Au sujet de la réponse du directeur d’El Nacional: un problème qui mérite l’attention de l’enquête

De Marxists-fr
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Dans ma lettre du 6 juin, j'ai posé à la rédaction d'El Nacional la question de la source de l'information publiée dans périodique le 27 mai sous le titre « M. Trotsky se contredit ». La réponse du directeur d'El Nacional n'a pas éclairé cette question mais l'a au contraire rendue plus confuse. Cette note ne m'intéresse pas du point de vue de la calomnie qu'elle véhicule : je suis arrivé à m'habituer aux calomnies. Cette calomnie présente cependant un intérêt objectif pour arriver à démasquer complètement les attaquants et leurs complices.

Le directeur d'El Nacional m'a expliqué que ce furent les reportages parus dans El Universal, Excélsior et La Prensa des 24, 25 et 26 mai qui ont servi de base à sa note. Sur cette base, le directeur d'El Nacional établit l'existence de mes contradictions sur la question de l'endroit où je me trouvais la nuit de l'attaque et de comment j'échappai aux coups de feu.

Il est absolument incontestable qu'il y a eu beaucoup de contradictions, d'erreurs et de confusions dans les reportages.

Mais, si les reporters se contredisent les uns les autres et eux-mêmes parfois, on ne peut en déduire que je me suis contredit. Le directeur d'El Nacional veut faire apparaître que les reporters ne se basent que sur mes paroles, qu'ils les ont parfaitement comprises, qu'ils les ont notées une par une, et que les journaux les ont reproduites littéralement. En un mot, il établit une identité entre les reporters et moi. C'est en cela que réside la première et claire faute de jugement de sa part. Tout homme qui n’est pas un analphabète sait que les reportages, particulière­ment ceux qui traitent d'événements sensationnels, abondent toujours en contradictions. Quand plusieurs reporters décrivent un incendie, ils donnent au moins l'impression qu'il s'agit de trois incendies différents. Ce n'est pas un effet de leur mauvaise volonté ou de leur mauvaise foi; le travail des reporters, en soi, rapide, nerveux, toujours précipité, crée inévitablement des malentendus, des exagérations et des erreurs. Pour quelles raisons le directeur d'El Nacional m'a-t-il attribué les contradic­tions des reporters ?

Il fait certainement référence au fait que je n'ai pas « démenti » ces contradictions. C'est la seconde contre-vérité dans son jugement. Dans les premiers jours qui ont suivi l'attentat, je n'ai pas eu le temps de démentir les contradictions ni même de lire les journaux. Dans ma maison, agent après agent recueillaient déclarations, faits, etc. Je considérais comme plus important de donner des faits exacts à l'enquête que de courir après les contradictions des informations dans la presse.

En outre, les reportages cités par le directeur d'El Nacional ne se réfèrent pas dans leur majorité à moi. Et ce n'est pas par hasard. L'après-midi même de l'attentat, le 24, j'ai informé les journalistes, en présence du colonel Salazar, que je me refusais à donner à la presse aucune information concernant l'attentat afin de ne pas gêner directement ou indirectement l'enquête. Le colonel Salazar exprima son assentiment à cela, devant les mêmes journalistes. Et en réalité, jusqu'à la nuit du 31 du même mois, je me suis abstenu d'accorder des interviews et de faire déclarations ou rectifications. Ce n'est que lorsque je me fus convaincu qu'une certaine partie de la presse s'efforçait apparemment de faire dévier l'enquête de son droit chemin que j'ai invité, la soirée du même 31 mai, les représentants de la presse, prévenant de cela le colonel Salazar.

J'espère que ce que je viens de dire va complètement éclairer la raison pour laquelle je ne peux être rendu responsable d'aucune des contradictions des reporters, qui, dans la majorité des cas, recevaient leur information de seconde ou de troisième main, voire les construisaient sur la base de leurs propres combinaisons.

Dans les mêmes reportages que cite M. le Directeur d'El Nacional, on dit par exemple que Natalia Sedova est ma fille et Gertrude Schüssler mon épouse[1]. En réalité je n'ai plus de fille et mon épouse est Natalia Sedova. Si les reporters ont commis deux erreurs sur cette question si simple (je pourrais présenter une dizaine d'exemples analogues), que peut-on dire d'un épisode aussi dramatique que l'attaque nocturne par vingt individus armés ? Pourquoi le directeur d'El Nacional n'est-­il pas arrivé à la conclusion que j'avais induit en erreur la police en appelant Natalia ma fille et Gertrude Schüssler mon épouse ? Évidemment parce que ce serait absurde. Mais il n'est pas moins absurde de m'imputer des contradictions quant au lieu où je me trouvais au moment de l'attaque.

L'identification des erreurs des reporters avec mes « contradictions » porte en elle la troisième contre-vérité, la plus scandaleuse. En réalité, si les reporters donnent des témoignages faux, cela peut s'expliquer comme une simple erreur. Mais je ne peux pas me tromper sur la question du lieu dans lequel je me trouvais à l'heure des coups de feu. Si je « me suis contredit » sur cette question, cela signifie que j'essayais de couvrir le crime. Pourquoi le directeur d'El Nacional préfère-t-il me supposer coupable d'un crime au lieu de considérer qu'il y a eu erreur de la part de tel ou tel reporter ? Quelles raisons a-t-il pour cela ?

Il n'est pas difficile de comprendre de quel crime il s'agissait. Mes « contradictions » devaient signifier que j'avais moi-même exécuté l'assaut et que je m'étais embrouillé dans mes déclarations à la police. C'est à cela que se réduit l'essence de la note « M. Trotsky se contredit ». Et c'est à cette fin qu'elle a été publiée.

La troisième contre-vérité se couvre de la quatrième. Si on avait laissé entendre dans la note que les informations des reporters étaient contradictoires et que la rédaction ait conclu, sur cette base, que Trotsky se contredisait, tout lecteur qui pense dirait tout de suite que cette conclusion manque de fondement et de bonne foi. Précisément la note commence par ces mots : « Les observateurs font des commentaires divers » sur « les contradictions sérieuses » de Trotsky. Qui sont ces « observateurs » ? Les reporters ? Mais ils ne font aucun « commentaire » sur mes prétendues contradictions. Simplement, ils se contredisent entre eux. Qui sont donc ces « observateurs » ? La rédaction d'El Nacional ? Pourquoi se dissimule-t-elle derrière les « observateurs » anonymes ? Comme on le voit, la note est de toute évidence rédigée de façon à égarer l'opinion publique et les autorités [chargées] de l'enquête. Les auteurs de la note donnent le sentiment d'avoir une source sérieuse. Mais ils n'ont que leur malveillance.

L'affaire pourtant ne se termine pas là. La sixième contre-vérité succède à la cinquième. Il est possible de déduire des déclarations du directeur d'El Nacional que la rédaction elle-même, sur la base des reportages, a tiré la conclusion que je me contredisais. Mais la réalité est différente. La même note calomnieuse a paru le 27 mai dans un autre périodique dont l'impartialité est bien connue, à savoir El Popular[2]. Le texte, dans les deux journaux, est identique, sauf que, dans El Popular, la note a été publiée en première page avec un titre sensationnel, et, dans El Nacional, dans la seconde page de la seconde section, avec des caractères plus modestes. Il est impossible d'admettre que les deux rédactions sont arrivées simultanément aux mêmes conclusions et qu'elles les ont exposées dans les mêmes termes indépendamment l'une de l'autre. Comment expliquer dans ce cas la parution d'une note identique dans les deux journaux ? Il est clair que la note vient d'une source commune. Laquelle ? Là est le cœur du problème. Peut-être que la rédaction d'El Nacional, ayant formulé ses « conclusions », les a envoyées à El Popular ? C'est peu probable. Le rôle d'El Nacional dans cette affaire n'est pas actif, mais passif. Il est plus vraisemblable d'admettre que la note a été envoyée à El Nacional par El Popular. Il est plus probable encore que la note a été fabriquée dans un troisième lieu où on sait ce que l'on veut et on ne recule pas devant les moyens nécessaires. J'exprime ma conviction que la note est sortie de sources proches du G.P.U. et qu'elle avait pour objet de dévier l'enquête du droit chemin.

En liaison avec cela, la date de la publication de la note est d'une grande importance : le 27 mai. Les agents du G.P.U. qui avaient à effacer les traces se sont tenus à l'écart pendant le premiers jours avec une grande prudence, craignant évidemment l'arrestation rapide des auteurs de l'attentat. Mais, au bout de trois jours, les principaux organisateurs de l'attentat étaient arrivés à quitter le pays avec des passeports prêts d'avance. Le G.P.U. a pu calculer que l'attentat ne serait pas du tout éclairci et pour cela a jugé opportun de lancer la version de l' « auto- assaut » : puisqu'il n'était pas arrivé à exterminer physiquement l'ennemi, il lui fallait essayer de le liquider moralement. C’est dans cet objectif que ces messieurs les « observateurs » ont lancé le 27 mai la note « M. Trotsky se contredit ». Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'El Popular ait publié cette note avec autant de diligence : la calomnie donnait forme à sa propre ligne. Mais pourquoi El Nacional a-t-il jugé bon de publier cette note ? M. le directeur ne nous l'a pas expliqué.

Pour couper court à toute confusion et à tout malentendu, je déclare que je ne pense absolument pas que la rédaction d'El Nacional ait eu consciemment le dessein de dévier l'enquête sur une fausse piste. Simplement, elle ne se rendait pas compte de ses propres actions. Puisqu'il s'agissait d'une petite faveur à ses amis staliniens aux dépens de mon honneur politique, la rédaction a publié la note calomnieuse sans y faire attention. Elle a déjà réalisé des opérations semblables à différentes reprises auparavant (si nécessaire, je le démontrerai facilement). J'indique en passant que toutes mes tentatives d'établir des relations correctes avec El Nacional ont échoué face à l'hostilité préméditée de sa rédaction.

Le fait que la manœuvre avec la note « Trotsky se contredit » ait pu passer sans que rien ne se soit produit, a rebondi avec tous les événements consécutifs. C'est précisément dans la journée du 27 mai que s'est produit un changement brusque dans l'orientation de toute l'enquête. Si quelques agents de la police avaient eu auparavant des soupçons ou des doutes sur mes actes, la note imprimée dans El Nacional donnait à ces doutes une certaine sanction officielle. Un état-major secret, qui avait fabriqué cette note, laissait deux jours à la police.

Souvenons-nous de la réprimande que le général Nunez infligea au membre du comité central du parti stalinien, M Ramirez y Ramirez[3] , qui avait affirmé publiquement qu'il s’agissait d'un « auto-assaut ». Pour se justifier, Ramirez invoque une erreur de dactylographie. Mais si l'enquête découvre que la note du 27 a été rédigée par le même Ramirez y Ramirez ou l’un quelconque de ses amis politiques, il serait impossible de recourir à l'excuse des erreurs de dactylographie. Nous aurions devant nous une preuve irréfutable d'un complot pour duper les autorités et aider les terroristes.

Le directeur me laisse entendre que je connais très mal la syntaxe castillane (cela, malheureusement, est vrai) et qu'il y a dans ma lettre une faute (c'est également vrai) et il m'a fait plusieurs réprimandes de ce genre. Pourtant, et malheureusement, il n'a pas expliqué pourquoi la rédaction a jugé possible de m'impliquer publiquement dans un crime sans avoir pour cela aucune base. Pourquoi la rédaction ne s'est-elle pas limitée à faire référence aux reportages et s'est-elle cachée derrière des « observateurs » occultes ? Pourquoi une note identique est-elle parue simultanément dans deux journaux ? Quelle était la source dont sortait la note ? Je pense par conséquent que des déclarations supplémentaires du directeur d'El Nacional pourraient être une aide réelle pour la découverte de la vérité sur le crime du 24 mai.

P.-S. : Je n'ai pas destiné cette lettre à la presse parce qu'une polémique publique n'apporterait probablement pas grand chose à l'opinion générale, surtout aujourd'hui, en ces temps de difficultés internationales, de campagne électorale, etc., alors que le peuple et le gouvernement de ce pays ont d'autres tâche, et d'autres intérêts. Mais comme l'enquête se prolonge, j'ai estimé nécessaire d'envoyer cette lettre aux organismes de l'enquête, avec une copie au directeur d'El Nacional. Naturellement, si M. le directeur, de sa propre initiative, considère comme indispensable de prolonger cette polémique dans la presse, je n'aurai personnellement aucune raison de m'y opposer.

  1. Gertrude Schröter (née en 1906) était la compagne allemande d'Otto Schüssler. Elle avait vécu chez les Trotsky en France à Barbizon, comme cuisinière. Natalia Ivanovna Sedova (1882-1962) était la compagne de Trotsky et la mère de ses deux garçons.
  2. Rappelons qu'El Popular était le quotidien de la C.T.M., donc porte-parole de V. Lombardo Toledano.
  3. Enrique Ramirez y Ramirez (né en 1915), membre du P.C.M. en 1932, dirigeant du syndicat des Artes Gràficas, était devenu un proche collaborateur de Lombardo Toledano et travaillait pour El Popular et Futuro.