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[[File:Bakounine.jpg|right|326x449px|Bakounine.jpg]]'''Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine''' (1814-1876), en russe Михаил Александрович Бакунин, est un [[Révolutionnaire|révolutionnaire]] et théoricien de l'[[Anarchisme|anarchisme]].{{AjoutDates|30/05/1814|01/07/1876}}
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[[File:Bakounine.jpg|right|326x449px]]'''Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine''' (1814-1876), en russe Михаил Александрович Бакунин, est un [[Révolutionnaire|révolutionnaire]] et théoricien de l'[[Anarchisme|anarchisme]].{{AjoutDates|30/05/1814|01/07/1876}}
    
== Biographie ==
 
== Biographie ==
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Sans un sou en poche, il quitte Bruxelles en juin 1844 pour Paris, où il reste trois ans. Il y apprend l'ukase du Tsar par lequel il perd la citoyenneté russe et ses titres de noblesse, et est condamné par contumace à la déportation en Sibérie. Des exilés allemands le logent dans les locaux de leur journal, le ''[[Vorwaerts|Vorwaerts]]''. Là, il retrouve Ruge et rencontre pour la première fois [[Karl_Marx|Marx]] et [[Friedrich_Engels|Engels]]. Tout en gardant une certaine distance, il devient leur ami. Il écrira plus tard :
 
Sans un sou en poche, il quitte Bruxelles en juin 1844 pour Paris, où il reste trois ans. Il y apprend l'ukase du Tsar par lequel il perd la citoyenneté russe et ses titres de noblesse, et est condamné par contumace à la déportation en Sibérie. Des exilés allemands le logent dans les locaux de leur journal, le ''[[Vorwaerts|Vorwaerts]]''. Là, il retrouve Ruge et rencontre pour la première fois [[Karl_Marx|Marx]] et [[Friedrich_Engels|Engels]]. Tout en gardant une certaine distance, il devient leur ami. Il écrira plus tard :
<blockquote>«&nbsp;Nous fûmes assez amis […]&nbsp; Je ne savais alors rien de l'économie politique, je ne m'étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n'était que d'instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi […]&nbsp; Nous nous vîmes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat, et je cherchai avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu'elle ne s'inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas&nbsp;!, trop souvent. Jamais pourtant il n'y eut d'intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne se supportaient pas. Il m'appelait un idéaliste sentimental et il avait raison&nbsp;; je l'appelais un vaniteux perfide et sournois, et j'avais raison aussi.&nbsp;»</blockquote>  
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«&nbsp;Nous fûmes assez amis […]&nbsp; Je ne savais alors rien de l'économie politique, je ne m'étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n'était que d'instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi […]&nbsp; Nous nous vîmes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat, et je cherchai avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu'elle ne s'inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas&nbsp;!, trop souvent. Jamais pourtant il n'y eut d'intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne se supportaient pas. Il m'appelait un idéaliste sentimental et il avait raison&nbsp;; je l'appelais un vaniteux perfide et sournois, et j'avais raison aussi.&nbsp;»
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Cela le rapproche des exilés polonais, poursuivis eux aussi par le tsar. Les Polonais bénéficient en France, à l'époque, d'une grande sympathie de l'opinion publique. Même si Bakounine éprouve des réticences politiques à leur égard, ils sont très introduits dans les milieux [[Progressistes|progressistes]] parisiens et lui permettent d'élargir ses relations. Il devient un ami de George Sand, liée à l'émigration polonaise par Chopin. Il rencontre [[Pierre_Joseph_Proudhon|Proudhon]], en cours d'écriture de ''La Philosophie de la misère'', et qui trouve en Bakounine un bon connaisseur de la philosophie allemande. Leurs discussions durent parfois la nuit entière.
 
Cela le rapproche des exilés polonais, poursuivis eux aussi par le tsar. Les Polonais bénéficient en France, à l'époque, d'une grande sympathie de l'opinion publique. Même si Bakounine éprouve des réticences politiques à leur égard, ils sont très introduits dans les milieux [[Progressistes|progressistes]] parisiens et lui permettent d'élargir ses relations. Il devient un ami de George Sand, liée à l'émigration polonaise par Chopin. Il rencontre [[Pierre_Joseph_Proudhon|Proudhon]], en cours d'écriture de ''La Philosophie de la misère'', et qui trouve en Bakounine un bon connaisseur de la philosophie allemande. Leurs discussions durent parfois la nuit entière.
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Dans ce contexte, le 6 juillet 1848, la ''[[Neue_Rheinische_Zeitung|Neue Rheinische Zeitung]]'' de Cologne, le journal de Marx, publie un court entrefilet qui accuse Bakounine d'être un agent du Tsar&nbsp;:
 
Dans ce contexte, le 6 juillet 1848, la ''[[Neue_Rheinische_Zeitung|Neue Rheinische Zeitung]]'' de Cologne, le journal de Marx, publie un court entrefilet qui accuse Bakounine d'être un agent du Tsar&nbsp;:
<blockquote>«&nbsp;On suit ici avec la plus grande attention, en dépit de nos dissensions intimes, les luttes de la race slave en Bohême, en Hongrie et en Pologne. En ce qui touche la propagande slave, on nous a assurés hier que George Sand est en possession de papiers et de documents qui compromettent gravement M. Bakounine, le russe proscrit de France, et établissent qu'il est un instrument de la Russie ou un agent nouvellement entré à son service, et qu'il faut le rendre responsable en grande partie de l'arrestation des malheureux Polonais, qui a été opérée dernièrement. Nous n'avons ici aucune objection à opposer à l'établissement d'un empire slave, mais ce n'est pas en trahissant les patriotes polonais que l'on arrivera jamais à ce résultat.&nbsp;»</blockquote>  
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«&nbsp;On suit ici avec la plus grande attention, en dépit de nos dissensions intimes, les luttes de la race slave en Bohême, en Hongrie et en Pologne. En ce qui touche la propagande slave, on nous a assurés hier que George Sand est en possession de papiers et de documents qui compromettent gravement M. Bakounine, le russe proscrit de France, et établissent qu'il est un instrument de la Russie ou un agent nouvellement entré à son service, et qu'il faut le rendre responsable en grande partie de l'arrestation des malheureux Polonais, qui a été opérée dernièrement. Nous n'avons ici aucune objection à opposer à l'établissement d'un empire slave, mais ce n'est pas en trahissant les patriotes polonais que l'on arrivera jamais à ce résultat.&nbsp;»
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Bakounine répond de Breslau et George Sand, qui ignore tout, fait publier par la ''Neue Rheinische Zeitung'' un démenti. Le journal s'excuse. Cette calomnie est par la suite ré-utilisée contre Bakounine par des adversaires politiques. Pour l'heure, elle paralyse sérieusement ses tentatives d'organisation des Slaves car elle continue sa route malgré tous les démentis.
 
Bakounine répond de Breslau et George Sand, qui ignore tout, fait publier par la ''Neue Rheinische Zeitung'' un démenti. Le journal s'excuse. Cette calomnie est par la suite ré-utilisée contre Bakounine par des adversaires politiques. Pour l'heure, elle paralyse sérieusement ses tentatives d'organisation des Slaves car elle continue sa route malgré tous les démentis.
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La croissance que l'Internationale connaît à Genève depuis la grève victorieuse menée dans le bâtiment au printemps 1868 ne dissimule pas de graves dissensions internes. Le prolétariat genevois est en effet divisé entre la ''fabrique'' et le ''bâtiment''. La ''fabrique'', ce sont les métiers «&nbsp;nationaux&nbsp;» de l'horlogerie, de la joaillerie et des boîtes à musique. Tandis qu'il y a une forte proportion d'étrangers dans le ''bâtiment'', les ouvriers de la ''fabrique'' sont presque tous genevois et ont le droit de vote. Aussi font-ils l'objet d'une vive sollicitude de la part du parti radical qui compte bien instrumentaliser l'Internationale par leur intermédiaire pour se hisser au pouvoir. On retrouve donc une ligne de rupture «&nbsp;classique&nbsp;» entre une ''fabrique'' réformiste prête à collaborer à la politique bourgeoise et un ''bâtiment'' révolutionnaire, sur des positions de rupture. Durant l'été 1869, au cours de la préparation du congrès de Bâle (4<sup>e</sup> congrès de l'Internationale, du 6 au 12 septembre 1869), la ''fabrique'', au sein du Comité genevois, tente d'évacuer le débat sur les questions de la [[Collectivisme|propriété collective]] et du droit d'[[Héritage|héritage]]. Malgré tout, imposés par une assemblée générale, deux rapports sont finalement rendus&nbsp;: ils sont présentés, sur la première question par [[Paul_Robin|Paul Robin]], sur la seconde par Bakounine.
 
La croissance que l'Internationale connaît à Genève depuis la grève victorieuse menée dans le bâtiment au printemps 1868 ne dissimule pas de graves dissensions internes. Le prolétariat genevois est en effet divisé entre la ''fabrique'' et le ''bâtiment''. La ''fabrique'', ce sont les métiers «&nbsp;nationaux&nbsp;» de l'horlogerie, de la joaillerie et des boîtes à musique. Tandis qu'il y a une forte proportion d'étrangers dans le ''bâtiment'', les ouvriers de la ''fabrique'' sont presque tous genevois et ont le droit de vote. Aussi font-ils l'objet d'une vive sollicitude de la part du parti radical qui compte bien instrumentaliser l'Internationale par leur intermédiaire pour se hisser au pouvoir. On retrouve donc une ligne de rupture «&nbsp;classique&nbsp;» entre une ''fabrique'' réformiste prête à collaborer à la politique bourgeoise et un ''bâtiment'' révolutionnaire, sur des positions de rupture. Durant l'été 1869, au cours de la préparation du congrès de Bâle (4<sup>e</sup> congrès de l'Internationale, du 6 au 12 septembre 1869), la ''fabrique'', au sein du Comité genevois, tente d'évacuer le débat sur les questions de la [[Collectivisme|propriété collective]] et du droit d'[[Héritage|héritage]]. Malgré tout, imposés par une assemblée générale, deux rapports sont finalement rendus&nbsp;: ils sont présentés, sur la première question par [[Paul_Robin|Paul Robin]], sur la seconde par Bakounine.
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[[File:AIT-CongresBale-Bakounine.png|thumb|center|493x360px|Photo de groupe au Congrès de Bâle de l'AIT (1869). De gauche à droite : , , Mikhail Bakounine,  et .]]Bakounine a deux mandats pour le congrès de Bâle, l'un de l'Association des ouvrières [[Ovaliste|ovalistes]] de Lyon, l'autre de la Section des mécaniciens de Naples. La grande majorité du congrès adopte des positions [[Collectivisme_économique|collectivistes]] contre une minorité [[Proudhonienne|proudhonienne]], mais la question de l'[[Héritage_(droit)|héritage]] cristallise les divergences entre «&nbsp;marxistes&nbsp;» et «&nbsp;bakouninistes&nbsp;». Le rapport du Conseil Général - qui présente le point de vue marxien - déclare que le droit d'héritage est le résultat et non la cause de l'organisation économique et qu'il s'agit avant tout d'abolir le capitalisme&nbsp;: la chute du capitalisme entraînera la fin du droit d'héritage. Il indique, comme mesures pratiques immédiates, l'établissement d'impôts sur la succession et la limitation du droit de tester. Pour Bakounine, ces dispositions ne suffisent pas, demander l'abolition pure et simple de l'héritage est la bonne revendication, l'axe de propagande le plus efficace. Au moment des votes, ce sont les positions de Bakounine qui obtiennent le plus grand nombre de voix. Ce revers est pour Marx le signe de l'influence grandissante des idées de Bakounine au sein de l'Internationale et de la nécessité d'y mettre un coup d'arrêt.
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[[Fichier:Basel 1869.png|thumb|center|493x360px|Photo de groupe au Congrès de Bâle de l'AIT (1869). De gauche à droite : , , Mikhail Bakounine,  et .]]Bakounine a deux mandats pour le congrès de Bâle, l'un de l'Association des ouvrières [[Ovaliste|ovalistes]] de Lyon, l'autre de la Section des mécaniciens de Naples. La grande majorité du congrès adopte des positions [[Collectivisme_économique|collectivistes]] contre une minorité [[Proudhonienne|proudhonienne]], mais la question de l'[[Héritage_(droit)|héritage]] cristallise les divergences entre «&nbsp;marxistes&nbsp;» et «&nbsp;bakouninistes&nbsp;». Le rapport du Conseil Général - qui présente le point de vue marxien - déclare que le droit d'héritage est le résultat et non la cause de l'organisation économique et qu'il s'agit avant tout d'abolir le capitalisme&nbsp;: la chute du capitalisme entraînera la fin du droit d'héritage. Il indique, comme mesures pratiques immédiates, l'établissement d'impôts sur la succession et la limitation du droit de tester. Pour Bakounine, ces dispositions ne suffisent pas, demander l'abolition pure et simple de l'héritage est la bonne revendication, l'axe de propagande le plus efficace. Au moment des votes, ce sont les positions de Bakounine qui obtiennent le plus grand nombre de voix. Ce revers est pour Marx le signe de l'influence grandissante des idées de Bakounine au sein de l'Internationale et de la nécessité d'y mettre un coup d'arrêt.
    
Le 27 septembre 1869, la Section de l'Alliance de Genève demande officiellement au Comité fédéral romand son adhésion à la Fédération romande. Le Comité, pour ne pas porter ombrage aux chefs de la ''fabrique'' et aux politiciens radicaux qu'ils soutiennent, décide de surseoir à la décision. La Section de l'Alliance n'a plus qu'une solution, faire appel devant le prochain congrès fédéral devant se tenir à La Chaux-de-Fonds du 4 au 6 avril 1870. C'est durant ce congrès que la fédération romande fait scission. La querelle autour de l'admission de l'Alliance en est le détonateur. C'est à la suite de cette scission qu'est créée ce qui deviendra la [[Fédération_jurassienne|Fédération jurassienne]].
 
Le 27 septembre 1869, la Section de l'Alliance de Genève demande officiellement au Comité fédéral romand son adhésion à la Fédération romande. Le Comité, pour ne pas porter ombrage aux chefs de la ''fabrique'' et aux politiciens radicaux qu'ils soutiennent, décide de surseoir à la décision. La Section de l'Alliance n'a plus qu'une solution, faire appel devant le prochain congrès fédéral devant se tenir à La Chaux-de-Fonds du 4 au 6 avril 1870. C'est durant ce congrès que la fédération romande fait scission. La querelle autour de l'admission de l'Alliance en est le détonateur. C'est à la suite de cette scission qu'est créée ce qui deviendra la [[Fédération_jurassienne|Fédération jurassienne]].
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[[Carlo_Cafiero|Carlo Cafiero]], héritier d'une riche famille bourgeoise, se met à la recherche au printemps 1873 d'une maison dans le Tessin pouvant servir de base arrière aux révolutionnaires italiens. Il charge Bakounine de choisir la propriété adéquate et lui propose, à lui dont les ressources financières sont toujours aussi précaires, d'y habiter. Il porte son dévolu sur la ''Baronata'', une maison de campagne située à Minusio, juste à côté de Locarno, au bord du Lac Majeur. Cafiero et Bakounine, qui n'ont pas la moindre expérience en matière de finance procèdent dans la maison à des travaux somptuaires qui finissent par ruiner Cafiero et par brouiller pour un temps les deux amis. En octobre 1873, il donne sa démission de membre de la fédération jurassienne. Il écrit une lettre d'adieu dans laquelle il explique sa décision. Outre la fatigue physique, il estime n'avoir plus sa place dans le mouvement révolutionnaire&nbsp;:
 
[[Carlo_Cafiero|Carlo Cafiero]], héritier d'une riche famille bourgeoise, se met à la recherche au printemps 1873 d'une maison dans le Tessin pouvant servir de base arrière aux révolutionnaires italiens. Il charge Bakounine de choisir la propriété adéquate et lui propose, à lui dont les ressources financières sont toujours aussi précaires, d'y habiter. Il porte son dévolu sur la ''Baronata'', une maison de campagne située à Minusio, juste à côté de Locarno, au bord du Lac Majeur. Cafiero et Bakounine, qui n'ont pas la moindre expérience en matière de finance procèdent dans la maison à des travaux somptuaires qui finissent par ruiner Cafiero et par brouiller pour un temps les deux amis. En octobre 1873, il donne sa démission de membre de la fédération jurassienne. Il écrit une lettre d'adieu dans laquelle il explique sa décision. Outre la fatigue physique, il estime n'avoir plus sa place dans le mouvement révolutionnaire&nbsp;:
<blockquote>«&nbsp;Dans les neuf dernières années on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver [...]. Ce qui importe avant tout aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l'œuvre du prolétariat lui-même. Si j'étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier [...] Mais ni mon âge ni ma santé ne me permettent de le faire.&nbsp;»</blockquote>  
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«&nbsp;Dans les neuf dernières années on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver [...]. Ce qui importe avant tout aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l'œuvre du prolétariat lui-même. Si j'étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier [...] Mais ni mon âge ni ma santé ne me permettent de le faire.&nbsp;»
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Cela ne l'empêche pas, durant l'été 1874, de participer à une tentative d'insurrection préparée par les révolutionnaires italiens à Bologne. Fortement déprimé par l'affaire de la ''Baronata'' dans laquelle il sent son honneur compromis, il espère se racheter en Italie en trouvant la mort sur une barricade. Mais l'insurrection tourne court.
 
Cela ne l'empêche pas, durant l'été 1874, de participer à une tentative d'insurrection préparée par les révolutionnaires italiens à Bologne. Fortement déprimé par l'affaire de la ''Baronata'' dans laquelle il sent son honneur compromis, il espère se racheter en Italie en trouvant la mort sur une barricade. Mais l'insurrection tourne court.
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Bakounine défendait une conception [[Matérialiste|matérialiste]] du monde. Il reprochait par exemple à l'anarchiste [[Proudhon|Proudhon]] d'être ''«&nbsp;resté toute sa vie un idéaliste incorrigible&nbsp;»'', et reconnaissait à [[Marx|Marx]] sa pertinence dans ce domaine&nbsp;:
 
Bakounine défendait une conception [[Matérialiste|matérialiste]] du monde. Il reprochait par exemple à l'anarchiste [[Proudhon|Proudhon]] d'être ''«&nbsp;resté toute sa vie un idéaliste incorrigible&nbsp;»'', et reconnaissait à [[Marx|Marx]] sa pertinence dans ce domaine&nbsp;:
<blockquote>''«&nbsp;Marx, comme penseur, est dans la bonne voie. Il a établi comme principe que toutes les évolutions politiques, religieuses et juridiques dans l’histoire sont, non les causes, mais les effets des évolutions économiques. C’est une grande et féconde pensée, qu’il n’a pas absolument inventée&nbsp;: elle a été entrevue, exprimée en partie, par bien d’autres que lui&nbsp;; mais enfin, à lui appartient l’honneur de l’avoir solidement établie et de l’avoir posée comme base de tout son système économique.&nbsp;»<ref name="NoticeBio" />''</blockquote>  
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''«&nbsp;Marx, comme penseur, est dans la bonne voie. Il a établi comme principe que toutes les évolutions politiques, religieuses et juridiques dans l’histoire sont, non les causes, mais les effets des évolutions économiques. C’est une grande et féconde pensée, qu’il n’a pas absolument inventée&nbsp;: elle a été entrevue, exprimée en partie, par bien d’autres que lui&nbsp;; mais enfin, à lui appartient l’honneur de l’avoir solidement établie et de l’avoir posée comme base de tout son système économique.&nbsp;»<ref name="NoticeBio" />''
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Bakounine était par conséquent [[Athée|athée]], Dieu n'étant pour lui que ''«&nbsp;l'être universel, éternel, immuable, créé par la double action de l'imagination religieuse et de la faculté abstractive de l'homme&nbsp;»''<ref>Michel Bakounine, ''Théorie générale de la révolution'', textes assemblés et annotés par Étienne Lesourd, d'après G.P. Maximow, Éditions Les Nuits Rouges, 2008, page 103.</ref>, pure spéculation dont l'origine se trouve dans la dépendance et la peur de phénomènes naturels inexpliqués. Au nom de la liberté, Bakounine attachait une grande importance au combat contre la soumission à l'idée de Dieu&nbsp;: ''«&nbsp;Dieu est, donc l'homme est esclave. L'homme est libre, donc il n'y a point de Dieu. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant, choisissons.&nbsp;''»<ref>Michel Bakounine, ''Catéchisme de la franc-maçonnerie moderne''. Cité par Jean Préposiet, ''Histoire de l'anarchisme'', Tallandier, 1993.</ref>. On peut voir aussi dans le titre de sa brochure [[Dieu_et_l'Etat|''Dieu et l'Etat'']] la centralité qu'avait la critique de la religion chez Bakounine, et qu'elle gardera globalement dans le mouvement [[Anarchiste|anarchiste]] (avec par exemple le slogan [[Ni_Dieu_ni_maître|''Ni Dieu ni maître'']]). Par contraste, on peut souligner que dans la propagande [[Marxiste|marxiste]], la critique de la [[Religion|religion]] n'a pas ce rôle central. Néanmoins, Bakounine s'accordait sur le fait qu’il ne saurait être question d’ériger l’athéisme en «&nbsp;principe obligatoire&nbsp;» dans l'[[AIT|AIT]], bien que celui-ci constitue le «&nbsp;point de départ […] ''négatif''&nbsp;» de toute «&nbsp;philosophie sérieuse&nbsp;».
 
Bakounine était par conséquent [[Athée|athée]], Dieu n'étant pour lui que ''«&nbsp;l'être universel, éternel, immuable, créé par la double action de l'imagination religieuse et de la faculté abstractive de l'homme&nbsp;»''<ref>Michel Bakounine, ''Théorie générale de la révolution'', textes assemblés et annotés par Étienne Lesourd, d'après G.P. Maximow, Éditions Les Nuits Rouges, 2008, page 103.</ref>, pure spéculation dont l'origine se trouve dans la dépendance et la peur de phénomènes naturels inexpliqués. Au nom de la liberté, Bakounine attachait une grande importance au combat contre la soumission à l'idée de Dieu&nbsp;: ''«&nbsp;Dieu est, donc l'homme est esclave. L'homme est libre, donc il n'y a point de Dieu. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant, choisissons.&nbsp;''»<ref>Michel Bakounine, ''Catéchisme de la franc-maçonnerie moderne''. Cité par Jean Préposiet, ''Histoire de l'anarchisme'', Tallandier, 1993.</ref>. On peut voir aussi dans le titre de sa brochure [[Dieu_et_l'Etat|''Dieu et l'Etat'']] la centralité qu'avait la critique de la religion chez Bakounine, et qu'elle gardera globalement dans le mouvement [[Anarchiste|anarchiste]] (avec par exemple le slogan [[Ni_Dieu_ni_maître|''Ni Dieu ni maître'']]). Par contraste, on peut souligner que dans la propagande [[Marxiste|marxiste]], la critique de la [[Religion|religion]] n'a pas ce rôle central. Néanmoins, Bakounine s'accordait sur le fait qu’il ne saurait être question d’ériger l’athéisme en «&nbsp;principe obligatoire&nbsp;» dans l'[[AIT|AIT]], bien que celui-ci constitue le «&nbsp;point de départ […] ''négatif''&nbsp;» de toute «&nbsp;philosophie sérieuse&nbsp;».
    
Pour justifier son opposition frontale à l'Etat, Bakounine reproche à Marx de ne pas voir que l'Etat renforce le capital, même si c'est originellement le capital qui a créé l'Etat&nbsp;:
 
Pour justifier son opposition frontale à l'Etat, Bakounine reproche à Marx de ne pas voir que l'Etat renforce le capital, même si c'est originellement le capital qui a créé l'Etat&nbsp;:
<blockquote>«[Marx] ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit&nbsp;: ’La misère produit l’esclavage politique, l’État’&nbsp;; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire&nbsp;: ‘L’esclavage politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l’État’. Et, chose étrange, lui qui interdit à ses adversaires de s’en prendre à l’esclavage politique, à l’État, comme à une cause ''actuelle'' de la misère, il commande à ses amis et à ses disciples du Parti de la démocratie socialiste en Allemagne de considérer la conquête du pouvoir et des libertés politiques comme la condition préalable, absolument nécessaire, de l’émancipation économique&nbsp;»<ref>Projet de lettre à ''La Liberté'' de Bruxelles en octobre 1872</ref></blockquote>  
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«[Marx] ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit&nbsp;: ’La misère produit l’esclavage politique, l’État’&nbsp;; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire&nbsp;: ‘L’esclavage politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l’État’. Et, chose étrange, lui qui interdit à ses adversaires de s’en prendre à l’esclavage politique, à l’État, comme à une cause ''actuelle'' de la misère, il commande à ses amis et à ses disciples du Parti de la démocratie socialiste en Allemagne de considérer la conquête du pouvoir et des libertés politiques comme la condition préalable, absolument nécessaire, de l’émancipation économique&nbsp;»<ref>Projet de lettre à ''La Liberté'' de Bruxelles en octobre 1872</ref>
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=== Lutte des classes ===
 
=== Lutte des classes ===
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Pour Marx, il faut différencier les [[Syndicats|syndicats]], pour lesquels la centralisation n'est pas souhaitable, et le parti, qui doit être suffisamment centralisé pour vaincre la bourgeoisie (en lien avec sa notion de [[Dictature_du_prolétariat|dictature du prolétariat]])&nbsp;:
 
Pour Marx, il faut différencier les [[Syndicats|syndicats]], pour lesquels la centralisation n'est pas souhaitable, et le parti, qui doit être suffisamment centralisé pour vaincre la bourgeoisie (en lien avec sa notion de [[Dictature_du_prolétariat|dictature du prolétariat]])&nbsp;:
<blockquote>«&nbsp;Tous les socialistes entendent par anarchie ceci&nbsp;: le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l’État qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. L’Alliance prend la chose au rebours. Elle proclame l’Anarchie dans les rangs prolétaires comme le moyen le plus infaillible de briser la puissante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l’Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l’écraser, de remplacer son organisation par l’Anarchie.&nbsp;»<ref>[https://www.marxists.org/francais/marx/works/1872/03/scissions.htm ''Les Prétendues scissions dans l'Internationale''], texte adopté par le conseil général, essentiellement rédigé par Karl Marx. Publié à Genève, 1872</ref></blockquote>  
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«&nbsp;Tous les socialistes entendent par anarchie ceci&nbsp;: le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l’État qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. L’Alliance prend la chose au rebours. Elle proclame l’Anarchie dans les rangs prolétaires comme le moyen le plus infaillible de briser la puissante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l’Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l’écraser, de remplacer son organisation par l’Anarchie.&nbsp;»<ref>[https://www.marxists.org/francais/marx/works/1872/03/scissions.htm ''Les Prétendues scissions dans l'Internationale''], texte adopté par le conseil général, essentiellement rédigé par Karl Marx. Publié à Genève, 1872</ref>
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Certains [[Anarchistes|anarchistes]] ont défendu par la suite que le marxisme conduisait à la notion d'[[Avant-garde|avant-garde]] [[Léniniste|léniniste]] et que le léninisme conduisait au [[Stalinisme|stalinisme]]. D'autres marxistes<ref>Et le situationniste Guy Debord dans ''La Société du Spectacle''</ref> répondent généralement que l'avant-garde est une réalité de fait dans tout mouvement politique, et que la méthode de Bakounine centrée sur l'insurrection encouragée par des [[Sociétés_secrètes|sociétés secrètes]] ne permet pas l'émancipation des travailleur-se-s.
 
Certains [[Anarchistes|anarchistes]] ont défendu par la suite que le marxisme conduisait à la notion d'[[Avant-garde|avant-garde]] [[Léniniste|léniniste]] et que le léninisme conduisait au [[Stalinisme|stalinisme]]. D'autres marxistes<ref>Et le situationniste Guy Debord dans ''La Société du Spectacle''</ref> répondent généralement que l'avant-garde est une réalité de fait dans tout mouvement politique, et que la méthode de Bakounine centrée sur l'insurrection encouragée par des [[Sociétés_secrètes|sociétés secrètes]] ne permet pas l'émancipation des travailleur-se-s.
    
Toutefois, Bakounine se reposait aussi sur sa société secrète centralisée, la [[Fraternité_internationale|Fraternité internationale]], sans l'assumer publiquement.
 
Toutefois, Bakounine se reposait aussi sur sa société secrète centralisée, la [[Fraternité_internationale|Fraternité internationale]], sans l'assumer publiquement.
<blockquote>«&nbsp;Mais si nous sommes des anarchistes, demanderez-vous, de quel droit voulons-nous agir sur le peuple et par quels moyens le ferons-nous&nbsp;? Rejetant toute autorité, à l’aide de quel pouvoir ou plutôt de quelle force dirigerons-nous la révolution populaire&nbsp;? ''Au moyen d’une force invisible qui n’aura aucun caractère public et qui ne s’imposera à personne; au moyen de la dictature collective de notre organisation qui sera d’autant plus puissante qu’elle restera invisible, non déclarée et sera privée de tout droit et rôle officiels''&nbsp;»</blockquote>  
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«&nbsp;Mais si nous sommes des anarchistes, demanderez-vous, de quel droit voulons-nous agir sur le peuple et par quels moyens le ferons-nous&nbsp;? Rejetant toute autorité, à l’aide de quel pouvoir ou plutôt de quelle force dirigerons-nous la révolution populaire&nbsp;? ''Au moyen d’une force invisible qui n’aura aucun caractère public et qui ne s’imposera à personne; au moyen de la dictature collective de notre organisation qui sera d’autant plus puissante qu’elle restera invisible, non déclarée et sera privée de tout droit et rôle officiels''&nbsp;»
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La conception de Bakounine inaugure une tradition [[Anarcho-syndicaliste|anarcho-syndicaliste]], y compris dans sa combinaison d'un syndicat large et d'un groupe de leaders politiques que l'on retrouvera avec la [[Fédération_Anarchiste_Ibérique|FAI]] dans la [[Confédération_nationale_du_travail_(Espagne)|CNT]].
 
La conception de Bakounine inaugure une tradition [[Anarcho-syndicaliste|anarcho-syndicaliste]], y compris dans sa combinaison d'un syndicat large et d'un groupe de leaders politiques que l'on retrouvera avec la [[Fédération_Anarchiste_Ibérique|FAI]] dans la [[Confédération_nationale_du_travail_(Espagne)|CNT]].
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Alors que les marxistes ont toujours considéré qu'il était utile pour le mouvement ouvrier de faire de la politique au sein des institutions créées par la bourgeoisie, au moins pour y faire de l'[[Agitation|agitation]], Bakounine défendait une position d'[[Abstentionnisme|abstentionnisme]]. Par exemple ses partisans au congrès régional de la fédération romande (avril 1870) écrivaient&nbsp;:
 
Alors que les marxistes ont toujours considéré qu'il était utile pour le mouvement ouvrier de faire de la politique au sein des institutions créées par la bourgeoisie, au moins pour y faire de l'[[Agitation|agitation]], Bakounine défendait une position d'[[Abstentionnisme|abstentionnisme]]. Par exemple ses partisans au congrès régional de la fédération romande (avril 1870) écrivaient&nbsp;:
<blockquote>«&nbsp;toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autre résultat que la consolidation de l'ordre des choses existant, ce qui paralyserait l'action révolutionnaire socialiste du prolétariat. Le congrès romand commande à toutes les sections de l'AIT de renoncer à toute action ayant pour but d'opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales, et de porter toute leur activité sur la constitution fédérative de corps de métiers, seul moyen d'assurer le succès de la révolution sociale. Cette fédération est la véritable représentation du travail, qui doit avoir lieu absolument en dehors des gouvernements politiques.&nbsp;»</blockquote>  
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«&nbsp;toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autre résultat que la consolidation de l'ordre des choses existant, ce qui paralyserait l'action révolutionnaire socialiste du prolétariat. Le congrès romand commande à toutes les sections de l'AIT de renoncer à toute action ayant pour but d'opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales, et de porter toute leur activité sur la constitution fédérative de corps de métiers, seul moyen d'assurer le succès de la révolution sociale. Cette fédération est la véritable représentation du travail, qui doit avoir lieu absolument en dehors des gouvernements politiques.&nbsp;»
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La conférence de Londres de septembre 1871 confirme la position de Marx sur la question politique, en renvoyant à l'Adresse inaugurale de l'AIT qui disait ''«&nbsp;la conquête du pouvoir politique est devenue le premier devoir de la classe ouvrière&nbsp;»''<ref>[http://www.marxists.org/francais/ait/1864/09/18640928.htm Adresse inaugurale de l'AIT], écrite entre le 21 et le 27 octobre 1864.</ref>. La légitimité de cette conférence sera aussitôt attaquée par les jurassiens. Cette question était cependant peu claire, et l''’Adresse,'' presque inconnue en France, n’avait jamais été discutée par un congrès.
 
La conférence de Londres de septembre 1871 confirme la position de Marx sur la question politique, en renvoyant à l'Adresse inaugurale de l'AIT qui disait ''«&nbsp;la conquête du pouvoir politique est devenue le premier devoir de la classe ouvrière&nbsp;»''<ref>[http://www.marxists.org/francais/ait/1864/09/18640928.htm Adresse inaugurale de l'AIT], écrite entre le 21 et le 27 octobre 1864.</ref>. La légitimité de cette conférence sera aussitôt attaquée par les jurassiens. Cette question était cependant peu claire, et l''’Adresse,'' presque inconnue en France, n’avait jamais été discutée par un congrès.
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Bakounine considérait que le [[Suffrage_universel|suffrage universel]] reproduit une domination lorsqu'il est utilisé au niveau national, et précisait y compris que le mandat impératif n'apportait aucune solution. Seuls les votes au niveau de l'[[Autogestion|autogestion]] locale étaient acceptables&nbsp;:
 
Bakounine considérait que le [[Suffrage_universel|suffrage universel]] reproduit une domination lorsqu'il est utilisé au niveau national, et précisait y compris que le mandat impératif n'apportait aucune solution. Seuls les votes au niveau de l'[[Autogestion|autogestion]] locale étaient acceptables&nbsp;:
<blockquote>«&nbsp;le suffrage universel, non organisé par différentes et libres associations ouvrières, mais exercé par l’agrégation mécanique des millions d’individus qui forment la totalité d’une nation, est un moyen excellent pour opprimer et ruiner le peuple au nom même et sous le prétexte d’une soi-disant volonté populaire.&nbsp;»</blockquote>  
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«&nbsp;le suffrage universel, non organisé par différentes et libres associations ouvrières, mais exercé par l’agrégation mécanique des millions d’individus qui forment la totalité d’une nation, est un moyen excellent pour opprimer et ruiner le peuple au nom même et sous le prétexte d’une soi-disant volonté populaire.&nbsp;»
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Une seule tâche s’impose au peuple qui veut s’émanciper, et «&nbsp;ce n’est point de réformer le Gouvernement, l’Église, et l’État, mais de les abolir&nbsp;», ce qui aboutit à «&nbsp;l’anarchie au point de vue politique ou gouvernemental&nbsp;», mais à «&nbsp;l’organisation de l’ordre […] au point de vue économique et social&nbsp;».
 
Une seule tâche s’impose au peuple qui veut s’émanciper, et «&nbsp;ce n’est point de réformer le Gouvernement, l’Église, et l’État, mais de les abolir&nbsp;», ce qui aboutit à «&nbsp;l’anarchie au point de vue politique ou gouvernemental&nbsp;», mais à «&nbsp;l’organisation de l’ordre […] au point de vue économique et social&nbsp;».
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En 1873, dans ''Étatisme et anarchie'', il oppose le ''«&nbsp;[[Communisme|communisme]]&nbsp;»'' à son ''«&nbsp;[[Collectivisme|collectivisme]]&nbsp;»''&nbsp;:
 
En 1873, dans ''Étatisme et anarchie'', il oppose le ''«&nbsp;[[Communisme|communisme]]&nbsp;»'' à son ''«&nbsp;[[Collectivisme|collectivisme]]&nbsp;»''&nbsp;:
<blockquote>«&nbsp;Je déteste le communisme, parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d'humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société dans l'État, parce qu'il aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l'État, tandis que moi je veux l'abolition de l'État... Je veux l'organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas en haut par la voie de la libre association, et non de haut en bas, par le moyen de quelque autorité que ce soit. Voilà dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste.&nbsp;»</blockquote>  
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«&nbsp;Je déteste le communisme, parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d'humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société dans l'État, parce qu'il aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l'État, tandis que moi je veux l'abolition de l'État... Je veux l'organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas en haut par la voie de la libre association, et non de haut en bas, par le moyen de quelque autorité que ce soit. Voilà dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste.&nbsp;»
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Marx et Bakounine connaissent cependant assez mal leurs positions réciproques. Ainsi, au cours de la polémique, Bakounine ne cesse d’attribuer à Marx des positions qui ne sont pas les siennes (mais celles des [[Lassalliens|Lassalliens]]), ou bien qui ne le sont plus (il ne connaît de Marx que le ''Manifeste'' et l’''Adresse inaugurale''). Or, dès les années 1860, Marx avait tenu à marquer très clairement ses points de désaccord avec les Lassalliens, leur reprochant notamment d’avoir voulu substituer l’aide de l’État à l’action autonome du prolétariat, et à l’occasion de la [[Commune_de_Paris_(1871)|Commune]], il rappelle que le prolétariat ne doit pas tant prendre le contrôle de la machinerie d’État pour la faire fonctionner à son profit que la briser.
 
Marx et Bakounine connaissent cependant assez mal leurs positions réciproques. Ainsi, au cours de la polémique, Bakounine ne cesse d’attribuer à Marx des positions qui ne sont pas les siennes (mais celles des [[Lassalliens|Lassalliens]]), ou bien qui ne le sont plus (il ne connaît de Marx que le ''Manifeste'' et l’''Adresse inaugurale''). Or, dès les années 1860, Marx avait tenu à marquer très clairement ses points de désaccord avec les Lassalliens, leur reprochant notamment d’avoir voulu substituer l’aide de l’État à l’action autonome du prolétariat, et à l’occasion de la [[Commune_de_Paris_(1871)|Commune]], il rappelle que le prolétariat ne doit pas tant prendre le contrôle de la machinerie d’État pour la faire fonctionner à son profit que la briser.
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Bakounine partageait des conceptions [[Antisémites|antisémites]] qui étaient très courantes, y compris parmi les révolutionnaires socialistes. Par exemple, dans cet extrait des ''Lettres aux internationaux de Bologne - Pièces explicatives et justificatives n°1'' de décembre 1871, il écrit à propos de sa polémique avec [[Karl_Marx|Karl Marx]]&nbsp;:
 
Bakounine partageait des conceptions [[Antisémites|antisémites]] qui étaient très courantes, y compris parmi les révolutionnaires socialistes. Par exemple, dans cet extrait des ''Lettres aux internationaux de Bologne - Pièces explicatives et justificatives n°1'' de décembre 1871, il écrit à propos de sa polémique avec [[Karl_Marx|Karl Marx]]&nbsp;:
<blockquote>«&nbsp;Les Juifs constituent aujourd'hui en Allemagne une véritable puissance. Juif lui-même, Marx a autour de lui tant à Londres qu'en France et dans beaucoup d'autres pays, mais surtout en Allemagne, une foule de petits Juifs, plus ou moins intelligents et instruits, vivant principalement de son intelligence et revendant en détail ses idées. Se réservant à lui-même le monopole de la grosse politique, j'allais dire de la grosse intrigue, il leur en abandonne volontiers le côté petit, sale, misérable, et il faut dire que, sous ce rapport, toujours obéissants à son impulsion, à sa haute direction, ils lui rendent de grands services&nbsp;: inquiets, nerveux, curieux, indiscrets, bavards, remuants, intrigants, exploitants, comme le sont les Juifs partout, agents de commerce, bellettrists, politiciens, journalistes, courtiers de littérature en un mot, en même temps que courtiers de finance, ils se sont emparés de toute la presse de l'Allemagne, à commencer par les journaux monarchistes les plus absolutistes, et depuis longtemps ils règnent dans le monde de l'argent et des grandes spéculations financières et commerciales&nbsp;: ayant ainsi un pied dans la Banque, ils viennent de poser ces dernières années l'autre pied dans le socialisme, appuyant ainsi leur postérieur sur la littérature quotidienne de l'Allemagne... Vous pouvez vous imaginer quelle littérature nauséabonde cela doit faire. Eh bien, tout ce monde juif qui forme une seule secte exploitante, une sorte de peuple sangsue, un parasite collectif dévorant et organisé en lui-même, non seulement à travers les frontières des États, mais à travers même toutes les différences d'opinions politiques, ce monde est actuellement, en grande partie du moins, à la disposition de Marx d'un côté, et des Rothschild de l'autre. Je sais que les Rothschild, tout réactionnaires qu'ils sont, qu'ils doivent être, apprécient beaucoup les mérites du communiste Marx&nbsp;; et qu'à son tour le communiste Marx se sent invinciblement entraîné, par un attrait instinctif et une admiration respectueuse, vers le génie financier des Rothschild. La solidarité juive, cette solidarité si puissante qui s'est maintenue à travers toute l'histoire les unit.&nbsp;»<ref>Michel Bakounine, ''Œuvres complètes'', éditions [[Champ libre]], 1974, volume 2, ''L'Italie 1871-1872'', page 109.</ref></blockquote>  
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«&nbsp;Les Juifs constituent aujourd'hui en Allemagne une véritable puissance. Juif lui-même, Marx a autour de lui tant à Londres qu'en France et dans beaucoup d'autres pays, mais surtout en Allemagne, une foule de petits Juifs, plus ou moins intelligents et instruits, vivant principalement de son intelligence et revendant en détail ses idées. Se réservant à lui-même le monopole de la grosse politique, j'allais dire de la grosse intrigue, il leur en abandonne volontiers le côté petit, sale, misérable, et il faut dire que, sous ce rapport, toujours obéissants à son impulsion, à sa haute direction, ils lui rendent de grands services&nbsp;: inquiets, nerveux, curieux, indiscrets, bavards, remuants, intrigants, exploitants, comme le sont les Juifs partout, agents de commerce, bellettrists, politiciens, journalistes, courtiers de littérature en un mot, en même temps que courtiers de finance, ils se sont emparés de toute la presse de l'Allemagne, à commencer par les journaux monarchistes les plus absolutistes, et depuis longtemps ils règnent dans le monde de l'argent et des grandes spéculations financières et commerciales&nbsp;: ayant ainsi un pied dans la Banque, ils viennent de poser ces dernières années l'autre pied dans le socialisme, appuyant ainsi leur postérieur sur la littérature quotidienne de l'Allemagne... Vous pouvez vous imaginer quelle littérature nauséabonde cela doit faire. Eh bien, tout ce monde juif qui forme une seule secte exploitante, une sorte de peuple sangsue, un parasite collectif dévorant et organisé en lui-même, non seulement à travers les frontières des États, mais à travers même toutes les différences d'opinions politiques, ce monde est actuellement, en grande partie du moins, à la disposition de Marx d'un côté, et des Rothschild de l'autre. Je sais que les Rothschild, tout réactionnaires qu'ils sont, qu'ils doivent être, apprécient beaucoup les mérites du communiste Marx&nbsp;; et qu'à son tour le communiste Marx se sent invinciblement entraîné, par un attrait instinctif et une admiration respectueuse, vers le génie financier des Rothschild. La solidarité juive, cette solidarité si puissante qui s'est maintenue à travers toute l'histoire les unit.&nbsp;»<ref>Michel Bakounine, ''Œuvres complètes'', éditions [[Champ libre]], 1974, volume 2, ''L'Italie 1871-1872'', page 109.</ref>
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=== La Confession de Bakounine ===
 
=== La Confession de Bakounine ===
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[[Victor_Serge|Victor Serge]] est celui qui divulgua cette lettre, par un article paru d’abord en traduction allemande sous le titre «&nbsp;Bakunins Bekenntnis&nbsp;» dans ''Das Forum'' (5<sup>e</sup> année, juin 1921, p. 373-380), puis publié en français par [[Souvarine|Souvarine]] sous le titre «&nbsp;La Confession de Bakounine&nbsp;», dans ''Bulletin Communiste'' (n°56, 22 décembre 1921, p. 941-943). Victor Serge effleure le sujet dans ses ''Mémoires d’un révolutionnaire''&nbsp;:
 
[[Victor_Serge|Victor Serge]] est celui qui divulgua cette lettre, par un article paru d’abord en traduction allemande sous le titre «&nbsp;Bakunins Bekenntnis&nbsp;» dans ''Das Forum'' (5<sup>e</sup> année, juin 1921, p. 373-380), puis publié en français par [[Souvarine|Souvarine]] sous le titre «&nbsp;La Confession de Bakounine&nbsp;», dans ''Bulletin Communiste'' (n°56, 22 décembre 1921, p. 941-943). Victor Serge effleure le sujet dans ses ''Mémoires d’un révolutionnaire''&nbsp;:
<blockquote>''«&nbsp;Tous les deux'' ([[Emma_Goldman|Emma Goldman]] et [[Alexandre_Berkman|Alexandre Berkman]]) ''m’en voulurent d’avoir divulgué dans une revue berlinoise l’existence de la Confession de Bakounine, adressée au tsar Nicolas I<sup>er</sup> du fond d’une casemate. Ce document humain — qui ne diminue Bakounine en rien — avait été trouvé dans les archives de l’Empire et dérobé aussitôt par des archivistes. J’en fis connaître l’existence et le contenu afin qu’il ne fût plus possible de l’escamoter. Des marxistes (?) imbéciles proclamèrent aussitôt le déshonneur de Bakounine. Des anarchistes tout aussi sots m’accusèrent de le calomnier. Ces polémiques étaient peu de chose''.''»''</blockquote>  
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''«&nbsp;Tous les deux'' ([[Emma_Goldman|Emma Goldman]] et [[Alexandre_Berkman|Alexandre Berkman]]) ''m’en voulurent d’avoir divulgué dans une revue berlinoise l’existence de la Confession de Bakounine, adressée au tsar Nicolas I<sup>er</sup> du fond d’une casemate. Ce document humain — qui ne diminue Bakounine en rien — avait été trouvé dans les archives de l’Empire et dérobé aussitôt par des archivistes. J’en fis connaître l’existence et le contenu afin qu’il ne fût plus possible de l’escamoter. Des marxistes (?) imbéciles proclamèrent aussitôt le déshonneur de Bakounine. Des anarchistes tout aussi sots m’accusèrent de le calomnier. Ces polémiques étaient peu de chose''.''»''
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La ''Confession'' demeure un document essentiel sur le «&nbsp;premier&nbsp;» Bakounine, sa vie et ses pensées
 
La ''Confession'' demeure un document essentiel sur le «&nbsp;premier&nbsp;» Bakounine, sa vie et ses pensées
  

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