la coalition de ces partis avec les partis bourgeois, la politique de front unique des partis ouvriers : « Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir, tout le pouvoir aux soviets. »
La révolution d'Octobre, la prise du pouvoir par le parti bolchevique a donné une fantastique impulsion à la création de partis communistes. La révolution d'Octobre agissait ainsi qu'un puissant aimant et attirait les masses. L'exemple du parti bolchevique fascinait les militants les plus résolus de tous les pays. Pourtant, Trotsky le constate, les vieux partis sociaux-démocrates, réformistes, les appareils des centrales syndicales, ont gardé une très grande influence sur le prolétariat de chaque pays ; le plus souvent, cette influence était largement majoritaire. De plus, la forme la plus évoluée du front unique des partis ouvriers, les soviets, est une forme qui ne se constitue qu'au moment où la révolution prolétarienne déferle. Il devint bientôt clair que les partis de l'I.C., et l'I.C. elle-même, ne pouvaient espérer unifier et diriger la grande majorité du prolétariat de chaque pays à partir de l'impulsion donnée par la révolution russe, et du prestige du parti bolchevique. Il fallait gagner les masses, construire au cours d'une lutte pied à pied de véritables P.C. La lutte des classes n'attendait pas. Faire face à la bourgeoisie, à ses empiétements quotidiens, et plus encore à sa contre-offensive réactionnaire, à son Etat et à ses gouvernements, tel était le problème qui se posait aux masses et aux militants de toutes les organisations, de tous les partis ouvriers. Pour y parvenir, masses et militants avaient besoin de l'unité, ils avaient besoin que les organisations et partis de la classe ouvrière réalisent le front unique.
Le Ill° (juin 1921) et le IV° (novembre 1922) congrès de l'I.C. consacrèrent l'essentiel de leurs travaux à la définition de la politique de lutte pour le front unique des partis ouvriers.
Il appartint au IV° Congrès d'aboutir à une élaboration claire de cette politique. La « tactique » du front unique avait un caractère stratégique. Elle partait des offres d'unité aux partis sociaux-démocrates, réformistes, aux centrales syndicales dirigées par des appareils conservateurs, sur le terrain immédiat de la défense des libertés, des acquis, des conquêtes de la classe ouvrière, de ses revendications de toutes sortes, afin de mener un combat commun en vue de la défense des acquis et la satisfaction des revendications. Sans conditionner la réalisation du front unique des organisations ouvrières sur ces questions à la réalisation du front unique sur la question du gouvernement, les résolutions du IV° Congrès ouvraient la perspective de gouvernements résultant du front unique des partis ouvriers : « Les partis de la Il° Internationale cherchent dans ces pays à "sauver" la situation en prêchant et en réalisant la coalition des bourgeois et des partis sociaux-démocrates [...]. A la coalition ouverte ou masquée bourgeoise et sociale-démocrate, les communistes opposent le front unique de tous les ouvriers et la collaboration politique et économique de tous les partis ouvriers contre le pouvoir bourgeois pour le renversement définitif de ce dernier. Dans la lutte commune de tous les ouvriers contre la bourgeoisie, tout l'appareil d'Etat devra tomber dans les mains du gouvernement ouvrier et les positions de la classe ouvrière en seront renforcées. »
Cette politique se fondait sur les données de la situation objective qui contraignait le capital à remettre en cause toutes les conquêtes économiques et sociales, politiques, du prolétariat.
Les directions sociales-démocrates et réformistes étaient contraintes d'esquisser une résistance, en tout cas les militants et les masses cherchaient obligatoirement les voies et les moyens de résister et d'engager la lutte. C'est ainsi que « la profonde évolution intérieure provoquée dans la classe ouvrière d'Europe et d'Amérique par la nouvelle situation économique et du prolétariat oblige même les dirigeants et les diplomates des Internationales socialiste et d'Amsterdam à mettre au premier plan le problème de l'unité ouvrière ». Les résolutions du IV° Congrès de l'I.C. estimaient que « dans la situation actuelle du mouvement ouvrier, toute action sérieuse, même si elle a comme point de départ des revendications partielles, amènera fatalement les masses à poser les questions fondamentales de la révolution ». Toute revendication importante est contraire aux besoins profonds du capitalisme en crise, et pose la question du pouvoir. De plus, du point de vue politique, subjectif, l'unité a sa dynamique, les masses conscientes de la force que leur donne le front uni des partis ouvriers ont tendance s'orienter vers la lutte pour « leur » gouvernement.
La méthode du programme de transition était élaborée : partir des besoins profonds des masses, économiques, sociaux, politiques, de leurs revendications, et dégager en fonction des données objectives, d'es relations politiques concrètes au sein du prolétariat et des masses exploitées, de la dynamique politique, la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan ; combiner en un même processus l'action politique pour le front unique ouvrier et la construction du parti révolutionnaire, et non opposer l'un à l'autre.
Toujours le même aboutissant : « Le front populaire est l'antichambre du fascisme »[modifier le wikicode]
La politique des fronts populaires s'oppose radicalement à celle du front unique ouvrier. Le point de départ de cette dernière, c'est la faillite de la société bourgeoise, la décomposition de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme, la nécessité pour les travailleurs et les masses de faire front et de se défendre. Défense des masses contre les conséquences économiques, sociales, politiques, du régime capitaliste et offensive pour imposer une solution ouvrière à la question du gouvernement et de l'Etat sont indissolublement liées. Les fronts populaires entendent se situer dans le cadre de l'ordre démocratique bourgeois, ils défendent contre les masses ce cadre, laissant les mains libres aux forces les plus réactionnaires de la bourgeoisie qui préparent ouvertement, ou clandestinement, et au sein de l'appareil d'Etat, la dictature ouverte. Il ne s'agit même pas du type de gouvernement évoqué par les résolutions de l'I.C. : « Si tout gouvernement bourgeois est en même temps un gouvernement capitaliste, il n'est pas vrai que tout gouvernement ouvrier soit un gouvernement vraiment prolétarien. » Ils ne sont même pas ces deux types de gouvernement : « 1) Un gouvernement ouvrier libéral. Il y a déjà un gouvernement de ce type en Australie. Il est également possible dans un délai proche en Angleterre. 2) Un gouvernement ouvrier social-démocrate (Allemagne) », dont la même résolution disait :
« [Ces] types de gouvernement ouvrier ne sont pas des gouvernements ouvriers révolutionnaires, mais des gouvernements camouflés de coalition entre la bourgeoisie et les leaders ouvriers contre-révolutionnaires. Les " gouvernements ouvriers " sont tolérés dans les périodes critiques de la bourgeoisie affaiblie pour tromper le prolétariat sur le véritable caractère de classe de l'Etat, ou même pour détourner l'attaque révolutionnaire du prolétariat et gagner du temps avec l'aide des leaders ouvriers corrompus. »
Mais la crise de tous les rapports bourgeois est là, le parlementarisme est en faillite, les masses s'agitent et combattent les forces bourgeoises les plus réactionnaires qui s'organisent sous le patronage du capital financier.
Cela ne peut se perpétuer. Une solution politique est nécessaire. Les masses n'ont qu'un seul moyen de s'en sortir : briser le carcan politique bourgeois des fronts populaires. Le problème n'est pas celui, a priori, de la lutte armée ou non, mais celui de savoir si les masses sont politiquement armées. Si elles disposent d'un programme, d'une politique, d'une organisation, capables d'ordonner leur combat, de le centraliser, de l'orienter sur la voie de la lutte pour un gouvernement ouvrier, la prise du pouvoir. A défaut, si violentes et puissantes que soient les explosions révolutionnaires du prolétariat, des masses exploitées des villes et des campagnes, de la jeunesse, elles ne parviennent pas à briser le carcan des fronts populaires. Alors, l'issue est inévitable et fatale, bien qu'elle puisse avoir des variantes. Au lieu de restaurer la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, les fronts populaires et leurs différentes variantes et dénominations masquent ce qui se passe à l'intérieur de l'appareil d'Etat bourgeois, de la police, de l'armée, du corps des officiers, du corps des hauts fonctionnaires, de la magistrature. Dans les profondeurs de l'appareil d'Etat bourgeois, les forces les plus réactionnaires attendent le moment favorable pour intervenir et briser par la violence les masses, noyer dans le sang le prolétariat, détruire ses organisations, y compris celles qui ont participé au fronts populaires.
En même temps, au grand jour, sous le couvert de « la liberté, de la démocratie pour tous », l'agitation réactionnaire s'étale, s'organise publiquement, regroupe très officiellement toute la racaille fascisante. Lorsque le capital financier estime que le moment est venu, il n'a plus qu'à donner le signal, et la « démocratie » est noyée dans le sang. C'est ce qui s'est produit au Chili.
L'Espagne a connu une autre variante. Rappelons-la : le gouvernement de Front populaire a couvert la préparation du coup d'Etat militaire ; le coup d'Etat militaire a provoqué le mouvement révolutionnaire de juillet 1936, ce qui l'a mis en échec ; le gouvernements de Front populaire ont reconstruit l'appareil d'Etat bourgeois et ils ont réprimé et brisé le mouvement révolutionnaire des masses ; Franco n'eut plus qu'à écraser militairement le Front populaire impuissant et sans objet après qu'il eut porté les coups mortels au prolétariat.
En France, la situation évolua encore différemment. Dès 1937, le Front populaire était en liquidation. C'est le Parlement, « protégé » en 36 par le Front populaire, qui renvoyait les gouvernements de Front populaire. Déjà, les masses refluaient. La grève générale du 30 novembre 1938, organisée et préparée de telle façon qu'elle ne pouvait qu'être défaite, portait un ultime coup à la classe ouvrière. Bientôt, ce fut la guerre, la mise hors la loi du P.C.F. et des militants du P.C.F. responsables syndicaux. Après la défaite, la Chambre du Front populaire votait les pleins pouvoir à Pétain. C'en était fini des libertés démocratiques et du parlementarisme. Le Front populaire , « du pain, de la paix, de la liberté » avait conduit : à la guerre, à la suppression de toute liberté, de toutes conquêtes sociales, et même au sens littéral à la mise en cause du pain quotidien.
« Plus la démocratie est développée et plus elle est près, en cas de divergences profondes et dangereuses pour la bourgeoisie, des massacres et de la guerre civile. » (Lénine.)
Les fronts populaires surgissent au moment de crise profonde de tous les rapports bourgeois. C'est la réponse traîtresse aux aspirations à l'unité des masses, à leur volonté d'imposer un gouvernement à elles. Ces aspirations, cette volonté des masses de porter des coups décisifs à la société bourgeoise, sont bien des « divergences profondes et dangereuses pour la bourgeoisie ». Justement, lorsque les masses par leur action politique imposent « la démocratie la plus développée, la bourgeoisie prépare les massacres et la guerre civile ». Les « fronts populaires », si l'élan révolutionnaire des masses ne les brise pas, sont bien l'« antichambre du fascisme ».
Union de la gauche : front populaire d'aujourd'hui[modifier le wikicode]
Le parti radical hier et aujourd'hui : parti du capital financier[modifier le wikicode]
L'aboutissement est toujours le même le front populaire est l'antichambre du fascisme. Le tragique exemple du Chili l'a de nouveau démontré. Or, à l'horloge de l'histoire sonne à nouveau l'heure des fronts populaires ; en France notamment. L'« union de la gauche » n'est en effet qu'une nouvelle mouture du front populaire. Ses composantes politiques rappellent celles du Front populaire de 1935-1936 : le parti communiste français, le parti socialiste, le parti radical. A cette constatation d'évidence, de subtils analystes politiques, dont certains se réclament même du trotskysme, objectent : « Mais le parti radical qui participe à l'union de la gauche depuis 1971 n'est plus le parti radical des années 1935-1938. Alors, et depuis la fin du XIX° siècle, le parti radical était le principal parti de la III° République. C'est ce parti qui dirigeait la plupart des gouvernements de la III° République, ou y participait, que ceux-ci soient axés à droite ou à gauche. On peut admettre qu'il était le parti démocratique du capital financier français. Désormais, il n'en est plus ainsi. Les groupes radicaux ne sont plus que des vestiges du passé. Ils ne sont plus "le" parti du capital financier. L'un des deux groupes se rattache aux partis de la V° République dont il n'est qu'une force d'appoint. L'autre groupe, dit des radicaux de gauche, vit à l'ombre du parti socialiste, et à la remorque de l'union de la gauche. En conséquence, un changement qualitatif s'est produit : il n'y a plus vraiment de parti radical parti du capital financier, mais deux groupes marginaux. Hier, le parti radical marquait de son sceau le Front populaire. Aujourd'hui, le groupe des radicaux de gauche est un simple ajout à l'"union de la gauche" qui est essentiellement composée du P.C.F. et du P.S. L'union de la gauche n'est donc pas un front populaire. »
Que le parti radical ne soit plus que l'ombre du parti qu'il fut sous la III° République est évident. La fin lamentable de la III° République en 1940 ne pouvait que porter un coup irréparable au parti par excellence de la III° République que le parti radical incarnait. Il n'a pas pour autant disparu. La tradition a en politique une grande résistance, lorsque les relations sociales et politiques entre les classes ne sont pas totalement bouleversées. Or, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les rapports entre les classes et à l'intérieur des classes, les relations politiques, ont été tels que le passé sous une certaine forme a survécu.
Les masses, le prolétariat français, se sont, à partir de 1943, relevés de leurs défaites consécutives au Front populaire. Leur mouvement a participé de la vague révolutionnaire qui, à la fin de la guerre, a mis en question les Etats bourgeois et le régime capitaliste en Europe. Syndicats et partis ouvriers se sont reconstruits et renforcés dans la clandestinité. En 1944, le prolétariat français émerge de la guerre fort d'une puissance politique sans égale. Ainsi sur le plan électoral - qui déforme au détriment des masses l'expression des rapports de force : le 21 octobre 1946, aux élections à la première constituante, les députés élus de la S.F.I.O. et du P.C.F. obtiennent la majorité absolue. En revanche, l'Etat bourgeois est disloqué. La S.F.I.O. et le P.C.F. participent, aux côtés du M.R..P, au gouvernement que dirige de Gaulle. Lorsque celui-ci démissionne, au début de 1946, ils forment jusqu'en avril 1947 avec le M.R.P. des gouvernements tripartites, et font voter la Constitution qui institue la IV° République. Grâce à leur participation à ces gouvernements, la classe ouvrière est contenue, l'Etat bourgeois reconstruit, avec l'aide des crédits américains et en imposant la politique du « produire d'abord, revendiquer ensuite », l'économie capitaliste « redémarre ». Ce que la participation au pouvoir bourgeois des partis ouvriers a commencé, la division imposée à la classe ouvrière à partir de 1947 au nom de la guerre froide, les grèves tournantes de 1947-1948 vont le poursuivre.
Le moment n'est pas encore venu où un régime fort, un régime bonapartiste, doit et peut être imposé aux masses. Au début de 1946, de Gaulle a quitté le pouvoir, conscient que tenter d'imposer une forme de dictature contre les masses au faîte de leur puissance, c'est prendre le risque d'exacerber la lutte des classes. Cela aurait en effet risqué de nourrir la tendance à la révolution prolétarienne. Le capital financier français a préféré s'en remettre au tripartisme et faire revivre le parlementarisme. La carte gaulliste n'était pas pour autant abandonnée : en 1947, de Gaulle fonde le Rassemblement du peuple français. Le programme du R.P.F. se résume rapidement : en ce qui concerne les rapports politiques et sociaux en France, Etat fort, « en finir avec le régime des partis » l' « association capital-travail », c'est-à-dire : liquidation des libertés démocratiques, intégration et destruction des organisations syndicales et politiques de la classe ouvrière, corporatisme. Sur le plan international, défense de l'« Union française », faire prévaloir les intérêts du capital financier français en Europe en empêchant le capitalisme allemand de se relever et de redevenir la plus forte puissance capitaliste d'Europe, en conséquence, déploiement d'une politique nationaliste et chauvine. Cette politique ne correspondait pas aux possibilités de l'impérialisme français, tant en fonction des rapports entre les classes en France qu'en fonction des rapports à l'intérieur du système impérialiste. L'« Union française » ne pouvait être défendue que dans le cadre de l'alliance Atlantique avec le soutien de l'impérialisme U.S., donc de la politique U.S. dans le monde et en Europe, pour impulser l'économie capitaliste française. Les injections de crédits américains restaient indispensables, avec le plan Marshall, pour impulser l'économie capitaliste française. La participation de la S.F.I.O. au pouvoir pendant la « guerre froide » était un impératif catégorique découlant des rapports entre les classes, bien que la politique de pression du P.C.F. sur la bourgeoisie au moyen d'une succession de grèves tournantes n'ait pas remis en cause l'Etat et le pouvoir bourgeois. Le R.P.F., le pouvoir fort, le nationalisme ne correspondaient pas aux exigences du moment. Le démarrage tonitruant du R.P.F. en l947, ses succès électoraux aux élections municipales d'octobre 1947, ont fait long feu. Le capital financier l'abandonnait définitivement : la «troisième force » devenait sa formule politique du moment. Bloc politique formé du M.R.P. et de la S.F.I.O., auquel les rescapés du parti radical, les débris des vieilles formations de la Ille République participaient, plus quelques groupuscules bourgeois, telle l'Union démocratique et socialiste de la Résistance, de François Mitterrand en 1951. Un formidable trucage électoral - la loi des apparentements - donnait la majorité des députés à la troisième force, laminait le R.P.F. et le P.C.F. Mais de son côté, la S.F.I.O. était rejetée dans l'opposition, après avoir été au premier rang de la troisième force. Peu après, de Gaulle dissolvait le R.P.F. Nombre des « compagnons députés » se ralliaient aux gouvernements de troisième force. Dans l'immobilisme, l'impuissance, la IV° République agonisera encore sept ans jusqu'en mai-juin 1958.
Cette conjoncture politique a donné aux partis moribonds de la III° République - dont le parti radical - l'occasion de jouer à nouveau un important rôle politique, car ils étaient indispensables au fonctionnement de la IV° République. Pendant les années de IV° République, de René Mayer jusqu'à Bourgès-Maunoury, en passant par Queuille, Mendès France, Edgar Faure, Félix Gaillard, nombreux vont être les présidents du Conseil radicaux, et plus nombreux encore les ministres.
La fin de la IV° République, non moins lamentable que celle de la Ill°, devait nécessairement porter un nouveau coup, très dur, aux partis et organisations bourgeois, au premier rang desquels le parti radical.
Bien plus, la S.F.I.O., en tant que parti ouvrier-bourgeois parlementaire, est morte du fait que son secrétaire général d'alors, Guy Mollet, a ouvert en 1958 les avenues du pouvoir à de Gaulle et qu'il a été l'un des maîtres d'œuvre de la Constitution de la V° République. Mais il y a place au sein de la classe ouvrière et des masses pour un parti de tradition socialiste, et le capital financier a besoin d'un tel parti tant que la classe ouvrière et ses organisations ne peuvent être brisées. Le P.S. a surgi des cendres de la S.F.I.O. Ce n'est plus la vieille S.F.I.O., vieux parti ouvrier social-démocrate. Le P.S. est un conglomérat de différents courants aux origines diverses. Occupant la place et remplissant les fonctions de la S.F.I.O., il n'en recueille pas moins - en partie - son héritage, et doit être caractérisé comme un parti ouvrier bourgeois au même titre que le P.C.F.
Certes, le problème ne peut être posé de la même façon en ce qui concerne le parti radical, formation bourgeoise disloquée : il ne peut absolument pas retrouver une influence de masse, une large assise. Ce serait une erreur d'en conclure de « gauche » et de « droite » n'ont plus aucun rôle politique à jouer. Si les dirigeants P.C.F. ont fait le maximum pour que le groupe numériquement insignifiant des radicaux dits de gauche signe le « programme commun », ce n'était pas un acte politique gratuit. Le parti radical, dont le M.R.G., reste un des partis du capital financier. Le capital financier utilise tel ou tel parti bourgeois, telle ou telle formation bourgeoise, et tous à la fois, en fonction de la conjoncture et des exigences politiques du moment. L'intégration des radicaux dits de gauche au sein de l'« union de la gauche », formellement sur un pied d'égalité avec le P.S. et le P.C.F., était nécessaire pour affirmer la nature de l'« union de la gauche » en tant que regroupement se situant dans la tradition bourgeoise, respectant et défendant l'ordre, l'Etat, le pouvoir bourgeois. C'est une ouverture vers tous les autres partis et organisations bourgeois. En cas d'effondrement de la V° République, quels seront les organisations et partis bourgeois qui subsisteront ? Au cas où un retour au parIementarisme se révélerait nécessaire, quels organisations et partis bourgeois incarneront la tradition « républicaine » ? Si faibles qu'ils soient, la participation des radicaux de « gauche » à un gouvernement aux côtés du P.S. et du P.C.F. suffirait à donner le caractère de gouvernement de coalition entre les partis bourgeois « républicains », « démocratiques », à un tel gouvernement. Les radicaux de gauche constituent un pont vers les autres partis bourgeois. L'« union de la gauche » est une nouvelle mouture du front populaire. Pour affirmer ce caractère, les dirigeants du P.S. et du P.C.F. y ont fait participer le M.R.G. Alliance politique de type front populaire, I'« union de la gauche », au cas où les circonstances politiques l'exigeraient, formerait un gouvernement de type front populaire largement ouvert à droite.
Au bout : la catastrophe ...[modifier le wikicode]
Le programme de l'union de la gauche est tout aussi significatif. Actuellement, le P.C.F. exige la « re-discussion » de certaines de ses parties. Cela ne changera pas sa nature. Elle ne dépend pas de l'extension des nationalisations, ou de telle ou telle réforme, si importantes puissent-elles être, mais des dispositions prises par rapport à l'Etat, à ses institutions, à ses corps constitués, l'armée, la police, l'administration, la magistrature, etc.
Le programme commun de gouvernement ne se propose même pas d'en finir avec la V° République, tout au plus de l'amender, et d'y introduire une certaine dose de parlementarisme ; quant à l'Etat, il restera intact, « démocratisé ».
L'article de Gilles Masson que Les Cahiers du communisme de juillet-août 1977 ont consacré à la « re-discussion » du programme commun de gouvernement, et qui a fait beaucoup de bruit, est encore plus net : « Une transformation démocratique du fonctionnement des institutions n'appelle pas de révision constitutionnelle d'ensemble par le biais d'une Constituante. Militer actuellement pour une Constituante pourrait laisser croire que le régime actuel est fidèle au texte de la Constitution. Or, la légalité, fût-elle la leur, est contradictoire et gênante pour les monopoles. Le référendum constitutionnel, les responsabilités du Premier ministre, le refus du gouvernement d'engager dès après sa nomination sa responsabilité devant l'Assemblée nationale, sont plus que de simples déviances, des violations de la loi par le régime lui-même ; le retour au respect de la lettre de la Constitution permettrait déjà des changements. »
On ne peut clamer avec plus de conviction : « Vive la V° République ! »
Toutes les autres parties du programme commun ne sont là que pour faire « passer » la défense des institutions, des corps constitués, des organes de l'Etat bourgeois. Considéré dans son ensemble, le programme commun semble incohérent, éclectique, un fouillis. A la vérité, ce programme est inapplicable : c'est aussi qu'il n'est pas fait pour être appliqué. L' « union de la gauche » et son programme ont été constitués ainsi qu'une ultime ligne de défense de la V° République et de l'Etat bourgeois alors que la crise de la bourgeoisie aboutira à la dislocation de la V° République, à la crise révolutionnaire, à la révolution prolétarienne. De là l'incohérence « programmatique » du programme de l' « union de la gauche ». Incohérent en tant que programme, il répond à une logique politique extrêmement claire. Cette incohérence ne serait pas moins, en cas de venue au pouvoir de l' « union de la gauche », lourde de conséquences économiques, sociales, politiques. Le programme de nationalisations plus ou moins appliqué sans que soit remis en cause le fait que le moteur de la production est l'extraction et la réalisation de la plus-value, l'anarchie économique qui en résulterait, la fuite des capitaux en raison des circonstances économiques et politiques, l'accentuation du déséquilibre des balances commerciales et des comptes, conduiront inéluctablement à une crise économique et financière profonde et grave.
Actuellement, les contradictions du mode de production capitaliste ont atteint un point de tension extrême. Une crise économique et financière rampante sévit de façon endémique. Un événement contingent peut libérer et faire exploser ces contradictions. Or, la venue au pouvoir d'un gouvernement de l'union de la gauche-front populaire résulterait d'une exacerbation extrême de la lutte des classes. Il viendrait au pouvoir afin de défendre l'ordre, le pouvoir, l'Etat bourgeois. Les concessions qu'éventuellement il devrait faire aux masses pour les contenir exacerberaient encore toutes les tensions économiques, sociales et politiques. Il tenterait d'interdire à la classe ouvrière d'utiliser les moyens, la méthode, la ligne politique qui seuls peuvent résoudre les contradictions économiques : détruire l'Etat bourgeois, constituer un Etat et le pouvoir ouvriers, porter au pouvoir un gouvernement ouvrier, exproprier le capital, planifier sous contrôle ouvrier l'économie. et la faire fonctionner en fonction des besoins des masses et non plus de la production et de la réalisation de la plus-value, le tout impulsant un processus révolutionnaire qui s'étend à l'Europe et dont l'un des principaux objectifs doit être la constitution des Etats-Unis socialistes d'Europe. Un gouvernement de l'union de la gauche-front populaire précipiterait la crise économique et sociale sans être capable de la résoudre, ni du point de vue de la classe ouvrière, ni du point de vue du capital.
L'union de la gauche-front populaire ne vise pas d'ailleurs en tant que telle à accéder au pouvoir. Son objectif est d'empêcher que la crise du système politique de domination de classe en place en France, la V° République, ne débouche sur l'ouverture d'une crise révolutionnaire. C'est en relation - et en réaction - avec la nouvelle période de la révolution prolétarienne ouverte en 1968 qui trouve son expression la plus concentrée en Europe, que l'union de la gauche-front populaire a été constituée. Pour le comprendre, il suffit de saisir dans son unité et sa diversité le développement dans le temps et l'espace de la révolution prolétarienne mondiale.
Une nouvelle période de la révolution prolétarienne[modifier le wikicode]
Comme nous l'avons vu au chapitre 1 les dirigeants de la révolution russe Lénine et Trotsky espéraient que la révolution allemande relaierait la révolution russe rapidement, qu'elle s'étendrait dans des délais relativement courts à l'Europe. Lénine et Trotsky avaient raison de s'orienter sur cette perspective : entre 1917 et 1938, les situations révolutionnaires, les crises révolutionnaires, les révolutions n'ont cessé de se produire en Europe, et pas seulement en Europe, de la révolution allemande de 1918-1919 à la révolution espagnole de 1936-1937. Mais le vieux monde était armé pour résister aux assauts révolutionnaires, tandis que la classe ouvrière ne l'était pas ou mal pour vaincre. Les vieilles organisations ouvrières sociales-démocrates défendaient efficacement l'ordre bourgeois. Les partis communistes n'existaient pas ou étaient des partis manquant d'expérience et de maturité politique, y compris le plus puissant d'entre eux, le parti communiste allemand. Le mort a fini par saisir le vif : les défaites du prolétariat européen ont isolé la révolution russe, entraîné sa dégénérescence, la formation d'une bureaucratie parasitaire et contre-révolutionnaire en U.R.S.S., la dégénérescence du parti bolchevique, la subordination de la III° Internationale à cette bureaucratie. La III° Internationale, les P.C., devenaient les agents contre-révolutionnaires du Kremlin et les organisateurs des plus tragiques défaites que le prolétariat ait jamais subies. Telle a été la dialectique de l'histoire.
Mais, en 1943, la marche de la lutte des classes s'inversait. La force des rapports de production nés de la révolution d'Octobre et rattachement des masses d'U.R.R.S. à ces rapports de production, conjugués aux contradictions impérialistes, ont brisé la machine de guerre de l'Allemagne nazie, de l'Italie et du Japon. Tout le système impérialiste en a été ébranlé et disloqué. L'« ordre européen » reposait, depuis l'occupation de la plupart des pays d'Europe par l'impérialisme allemand, sur les épaules de ce dernier : il s'effondrait avec lui. La révolution prolétarienne était à nouveau à l'ordre du jour. La conjonction de l'action de l'impérialisme U.S., de la bureaucratie du Kremlin, des P.C., des partis sociaux-démocrates, des appareils syndicaux l'a certes endiguée.
A Yalta et à Potsdam, un nouvel ordre européen a été mis en place, fondé sur la division de l'Europe et de l'Allemagne en deux. L'action politique des P.C. a permis la reconstruction des appareils d'Etat bourgeois en Italie, en France, etc. La bureaucratie du Kremlin bénéficiait aux yeux des masses européennes du prestige usurpé de la victoire remportée sur l'impérialisme allemand. Le prolétariat de l'U.R.S.S. était une fois encore épuisé. La bureaucratie du Kremlin avait les mains libres en U.R.S.S. et en Europe de l'Est ; elle était au sommet de sa puissance politique.
Mais la portée des mouvements de masse qui, à Partir de 1943, se sont développés en Europe et dans le monde, ne s'est vraiment révélée qu'en 1953. En juin 1953, le prolétariat de l'Allemagne de l'Est se dressait contre la bureaucratie du Kremlin. Il ouvrait la voie au mouvement révolutionnaire d'octobre 1956 en Pologne, à la Révolution des conseils ouvriers en Hongrie en novembre 1956. C'était là le mouvement qui dresse les masses contre les bureaucraties parasitaires et tend à les renverser, le mouvement de la révolution prolétarienne qui reprend vie et s'attaque à la réaction thermidorienne. Il va vers la restauration ou l'instauration de la démocratie soviétique en chassant du pouvoir la caste bureaucratique qui l'usurpe.
La révolution politique commençait. C'était un tournant historique. D'autant qu'en août 1953, en France, se produisait une grève générale spontanée, que d'autres mouvements avaient lieu en 1953 et en 1957, que l'impérialisme français subissait l'historique défaite de Dien Bien Phu. Ces événements n'étaient pas indépendants les uns des autres. Des liens internes profonds les unissaient. Les uns et les autres participaient de la crise conjointe du système impérialiste et des bureaucraties parasitaires dont, au premier chef, celle de la bureaucratie du Kremlin. La véritable disposition des forces de classe à l'échelle mondiale commençait à apparaître au grand jour. Les véritables rapports entre l'impérialisme, les bureaucraties, leurs agences, d'un côté, et le prolétariat mondial de l'autre, commençaient à s'éclairer.
Les rapports entre les classes et à l'intérieur des classes qui se dégageaient alors annonçaient ce que cristallisera l'année 1968. Cependant, le cours de la lutte des classes n'est pas uniforme et rectiligne.
Le prolétariat, les masses exploitées, ont subi, à la fin des années 50 et au début des années 60, d'importantes défaites. La bureaucratie du Kremlin a écrasé militairement la révolution hongroise, de Gaulle a accédé au pouvoir en France : l'impérialisme reprenait, dans une certaine mesure, l'initiative. Les bourgeoisies européennes espéraient infliger aux prolétariats, de leurs pays des défaites décisives. De son côté, l'impérialisme américain s'orientait vers une politique agressive en Asie. Il en mettait en place les éléments. Il concourait à la préparation du coup d'Etat militaire qui devait renverser Sukarno et à la suite duquel des dizaines de milliers de militants du parti communiste indonésien, des centaines de milliers d'ouvrier, et de paysans, ont été massacrés. Il est intervenu de plus en plus massivement au Vietnam. Le dispositif militaire qu'il mettait en place en Indochine complétait l'encerclement militaire de la Chine, et la menaçait d'une intervention militaire directe. La bureaucratie du Kremlin entreprenait tout ce qui était en son pouvoir pour isoler politiquement et économiquement la Chine. L'impérialisme américain a soutenu les cliques militaires qui ont organisé des coups d'Etat en Amérique latine, en Asie, en Afrique. L'Europe était aussi un de ses champs d'action contre-révolutionnaire. Franco et Salazar bénéficiaient toujours de son soutien. En Grèce, après quelques années de vie politique « plus démocratique », un autre coup d'Etat militaire écrasait à nouveau les masses grecques. Le prolétariat européen et mondial allait-il subir une nouvelle période d'écrasements comparables à ceux des années d'avant la Seconde Guerre mondiale ? Les attaques des bourgeoisies européennes et des autres continents, la politique de l'impérialisme américain, malgré les défaites et les durs coups assenés aux masses, n'ont pu amoindrir la puissance du prolétariat, la force des positions reconquises et conquises depuis 1943. Les faiblesses et contradictions de toutes les bourgeoisies européennes s'aggravaient. La coalition atlantique se fissurait. A l'intérieur de la bourgeoisie américaine, les conflits et oppositions s'accentuaient. Les problèmes de la bureaucratie du Kremlin et des bureaucraties satellites, ainsi que de la bureaucratie chinoise, s'aggravaient. Tout cela sur la toile de fond de la puissance du prolétariat, de la force de ses positions acquises.
Alors que l'impérialisme, à la faveur de l'écrasement de la révolution hongroise sous les coups de la bureaucratie du Kremlin, de la défaite pour la classe ouvrière française que représentait la prise du pouvoir par de Gaulle, s'efforçait d'utiliser ces avantages, la classe ouvrière, les masses, résistaient. De puissants mouvements se déclenchaient. Pour ce qui est de l'Europe de l'Ouest : grève générale belge de la fin 1960 au début 1961 ; redressement et nouvel élan du prolétariat grec qui créait en 1964-1965 une situation prérévolutionnaire que le coup d'Etat préventif empêcha de se transformer en crise révolutionnaire ouverte ; grève générale des mineurs français de mars-avril 1963, qui portait un coup fatal à la politique de destruction du mouvement ouvrier en France ; nouvel éveil du prolétariat espagnol ; combat d'envergure que la classe ouvrière allemande engageait afin d'arracher la satisfaction d'importantes revendications ; grèves des marins britanniques en 1965, etc. Au Vietnam, les masses s'engageaient dans une nouvelle guerre révolutionnaire et résistaient héroïquement à l'agression de l'impérialisme U.S. La révolution cubaine éclatait et expropriait l'impérialisme et la bourgeoisie compradore. Sur ce fond de l'activité du prolétariat international, un phénomène particulier se dessinait à partir des luttes que les étudiants engageaient au Japon : la formation et l'intervention d'un mouvement étudiant de masse. La puissance du prolétariat des U.S.A. restait intacte. Quant à l'U.R.S.S. et à l'Europe de l'Est, les convulsions de la bureaucratie du Kremlin, que la liquidation de Khrouchtchev soulignait, se poursuivaient et démontraient que les bureaucraties satellites étaient incapables de maîtriser les rapports sociaux en U.R.S.S. et en Europe de l'Est. Tout juste leur était-il possible de juguler, de contenir sous la dalle de la répression les antagonismes sociaux. Les vicissitudes et l'histoire tourmentée de la bureaucratie chinoise démontraient qu'il en était de même en Chine. En revanche, dans ces pays, un gigantesque prolétariat s'est développé, dont la puissance énorme s'exprime dans une résistance sourde à la bureaucratie, et qui peut se transformer rapidement en énergie révolutionnaire.
Au total, les charges explosives se sont accumulées au sein de la vieille société capitaliste, en U.R.S.S., en Europe de l'Est, en Chine ; les antagonismes se sont accentués entre les classes, mais aussi à l'intérieur de chaque classe dominante et dans les rapports entre les pays capitalistes ; de même, au sein de la bureaucratie du Kremlin et de chacune de ses bureaucraties satellites, comme à l'intérieur de son appareil international. Les puissantes explosions de classe de 1968, la grève générale française, le mouvement révolutionnaire des peuples et des prolétariats de Tchécoslovaquie, ont redonné l'initiative au prolétariat. Toutes les tendances que les grands mouvements de classe des années 1953-1956 ont dégagées ont resurgi, mais beaucoup plus marquées et développées. Une nouvelle période de la lutte des classes mondiale s'est ouverte, qui accentue la crise conjointe de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin. Manifestement, une nouvelle période de la révolution prolétarienne mondiale s'est ouverte, dont l'enjeu est le renversement du système capitaliste, de l'impérialisme et, conjointement, des bureaucraties parasitaires dans les pays où le capitalisme a déjà été exproprié. Tous les continents, tous les prolétariats, sont concernés.
Mais, en Europe, elle atteint son plus haut degré de concentration. En Europe, les contradictions économiques, sociales et politiques qui sont à l'origine de la révolution prolétarienne, et qu'elle doit résoudre, atteignent leur plus haut degré de concentration et d'imbrication.
La chaîne européenne[modifier le wikicode]
Aux anciennes et classiques contradictions de l'Europe s'ajoutent de nouveaux problèmes. Non seulement la vieille question européenne n'a pas été résolue, mais elle s'est considérablement aggravée. Nulle part plus qu'en Europe la contradiction entre la propriété privée des moyens de production, l'étroitesse des frontières nationales et le développement des forces productives n'est aussi aiguë. L'Europe capitaliste, l'Europe et sa mosaïque de frontières nationales, est inéluctablement vouée à la décadence.
La bourgeoisie a démontré qu'elle était incapable d'unifier l'Europe. Toutes ses tentatives revenaient à imposer l'hégémonie d'une grande puissance sur les autres, que ce soit l'Allemagne, ou, plus médiocrement, à la fin de la Première Guerre mondiale, la France. L'unité de l'Europe sous l'égide d'une grande puissance impérialiste signifiait obligatoirement : oppression nationale sur les autres peuples, pillage, et subordination de leur économie, de leur vie politique et culturelle aux exigences de la puissance dominante. Finalement, les rapports économiques et politiques en Europe et dans le monde vouaient au désastre ces tentatives.
La dernière tentative, l'Europe d'Hitler, fut un tragique et sanglant épisode, qui n'a laissé que deuils et décombres fumants.
Mais depuis ? L'économie européenne ne s'est-elle pas constituée, ainsi qu'une unité cohérente et indépendante, ou n'est-elle pas en voie de l'être ? L'Europe des Six et ensuite l'Europe des Neuf n'est tout au plus qu'une partie de l'Europe. Elle laisse en dehors toute l'Europe de l'Est, dont l'U.R.S.S. La géographie et l'histoire, le développement des rapports économiques et de la division internationale du travail, ont, depuis des centaines d'années, établi la complémentarité de l'Europe de l'Est et de l'Ouest, leur unité organique. La coupure en deux de l'Europe, qui passe au cœur de l'Allemagne, pays déterminant à tous égards en Europe, va à l'encontre du progrès historique. Elle constitue une anomalie historique, produit de la combinaison de l'action contre-révolutionnaire de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin, qui pour maîtriser le prolétariat européen l'ont coupé artificiellement en deux.
Sans doute, le prolétariat ne prend pas le pouvoir simultanément dans tous les pays, l'expropriation de la bourgeoisie ne suit pas un cours logique et continu. La sinuosité du cours de la révolution prolétarienne est inévitable. Elle implique des coupures, partielles ou totales, mais provisoires, qui semblent, a priori, aller à contre-courant de l'unification des rapports économiques, et autres, à l'échelle internationale. L'U.R.S.S. a été obligée de se protéger de la pénétration des marchandises et des capitaux des pays capitalistes, d'instituer le monopole d'Etat du commerce extérieur pour être à même de planifier son économie. La nature différente des rapports sociaux de production de l'U.R.S.S. et des pays capitalistes limite obligatoirement les rapports économiques. Mais cette coupure n'est pas un acquis, tout au plus un mal nécessaire afin d'éviter un plus grand mal. C'est une contrainte qui prouve que la révolution prolétarienne est limitée, inachevée, instable, fragile, soumise à des reculs et susceptible de subir de terribles déformations. Etendre les nouveaux rapports de production aux autres pays est l'impératif catégorique de la formation d'une économie qui intègre les acquis de la division internationale du travail débarrassée des contradictions et entraves de la propriété privée des moyens de production et de l'étroitesse des frontières nationales. Alors, les fondements économiques du socialisme existeront, c'est-à-dire d'un monde nouveau, où l'humanité fera des progrès prodigieux. Les bolcheviques estimaient que la situation de l'U.R.S.S., après la révolution d'Octobre, était transitoire, qu'il s'agissait d'un moment du développement de la révolution prolétarienne en Europe et dans le monde.
La coupure de l'Europe en deux systèmes sociaux est d'autant plus insupportable pour les pays de l'Europe de l'Est et l'U.R.S.S., que les rapports de production de ces pays sont ceux nécessaires à l'unification de l'Europe. Ils ont besoin de cette unification. Leur dynamique sociale l'exige. En même temps, de façon générale, les moyens de production y restent considérablement moins développés qu'à l'Ouest. De plus, sous la direction de la bureaucratie du Kremlin et des bureaucraties satellites, la gestion de l'économie aboutit à des distorsions catastrophiques, au pillage et à l'oppression nationale. Le nationalisme économique et politique pousse ainsi que du chiendent sur des rapports sociaux de production qui impliquent la coopération internationale et directement européenne. La bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites sont radicalement opposées à la solution conforme aux intérêts du prolétariat, la révolution prolétarienne à l'Ouest. Les nécessités économiques n'en sont que plus brutales. Les bureaucraties parasitaires de l'Europe de l'Est s'efforcent d'y répondre en appelant au secours, à la « coopération », les pays capitalistes.
La coupure de l'Europe en deux semble être moins grave pour les pays capitalistes de l'Ouest que pour les pays de l'Europe de l'Est dont l'économie est planifiée. La « prospérité » de l'Allemagne de l'Ouest, une des premières puissances économiques du monde, tranche sur les retards, les déséquilibres, les faiblesses irrémédiables de l'Allemagne de l'Est. Le phénomène est plus complexe qu'il n'apparaît. La coupure a accentué la dépendance économique de l'Europe de l'Ouest par rapport au marché mondial. Mais, le système capitaliste, le marché mondial, la division internationale, ce sont des rapports concrets. Les U.S.A. y occupent une place déterminante. La décadence historique des impérialismes européens dont l'origine est l'étroitesse des frontières nationales, l'incapacité d'unifier l'Europe, a été accentuée par la division de l'Europe et de l'Allemagne. Les U.S.A. dépendent du reste de l'économie mondiale, mais l'ensemble de l'économie capitaliste ne dépend pas moins des U.S.A., des besoins et exigences du capital américain, de l'impulsion ou au contraire des contradictions qu'il imprime au système capitaliste. Le redémarrage de l'économie, la reconstruction économique du système capitaliste en Europe et au japon a été l'œuvre des U.S.A. Aujourd'hui encore, toute crise aux U.S.A. entraînera une catastrophe en Europe et au Japon, ainsi que pour tout le système (la réciproque est également vraie). La C.E.E., à six ou à neuf, ne constitue pas une zone économique homogène. Dès que l'activité économique internationale marque un fléchissement, de redoutables craquements se font entendre au sein de la C.E.E. qui annoncent sa dislocation. Chaque pays capitaliste de la C.E.E. garde ses structures économiques propres, sa politique économique et financière particulière, ses intérêts spécifiques et antagonistes à ceux des autres pays de la C.E.E. Loin d'amener à un affaiblissement des Etats nationaux, la C.E.E. exige au contraire que chacun d'entre eux se renforce et défende les intérêts de sa bourgeoisie nationale. Les institutions européennes sont : soit des façades qui masquent le vide, tel le Parlement européen de Strasbourg ; soit des organismes trompe-l'œil auxquels les syndicats sont associés pour qu'ils cautionnent la « politique européenne » ; soit des organismes qui préparent les compromis constants entre les Etats nationaux, dont vit la C.E.E.
La libre pénétration des marchandises et des capitaux en Europe de l'Est et en U.R.S.S. est toujours un des objectifs majeurs des pays de la C.E.E. Ils s'efforcent collectivement, et chacun pour son propre compte, de rompre les barrages que dresse le monopole du commerce extérieur que détiennent les Etats de l'U.R.S.S. et de l'Europe de l'Est.
Plus s'accroissent les difficultés économiques et les contradictions sur le marché mondial, plus il devient important pour les pays capitalistes européens de « rouvrir » l'est de l'Europe à leurs marchandises et à leurs capitaux. L'Allemagne de l'Ouest a déjà noué d'importantes relations économiques avec les pays de l'Est. Cela exprime sa position centrale et déterminante en Europe, sa puissance économique. Elle tend à renouer les vieux liens et à en tisser de nouveaux.
Une importante crise économique contraindra l'impérialisme U.S. à peser d'un poids écrasant sur l'Europe. La C.E.E. s'écroulera, ainsi qu'un château de cartes. Un nationalisme économique exacerbé s'emparera de chaque Etat bourgeois d'Europe. La coupure de l'Europe en deux systèmes économiques deviendra intolérable, et au premier chef celle de l'Allemagne. La division économique et politique de l'Europe devra cesser.
Certes, les rapports politiques et toutes les super structures sociales reposent sur les rapports de production. Ils en sont des expressions, des manifestations. Lénine disait que la politique, c'est de l'économie concentrée. Cependant, les rapports politiques, l'action politique, la lutte des classes, les luttes à l'intérieur des classes, sont les facteurs actifs, décisifs, par lesquels se réalisent les bouleversements économiques et sociaux nécessaires. C'est cette dialectique qui en 1968 s'est exprimée au travers de la grève générale française et du processus de révolution politique en Tchécoslovaquie, et qui depuis n'a cessé de se développer. Tout mouvement de masse en Europe est un élément d'une unité plus vaste et complexe, la lutte de classe européenne, elle-même composante de la lutte de classe mondiale. Bien que se développant de façon inégale et particularisée, cette lutte de classe est parvenue à un tel point d'homogénéité en Europe que chaque crise révolutionnaire doit être comprise ainsi qu'un chaînon de la chaîne des révolutions qui constituent la révolution européenne. Dans chaque pays européen, tout mouvement de classe important du prolétariat soulève plus ou moins directement la question du gouvernement et de l'Etat, dans le pays où il se produit, mais aussi celle des rapports entre les classes à l'échelle de toute l'Europe, contre la bourgeoisie et les bureaucraties parasitaires.
Tournant dans la situation mondiale : à l'Ouest...[modifier le wikicode]
Depuis 1968, tous les développements à l'échelle mondiale sont dominés, sinon ordonnés, par la perspective de la révolution européenne. Dans un premier temps, l'impérialisme américain a dû rajuster sa stratégie internationale. A l'orientation de l'encerclement de la Chine, voire de la préparation de la guerre contre celle-ci, il a substitué une politique dont Kissinger et Nixon ont été les initiateurs, qui vise à utiliser à fond contre la révolution menaçante la bureaucratie du Kremlin et la bureaucratie chinoise. Tel est l'axe de la nouvelle sainte-alliance contre-révolutionnaire, qu'il a réussi à constituer et à animer avec Pékin et Moscou. Grâce à elle, il a pu faire ratifier les accords de Paris par le gouvernement de la République démocratique du Vietnam au bout de cinq années de discussion et de poursuite de la guerre. Signés en janvier 1973, ces accords maintenaient la division du Vietnam, laissaient en place l'administration et le gouvernement de Thieu, renforçaient considérablement son armée qui contrôlait toutes les villes. Les rapports à l'intérieur de la sainte-alliance contre-révolutionnaire sont entièrement à l'avantage de l'impérialisme U.S. Minée, menacée, la bureaucratie du Kremlin a une peur panique de la révolution en Europe et défend inconditionnellement l'ordre mondial impérialiste, l'ordre européen que les accords de Yalta et de Potsdam ont institué. La bureaucratie chinoise n'est pas moins instable et déchirée. L'une et l'autre ont un pressant besoin de l'aide de l'impérialisme, ce qui rend d'autant plus efficace la pression que celui-ci accentue sur elles.
La sainte-alliance contre-révolutionnaire n'est pas toute-puissante. Elle a réussi à porter des coups très durs aux prolétariats, notamment en Amérique latine, dont la terrible défaite subie par le prolétariat chilien. Mais elle n'a pu bloquer la marche à la révolution en Europe et les processus de la lutte des classes dans le monde entier. Bien plus, un tournant dans la situation mondiale s'est produit au cours de ces dernières années. Il exprime et impulse une nouvelle maturation révolutionnaire. La crise politique qui a secoué l'impérialisme U.S. et a amené Nixon à démissionner de la présidence des Etats-Unis est une crise politique fondamentale qui résulte des difficultés que l'impérialisme U.S. éprouve à maîtriser les rapports entre les classes aux U.S.A. et dans le monde, les rapports politiques nationaux et internationaux, en dépit du soutien des bureaucraties du Kremlin et chinoise. L'effondrement des accords de Paris, conséquence de la putréfaction du gouvernement, de l'Etat compradore de Thieu de son administration, de son armée, au début de 1975, l'a surabondamment démontré. A l'autre bout du monde, au Portugal, un an plus tôt, le 25 avril 1974, la révolution portugaise éclatait : elle était - elle est encore le prologue de la révolution européenne. Après le Portugal, l'Espagne, la France, l'Italie, sont à la veille de l'ouverture d'une crise révolutionnaire.
Faut-il insister à propos de l'Espagne ? Bien avant la mort de Franco, l'édifice du franquisme était lézardé, ébranlé. Mais les institutions du régime franquiste sont restées en place. Leur effondrement, le renversement de l'héritier du bourreau des masses d'Espagne, le roi Juan Carlos, sont une simple affaire de temps. Sur les décombres du régime franquiste, le prolétariat d'Espagne, les masses exploitées, danseront une nouvelle carmagnole révolutionnaire. Des profondeurs remonteront toutes les traditions révolutionnaires, et surtout celles de 1936 : la révolution prolétarienne déferlera sur l'Espagne.
La chute du franquisme, l'ouverture de la révolution en Espagne, constitueront un irrésistible appel à la révolution pour tous les prolétariats d'Europe. A tous les prolétariats d'Europe, mais plus particulièrement au prolétariat français. Les liens entre les prolétariats français et espagnol sont étroits ; ils sont physiques, faits d'une histoire qui les a unis : à la montée de la révolution espagnole en 1932 et 1936 a correspondu en France un développement de la lutte des classes qui a débouché sur la crise révolutionnaire de juin 1936 ; à juin 36 en France a succédé juillet 36 en Espagne ; et à la défaite du prolétariat français en novembre 1938 est intimement lié l'écrasement du prolétariat espagnol en 1938-1939. Les deux prolétariats payaient plus ou moins durement les tragiques conséquences de la politique des fronts populaires. Pourtant, il n'est pas exclu que ce soit l'inverse qui se produise : que la crise révolutionnaire française appelle les masses espagnoles à abattre en un dernier effort le franquisme et à s'engager sur la voie de la révolution.
Toute l'Europe capitaliste est engagée dans ce processus, qui évidemment diffère en ses formes et n'est pas au même point de maturité dans tous les pays.
En Angleterre, la grève des mineurs de 1974 a scellé l'échec du retour des conservateurs au pouvoir. La présence au pouvoir des travaillistes devenait indispensable à l'équilibre entre les classes. La crise économique et sociale n'a pas pour autant cessé de se développer. Elle ne peut que s'approfondir et déboucher sur une crise politique sans issue prévisible. Le « colosse » du capital européen, le capitalisme allemand, est un colosse aux pieds d'argile. Sur lui pèsent des exigences écrasantes auxquelles il n'a pas les moyens de répondre : servir de locomotive au capitalisme européen. Sa défaite de 1940-1945 le marque de façon indélébile : division de l'Allemagne, ébranlement et destruction des anciennes structures étatiques.
La perte d'immenses débouchés à l'Est l'a rendu encore plus dépendant du reste du marché mondial. Le capitalisme allemand est vorace : or il a une fantastique puissance de production sur une base extrêmement étroite. Son atout majeur a été la division en deux du prolétariat allemand, la peur du stalinisme. Mais de ce côté aussi, les choses changent : il commence à devenir clair que le dilemme n'est pas capitalisme ou stalinisme, mais capitalisme et stalinisme OU socialisme. La revendication de l'unité de l'Allemagne et du prolétariat allemand a un contenu révolutionnaire.
La crise conjointe de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin expose au grand jour les liens qui unissent l'impérialisme et la bureaucratie, leur solidarité contre-révolutionnaire. Elle montre que la bureaucratie du Kremlin est le plus efficace soutien de la bourgeoisie en Europe de l'Ouest, précisément parce qu'elle redoute le mouvement des masses qui se dirige contre elle en Europe de l'Est, qui vise à l'abattre. Inversement, l'impérialisme lui apporte son plein appui contre les masses d'Europe de l'Est. Cela ne se dégage pas de leçons au sens scolaire, mais du processus de la révolution politique en Tchécoslovaquie en 1968, des mouvements à caractère révolutionnaire en Pologne, de toute la fermentation politique en Europe de l'Est et en U.R.S.S. qui montrent la véritable nature du stalinisme et de ses rapports avec l'impérialisme.
Les mouvements qui ont eu lieu, ceux qui se préparent contre la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites, sont reliés à ceux qui dressent contre le capitalisme en crise le prolétariat d'Allemagne et tous les prolétariats de l'ouest de l'Europe.
... à l'Est[modifier le wikicode]
Après la Tchécoslovaquie, la Pologne est au centre des processus révolutionnaires. Depuis 1971-1972, où la grève des travailleurs des chantiers navals de la Baltique a renversé Gomulka, la lutte ne s'apaise que pour reprendre un peu plus tard.
Gierek a utilisé les mêmes méthodes que Gomulka : la répression progressive. Au printemps et au début de l'été 1976, il a tenté d'imposer une réduction du niveau de vie des masses polonaises, une hausse massive des prix. A nouveau, le prolétariat polonais s'est levé. L'épicentre de son combat est situé cette fois à Ursus, mais il avait le même contenu et le même sens. Une fois encore, la bureaucratie polonaise a dû reculer et annuler les mesures prévues. Et, une fois encore, elle a déchaîné la répression politique : emprisonnant et condamnant des dizaines et des centaines de travailleurs qui avaient participé à la grève et aux manifestations. C'est un phénomène d'une grande importance politique que se soit constitué en Pologne un comité pour que cesse la répression contre les travailleurs d'Ursus, comité composé d'intellectuels, rencontrant un large écho dans la classe ouvrière, qui a obligé la bureaucratie polonaise à reculer partiellement en annulant certaines condamnations. La bureaucratie louvoie, bien qu'à leur tour les intellectuels qui ont formé ce comité soient victimes de la répression.
Fait d'une grande signification : alors que les difficultés économiques ne cessent de croître en U.R.S.S., la bureaucratie du Kremlin a ouvert un crédit d'un milliard de roubles à celle de Pologne. Mieux que quiconque, elle apprécie combien la situation est explosive en Pologne. Elle voudrait huiler les rouages sociaux, détendre les antagonismes. Ce n'est pas de la Pologne seulement dont il s'agit. La Pologne est le cas le plus extrême où les tensions sociales arrivent au point de rupture, mais ces tensions existent et s'accroissent dans tous les pays de l'Europe de l'Est et en U.R.S.S. Elles se conjuguent aux problèmes nationaux que l'oppression du Kremlin, les rapports des bureaucraties entre elles, entretiennent et exaspèrent. Les regroupements qui s'organisent en Europe de l'Est et en U.R.S.S., qui luttent contre la répression, pour les libertés, sont quelquefois confus. Ils sont souvent hétérogènes. Mais ils témoignent de la fermentation sociale et politique qui existe en ces pays. L'intervention de la classe ouvrière se prépare derrière l'action de ces intellectuels, de ces groupes, de ces individualités. Alors, la lutte prendra un contenu précis et déterminé : le combat pour expulser la bureaucratie spoliatrice, parasitaire et contre-révolutionnaire ; revenir aux sources de la révolution d'Octobre, à ses normes, à la démocratie soviétique ; la classe ouvrière et les masses reconstruiront l'Etat ouvrier et géreront les rapports collectifs de production en fonction de leurs besoins.
C'est une constatation objective : neuf ans après l'intervention des troupes répressives de la bureaucratie du Kremlin et des bureaucraties satellites en Tchécoslovaquie, la fermentation n'a pas cessé. La bureaucratie ne parvient pas à maîtriser le prolétariat, les masses, les jeunes, les intellectuels tchécoslovaques.
Ils subissent mais ne capitulent pas et continuent à résister. La « Charte 77 » est ce qu'elle est. Elle montre les illusions qui existent quant à la signification des accords d'Helsinki, les illusions par rapport aux gouvernements des pays où, plus ou moins amputée, la démocratie bourgeoise se survit. Il n'empêche que le combat pour les libertés se poursuit. Et il ne peut se poursuivre qu'autant que les masses dans leur ensemble le soutiennent, le nourrissent, y participent plus ou moins activement.
Ce qui se passe en Union soviétique n'a pas l'éclat des mouvements tchécoslovaque et polonais, mais les contradictions n'y sont pas moins explosives. L'action d'hommes comme Grigorenko et tant d'autres a de profondes racines. Elle démontre qu'un processus moléculaire est en cours. La lutte pour les droits civiques, les libertés politiques, en art et en littérature, le Samizdat, sont les prémisses de profonds mouvements de masse. La nature des relations sociales de l'U.R.S.S. fait que la bureaucratie ne peut régner que sous une seule forme politique : la dictature brutale. Lorsque celle-ci est mise en cause, en arrière-plan se dresse le prolétariat. On ne peut exclure que le prochain déferlement des masses en Europe de l'Est, et même en Europe en général, se produise en U.R.S.S. Et il est certain que l'irruption révolutionnaire en Europe s'étendra l'U.R.S.S.
Voilà ce qui s'est affirmé et confirmé ces dernières années. L'évolution de ces rapports entre le classes et à l'intérieur des classes se combine à la crise économique et financière endémique qui, bien qu'encore limitée, ronge le mode de production capitaliste depuis des années. Elle répond aux contradictions inhérentes au mode de production capitaliste, mais à l'époque de l'impérialisme et après plusieurs décennies d'un pourrissement en profondeur de tout le système, que le parasitisme fantastique des Etats bourgeois, les dépenses d'armement massives, indispensables au fonctionnement de l'économie capitaliste à l'époque actuelle, ont entraîné. Une gigantesque inflation mondiale limite encore la crise, qui n'élude la catastrophe que pour la rendre plus terrible et dévastatrice à terme. L'inéluctable aboutissant ne peut être qu'une nouvelle dislocation du marché mondial, facteur révolutionnaire extraordinaire. A moins que la crise économique et financière aiguë ne soit précipitée par la crise révolutionnaire. La dislocation du marché mondial que le capital domine se répercutera brutalement sur l'économie de l'U.R.S.S. et de l'Europe de l'Est, déjà malade et, bien sûr, exacerbera les antagonismes sociaux et politiques dans ces pays, c'est-à-dire la lutte des classes.
A nouveau le front populaire[modifier le wikicode]
Bien entendu, ni l'impérialisme ni les bureaucraties parasitaires n'acceptent passivement que la révolution prolétarienne s'avance, notamment en Europe.
Ils réagissent et combattent. En juillet 1975, une séance solennelle de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe s'est tenue à Helsinki, au cour, de laquelle les accords du même nom ont été signés. Se tenant quelques mois après la dislocation des accords de Paris, alors que la révolution portugaise se développait, que la menace de la révolution à l'échelle de l'Europe s'affirmait, que s'accentuait la crise conjointe de l'impérialisme et des bureaucraties du Kremlin et satellites, la conférence d'Helsinki réaffirmait l'unité de l'impérialisme et des bureaucraties parasitaires et contre-révolutionnaires contre le prolétariat, pour la défense de l'« ordre » européen que les conférences de Yalta et de Potsdam ont consacré, sinon établi.
Mais, aujourd'hui, ce qui marque la nature véritable des rapports, c'est la prédominance des intérêts de l'impérialisme, et de l'impérialisme américain en premier lieu, parmi la somme des intérêts des contre-révolutionnaires associés. C'est ainsi que la bureaucratie du Kremlin et la bureaucratie chinoise ont tenté d'imposer aux ouvriers et paysans vietnamiens la « paix sanglante » qui maintenait la division du Vietnam en deux, le gouvernement Thieu à la solde de Washington. C'est ainsi que la bureaucratie du Kremlin a travaillé sans même obtenir un pourboire au compte de l'impérialisme U.S. au Moyen-Orient. C'est ainsi que les exigences américaines deviennent de plus en plus draconiennes vis-à-vis du Kremlin : pas de crédits importants, pas d'élargissement répondant aux besoins des bureaucraties sans concessions fondamentales qui permettent la libre circulation des hommes, des marchandises, des capitaux, c'est-à-dire ouvrant largement la porte à la pénétration capitaliste en U.R.S.S., en Europe de l'Est et, éventuellement, en Chine.
Les rapports au sein de la nouvelle sainte-alliance contre-révolutionnaire traduisent l'affaiblissememt politique de la bureaucratie du Kremlin, et des bureaucraties satellites, comparée à ce qu'elle fut au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
La révolution menace immédiatement à l'Est de l'Europe, en U.R.S.S., le pouvoir et l'existence des bureaucraties parasitaires. Tout ébranlement social et politique sous l'action du prolétariat en Europe de l'Ouest, ne peut qu'impulser, et cela directement, les mouvements révolutionnaires en Europe de l'Est, en U.R.S.S. Inconditionnellement, la bureaucratie du Kremlin met en action son appareil international, les P.C., au service de la défense des bourgeoisies menacées.
Là est l'origine de la résurgence de la politique des « fronts populaires ». La révolution menace : la contre-révolution s'organise. L' « union de la gauche » - front populaire et le « programme commun », s'inscrivent dans le cadre que les accords d'Helsinki constituent.
L' « eurocommunisme »[modifier le wikicode]
Le parti communiste italien a tiré à sa façon les « enseignements » du désastre auquel l'Unité populaire a conduit les masses et le prolétariat chiliens : le front populaire ne suffit pas ; une majorité de 51 % dans le pays et au Parlement ne suffit pas ; il faut aller plus loin, beaucoup plus loin, a expliqué Berlinguer, jusqu'au « compromis historique » entre le P.C.I. et la démocratie chrétienne en Italie. Est-ce vraiment une nouveauté historique ? Les fronts populaires ont toujours été sans frontière... à droite. Dès 1936, Maurice Thorez proposait de « dépasser » le Front populaire et de constituer un « Front des Français » du P.C.F. à Paul Reynaud. Les circonstances et les motifs invoqués ne sont pas les mêmes, les raisons profondes le sont. L'« union de la gauche » à peine constituée, le P.C.F. proposait d'aller bien au-delà, vers l'« union du peuple de France », englobant non seulement les radicaux, qu'ils soient de gauche ou de droite, mais toutes les forces « antimonopolistiques, démocratiques et nationales », les « démocrates de progrès jusqu'aux gaullistes nationaux », sans oublier les « chrétiens progressistes ». Santiago Carrillo et le parti communiste espagnol ont montré jusqu'où peut s'étendre à droite la politique des P.C. : jusqu'aux franquistes, jusqu'à l'héritier de Franco, le roi Juan Carlos.
Cette politique s'accompagne d'une certaine « critique » de la répression en U.R.S.S. et en Europe de l'Est, et de la renonciation officielle à la « dictature du prolétariat ». Chaque pays aurait sa « voie spécifique » qui le conduirait... ultérieurement... au socialisme : une voie « démocratique » bien sûr. Les positions que le P.C.I., le P.C.F., le P.C.E., ont prises ces dernières années, ainsi que d'autres P.C. d'Europe occidentale et même le parti communiste japonais, représenteraient une nouvelle orientation que d'aucuns ont appelée l'« eurocommunisme ». Elle s'opposerait à la politique du Kremlin et prouverait que ces P.C. sont devenus indépendants par rapport à la bureaucratie de l'U.R.S.S. La preuve en résiderait en ce que la Pravda a attaqué à plusieurs reprises les P.C., et les dirigeants de ces P.C., qui ont abandonné la référence à la « dictature du prolétariat », et qui critiquent la répression en U.R.S.S. et en Europe de l'Est.
Ces prises de position ont une grande importance politique. Encore est-il indispensable de les situer exactement. Elles s'imbriquent aux contradictions qui déchirent la bureaucratie du Kremlin, lesquelles exacerbent son impasse politique. De plus en plus, au sommet de la bureaucratie, s'affirme la tendance à mettre en cause les rapports de production nés de la révolution d'Octobre, à faire droit aux revendications de l'impérialisme, à ouvrir les portes de l'U.R.S.S. et de l'Europe de l'Est et le territoire de ces pays à la libre circulation des marchandises et des capitaux.
Ces tendances, ces courants, utilisent comme couverture idéologique l'aspiration légitime et révolutionnaire aux « droits et libertés ». Mais de quels « droits et libertés » s'agit-il ? Du droit du capital à circuler librement, ou bien de la liberté du prolétariat et des masses de s'organiser pour balayer la bureaucratie et restaurer ou instaurer le pouvoir des soviets ? La bureaucratie comme telle n'est pas mise en cause. L'exigence du retrait des troupes de la bureaucratie du Kremlin de Tchécoslovaquie, d'Allemagne de l'Est, de l'Europe de l'Est, n'est pas soulevée, le droit des peuples d'U.R.S.S. à disposer d'eux-mêmes ne l'est pas davantage. Les accords qui depuis Yalta et Potsdam jusqu'à Helsinki organisent l'ordre contre-révolutionnaire européen, la division de l'Europe et de l'Allemagne en deux, ne sont pas dénoncés. L'utilisation des contradictions qui déchirent la bureaucratie du Kremlin, son appareil international, les bureaucraties satellites, pour arracher de leurs griffes les victimes de la répression, combattre pour les libertés démocratiques, est normale et légitime. Les libertés démocratiques sont indispensables au prolétariat de ces pays pour combattre, vaincre, chasser les bureaucraties parasitaires. Elles sont parties intégrantes du programme de la révolution politique. Il faut d'autant plus se rappeler que le capital et la bureaucratie sont pleinement d'accord pour exercer la répression la plus brutale contre les masses lorsqu'elles se dressent et combattent pour leurs propres objectifs.
Les prises de position des P.C. français, espagnol, italien, et autres, doivent être appréciées dans le contexte de la nouvelle période révolutionnaire ouverte en 1968, du tournant de la situation mondiale, qui met, de façon plus nette encore, conjointement à l'ordre du jour la révolution sociale et la révolution politique en Europe, dans le cadre des contradictions qui déchirent la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites. Ces P.C. ne mettent pas en cause la « légitimité » historique de la bureaucratie du Kremlin, tout au contraire : ils la défendent. Ils sont pour qu'elle se réforme. Qu'est-ce que cela signifie ? Pour le comprendre, il importe de se souvenir que la bureaucratie du Kremlin est une caste parasitaire, de nature sociale petite-bourgeoise, réaction contre la révolution d'Octobre. Trotsky expliquait qu'elle gère les rapports de production nés de la révolution d'Octobre faute de pouvoir les renverser, car c'est d'eux qu'elle tire ses privilèges, mais sa tendance historique est de revenir à l'appropriation privée des moyens de production. En revanche, l'existence du prolétariat d'U.R.S.S. dépend de ces rapports de production. Il a démontré au cours de la guerre qu'il y était physiquement attaché. Il se dresse objectivement contre le retour à l'appropriation privée des moyens de production, contre la liquidation de la planification et le retour plus ou moins progressif au mode de production capitaliste. Pour lui c'est une question de vie ou de mort.
Le cours du développement historique n'obéit pas à la logique formelle. Le prolétariat de l'U.R.S.S. est encore silencieux, mais il a acquis une formidable puissance potentielle. La bureaucratie du Kremlin se sent terriblement menacée, d'autant qu'en Europe de l'Est, la liste des explosions révolutionnaires est déjà longue, et que d autres se préparent manifestement, en relation avec la révolution prolétarienne qui mûrit en Europe occidentale. La bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites sont dans l'impasse, sur tous les plans, économique, social, politique. La pression de l'impérialisme, de l'autre côté, ne cesse de s'accentuer. Elles mêmes tendent à poursuivre leur évolution historique. Elles tremblent qu'une nouvelle révolution ne les balaie. Dès lors, de puissantes tendances se dégagent qui vont jusqu'au Kremlin pour, appuyées sur l'impérialisme, remettre progressivement en cause les rapports de production nés de la révolution d'Octobre, multiplier les concessions à l'impérialisme - cela en raison de l'incapacité de la bureaucratie à résoudre quelque problème que ce soit, en réaction et par peur du prolétariat.
Les P.C. français, italien, espagnol et autres restent des P.C. staliniens, car ce sont des partis historiquement et politiquement dépendants de la bureaucratie du Kremlin et de son existence. Mais leur situation politique les amène à traduire plus clairement, et surtout plus ouvertement, les aspirations de ces puissantes tendances à l'œuvre à l'intérieur de la bureaucratie du Kremlin, éventuellement à se faire leur porte-parole. La politique du « compromis historique », celle de soutien au gouvernement Andreotti, celle qui consiste à conclure un accord de gouvernement avec les partis bourgeois de « défense de l'ordre », impliquant l'austérité, que pratique le P.C.I., la politique de soutien à Juan Carlos et à Suarez du P.C.E., qui vient d'adopter le drapeau du franquisme, la politique du P.C.F., sont élaborées et appliquées en total accord avec le Kremlin. Cunhal au Portugal a lui aussi une politique de soutien total au régime en place. Les impératifs de la contre-révolution lient indissolublement les P.C. d'Europe occidentale à la bureaucratie du Kremlin. Mais il est vrai que les P.C. des pays capitalistes d'Europe tendent à s'adapter plus directement et plus étroitement aux besoins et aux exigences de l'impérialisme et de leurs bourgeoisies respectives, et partant, à se faire les porte-parole des tendances qui, en U.R.S.S. et en Europe de l'Est, vont le plus loin dans ce sens. Tel est le contenu du prétendu « eurocommunisme ».
La bureaucratie du Kremlin n'est certes pas unanime. Justement en raison de la formidable puissance du prolétariat. La politique de concessions à l'impérialisme, d'ouverture des frontières à la pénétration capitaliste, l'oblige à s'attaquer aux masses, et elle les redoute. Ce qui provoque en son sein des clivages, des déchirements, des crises : en témoigne le récent limogeage de Podgorny. Une suite d'oscillations fait de la ligne politique du Kremlin une ligne brisée, mais dont la direction est celle des concessions constantes à l'impérialisme, des tentatives pour faire renaître plus ou moins progressivement les rapports bourgeois de production. Les différends au sein de la bureaucratie s'expriment souvent au grand jour au moyen de la critique de la politique des P.C. occidentaux que publie tel ou tel organe de presse.
Cela traduit un phénomène d'une importance décisive : le processus de dislocation de la bureaucratie du Kremlin, de son appareil international, est en cours, leur éclatement est inévitable. D'ores et déjà, se dégagent des possibilités d'utilisation tactique.
Mais la bureaucratie du Kremlin, son appareil international, les bureaucraties satellites, subsistent comme tels. Les P.C. d'Europe occidentale restent des partis staliniens. Ils ne se « social-démocratisent » pas. Il n'y a d'ailleurs pas de place pour des partis staliniens « social-démocratisés ». Répétons-le : la politique de Berlinguer, de Marchais, de Carrillo, de Cunhal, de soutien au régime politique en place dans chacun de leurs pays, quel que soit celui-ci, est parfaitement conforme à celle de toutes les fractions de la bureaucratie du Kremlin sur ce plan.
L'échec de De Gaulle[modifier le wikicode]
L'« eurocommunisme » vise à défendre les systèmes politiques en place. Les exemples de l'Espagne et de l'Italie sont probants. Le P.C.E. défend Juan Carlos, héritier de Franco, dont le régime prolonge le régime franquiste. La Pravda vient de décerner à Juan Carlos et à Suarez un brevet de « démocratisme », et d'appuyer chaleureusement la politique, sur ce plan, du P.C.E. Le P.C.I. vient de conclure un pacte d'unité nationale avec les partis bourgeois où sans même participer au gouvernement il s'engage à défendre l'ordre établi, et appelle à une « politique d'austérité » utilisée directement contre les masses. L'Humanité soutient chaleureusement la politique du P.C.I. Mais l'« union de la gauche ».-front populaire, un gouvernement de type front populaire, ne peuvent être identifiés à l'union nationale et à un gouvernement d'unité nationale. La politique de l'« union de la gauche » serait-elle en contradiction avec le soi-disant « eurocommunisme » ? Absolument pas.
Depuis 1972, l'« union de la gauche » a mis en œuvre une politique qui a étayé la V° République, ses institutions, les gouvernements en place. Pour le comprendre, il faut en venir aux particularités de la situation et des rapports politiques en France.
La grève générale de mai-juin 1968 a marqué l'échec du bonapartisme gaulliste, et le référendum d'avril 1969 à la suite duquel de Gaulle, battu, a démissionné, a sanctionné cet échec. L'échec du bonapartisme gaulliste ne peut être assimilé à une crise gouvernementale sous la III° ou la IV° République : un système politique, une forme de domination de classe de la bourgeoisie, une forme d'Etat bourgeois, la tentative d'établir un certain type de relations entre les classes, étaient mis en échec.
Lorsqu'en 1958, de Gaulle est revenu au pouvoir, l'impuissance, le pourrissement de la IV° République, entraînaient l'éclatement de l'Etat. Il fallait un « sauveur ». De Gaulle devenait l'« homme providentiel ». Sa tâche était difficile. Il devait réunifier l"Etat bourgeois. Or, les échéances historiques étaient là inéluctables : le temps de l'« Union française » était révolu, l'indépendance politique des ex-colonies ne pouvait être longtemps différée ; le capital financier français devait se restructurer pour s'intégrer profondément au marché mondial et à la division internationale du travail. Or, de Gaulle accédait au pouvoir à la suite de la révolte des colonialistes qui se refusaient à « brader l'Algérie française ». Ils avaient l'appui de la plus grande partie des généraux et du corps des officiers. Les généraux et le corps des officiers n'acceptaient pas de subir un échec en Algérie après la défaite de 1940 et celle du Vietnam. De Gaulle proclamait « l'unité de la France de Dunkerque à Tamanrasset », et il devait concéder l'indépendance politique à l'Algérie, ainsi, qu'à la plupart des colonies françaises. Quatre longues années lui ont été nécessaires, et il fut contraint de casser à nouveau le corps des officiers, l'unité de l'Etat, pour parvenir à imposer une solution conforme aux intérêts du capital financier français. Ce n'était qu'une partie des tâches que le bonapartisme gaulliste avait à réaliser.
Intégrer le capitalisme français plus profondément au marché européen et mondial exigeait qu'il puisse se restructurer, qu'il devienne capable de s'intégrer à la conjoncture internationale, et de faire face à ses variations, à la concurrence. Imposer une rigoureuse discipline à toutes les classes sociales, et d'abord et avant tout au prolétariat, à la classe ouvrière, devenait indispensable. Pendant quatre ans, de Gaulle dut différer la réalisation de cet objectif. Bien plus, c'est en s'appuyant sur les dirigeants du mouvement ouvrier qu'il put briser la résistance du corps des officiers et de l'aile colonialiste de la bourgeoisie française. La tâche fondamentale du gaullisme n'en était pas moins d'en « finir avec le régime des partis », d'intégrer les syndicats à l'Etat bourgeois, d'instaurer le corporatisme, c'est-à-dire de détruire le mouvement ouvrier organisé. La question de l'Algérie réglée, il s'y attaquait. Il exigeait que le président de la République soit élu au suffrage universel, et que l'Assemblée nationale soit réduite à un théâtre d'ombres. Ce fut l'objectif du référendum d'octobre 1962 qu'il gagna. Restait l'essentiel : briser la classe ouvrière, ses organisations, le mouvement syndical. En février 1963, il estima que l'agitation qui se développait chez les mineurs lui fournissait l'occasion propice de le faire. Le 1er mars, il réquisitionnait les mineurs, qui avaient imposé aux dirigeants la grève générale pour le 3 mars... Il perdit cette bataille décisive... Les mineurs dirent non. Pendant cinq semaines, la grève générale des mineurs fut totale. De Gaulle subissait une défaite politique irrémédiable.
Une situation et des rapports particuliers s'établissaient alors en France. Le Parlement n'était plus qu'une chambre d'enregistrement des décisions du pouvoir exécutif. L'appareil d'Etat - de Gaulle juché au sommet - gouvernait sans contrôle. C'était le chef de l'Etat qui contrôlait, faisait et défaisait l'Assemblée nationale dont la majorité dépendait de l'appareil d'Etat, deux fois disloqué en quelques années, pour fonctionner devait être pénétré par une organisation particulière, sorte de société du 10 Décembre, qui s'est appelée tour à tour U.N.R., U.D.R., et qui s'appelle aujourd'hui le R.P.R. Jusqu'à un certain point, l'U.N.R.-U.D.R. et ses alliés d'alors ont fusionné avec l'appareil d'Etat. La défaite politique que les mineurs ont infligée à de Gaulle n'a pas suffi pour renverser le régime. Elle a suffi pour que le mouvement ouvrier, ses organisations, partis et syndicats, restent debout, et que commence une fermentation politique à l'intérieur de la classe ouvrière qui devait amener à la grève générale de mai-juin 1968 et à la défaite de De Gaulle au référendum d'avril 1969.
Après la grève des mineurs, de Gaulle a poursuivi et ne pouvait pas ne pas poursuivre sa tentative d'intégration des syndicats à l'Etat, d'établir le corporatisme. De, même, il a engagé de multiples réformes réactionnaires destinées à renforcer l'omniprésence de l'appareil d'Etat, du pouvoir exécutif, et à réduire et finalement détruire nombre d'acquis arrachés par la classe ouvrière au lendemain de la guerre : réforme administrative, multiples réformes de l'enseignement, réforme de la Sécurité sociale, réforme hospitalière, etc. - sans pouvoir les mener à terme. La défaite de De Gaulle au référendum d'avril 1969 et sa démission ont sanctionné, l'échec de ce régime bonapartiste bâtard, qui pourtant a survécu. Le long pourrissement de la V° République a commencé, mais le système a continué à fonctionner.
Pompidou, successeur de De Gaulle, renforçait le caractère bonapartiste du régime, il concentrait toujours plus de pouvoir entre ses mains, accentuait l'intervention et l'indépendance de l'appareil d'Etat, poursuivait l'application des réformes que de Gaulle avait engagées, sans être en mesure de les mener à terme. Le gouvernement Pompidou-Chaban-Delmas reprenait les tentatives d'intégration des syndicats à l'Etat sous l'étiquette de la « nouvelle société », dont l'un des premiers actes devait être la conclusion de « contrats de progrès » entre l'Etat, le patronat, les syndicats, subordonnant les salaires à la productivité et à la rentabilité.
Pourquoi en était-il ainsi ? Comment était-ce possible ? La chute du régime bonapartiste, de la V° République, de ses institutions, entraînerait une nouvelle crise, une nouvelle dislocation de l'Etat bourgeois, et risquerait d'ouvrir la vanne au déferlement des masses : en d'autres termes, d'ouvrir une crise révolutionnaire. En outre, quel autre système politique assurant le maintien de la domination de classe de la bourgeoisie peut succéder au bonapartisme bâtard ? Au moment où s'accentue la crise générale de l'impérialisme, où les contradictions économiques mènent inéluctablement à une crise économique majeure, le capital financier doit plus que jamais s'attaquer aux acquis de la classe ouvrière, des masses exploitées, de la jeunesse. Prolonger la V° République ne résout rien, mais gagne du temps. Néanmoins, la complicité plus ou moins ouverte des organisations et partis ouvriers était indispensable. Elle n'a pas manqué. La défaite de de Gaulle au référendum d'avril 1969 devait beaucoup aux appels parallèles des centrales syndicales et partis ouvriers à voter « non ». Mais dès la démission de De Gaulle, la S.F.I.O. et le P.C.F. annonçaient qu'ils présentaient chacun leur candidat au premier tour, Defferre et Duclos, le P.S.U. et la Ligue communiste emboîtaient le pas et présentaient de leur côté Rocard et Krivine. Compte tenu de la loi électorale, les résultats ne faisaient pas de doute : au deuxième tour, les candidats des partis ouvriers étaient éliminés, restaient deux candidats de la bourgeoisie, Pompidou et Poher. Sur le terrain des luttes revendicatives, cette politique trouvait son expression dans la division, les grèves tournantes et disloquées.
L'« union de la gauche » et l'agonie de la V° République[modifier le wikicode]
Pourtant, bientôt se produisait un phénomène d'une très grande importance politique : la reconstitution d'un parti socialiste sur les bases de la vieille S.F.I.O. Le phénomène de reconstruction d'un parti socialiste alors que la vieille organisation traditionnelle était en voie de liquidation, ou même pratiquement liquidée, n'est pas particulier à la France. Il se produit là où les masses s'ébranlent, s'orientent vers la révolution (Espagne) ou s'y engagent (Portugal). Au-delà des particularités nationales, des épisodes divers, c'est un signe que les processus politiques vont vers de profonds bouleversements, un élément de la crise du régime en place. Ces partis socialistes ne sont pas identiques aux vieux partis socialistes classiques. Ils regroupent des courants extrêmement divers. Pourtant, ils occupent la place et remplissent la fonction des vieux partis sociaux-démocrates, et ce sont des partis ouvriers. Leur apparition avant la chute du régime politique en place modifie rapidement les dispositifs et les rapports politiques. En outre, en France, le nouveau P.S. s'est formellement constitué en réaction aux capitulations antérieures de Guy Mollet et du vieil appareil social-démocrate qui ont amené la quasi-destruction de l'ancien P.S., il s'affirme « unitaire », tout en proclamant son respect des institutions de la V° République.
La formation et l'impact électoral croissant du nouveau P.S. a contraint le P.C.F. à remplacer la politique cynique de division pratiquée notamment aux élections présidentielles de 1969 par une autre politique, celle de l' « union de la gauche ». Le nouveau P.S. y a pleinement adhéré ; la rédaction et la signature du programme commun de gouvernement l'ont consacrée. Dès son origine, l'« union de la gauche » a affirmé être une opposition loyale qui se situe dans le cadre de la V° République. Les masses, le prolétariat, la jeunesse, voulaient, et veulent toujours, l'unité des partis ouvriers et des centrales syndicales pour arracher leurs revendications, mettre à bas les réformes réactionnaires, renverser la V° République, ses institutions, ses gouvernements, son président de la République. Au nom de l'« unité », les dirigeants du P.C.F. et du P.S., flanqués des radicaux de gauche, affirmaient leur respect de la V° République, de ses institutions, de ses gouvernements, de son président de la République. Qui ne se souvient du dialogue public entre Pompidou, Mitterrand, Marchais, à la veille des élections législatives de 1973, où ces derniers affirmaient leur respect du régime politique en place. Ce dialogue a contribué à sauver de la défaite la « majorité parlementaire » du président de la République déjà très menacée.
L'« union de la gauche » a donc bien été, dès son origine, une réponse négative aux aspirations des masses, qui leur impose la survie de la V° République et de ses institutions.
Or, le cadre de la V° République ne permet pas qu'à une majorité parlementaire de droite, à un gouvernement de droite, succèdent une majorité de gauche et un gouvernement de gauche : la V° République n'est pas un régime parlementaire bourgeois. Le simple changement des rapports à l'intérieur des partis prébendiers de la V° République, qui dirigent et occupent l'Etat, ouvre une crise mortelle. Ce régime s'identifie à l'U.D.R. à tel point que l'Etat bourgeois actuel a été dénommé l'« Etat-U.D.R. ». L'agonie de la V° République a commencé à la mort de Pompidou. L'événement contingent débridait la crise politique qui résulte du pourrissement et de l'impuissance du régime. Après s'être divisée entre plusieurs candidats, la bourgeoisie soutenait Giscard d'Estaing contre le candidat de l'U.D.R., Chaban-Delmas. C'était la « trahison », à l'instigation de Jacques Chirac, d'une partie de l'U.D.R. Au deuxième tour, Mitterrand et Giscard d'Estaing se trouvaient face à face. Mitterrand était devenu premier secrétaire du P.S. A son corps défendant, et malgré l'« union de la gauche », sa candidature prenait un caractère de classe - le premier secrétaire du P.S. contre le candidat des partis bourgeois. Giscard l'emportait à quelques centaines de milliers de voix près. L'ambiguïté voulue de la politique du P.C.F., le caractère sans principe de la campagne de Mitterrand l'aidaient considérablement.
L'U.D.R. était désavouée. Candidat du capital financier, Giscard devait trouver une transition de la V° République à un autre régime. Mais laquelle, et lequel ? Elargir la couverture parlementaire jusqu'aux socialistes ? Quitte à casser l'U.D.R. ? En son temps, Pompidou avait essayé : il avait organisé un référendum à propos de l'Europe en espérant que le P.S. appellerait à voter « oui », ou tout au moins se diviserait et se briserait, une partie ralliant la « majorité ». Le P.S. s'était abstenu, et la manœuvre avait échoué. Faire revivre un nouveau parlementarisme ? C'est une opération qui entraînerait la dislocation du régime. Elle exigeait une première mesure : la dissolution de l'Assemblée nationale, de nouvelles élections qui lamineraient tous les partis de la V° République, à commencer par l'U.D.R., mais également le parti de Giscard d'Estaing. La dissolution de l'Assemblée nationale précipiterait l'effondrement de la V° République. Giscard d'Estaing était paralysé.
Elu contre l'U.D.R., il appelait à la direction du gouvernement l'U.D.R. Jacques Chirac, garantissant donc à l'U.D.R. le maintien de sa position dominante à l'intérieur de l'appareil d'Etat. Elu pour faire revivre un minimum de parlementarisme pour contrebalancer l'U.D.R., il devait concentrer le maximum de pouvoir entre ses mains, et réduire plus encore le rôle du Parlement, tout en ne pouvant se passer de la couverture de cette Assemblée nationale désavouée par le suffrage universel. Le gouvernement Giscard-Chirac n'avait d'autre raison que de tenter de comprimer les contradictions irréductibles de la V° République agonisante. Il n'existait qu'en bénéficiant de la politique de l'« union de la gauche ». Le maintien ou la dissolution de cette Assemblée nationale devenait une question politique centrale dont l'enjeu était le prolongement ou la dislocation de la V° République. L'« union de la gauche » respectueuse de la V° République, de sa Constitution, de ses institutions, s'inclinait devant l'élection à la présidence de la République de Giscard d'Estaing. Elle ne mettait pas en cause la légitimité de l'Assemblée nationale que domine l'U.D.R. battue aux élections présidentielles. Elle reportait les échéances à 1978, sinon à 1981.
Bon gré mal gré, le gouvernement Giscard-Chirac devait poursuivre les réformes que de Gaulle et Pompidou avaient entreprises sans les mener à bien. Certaines d'entre elles, toujours reprises, jamais achevées face à la résistance des masses, devenaient sources de désordres, de contradictions ; bien loin de servir les intérêts du capital, elles les mettaient en cause du fait de leur non-achèvement. Il fallait les mener à bien une fois pour toutes - c'était le cas, par exemple, de la réforme de l'enseignement. La crise économique mondiale dont les premiers effets commençaient à se faire sentir exigeait plus impérieusement que les conquêtes de la classe ouvrière, et notamment la Sécurité sociale, les droits et garanties arrachés par les travailleurs, soient remis en cause, que soit imposée la polyvalence et la mobilité de la main-d'œuvre, donc la déqualification. Le gouvernement Giscard-Chirac devait poursuivre ce que ses prédécesseurs avaient commencé.
Situation très difficile. En mai-juin 1968, la classe ouvrière avait montré sa fantastique puissance. Mais la grève générale ne suffit pas : un objectif politique gouvernemental est indispensable pour vaincre. Le résultat des élections présidentielles de 1974 démontrait au prolétariat, à la jeunesse, aux masses exploitées, que la V° République, ses institutions, son gouvernement, pouvaient être balayés, qu'il était possible de porter au pouvoir un gouvernement de leurs partis, le P.S. et le P.C.F. Comment le gouvernement Giscard-Chirac pouvait-il non seulement perpétuer la V° République, mais encore appliquer sa politique réactionnaire ? L'explication est simple : la politique d'« union de la gauche » trouvait sa traduction sur le plan des luttes revendicatives du prolétariat, de la jeunesse, des masses exploitées. Tandis que les dirigeants du P.S. et du P.C.F. se tournaient vers l'horizon 78 ou 81, à la rentrée de septembre 1973, Séguy définissait les objectifs de l'appareil de la C.G.T. :
« Il est absurde ou perfide d'affirmer que par déception électorale ou par dépit, nous céderions à une attitude d'obstruction automatique et de boycott intégral pour ne penser qu'à une revanche au mépris des intérêts des travailleurs [...].
« [...] Nous harcèlerons le gouvernement et le C.N.P.F. de propositions de négociations, ne serait-ce que pour les mettre au pied du mur et ruiner les entreprises démagogiques qu'ils lancent sous le vocable de concertation, de participation ou de libéralisation [...].
« Nous sommes prêts à nous rendre à l'Elysée [...]. Mais ce n'est pas sur la seule question de l'inflation que nous entendons engager des négociations [...].
« [...] Cependant, nous avons conscience des limites de notre action revendicative par rapport aux solutions fondamentales qu'appellent les grands problèmes sociaux actuels [...].
« [...] Le problème ne se réduit pas à la seule conquête du demi pour cent qui manque à la gauche pour devenir majoritaire. Il s'agit de réaliser sur une base claire un vaste rassemblement qui deviendra une force matérielle irrésistible garantissant une éclatante victoire électorale et le succès de l'application d'une nouvelle politique. »
Impossible d'être plus clair. Les luttes revendicatives ne doivent pas se développer de telle sorte qu'elles mettent en cause la V° République, l'Assemblée nationale, le gouvernement Giscard-Chirac. Remettons l'exigence que satisfaction soit donnée aux revendications jusqu'au moment où un rassemblement largement majoritaire, intégrant les partis de la V° République, aura permis une éclatante victoire électorale. Partant de là, la direction de la C.G.T. a tout fait pour disloquer les luttes de la classe ouvrière, de la jeunesse et des masses exploitées. La liste est longue des mouvements littéralement sabotés : dès juillet 1974, les travailleurs de l'O.R.T.F. engageaient la lutte contre la dislocation de l'Office et la liquidation de leur statut ; leur mouvement était disloqué ; le combat des travailleurs du paquebot France contre le désarmement du navire était isolé et saboté ; la grève des P.T.T. d'octobre-novembre 1974 était également disloquée ; le mouvement qui en février-mars 1975 se développait vers la grève générale des travailleurs de chez Renault était liquidé par les grèves tournantes ; la même politique disloquait de nombreux mouvements. Le 10 juillet 1975, la C.G.T. organisait une mascarade au Champ-de-Mars, avec saucissonnades et grandes rasades, qui mettait un point final à une année de sabotage systématique des luttes de la classe ouvrière. Les dirigeants de la C.F.D.T. emboîtaient le pas très naturellement aux dirigeants de la C.G.T. Quant à ceux de la F.E.N. et de F.O., ils s'adaptaient d'autres façons à la politique du gouvernement Giscard-Chirac. Ils signaient systématiquement des contrats salariaux fondés en principe sur la productivité de l'entreprise, et la prospérité économique générale, appliqués il est vrai avec beaucoup d'élasticité. A l'occasion, les dirigeants de la C.G.T. signaient également de semblables contrats, ainsi à E.D.F.-G.D.F. La classe ouvrière subissait des échecs. Surtout, elle se rendait compte des obstacles qui l'empêchaient de vaincre. Au cours des derniers mois de 1975, elle hésitait à engager de nouveaux combats d'envergure.
La force et la profondeur des contradictions à l'œuvre sont néanmoins trop grandes pour qu'elles ne continuent pas à opérer. Dès le début de 1976, des craquements se faisaient entendre : le laborieux édifice giscardien se lézardait. La situation économique et financière s'aggravait, et les échéances électorales approchaient. Le plan de relance de septembre 1975, 30 milliards injectés à l'économie, a surtout relancé l'inflation. Au début de l'année, au cours de son assemblée générale, le C.N.P.F. exigeait que la politique des contrats salariaux soit appliquée strictement, selon les « principes » des « contrats de progrès » que Chaban-Delmas proposait en 1969. C'était tendre dangereusement les rapports sociaux. Les dirigeants traditionnellement signataires des contrats salariaux pouvaient difficilement aller jusque-là. A l'initiative de F.O., le 13 janvier 1976 une grève de 24 heures de la R.A.T.P. rassemblait l'ensemble des travailleurs de cette corporation. Le gouvernement reculait sans pouvoir empêcher qu'une grève de 24 heures lancée à l'initiative de F.O. et de la F.E.N. chez les fonctionnaires ait lieu le 9 mars. Mais l'élasticité avec laquelle les contrats salariaux avaient été conclus et appliqués depuis 1972 n'en était pas moins en cause, le capital financier l'exigeait. Or, à nouveau la classe ouvrière et la jeunesse engageaient des combats : grève de la Solmer à Fos ; grève générale des étudiants contre la réforme du second cycle ; grève à la S.N.C.F. contre la création d'une nouvelle échelle divisant la catégorie des conducteurs, la T.5 ; grève des métallos de La Rochelle qui durait deux mois, en mai et juin, de très nombreux mouvements de moindre ampleur mais significatifs éclataient. Les résultats des élections cantonales de mars 1976 confirmaient et amplifiaient ceux des élections partielles : les élections municipales de 1977 et les législatives, même si elles n'ont lieu qu'en 1978, risquaient de tourner à la déroute pour tous les partis de la majorité. Dès lors, l'éclatement du gouvernement Giscard-Chirac était inscrit dans les faits. Il sera officialisé à la fin du mois d'août. Chirac, contre tous les usages de la V° République, démissionnait : « Je ne dispose pas des moyens que j'estime nécessaires pour assumer efficacement mes fonctions de Premier ministre, et dans ces conditions j'ai décidé d'y mettre fin », affirmait-il.
L'éclatement du gouvernement Giscard-Chirac a ouvert la phase finale de l'agonie de la V° République. L'U.D.R. rapidement devenue le Rassemblement pour la République se dresse ainsi qu'un parti de semi-opposition contre le gouvernement Giscard-Barre. La lutte pour la mairie de Paris a montré combien âpre était cette bataille. Ce sont ses positions à l'intérieur de l'appareil d'Etat que défend le R.P.R., et avec quel acharnement ! Tout semble mis cul par-dessus tête. Le R.P.R., parti par excellence de la V° République, dont l'existence dépend absolument de la forme bonapartiste du régime, utilise l'Assemblée nationale pour combattre Giscard. Giscard d'Estaing est contraint d'accentuer encore le caractère bonapartiste du régime, alors qu'il s'efforce plus que jamais de réaliser une ouverture à gauche, d'intégrer le P.S. à une nouvelle majorité parlementaire, et que pour cela il faudrait redonner au Parlement au moins un certain rôle. Les partis de la pseudo-majorité, minoritaires dans le pays, ont subi aux élections municipales une défaite écrasante dont la conséquence logique aurait dû être la dissolution de l'Assemblée nationale. Mais l'interpénétration de l'appareil d'Etat et des partis de la V° République, de l'U.D.R. principalement, fait que changer de majorité parlementaire entraînerait la crise de l'Etat et amènerait à l'effondrement de la V° République. A la suite des élections municipales, Giscard d'Estaing a formé un nouveau gouvernement que Barre continue à diriger, mais les choses ont changé.
Le premier gouvernement Barre associait encore plus ou moins les partis de la pseudo-majorité : Guichard, U.D.R., Poniatowski, R.I., Lecanuet, centriste, étaient ministres d'Etat ! Le second gouvernement Barre s'est passé de ce trio. De plus en plus, Giscard est contraint de gouverner en dehors et au-dessus des partis de la pseudo-majorité, y compris le sien - voire contre eux - donc d'accentuer le caractère bonapartiste du régime. Situation d'autant plus périlleuse que l'U.D.R. et les autres partis de la V° République contrôlent, dirigent, pénètrent les organes de l'Etat. Les uns et les autres occupent les positions qu'ils occupent pour se combattre réciproquement, et aucun n'obéit aux directives de Giscard et du gouvernement. Giscard en est au point où il doit recourir au chantage pour conserver une couverture parlementaire : il défie l'U.D.R.-R.P.R,. de prendre la responsabilité de la dissolution de l'Assemblée nationale, donc de la déroute de la majorité, en votant contre le gouvernement. prononçant le 9 juillet 1977 un important discours à Carpentras, Giscard d'Estaing avoue la situation désespérée de la V° République, au printemps, immédiatement après les élections municipales : « Et maintenant, parlons de nous. D'abord, de nos problèmes. Le printemps avait mal commencé. La confiance était accordée au gouvernement du bout des lèvres, les spécialistes, ravis de l'aubaine, répandaient des rumeurs de crise. On pouvait se demander si les vieux démons n'allaient pas renaÎtre et si les querelles des partis n'organiseraient pas à nouveau l'impuissance de l'Etat. Pour faire face à cette situation, j'ai fait fonctionner les institutions de la V° République et j'ai utilisé les ressources qu'elles comportent. J'ai prévenu l'Assemblée qu'elle serait dissoute si elle renversait le gouvernement. »
L'évolution de la situation économique n'est pas plus brillante : le plan Barre n'a pas bloqué la hausse des prix, mais il a réduit le pouvoir d'achat de la classe ouvrière et des masses, et il aggrave le chômage. Barre applique ce que le patronat exigeait dès janvier 1976 à tel point qu'aucune organisation syndicale n'a pu signer les contrats salariaux que le gouvernement leur a proposés au printemps 1977. Sur un autre plan, obéissant aux injonctions du capital financier, les mêmes impératifs l'obligent à poursuivre les réformes de la Sécurité sociale, de l'Assistance publique, la nouvelle réforme de l'enseignement, dite réforme Haby.
La bourgeoisie - et plus particulièrement le capital financier - n'a pas pour autant la moindre confiance en ce gouvernement. Elle ne le considère pas comme son gouvernement. Mais elle n'a pas d'autre solution à mettre en avant.
Comment, dans ces conditions, Giscard-Barre, la V° République, ses institutions, son Assemblée nationale, peuvent-ils encore tenir ? Aucun doute n'est possible : grâce à l'« union de la gauche » et à la politique, dont le P.C.F. est l'aile marchante.
Lorsque le gouvernement Giscard-Chirac a éclaté, le P.C.F. s'est efforcé de nier les divisions et antagonismes de la pseudo-majorité. Il lui importait surtout d'affirmer que l'heure n'était pas venue d'engager la bataille pour en finir avec la V° République, ses gouvernements, ses institutions. L« union de la gauche » dans son ensemble était d'accord sur un point fondamental : pas de dissolution de l'Assemblée nationale, donc pas de mobilisation pour l'imposer.
Déjà, au moment de l'éclatement du gouvernement Giscard-Chirac, de la discussion du plan Barre, l'« union de la gauche » utilisait les subtilités du règlement de l'Assemblée nationale et de la Constitution pour aider discrètement le gouvernement Giscard-Barre. Elle déposait une motion de censure qui n'avait aucune chance de passer. Ainsi, le 19 octobre 1976, le plan Barre était « considéré comme adopté » sans que les députés aient eu à se prononcer positivement : la motion de censure avait été rejetée en fonction du règlement de l'Assemblée nationale. Décidément, l'« union de la gauche » jouait le jeu jusque dans les détails. Au cours de la préparation des élections municipales, le P.S. et le P.C.F. étalaient leurs divisions, tout en ouvrant l'« union de la gauche » aux « gaullistes nationaux, démocrates de progrès » comme l'amiral Sanguinetti ou l'ex-ministre, champion de la C.F.T., Charbonnel, et autres Léo Hamon.
Bloquer les développements politiques au niveau de l'Assemblée nationale, des institutions, n'aurait eu aucune utilité si le prolétariat et la jeunesse, partait de leurs revendications, avaient engagé de grandes luttes de classe, qui inéluctablement auraient mis en cause le gouvernement et sa politique, et finalement le régime. Les appareils des centrales syndicales se sont employés à traduire sur ce plan la politique de l'« union de la gauche ». Les grandes manœuvres commençaient dès le 7 octobre 1976 : la C.G.T., la C.F.D.T., la F.E.N., appelaient à une grève générale de vingt-quatre heures, F.O. n'y appelait pas. C'était la grève « soupape de sûreté », sans perspective, sinon celle de permettre à l'Assemblée nationale de discuter ensuite sereinement du plan Barre, sans avoir à se prononcer formellement pour. A partir du mois de novembre, une succession de grèves tournantes commençait. Le 9 novembre, les fédérations C.G.T. et C.F.D.T. appelaient les travailleurs d'E.D.F.-G.D.F. à une grève d'une demi-journée. Le 19, les fédérations C.G.T., C.F.DT. des P.T.T. appelaient les postiers à « des grèves ». Toutes les fédérations d'E.D.F.-G.D.F. appelaient les travailleurs de cette entreprise à une grève de quarante-huit heures les 14 et 15 décembre. Une nouvelle vague de grèves successives de vingt-quatre heures était organisée par toutes les fédérations de toutes les centrales au cours de la dernière semaine de janvier et des premiers jours de février 1977. Toutes ces grèves étaient qualifiées de « grèves de protestation » contre la politique salariale du gouvernement pour 1977 qui applique strictement les « principes » de la politique des contrats salariaux. En réalité, elles empêchaient que s'organise une lutte réelle et visaient à gagner du temps, en évitant une explosion sociale avant et pendant les élections municipales. D'autres mouvements étaient bloqués et disloqués : au Parisien libéré, dans la presse et le labeur, aux Chantiers de Saint-Nazaire, à la Caisse d'épargne de Paris, etc.
Jusqu'où le P.C.F. peut-il aller ?[modifier le wikicode]
Le verdict des élections municipale, oblige le P.C.F., l'« union de la gauche », les appareils des centrales syndicales, à s'engager plus encore dans la défense de la V° République et de ses institutions. Marchais réaffirme que l'Assemblée nationale n'a pas à être dissoute. Mitterrand est plus nuancé, mais n'entend pas provoquer la dissolution de l'Assemblée nationale. Il laisse le soin à Giscard d'Estaing d'en décider. Opportunément, le P.C.F. se rallie au principe de l'élection de l'Assemblée européenne au suffrage universel. La question n'a en elle-même qu'une importance secondaire. Toutefois, ce ralliement permet une démonstration d'unité nationale, conforte le gouvernement et l'Assemblée nationale. D'un commun accord, toutes les centrales syndicales appellent à une grève générale de vingt-quatre heures pour exiger l'« ouverture de négociations » à propos des salaires, mais pour le 24 mai, à proximité du commencement des vacances, grève sans lendemain, grève manifestement destinée à gagner de nouveaux délais jusqu'en septembre-octobre. Après... ils évoqueront la proximité des élections législatives pour ne pas effrayer les électeurs par des conflits sociaux d'envergure.
Le soutien à la V° République, au gouvernement Giscard-Barre, se manifeste dans tous les domaines. Un des premiers actes de la V° République a été la loi Debré qui accorde d'importantes subventions à l'école privée, plus précisément aux écoles confessionnelles. Un des derniers actes de cette Assemblée nationale désavouée sera la loi Guermeur, qui accorde 50 milliards de crédits supplémentaires aux écoles confessionnelles. C'est le moment où la direction du P.S. estime périmée la « querelle scolaire ». Pourtant, une fois encore, le P.C.F. est l'aile marchante d'une politique qui conforte la politique réactionnaire de la V° République. Au cours de son voyage en Alsace, Georges Marchais n'a pas hésité à affirmer : « Nous ne couperons jamais les crédits à l'école confessionnelle, et nous avons mis en garde les municipalités contre une telle attitude.[5] »
Allant plus loin encore, une opération de grand style se dessine : provoquer la rupture entre le P.S. et le P.C.F. à l'occasion de la rediscussion du programme commun de gouvernement. La direction du P.C.F. « gauchit » certaines de ses propositions : elle exige l'extension des nationalisations, que le futur gouvernement d'« union de la gauche » soit un gouvernement collectif, qu'un calendrier d'application du programme commun soit élaboré, elle met en cause certaines des prérogatives du président de la République, tout en restant dans le cadre de la V° République et de ses institutions. Il est possible que la direction du P.C.F. en rajoute toujours et encore. Le programme commun n'est ici qu'un prétexte. Le moment venu, il sera abandonné aux collectionneurs de vieux papiers. Provoquer la rupture entre le P.S. et le P.C.F. relève d'une suprême manœuvre pour sauver la V° République. Et il n'est pas exclu que les dirigeants du P.C.F. la tentent, quel que soit le prix dont leur parti devrait la payer sur le plan électoral. Loin d'être en contradiction avec la politique d' « union de la gauche », cette opération s'inscrit dans la logique de cette politique. II s'agit d'imposer aux masses l'idée que l'unité de front des partis ouvriers est impossible. Dans ce cas, les résultats des élections législatives de mars 1978 pourraient être moins désastreux que ce n'est prévisible aujourd'hui pour les partis de la V° République. Mais c'est loin d'être certain. La pseudo-majorité peut malgré cela être laminée. En tout cas, les processus fondamentaux qui mènent à la crise révolutionnaire se poursuivront.
La rupture n'est encore qu'une possibilité très difficile à concrétiser. Elle est peu probable, mais on ne saurait l'exclure. Mitterrand veut, à n'en pas douter, que le P.S. gagne les élections. Il prépare son parti à devenir un parti de gouvernement dans le cadre de la Va République. Mais la V° République, C'est l'Etat-U.D.R. Les partis de la V° République défaits aux élections législatives, l'effondrement, la mort du bonapartisme bâtard, l'irruption d'une crise révolutionnaire sont inéluctables. A moins que de puissants mouvements de classe ne lui portent le coup mortel auparavant.
La bourgeoisie, les partis de l'« union de la gauche », alliance de type front populaire, redoutent d'avoir à constituer un gouvernement de front populaire. Les alliances de type front populaire se nouent lorsque surgissent des situations révolutionnaires, pour éviter qu'elles ne débouchent sur des crises révolutionnaires, sur la révolution. Les gouvernements de type front populaire deviennent nécessaires lorsque la crise révolutionnaire a éclaté, que la révolution commence, pour l'endiguer et faire refluer les masses. La bourgeoisie, les partis de l'« union de la gauche », et avant tout le P.C.F., veulent éviter la crise révolutionnaire, que la révolution prolétarienne commence en France. Telle est et ainsi va l'« union de la gauche ».
« Front populaire de combat » ? Non : Front unique ouvrier[modifier le wikicode]
Ne faut-il pas alors se prononcer pour qu'un gouvernement d'union de la gauche accède au pou. voir, en quelque sorte pousser en avant l'union de la gauche ?
Ainsi raisonnent les partisans du « front populaire de combat ».
Les partisans du « front populaire de combat » se caractérisent en général par une référence au socialisme, à la révolution, sur le ton le plus radical qui soit, aboutissant à la nécessité, pour parvenir au but (la révolution), de pousser en avant le front populaire, de le « déborder », de le « gauchir » pour « aller plus loin »... Mais peut-on « déborder », « pousser » une coalition de partis ouvriers avec des partis bourgeois ? Peut-on « gauchir » une politique qui subordonne les intérêts du prolétariat à la défense de l'Etat ? Les exemples du M.I.R. chilien, de Pivert en 1936, du P.O.U.M. pendant la révolution espagnole répondent : non.
Avant de revenir sur ces situations historiques, sur ces exemples, il faut insister sur la responsabilité politique que portent et porteront demain les partisans du front populaire. Que des petits bourgeois comme Michel Rocard ou Gilles Martinet rejoignent, avec Delors ou d'autres, le camp du front populaire-union de la gauche, quoi de plus normal... Ces hommes ont, en toutes circonstances, défendu sans se masquer le régime de la propriété privée des moyens de production. Avec l'union de la gauche, ils poursuivent leur travail, espérant de surcroît conquérir un fauteuil ministériel.
Que des organisations qui se situent « à gauche » du P.C.F. et du P.S., se réclament du marxisme, voire du trotskysme, appellent - par exemple - à voter union de la gauche, pratiquant une politique de petits pas vers l'union de la gauche, caractérisée non plus comme un front populaire, mais comme une « alternative réformiste globale », voilà qui donne à réfléchir.
A propos de ceux qui voulaient ruser avec le front populaire, Trotsky écrivait : « Les petits crimes et trahisons qui peuvent passer pratiquement inaperçus dans les périodes normales, connaissent une puissante répercussion dans une époque révolutionnaire. On ne devrait jamais oublier que la révolution crée des conditions acoustiques particulières. »
Raisonnons : si le programme commun est un programme « réformiste » qui ouvre, avec l'union de la gauche - qui n'est pas un front populaire - une « alternative globale » au régime de la bourgeoisie, cela signifie que l'impérialisme, stade suprême du capitalisme, peut tolérer une véritable ère de réformes favorables au prolétariat, et alors le programme de transition de la IV° Internationale est faux, caduc, lorsqu'il déclare : « L'Internationale communiste est entrée dans la voie de la social-démocratie à l'époque du capitalisme pourrissant, alors qu'il ne peut être question de réformes sociales systématiques, ni de l'élévation du niveau de vie des masses. » Et alors... un pont s'établit entre ceux qui caractérisent l'union de la gauche comme une « alternative réformiste globale » et les staliniens partisans de la « démocratie avancée » au nom de laquelle ils défendent l'Etat bourgeois. Tout se tient.
En réalité, le programme commun dont le contenu est, du point de vue des « réformes », incohérent, est un programme de défense de la V° République, de la propriété privée, du système capitaliste, de l'Etat bourgeois. Et la participation des radicaux de gauche, demain d'une « quatrième composante » gaulliste, etc., constitue le « pont » de l'alliance des partis ouvriers P.C.F., P.S., avec la bourgeoisie, quelle que soit -par ailleurs - l'importance numérique des radicaux de gauche et des gaullistes...
Peut-on « déborder » une telle alliance contre-révolutionnaire, peut-on « gauchir » le dispositif mis en place pour résister à la lutte de classe du prolétariat, pour protéger l'Etat bourgeois ? Non, mille fois non !
Au contraire, la participation au Front populaire (fût-ce du bout des lèvres) d'organisations qui se réclament du marxisme est une action d'autant plus criminelle que les masses, passé la première phase des illusions, se heurteront au front populaire et chercheront une voie, se tournant vers les organisations « à la gauche » du P.S. et du P.C... qui alors au nom du « front populaire du combat » les conduiront là où staliniens et sociaux-démocrates n'avaient pas la force de les mener : à la défaite. Ecoutons ce que Trotsky écrit du P.O.U.M. dans une lettre adressée à Victor Serge le 30 juillet 1936 : « Prenons maintenant le cas de Nin. Certains (parmi lesquels Rosmer) jugent sectaire ma très violente critique de sa politique. S'il en est ainsi, c'est le marxisme qui est sectaire, car il est la doctrine de la lutte des classes, et non pas de la collaboration de classes. Les événements actuels d'Espagne montrent en particulier à quel point l'alliance de Nin avec Azańa a été criminelle : maintenant, les ouvriers espagnols paient de leur vie par milliers l'ignominie réactionnaire du Front populaire, qui avec l'argent du peuple a entretenu une armée dirigée par les bourreaux du prolétariat. Il s'agit là, cher Victor Lvovitch [Victor Serge], non pas de petits détails, mais de la nature du socialisme révolutionnaire. »
Trotsky avait raison ; en Espagne, durant la révolution, la relative faiblesse du P.C. comme du P.S., l'implantation réelle des formations anarchistes dans le prolétariat, comme l'existence d'une puissante organisation se réclamant du marxisme, le P.O.U.M., ouvraient de grandes possibilités à la révolution... à condition que le P.O.U.M. ne vienne pas prêter main-forte au P.C. et au P.S. dans leur politique de front populaire. La participation du P.O.U.M. au gouvernement catalan ferma toutes les issues au prolétariat, permettant aux staliniens de mettre en place le dispositif politique, militaire et policier qui étranglerait le prolétariat et... le P.O.U.M. lui-même.
Si la formule de Marceau Pivert, « front populaire de combat », a une signification, c'est bien celle de renforcer « à gauche » l'alliance contre-révolutionnaire pour mieux écraser le prolétariat révolutionnaire. L'exemple du M.I.R. chilien n'est pas moins significatif. Fondé en 1965 par le regroupement d'éléments en rupture avec le stalinisme et la social-démocratie auxquels vinrent se joindre des militants du Secrétariat unifié de la IV° Internationale, et des maoïstes, le M.I.R. devait connaître un développement réel, notamment à l'Université, dans les zones rurales les plus arriérées (mapuches), comme dans les bidonvilles où étaient rejetés les couches les plus pauvres du prolétariat, et aussi les déclassés qui forment le lumpen prolétariat. Influencé - sinon contrôlé - par Castro, le M.I.R. dont l'activité centrale se menait dans les secteurs marginaux du prolétariat s'orienta rapidement vers des actions gauchistes, menées avec résolution et succès : expropriations, prises d'otages, résistance armée aux latifundiaires et occupation de terres, etc.
Jusqu'en 1970, le M.I.R. acquit ses « lettres de noblesse » par une politique gauchiste, inspirée des théories foquistes et guérilleristes, sans prendre réellement part à la maturation politique de la lutte du prolétariat. Au point que le M.I.R. fut surpris du résultat des élections du 4 septembre 1970, dont il ne s'était pas préoccupé, sans pour autant appeler à l'abstention. Ce qui est remarquable, c'est la rapidité avec laquelle, une fois Allende élu, le M.I.R. se mit politiquement, militairement, au service du front populaire ; dès le mois d'octobre 1970, le M.I.R. déclare dans un communiqué : « Comme nous l'avons dit en mai et en août, nous avons développé notre appareil militaire naissant, et nous l'avons mis au service d'une éventuelle victoire électorale de la gauche. C'est ce que nous avons fait en 1970, le 4 septembre, et c'est ce que nous faisons actuellement... Nous soutenons que la majorité électorale de la gauche et un gouvernement d'unité populaire sont un excellent point de départ en vue de la lutte directe pour la conquête du pouvoir par les travailleurs. En incorporant de nouveaux contingents populaires et en suscitant de nouvelles formes de luttes, ils entraîneront un affrontement inévitable entre les exploiteurs nationaux et étrangers d'une part, et les travailleurs d'autre part... Les puissants d'aujourd'hui ne céderont pas leurs richesses et leurs privilèges gratuitement. La stratégie de la lutte armée est aujourd'hui plus que jamais à l'ordre du jour. »
La participation du M.I.R. à l'Unité populaire se fera donc, l'accord politique étant scellé, sur le plan « militaire » : le G.A.P., « Groupe de protection armé », assurant la défense personnelle d'Allende, sera assuré pour l'essentiel par les militants du M.I.R. Lorsque nous écrivons que l'accord était scellé sur l'essentiel, nous n'exagérons rien. Au mois de décembre 1970, des militants contrôlée par le P.C.C. ouvrent le feu sur des colleurs d'affiches du M.I.R., tuent un militant, en blessent grièvement plusieurs autres. Luis Corvalan déclare : « Il est évident qu'à propos de cela nous avons fait et nous faisons notre propre analyse autocritique... En conséquence, nous ne voyons aucun inconvénient à déclarer publiquement que, nous pensons que l'on va à une sorte d'accord entre le M.I.R. et l'Unité populaire. y compris bien sûr le P.C., afin que le M.I.R. appuie le gouvernement du camarade Salvador Allende. Nous pensons bien sûr que les différences entre communistes et miristes subsistent dans bien des domaines, et que la lutte idéologique reste à l'ordre du jour, mais sur un autre plan, sur un plan fraternel. »
Quant à Miquel Enriquez, il déclarait au nom du M.I.R. : « La politique qui doit prévaloir sur tous les plans et sur tous les fronts, est celle qui répond à la nécessité de regrouper les forces et de frapper l'ennemi principal. Pour cette raison, l'union de toutes les forces destinées à affronter l'ennemi était et reste fondamentale ; elle relègue au second plan les divergences qui séparent les différentes forces de gauche.»
Il convenait de sceller cet « accord sur l'essentiel » : des délégations du P.C. assistèrent aux obsèques du militant du M.I.R. assassiné...
Au front populaire de combat de Marceau Pivert répond ici le « front populaire armé », « militaire » du M.I.R., qui, incapable d'analyser la signification de l'Unité populaire, ne mena jamais campagne pour la rupture des partis ouvriers d'avec les partis bourgeois, soutenant avec des « critiques » et des écrits « gauchistes » le front populaire dressé contre le mouvement révolutionnaire du prolétariat.
Le front populaire de combat ne peut pas exister. Etre « un peu » dans le front populaire, c'est y être complètement, pour le justifier, lui donner un contenu « révolutionnaire » par définition antinomique avec son existence. Le « front populaire de combat » n'est que la couverture gauche ou gauchiste d'une criminelle et funeste politique dirigée contre la révolution. Pour s'en convaincre, il suffit de lire ces lignes extraites de la revue Que Faire ?, fondée par André Ferrat, exclu - nous l'avons vu - de la direction du P.C. français au plus fort de la vague révolutionnaire de juin 1936.
Sous le sous-titre « les causes de l'échec », Ferrat écrit :
« Il suffit de comparer l'œuvre du gouvernement Blum, dans les premières semaines, quand il se trouvait sous la pression directe des masses, avec les résultats négatifs de ses efforts ultérieurs, pour apercevoir que si les masses ont péché. dans cette période, c'est par l'insuffisance de leur pression, et non par son exagération. Si en septembre 1936 les ouvriers avaient su imposer au gouvernement une politique d'aide à l'Espagne, s'ils avaient su imposer en octobre une politique économique financière anticapitaliste, s'ils avaient empêché - malgré les appels de Blum au calme - le Sénat, en juin 1937, de perpétrer son premier coup d'Etat contre le suffrage universel, certes, la situation serait aujourd'hui autrement favorable pour le prolétariat.
« La tragédie consistait dans l'attachement trop grand des ouvriers à la légalité antidémocratique, couvrant la révolte des privilégiés contre la nation, dans la confiance trop grande dans le gouvernement formel n'ayant que l'apparence du pouvoir, dans le contrôle populaire insuffisant sur ce gouvernement. Les illusions légalistes et réformistes, l'absence d'une notion exacte des contradictions de classes, l'étroitesse nationale, les préjugés pacifistes et corporatistes - voici le terrain qui a préparé l'écroulement des forces révolutionnaires en automne 1938. Mal préparés à affronter les difficultés, les ouvriers réagissaient parfois d'une façon désordonnée, dans des conditions peu favorables. Mais si ces explosions affaiblissaient les forces ouvrières, à qui la faute ? N'incombe-t-elle pas, en premier lieu, à ceux qui ont freiné, par tous les moyens, la lutte en ne lui fixant pas les objectifs nécessaires dès juin 1936 et en cédant, l'une après l'autre, les positions conquises en juin ? »
Ainsi, l'échec est dû, non à la victoire du Front populaire sur les masses, mais à l' « insuffisance de leur pression » sur le gouvernement Blum-Daladier. Le petit-bourgeois Ferrat, partisan du front populaire de combat, oppose l'œuvre du gouvernement Blum, sous la pression des masses, à une deuxième phase où le prolétariat, perdant pied, aurait renoncé à combattre... C'est le « bon » front populaire opposé au « mauvais »... Précisément, la fonction des fronts populaires est d'opposer au mouvement révolutionnaire, aux aspirations des masses, la coalition des partis ouvriers et des partis bourgeois, disloquant l'action prolétarienne, la minant de l'intérieur, en protégeant le système de la propriété privée des moyens de production.
En 1936, le Front populaire a vaincu : c'est-à-dire qu'il a contenu, combattu l'action des masses, préservé l'Etat bourgeois, fait refluer le prolétariat. Et Ferrat tire de cette situation la conclusion que la responsabilité en incombe au prolétariat !
Mais, pour Ferrat, tout espoir n'est pas perdu :
« La victoire de la bourgeoisie en 1938 ne résout aucun des grands problèmes qui se posent devant ce pays. La classe ouvrière, dépossédée du pouvoir, continue à peser, du dehors, sur le cours des événements. Les classes moyennes qui acclament aujourd'hui Daladier, "sauveur de l'ordre et de la paix", se détourneront de lui en s'apercevant qu'il est incapable de leur donner l'ordre et la paix.
« L'heure du prolétariat, l'heure du Front populaire, en tant qu'alliance révolutionnaire des ouvriers et des petits bourgeois, peut sonner une fois encore, si la classe ouvrière sait tirer les enseignements nécessaires de l'échec et se réarmer en conséquence. »
Pour l'animateur de la revue Que faire ?, la victoire viendra d'un nouveau Front populaire, présenté ici comme l'alliance révolutionnaire des ouvriers et des petits bourgeois, alors qu'en toutes circonstances il est l'alliance des partis ouvriers avec les partis bourgeois.
Ainsi, en Espagne avec le P.O.U.M., en France en 1936 avec Pivert et la revue Que faire ?, au Chili avec le M.I.R., en chaque occasion les partisans du front populaire de combat ont en fait aidé, fortifié, l'action contre-révolutionnaire menée par les chefs du front populaire. On ne peut contourner l'obstacle. En France, la Ligue communiste révolutionnaire qui se réclame du trotskysme est confrontée à la question du front populaire de combat.
Mais c'est le prolétariat qui a l'initiative[modifier le wikicode]
L'analyse rigoureuse de la politique des « fronts populaires », des terribles défaites qu'elle a coûtées au prolétariat mondial, ne procède d'aucun pessimisme. Cette politique est fondamentalement une politique défensive que la bourgeoisie et les appareils des partis et syndicats ouvriers qui sont inféodés à la société bourgeoise opposent à l'initiative du prolétariat, de la jeunesse, des masses exploitées. Contre l'aspiration des masses au front unique des organisations ouvrières, partis et syndicats en vue de combattre le capital, ses gouvernements, son Etat, les partis ouvriers et les appareils syndicaux dressent l'alliance des partis ouvriers avec les partis du capital. Les masses ont l'initiative mais les illusions que les tenants des fronts populaires leur inculquent, pour les contenir, les freiner, les faire refluer et disloquer leur mouvement vers la révolution et au cours de la révolution, les empêtrent et peuvent causer leur perte. Les militants révolutionnaires - l'Organisation communiste internationaliste pour la reconstruction de la IV° Internationale - se fondent sur l'initiative, les besoins, les aspirations de classe du prolétariat, de la jeunesse, des masses exploitées, pour dégager les voies de la révolution prolétarienne, et contribuer à détruire la gangue des illusions. Toute la dimension historique de l'époque des guerres et des révolutions, de la révolution prolétarienne, de la nouvelle période de la révolution mondiale qui s'est ouverte en 1968, est indispensable pour mener ce combat. La continuité historique vivante que le programme de la IV° Internationale et l'organisation qui combat pour la construction du parti révolutionnaire et la reconstruction de la IV° Internationale concrétisent et incarnent est indispensable à l'accomplissement de cette tâche. C'est bien pourquoi il ne peut s'agir de répandre une idéologie et de réduire l'activité de cette organisation et de ses militants à de la propagande. « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », et cela non à la suite d'on ne sait quelle conversion idéologique, mais au cours d'un mouvement pratique.
La seule solution à la crise conjointe de l'impérialisme et des bureaucraties du Kremlin, c'est la dictature du prolétariat sur la base de la démocratie soviétique, l'expropriation du capital, la planification de l'économie sous contrôle ouvrier, la constitution des Etats-Unis socialistes d'Europe. Le gouvernement nécessaire pour assumer la transition de la dictature de la bourgeoisie à la dictature du prolétariat est un gouvernement ouvrier et paysan qui détruise I'Etat bourgeois, commence à exproprier la bourgeoisie, ,s'appuie sur le prolétariat, la jeunesse, les masses organisées dans leurs comités, leurs conseils, leurs soviets. Mais, encore une foi, ce sont les masses qui, dans un mouvement pratique et en relation avec la construction d'un parti révolutionnaire, peuvent réaliser ces tâches historiques, en partant des conditions et des relations politiques réelles qui résultent de l'histoire du mouvement ouvrier, des organisations qui aujourd'hui restent leurs organisations.
Tout puissant mouvement du prolétariat à l'époque actuelle pose nécessairement la question du gouvernement. Combattant le capital, luttant pour leurs revendications, en France voulant en finir avec la V° République, le prolétariat, la jeunesse, les masses exploitées tendent à porter au pouvoir un gouvernement du prolétariat, des exploités, mais dont la forme concrète est forcément à leurs yeux un gouvernement de leurs partis, les partis ouvriers traditionnels, le P.S. et le P.C.F. La question se pose : est-il possible de satisfaire les revendications, d'exproprier le capital, si les organisations ouvrières, les syndicats et partis ne rompent pas avec les partis de la bourgeoisie, dont les radicaux « de gauche », avec la politique de l'« union de la gauche » sans rivage à droite que le P.C.F. veut élargir sans cesse jusqu'à l'« union du peuple de France » ? La réponse est évidente : non. La condition nécessaire, bien qu'elle ne soit pas suffisante, est que les partis ouvriers rompent avec les partis bourgeois, y compris les radicaux de gauche, qu'ils réalisent le front unique des partis ouvriers, que soit porté au pouvoir un gouvernement des seuls partis ouvriers. Défenseurs de la société bourgeoise, de l'Etat bourgeois, au moment présent de la V° République et de ses institutions, les dirigeants du P.S. et du P.C.F. s'opposent de tous leurs moyens à cette politique. Sans doute, un gouvernement des seuls partis ouvriers peut aussi défendre la société bourgeoise, l'Etat bourgeois, mais en période révolutionnaire les masses attendent d'un tel gouvernement qu'il satisfasse leurs revendications et s'attaque à la société et à l'Etat bourgeois. Porter au pouvoir un gouvernement de ce genre exige déjà une très profonde et très puissante activité révolutionnaire des masses. Le fait qu'il soit au pouvoir ne peut qu'inciter les masses à aller plus loin sur la voie de la révolution.
Le combat politique pour un gouvernement des seuls partis ouvriers sans ministres représentants des organisations et partis de la bourgeoisie est un puissant moyen d'agitation, un ferment révolutionnaire au sein des masses, un facteur de modification des rapports politiques au sein de la classe ouvrière, de la jeunesse, des masses exploitées, car il répond à leurs besoins et aux exigences quotidiennes qui les confrontent, et épouse la logique de la lutte des classes. Toute revendication, même partielle, ne peut être satisfaite sans que se réalise l'unité de front de ceux qui luttent pour qu'elle soit satisfaite, et par conséquent elle soulève le problème de l'unité de leurs organisations. Toute revendication fondamentale ne soulève pas moins ce problème à une échelle beaucoup plus générale, et celui de la lutte politique contre le gouvernement du capital, pour un autre gouvernement : le gouvernement du front unique ouvrier.
Le mot d'ordre du gouvernement des seuls partis ouvriers implique qu'en fonction du moment politique des mots d'ordre politiques précis, allant dans ce sens, soient mis en avant à chacun de ces moments. L'O.C.I. a mené depuis les élections présidentielles toute une agitation circonstanciée sur le thème : que le P.S. et le P.C.F. s'unissent et appellent les masses au combat pour imposer la dissolution de l'Assemblée nationale élue en 1973, mais qu'à maintes reprises depuis le suffrage universel a désavouée. Cette agitation politique participe, intègre, une activité qui utilise tous les canaux et répond à toutes les déterminations de la lutte des classes. Ainsi que le disait Trotsky, des processus moléculaires au sein des masses se déroulent qui préparent les plus grande bouleversements politiques. Il faut y intervenir, les dégager, les féconder, en prenant les initiatives politiques adaptées, en regroupant et en organisant une avant-garde qui se développera au feu de l'action et constituera l'instrument indispensable à la victoire de la révolution prolétarienne, le parti révolutionnaire. Mais encore faut-il les saisir, les appréhender, comprendre quelles sont leurs tendances.
Ce n'est pas un phénomène spécifique à la France. C'est précisément parce que ces processus existent dans tous les pays d'Europe que la révolution prolétarienne y est à l'ordre du jour, mais en France il nous est possible de les saisir et d'y intervenir de façon précise. Au cours de tous les mouvements du prolétariat, de la jeunesse, des masses exploitées, ils se manifestent. Ce sont de tels processus qui ont préparé les conditions de la grève générale de mai-juin 1968 que les masses ont imposée aux dirigeants des centrales syndicales. Les leçons politiques de la grève générale sont tirées, le prolétariat et la jeunesse se préparent à surmonter les obstacles que la politique de l'« union de la gauche » dresse contre leur action, ils se préparent à faire un bond politique en avant, au cours de ces processus moléculaires.
Ce qui se prépare[modifier le wikicode]
Déjà, en 1968, par la voix des métallos, le prolétariat se dressait contre la politique des dirigeants qui voulaient brader la grève générale. Le lundi 27 mai 1968, Frachon et Séguy sont allés chez Renault vanter les accords de Grenelle, et tenter d'obtenir la reprise ; d'un seul cri les ouvriers de chez Renault ont répliqué : « Ne signez pas ! » Frachon et Séguy ont provisoirement reculé pour mieux disloquer ultérieurement la grève générale. Le « Ne signez pas ! » déclenchait la crise politique qui fit vaciller de Gaulle, et surtout exprimait le conflit fondamental qui oppose les masses aux appareils et à leur politique de défense de la société bourgeoise.
En d'innombrables mouvements, la contradiction entre les besoins et les aspirations des masses et la politique des dirigeants des partis et des syndicats s'est plus ou moins ouvertement et brutalement exprimée. En juin 1971, une puissante grève des cheminots déferlait et un véritable conflit s'ouvrait entre travailleurs de la S.N.C.F. et dirigeants syndicaux. En octobre 1971, les conducteurs de la R.A.T.P. se mettaient en grève malgré la volonté des dirigeants syndicaux. Ils imposaient, à ces dirigeants qui n'en voulaient pas, la tenue d'une assemblée générale. A cette assemblée générale, un conducteur lançait la fameuse formule : « Les syndicats à nous, les permanents à notre service. » Il énonçait ainsi ce qui depuis des années est devenu, et devient de plus en plus, une des préoccupations majeures de millions de prolétaires : se subordonner leurs organisations et les appareils de ces organisations, notamment les syndicats, leur imposer le front unique, avoir le contrôle de leurs mouvements.
En 1972, les travailleurs du bâtiment de Nantes imposaient la constitution d'un comité central de grève. Au cours d'autres mouvements, grève de la Sécurité sociale en 1973 par exemple, cette volonté s'exprimait également. Cette même exigence a trouvé une expression encore plus nette et claire au moment de la mobilisation des lycéens contre la loi Debré en 1973.
Au début de l'année 1974, les mineurs de Lorraine, en avril les travailleurs des banques, exprimaient à leur tour cette aspiration. Pendant les années 1974, 1975, 1976, le processus se poursuit : au cours de grands mouvements comme ceux de l'O.R.T.F., du France, des P.T.T., etc., comme au cours de centaines de mouvements partiels, aux objectifs limités. Mais ce sera la grande grève des étudiants en 1976 qui exprimera le plus clairement la tendance des masses à se donner les moyens d'organiser et de contrôler leurs combats, d'imposer l'unité contre toutes les manœuvres. A la veille et au lendemain des élections municipales de mars 1977, les dockers de Dunkerque ont constitué leur comité de grève avec leur syndicat. Ils ont déjoué toutes les manœuvres que le bureau confédéral C.G.T. a entreprises pour liquider leur grève, et ont remporté une brillante victoire.
Le conflit entre les besoins, les aspirations des masses et la politique de l' « union de la gauche » telle qu'elle se traduit au cours des luttes des classes est indubitable. Très souvent, jusqu'alors, les appareils syndicaux sont parvenus à contenir, à canaliser et à disloquer les mouvements de la classe ouvrière et de la jeunesse, et donc semble-t-il à imposer leur politique. C'est une vue à court terme et superficielle : la crise du régime, la crise de la bourgeoisie, ne cessent de s'approfondir. Les échecs que la classe ouvrière subit au cours des luttes revendicatives ne modifient pas les rapports de force entre les classes. Dans les conditions actuelles, ils deviennent des facteurs de maturation politique de la classe ouvrière. Les appareils bureaucratiques, en prenant en charge toutes les contradictions de la bourgeoisie, en étant de façon constante en opposition aux aspirations des masses, intègrent ces contradictions qui les déchirent à leur tour. Ces éléments nourrissent les processus moléculaires en cours au sein de la classe ouvrière, et à leur tour ceux-ci approfondissent la crise politique.
A ce jour, ils ne sont pas arrivés au degré de maturité, d'homogénéité, où la quantité se transforme en qualité, mais d'ores et déjà de multiples initiatives peuvent et doivent être prises qui ouvrent la voie du combat, celle de l'unité, aux masses, de la constitution des organismes indispensables au regroupement des masses, à leur action sur la ligne du front unique des organisations ouvrières, en des secteurs précis, sur des revendications données que soulève en foule la politique du gouvernement et du patronat. La revendication de la garantie de remploi aux maîtres auxiliaires de l'enseignement secondaire a, depuis le début 1977, permis qu'une telle initiative soit prise. Deux politiques s'affrontent sous une forme concrète à propos d'une revendication précise : celle du front unique ouvrier et celle de l' « union de la gauche »-front populaire. L'enjeu de la bataille, c'est d'arracher la garantie de remploi des M.A., mais au-delà, ce sont les formes d'organisation politiques qu'une avant-garde, sous l'impulsion de l'O.C.I., a constituées (le Comité de liaison des maîtres auxiliaires) qui est en cause. Son existence permet aux M. A. de se doter de formés d'organisation qui surmontent la division, et permettent d'agir. L'appareil stalinien du Syndicat national de l'enseignement secondaire, au compte du P.C.F. et de sa politique, s'efforce par tous les moyens d'empêcher que les maîtres auxiliaires soient victorieux, non seulement parce qu'il soutient la politique du gouvernement, qu'il s'apprête à faire appliquer la nouvelle réforme de l'enseignement, dite « Haby », mais parce que ce que réalisent les M.A. est la réponse à ce que recherchent des millions et des millions de travailleurs - comment s'organiser pour vaincre.
Le non-renouvellement des contrats salariaux en 1977 crée un vide dans les relations sociales, qui est très dangereux du point de vue du gouvernement et du patronat. Bergeron[6] ne cesse d'en avertir le gouvernement Giscard-Barre. Les dirigeants de la C.G.T., de la F.E.N., de la C.F.D.T., sont tout aussi effrayés. Un dénominateur commun de lutte est donné à de grandes et décisives corporations, à la classe ouvrière, contre la baisse effective du pouvoir d'achat. Une gigantesque explosion sociale peut s'ensuivre, qui poserait d'emblée la question du gouvernement. Les initiatives politiques soulevant clairement la nécessité de s'organiser sur la ligne du front unique ouvrier, sont des composantes nécessaires de la maturation des processus en cours.
La classe ouvrière n'est pas encore parvenue à constituer les organismes nécessaires à son contrôle, à son unité, à son organisation comme classe et qui englobent syndicats et partis. L'expérience politique accumulée, la fermentation en cours ne laissent pas douter que de tels organismes vont surgir : comités de grève, éventuellement comités ouvriers, formes d'organisation à caractère soviétique, sinon les soviets. Voilà ce que préparent les processus moléculaires actuels. L'organisation révolutionnaire qui construit le parti révolutionnaire doit s'engager à fond, être l'élément conscient de leur développement et de leur réalisation, et non attendre passivement qu'ils viennent à maturité. La formation des comités ouvriers, des conseils, traduit le besoin de la classe ouvrière, de la jeunesse, des masses, de disposer d'organismes qui les unissent et organisent leur combat. Les soviets sont des parlements et des exécutifs prolétariens. Dans cette mesure, ils incluent nécessairement les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, les militants ouvriers ; les organisations qui entendent mener la lutte de classe du prolétariat jusqu'à la prise du pouvoir y ont également leur place. En conséquence, leur existence correspond à l'objectif d'un gouvernement des seuls partis ouvriers, sans ministres représentant des partis bourgeois, aujourd'hui un gouvernement du P.S. et du P.C.F. L'intervention sur tous les terrains, en utilisant toutes les formes de la lutte des classes, est ordonnée par cette perspective politique. Elle est incluse dans chaque lutte, dans chaque action en apparence partielle ou d'ordre plus général.
Aucune garantie n'existe que le P.S. et le P.C.F en France devront former un tel gouvernement, bien que ce ne soit pas exclu. Dans un proche avenir, ils vont même tout faire pour ne pas avoir à former un gouvernement d' « union de la gauche », ainsi que nous l'avons montré plus haut. La crise révolutionnaire, qui est inévitable, les y amènera, en réponse à la volonté des masses qui se tourneront vers eux pour qu'ils prennent le pouvoir. A quel moment, après quels développements politiques, sous quelles formes ? Il est impossible d'apporter une réponse à ces questions. Mais toute la situation en France se développe dans ce sens. La revendication « qu'ils rompent avec la bourgeoisie, ses partis, qu'ils forment un gouvernement des seuls partis ouvriers » deviendra plus nécessaire encore. Les masses ressentiront plus clairement cette nécessité. Les rapports à l'intérieur du mouvement ouvrier évolueront, se modifieront. Les possibilités de construction du parti révolutionnaire croîtront, le renforcement de l'organisation qui construit le parti contribuera à clarifier aux yeux de tous ce que doit être et ce que, doit faire un authentique gouvernement ouvrier et paysan. La crise sociale et politique en France et en Europe, les rapports entre les masses et leurs organisations peuvent aussi contraindre à plus ou moins long terme le P.S. et le P.C.F. à former un gouvernement sans ministres représentant les partis bourgeois. Ce serait un bond en avant du processus révolutionnaire qui donnerait une fantastique impulsion au mouvement des masses, à la fermentation politique. La nécessité de la formation d'un authentique gouvernement ouvrier et paysan, qui s'appuie sur le prolétariat et les masses organisés dans leurs comités, leurs soviets, qui détruise la vieille machine de l'Etat bourgeois, qui exproprie la bourgeoisie, qui se prononce et agisse pour la constitution des Etats-Unis socialistes d'Europe, serait plus encore intensément ressentie. Les rapports à l'intérieur de la classe ouvrière, de la jeunesse, des masses exploitées, se transformeraient en faveur de la construction du parti révolutionnaire jusqu'au moment où les relations avec les masses en feraient le véritable parti ouvrier de telle sorte qu'il puisse engager la lutte pour le pouvoir, qu'il puisse former un authentique gouvernement ouvrier et paysan.
Assurément, il s'agit là d'une ligne de développement. La vie fera surgir un flot d'événements, de formes imprévues et imprévisibles. Il y aura des flux et des reflux. Le processus sera long et sinueux. Mille facteurs interviendront en France, en Europe, dans le monde. Qu'en sera-t-il concrètement des luttes de classes dans les autres pays, et comment s'enchaîneront-elles et se recouperont-elles concrètement aux luttes de classes en France ? Comment évoluera la crise de l'impérialisme, celle de la bureaucratie du Kremlin, de son appareil international, des autres bureaucraties parasitaires ? La ligne de développement peut être prévue, et elle doit l'être de façon générale. La vie sera plus riche et complexe que toutes les prévisions.
Il est clair, par exemple, que la dislocation de l'appareil international du Kremlin modifierait bien des données.
La clef de tout reste la construction de partis révolutionnaires et la reconstruction de la IV° Internationale. La crise qui la disloqué la IV° Internationale complique à l'extrême la solution de ce problème. Mais la période révolutionnaire qui est ouverte fournira les matériaux nécessaires. Nous nous préparons à des années et des années de luttes politiques aux épisodes multiples et divers. Nous intégrons notre intervention dans la lutte des classes au mouvement spontané, instinctif, semi-conscient des masses, comme un élément, et finalement l'élément déterminant de la lutte de classe du prolétariat. Quels que soient les obstacles, le parti de la révolution prolétarienne sera construit. Nous pouvons donc conclure bien simplement : les fronts populaires d'hier et d'aujourd'hui sont de même nature, ce sont des instruments de la contre-révolution. Mais, cette fois, le prolétariat brisera ces carcans et sortira victorieux de l'épreuve.
- ↑ La Vérité, organe du comité central de l'O.C.I. n° 559.
- ↑ Tiré de la traduction française du programme de l'U.P. publiée par A. Acquaviva, G. Fournial et autres : Chili de l'Unité populaire, Paris, Editions sociales, 1971, p. 145-175.
- ↑ Comme l'a remarqué le lecteur, nous n'évoquons pas l'action du M.I.R. Dans un autre chapitre consacré à l'analyse du « Front populaire de combat », nous analyserons son action.
- ↑ Le texte de l'édition originale est ainsi formulé. (NdE)
- ↑ Quatre mois après que ces pages aient été écrites, la politique des dirigeants du P.C.F. confirme totalement l'analyse que nous faisions.
La polémique du P.C.F. contre le P.S., menée au nom de l'Union de la gauche et du programme commun, a le mérite de la clarté : suivant en cela les directives et la politique des dirigeants de Moscou, le P.C.F. tente de préserver coûte que coûte la V° République, le gouvernement Giscard-Barre. Au nom de l'Union de la gauche, les dirigeants du P.C.F. multiplient leurs efforts pour que les partis de la « majorité » l'emportent aux élections. Les dirigeants du P.C.F. qui bradaient la grève générale de 10 millions de travailleurs en 1968 au nom des élections, dénoncent aujourd'hui « l'électoralisme » ! En clair, Georges Marchais menace de ne pas se désister au second tour pour les candidats du P.S. mieux placés, prenant le risque de permettre la victoire de Giscard. Cette criminelle politique menée au nom d'un « bon programme commun » s'accompagne d'attaques répétées contre le P.S. qui est ainsi présenté comme l'ennemi n° 1.
Cette politique, menée au nom de l'Union de la gauche, est rejetée, vomie par la classe ouvrière et la jeunesse, qui veulent en finir avec les partis bourgeois qui représentent la V° République à l'agonie. En combattant pour la victoire du P.C.F. et du P.S. aux élections législatives, l'O.C.I., fidèle à sa politique de front unique ouvrier, ne pose aucune « condition programmatique ». La victoire électorale du P.C.F. et du P.S., la défaite des partis de la V° République, entraînerait une modification radicale de la situation politique. Quelle que soit la volonté des dirigeants de l'Union de la gauche, une majorité du P.C.F. et du P.S. à l'Assemblée nationale est incompatible avec l'existence de la V° République. C'est d'ailleurs pourquoi les dirigeants du P.C.F. font tout pour éviter cette situation. Mais les masses combattront cette politique, s'y opposeront, et finalement la V° République sera balayée, la crise révolutionnaire s'ouvrira. - ↑ Depuis que ces lignes ont été écrites, la C.G.T.-F.O. a signé des accords salariaux à la R.A.T.P., à E.D.F.~G.D.F. et aux Charbonnages de France.
Ces « accords salariaux » sont l'application pure et simple de la politique des revenus que le gaullisme a toujours tenté d'imposer à la classe ouvrière. La signature de ces accords à l'initiative de la direction de la C.G.T.-F.O. correspond donc à l'application stricte du plan Barre de blocage des salaires. La signature de ces accords a la même signification que la défaite organisée par la C.G.T. au Parisien Libéré, sans avoir la même portée, étant donné les rapports comparés de la C-G.T. et de la C.G.T.-F.O. dans la classe ouvrière. Dans tous les cas, la signature des contrats salariaux est un soutien direct à la politique du gouvernement, comme l'est la tactique des « grèves tournantes » et des journées d'action sans lendemains organisées par la C.G.T. Les deux confédérations se partagent le travail sur le terrain.