Question nationale vue par Marx et Engels

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Cette page traite du point de vue de Marx et Engels sur la question de la nation, et des rapports de domination entre nations.

Marx et Engels n’employaient pas le terme d’impérialisme, sauf en tant que synonyme de bonapartisme. Mais ils ont écrit, de fait, sur les rapports de domination entre nations. Dans le contexte du 19e siècle, où les États-nations étaient train de se constituer, on parlait beaucoup de « question nationale ».

1 Internationalisme[modifier | modifier le wikicode]

Au 19e siècle en Europe, les progressistes sont porteurs d'aspirations internationalistes, dans un contexte où les États-nations ne sont pas encore fortement constitués. De nombreux courants républicains petit-bourgeois mettent en avant l'internationalisme, et le jeune mouvement ouvrier s'inscrit dans la continuité sur ce point.

Karl Marx et Friedrich Engels vont les premiers donner une voix à l'internationalisme ouvrier, en écrivant fin 1847 le Manifeste du Parti communiste, qui se conclut par Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Ils appelaient les travailleur·ses à s'allier par delà les frontières pour mener la lutte des classes contre les anciennes classes dominantes mais aussi contre le patronat. La révolution socialiste serait une révolution internationale. Ils soulignaient que la fin de la lutte des classes conduirait à la fin de l'oppression entre nations : « Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre nation. »

L'internationalisme restera une boussole importante pour le communisme de Marx et Engels tout au long de leur vie. Mais ils ne le voyaient pas comme un simple positionnement éthique. Pour eux le capitalisme lui-même favorisait un certain internationalisme prolétarien, car les prolétaires seraient tellement dépossédés et « égalisés » par la mondialisation qu'ils n'auraient plus d'identité nationale, et n'auraient plus rien à perdre. Ce qui leur faisait dire : « les ouvriers n'ont pas de patrie » et « Les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont le monde à gagner. »

Ils ont bien sûr continué à analyser les évolutions du capitalisme dans le reste de leur vie, et notamment ce qui pourrait expliquer que ces affirmations aient été contredites par la suite.

2 Analyse des effets de la mondialisation[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Comme porteuse de progrès[modifier | modifier le wikicode]

Dès l’un de ses premiers textes (1845), Marx note que le développement inégal de l'industrie capitaliste créé des rapports inégaux entre pays, et pour lui, cette domination est inévitable dans le cadre du capitalisme :

« La tyrannie industrielle exercée par l'Angleterre sur le monde est le règne de l'industrie sur le monde. L'Angleterre nous domine parce que l'industrie nous domine. » [1]

Il raille le protectionnisme des bourgeois allemand qui voudraient exploiter des ouvrier allemands sans être exploités par des bourgeois anglais. Dans son Discours sur la question du libre-échange[2] prononcé en janvier 1848, il prend position pour l’abolition des lois sur les céréales, donc pour le camp du libre-échange, en le justifiant comme une accélération de la tendance historique qui développera la lutte ouvrière. Il le faisait tout en dénonçant ouvertement l'hypocrisie des libre-échangistes :

« Si les libre-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s’enrichir aux dépens de l’autre, nous ne devons pas en être étonnés, puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans l’intérieur d’un pays, une classe peut s’enrichir aux dépens d’une autre classe. »

Dans leurs premiers écrits, Marx et Engels affichent un enthousiasme sans limite sur le « progrès » de la mondialisation capitaliste. Par exemple la formule du Manifeste (1847) qui se réjouit :

« Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. »

La même année, Engels approuve la conquête du Mexique :

« C’est un progrès pour un pays jusque là exclusivement préoccupé de lui-même, déchiré par d’incessantes guerres civiles et détourné de tout développement (...) Il est de l’intérêt de son propre développement que le Mexique se trouve dorénavant placé sous la tutelle des États-Unis. »[3]

Cet optimisme venait notamment de l’idée que là où arrive le capitalisme, la révolution socialiste n’est pas loin. Par exemple Marx écrit en 1853 que même si l’Angleterre ne développe l’Inde que pour son profit, cela créé les conditions « non seulement du développement des forces productives, mais de leur appropriation par le peuple ». Ainsi : « L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie ».

Même lorsque le régime tsarisme, que Marx et Engels détestait, s'imposait aux peuples ayant des organisations féodales, ils y voyaient des formes de progrès malgré lui. « La domination russe malgré sa turpitude, malgré toute sa malpropreté slave, a une influence civilisatrice sur la mer Noire et la mer Caspienne, sur l'Asie Centrale et sur les Bachkirs et les Tartares »[4]

2.2 Nuances ultérieures[modifier | modifier le wikicode]

Mais vers 1857, Marx a profondément revu sa position. Il a soutenu les révoltes anti-impérialistes de l’époque, comme la Révolte des Cipayes en Inde, et celle des Chinois lors de la Seconde Guerre de l’opium que les britanniques leur ont imposée. Même si Engels espère que par ses conséquences sur la Chine, ce « sera en même temps le prélude à la chute du capitalisme en Europe et en Amérique »[5]

Dans les Grundrisse, il consacre tout un chapitre au problème suivant : « Deux nations peuvent procéder entre elles à des échanges d'après la loi du profit, de telle sorte qu'elles y gagnent toutes les deux; bien que l'une exploite et vole constamment l'autre. »[6] C'est une première théorisation de ce que l’on appelle aujourd’hui l' « échange inégal ».

Lorsqu’il écrit Le Capital, Marx a vraisemblablement une vision plus nuancée :

  • il remarque que les bourgeoisies des pays plus industrialisés bénéficient d’un transfert de valeur (échange inégal) ;
  • il précise que les capitalistes ont intérêt à investir dans le commerce extérieur car cela permet un taux de profit plus élevé. « Si on exporte des capitaux, ce n’est pas qu’on ne puisse absolument les faire travailler dans le pays. C’est qu’on peut les faire travailler à l’étranger à un taux de profit plus élevé »[7] On peut supposer que, comme pour les crises, le taux de profit devient déterminant dans l’analyse de Marx par rapport au problème de la « réalisation » (la vente, qui n’est pas autonome). Dans le Manifeste il écrivait que la bourgeoisie était « poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits » ;
  • il comprend que les pays dominés ne se dirigent pas vers un développement reproduisant celui de l’Europe, mais qu’une « nouvelle division internationale du travail, imposée par les sièges principaux de la grande industrie, convertit de cette façon une partie du globe en champ de production agricole pour l’autre partie »[8] ;
  • dans son analyse de l’accumulation primitive du capital, il y a des facteurs internes (expropriations de paysans...) mais aussi un transfert à partir d’autres peuples (commerce avec les régions d’Europe moins développées, commerce triangulaire...). C’est donc dès l’origine que la mondialisation capitaliste a impliqué des rapports de domination nationaux.

Dans les années 1890, Engels note que le capital est de moins en moins possédé individuellement, mais est « socialisé » par les monopoles, les cartels, le crédit et la finance… mais que cette socialisation se fait en aiguisant le pillage, l'escroquerie, les crises et le colonialisme.

Beaucoup de commentateurs ont dit que Marx imaginait un capital déjà mondialisé, ignorant donc l’impérialisme. Par exemple Alfred Hirschman, un grand économiste du développement, qui expliquait que Marx avait ignoré volontairement ce que Hegel disait de l’impérialisme parce que cela ne rentrait pas dans son cadre théorique.

3 Positions sur la question nationale[modifier | modifier le wikicode]

🔍 Voir : Question nationale.

Marx et Engels, dans le prolongement du mouvement démocrate radical du 19e siècle, soutenaient les peuples opprimés d'Europe et affirmaient le droit des peuples à l'autodétermination. Ils prenaient même nettement partie pour l'indépendance dans certains cas, comme pour la Pologne.

Mais ils faisaient la distinction dans le nationalisme entre un courant progressiste et un courant réactionnaire :

  • en Pologne, ils soutiennent ceux qui veulent également changer les rapports de la propriété foncière et libérer les paysans ;
  • en Irlande, dans les années 1860, Marx s’intéresse particulièrement au mouvement de libération nationale des Fenians parce que c’était un mouvement agraire, indépendant de l’Eglise, qui attaquait aussi les propriétaires irlandais et catholiques ;
  • mais aux États-Unis, ils ne soutenaient pas le Sud malgré sa volonté "d'indépendance", parce que ce Sud était esclavagiste et maintenait un lien de soumission à l'impérialisme britannique, alors que le Nord voulait unifier le pays dans un sens révolutionnaire bourgeois.

Entre 1848 et 1850, dans une période marquée par le printemps des peuples et la montée de mouvements visant à constituer des nations, Engels évoque la notion de « peuples sans histoire » (au sujet des slaves du sud), lesquels « n’ont pas été capables de constituer des États et n’ont plus suffisamment de force pour conquérir leur indépendance nationale » qu’il oppose aux nations « révolutionnaires ». Cette position sera réfutée par le marxiste ukrainien Roman Rosdolski[9].

Les premières prises de position de Marx et Engels sur les sociétés non occidentales traduit un certain biais raciste, comme on peut le voir dans leur idée que le colonialisme européen apporte un progrès à l'Inde ou à la Chine, et que les révoltes des autochtones sont réactionnaires. Néanmoins leur vision va évoluer rapidement et ils vont soutenir les mouvements anticolonialistes.

À la fin de sa vie Marx écrit les Carnets ethnologiques, dans lesquels il prend des notes sur l’Inde, l’Algérie, l’Amérique du sud, le Sri Lanka, l’Indonésie et d’autres pays, et il lit les grands anthropologues de son époque, surtout Lewis Henry Morgan.

A trois reprises Marx aborde la question du racisme : entre les Irlandais et les Britanniques parce que les Irlandais sont un sous-prolétariat que les travailleurs britanniques craignent pour des raisons d’emploi ; aux États-Unis où les travailleurs américains blancs sont libres, ils ne sont pas des esclaves, ils ont le droit de vote ; le troisième exemple c’est la plèbe romaine : il y a des révoltes plébéiennes et en même temps il y avait des révoltes d’esclaves dans l’Asie mineure, les deux mouvements ne se sont pas mélangés. Marx commente donc que la plèbe romaine a eu l’attitude des Blancs du Sud des États-Unis envers les esclaves. Il ne dit pas qu’ils s’agit de races différentes, mais cette condition d’esclave, cette condition d’être immigré ou fils d’immigré, de ne pas avoir la citoyenneté, c’est une condition sociale.

Marx écrit dans une lettre de 1858 à Engels que « les Indiens sont nos meilleurs alliés ».

Pour Marx, la position d'un socialiste envers une nation opprimée par son propre pays était un révélateur politique. Par exemple, après avoir fait la connaissance de Lopatine, Marx écrit à Engels le 5 juillet 1870 une appréciation flatteuse au plus haut point pour le jeune socialiste russe, mais il ajoute : « Un point faible : la Pologne. Sur ce point, Lopatine parle absolument comme un Anglais — disons un chartiste anglais de la vieille école — à propos de l’Irlande. »

4 Positions sur les guerres inter-impérialistes[modifier | modifier le wikicode]

En ce qui concerne le positionnement politique en cas de guerre, Marx et Engels n’ont jamais produit de schéma simple et systématique. Ils reprenaient une opposition qui était alors courante entre « guerre dynastique » (pour les intérêts des despotes) et « guerre nationale » (ou « guerre populaire », progressiste). Comme les démocrates de l’époque, ils sont restés marqués par les conquêtes de Napoléon 1er, jugées « progressistes » parce que diffusant les idées et les transformations de 1789.

Ils cherchaient à déterminer le camp dont la victoire pourrait favoriser des révolutions démocratiques-bourgeoises et des unifications nationales. A l’inverse, ils souhaitaient la défaite des Empires aristocratiques comme l’Autriche-Hongrie et surtout la Russie tsariste qui exerçait une « suprématie en Europe » et qui était « l'ennemi de tous les peuples occidentaux, même des bourgeois de tous ces peuples ».[10]

Cela a conduit Marx et Engels aux prises de positions suivantes :[11]

D'autres avaient des positions différentes, comme Ferdinand Lassalle qui avait une grande influence sur les premiers socialistes allemands. Lors de la guerre d'Italie (1859), Engels écrit Le Pô et le Rhin, dans lequel il prend position pour la grande Allemagne (unification englobant l'Autriche et l'Allemagne actuelle) et désigne Napoléon III comme l'ennemi devant lequel l'Allemagne doit s'unir. Lassalle appelle la Prusse à se ranger du côté franco-italien, soutenant que Napoléon III joue un rôle extérieur progressiste malgré son régime réactionnaire à l'intérieur.

Lors de la guerre franco-allemande de 1870, les socialistes allemands Bebel et Liebknecht s’abstiennent en juillet 1870 sur les crédits militaires, contre l’avis de Marx et Engels pour qui l’unification de l’Allemagne primait.[12] En août, Engels dénonce le « misérable Wilhelm Liebknecht » qui compromet le parti. Cependant, Marx prendra leur défense contre la répression[13].

En septembre 1870, lorsqu'il est clair que la contre-attaque allemande est de nature impérialiste, l'Association internationale des travailleurs (dirigée par Marx) prend une position anti-guerre.[14]

Pour justifier sa politique d’union sacrée en 1914, la social-démocratie allemande s’est appuyé sur cette prise de position, et aussi par un des derniers textes de Engels, qui disait :

« Si la République française se mettait au service de Sa Majesté le tsar, les socialistes allemands la combattraient à regret, mais ils la combattraient tout de même. »[10]

Beaucoup de commentateurs ont estimé que derrière les prises de position de Marx et Engels se cachait une russophobie et un germano-centrisme refoulé.

Revenant sur la question nationale dans l'histoire de la social-démocratie, le révolutionnaire Franz Mehring dira que « la tactique de Lassalle était honorable, claire, révolutionnaire, et elle était également juste » et qu'elle était « plus claire et plus nette » que celle de Marx et Engels.

5 La révolution et la libre-disposition des nations[modifier | modifier le wikicode]

Pour Marx et Engels, l'extension de la révolution communiste ne serait en aucun cas le fruit d'annexions militaires. Engels écrivait à Kautsky en 1882 : « le prolétariat victorieux ne peut imposer un bonheur quelconque à aucun peuple étranger sans compromettre par là sa propre victoire ».

6 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

Entretien avec Kevin Anderson, Nations, ethnicité et sociétés non occidentales chez Marx, 2015

Vincent Présumey, Un débat sur Marx et le colonialisme, 2007