Journées de juillet 1917

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Jusqu'en 1918, la Russie utilisait le calendrier julien, qui avait à l'époque 13 jours de retard sur le calendrier grégorien. Le 23 février « ancien style » correspond donc au 8 mars « nouveau style » (n.s.).
Fichier:EmeutesPetrograd1917.jpg
Petrograd, 4 juillet 1917. Dispersion de la foule sur la perspective Nevski après l'ouverture du feu par les troupes du gouvernement provisoire.

Les Journées de juillet désignent les troubles qui éclatent à Petrograd, en Russie, entre le 3 et le 7 juillet 1917 (a.s) pendant lesquels des soldats et des ouvriers de la ville se révoltent contre le gouvernement provisoire. Le mouvement échoue et une vague de répression s'abat sur les bolchéviks. Lénine entre dans la clandestinité, tandis que les autres dirigeants sont arrêtés, ce qui entraîne une baisse temporaire de l'influence bolchevik.

1 Contexte

1.1 Tensions croissantes

Depuis la révolution de Février, la Russie connaît une situation de double pouvoir. Le pays s'est couvert de soviets, en particulier dans les villes, mais il reste dominé par le gouvernement provisoire de Kerensky. Etant donné que le gouvernement de collaboration de classe refuse les revendications populaires (la paix, la journée de 8 heures, la réforme agraire), les bolchéviks mènent une agitation de plus en plus efficace avec les mots d'ordre « La paix, le pain et la terre » et « Tout le pouvoir aux Soviets ». Ils progressent rapidement, mais surtout dans les milieux ouvriers urbains.

L'Entente fait pression pour une nouvelle offensive militaire russe pour soulager son front. De son côté, Kerensky, alors ministre de la Guerre et de la Marine, est persuadé que la démocratie russe ne pouvait survivre qu'avec une armée forte et disciplinée et que le moral de celle-ci avait besoin du prestige d'une victoire militaire. Le gouvernement lance les préparatifs, ainsi qu'une vague de propagande guerrière et de diffamation anti-bolchévique. Les soldats, marins et travailleurs de Pétrograd étaient particulièrement opposés à l'offensive. La garnison de la capitale craignait d'être disloquée de force et dispersée sur les fronts.

Le 3 juin 1917 s'est ouvert le premier Congrès des Soviets de Russie. Les bolcheviks n'y ont que 105 délégués contre 285 pour les socialistes-révolutionnaires et 248 pour les mencheviks[1]. L'ébullition de Petrograd n'a pas encore gagné l'ensemble du pays. Le Soviet de Petrograd lui-même n'est pas encore passé aux bolchéviks, même si la section ouvrière a déjà basculé. Un premier conflit oppose les bolchéviks à la majorité conciliatrice, lorsque le Congrès donne l'ordre d'annuler la manifestation bolchévique prévue le 10 juin. Néanmoins, la manifestation pacifique de substitution organisées par l'ensemble des soviets le 18 juin révèle la montée en puissance des mots d'ordre bolchéviks.

1.2 Impatience des masses et des bolchéviks

Depuis la mi-mai, l’Organisation militaire bolchevique (Nevsky, Podvoïsky...) demandait au comité central d'organiser une manifestation des soldats de la garnison. L'enthousiasme du Comité de Petrograd était très fort. Lénine en était partisan également ; lors du vote d'urgence après l'interdiction du congrès, il s'abstient. L'idée de manifestation avait également le soutien de la Fédération anarcho-communiste, et des interrayons dirigés par Trotski.

Mais le caractère de la manifestation était déjà ambigü. Le 6 juin, Latsis, dirigeant du district de Vyborg et du comité de Pétrograd, affirmait que sans armes la manifestation serait « sans relief » et« amateuriste ». Tcherepanov, un des responsables de l’Organisation militaire, concluait que « les soldats ne manifesteront pas sans leurs armes ; la question est réglée ». La question ne fut pas tranchée par un vote. Certains cadres bolchéviks étaient prêts à aller très loin, comme Smilga (membre du comité central depuis avril) : « le parti ne doit pas écarter la possibilité de s’emparer de la poste, du télégraphe et de l’arsenal si l’on en venait à un affrontement armé. » Selon Trotsky, cette proposition est repoussée mais Latsis note alors dans son carnet : «  je ne puis acquiescer à cela (…) Je m’entendrai avec les camarades Semachko et Rakhia pour que l’on soit, en cas de nécessité, sous les armes et qu’on s’empare des gares, des arsenaux, des banques, de la poste et du télégraphe, avec l’appui du régiment de mitrailleurs » (sous-lieutenant au 1er régiment de mitrailleurs, Semachko avait été élu à son commandement par les soldats ; Rakhia était un important dirigeant ouvrier du district de Vyborg).

Du 16 au 23 juin se tient la Première conférence pan-russe des organisations militaires bolcheviques, dans laquelle beaucoup réclament d'urgence que l'on passe à l'assaut du gouvernement. Lénine fait une intervention prônant la patience et la nécessité de gagner d'abord une majorité dans les soviets. Le 21 juin, il écrit dans la Pravda : « Nous comprenons l'amertume, nous comprenons l'effervescence des ouvriers de Piter. Mais nous leur disons : camarades, une action directe ne serait pas rationnelle pour le moment. » Le lendemain, même une conférence privée de dirigeants bolcheviks plus gauchistes en vint à la même conclusion.

La peur de revivre la situation de la Commune de Paris, une capitale révolutionnaire coupée du reste du pays et réprimée par lui, est très présente dans les raisonnements des leaders bolchéviks.

2 Les événements

2.1 L'échec de « l'offensive Kerenski »

Kerenski avait ordonné pour le 12 juin[2] une vaste offensive contre les forces austro-hongroises (on la retiendra comme l'« offensive Kerensky »). Le 16 juin, l'armée déclenche d'intenses pilonnage d'artillerie contre les Autrichiens pendant deux jours[3]. Le 18, elle avance de quelques kilomètres en Galicie, d'abord avec succès, occupant les tranchées en grande partie abandonnées par les troupes autrichiennes.

Mais le 20, au bout de deux jours, les soldats se mutinent et refusent les ordres d'attaque. Nombre d’entre eux tournent leurs armes contre leurs propres officiers. A l’arrière, les régiments de réserve se mutinent pour ne pas monter au front. Par exemple le 1er Régiment de mitrailleurs, fort de 10000 hommes, la plus importante unité de la capitale, cantonnée à Vyborg, dans la périphérie de Petrograd, reçoit l'ordre d'envoyer 500 mitrailleuses et leurs servants au front, soit la moitié de ses forces[4]. L'objectif est double : d'une part, apporter un renfort sur le front, et d'autre part se débarrasser de troupes agitées. Mais le régiment se mutine sous l'instigation d'agitateurs bolcheviks[5], car cela va à l'encontre des engagements pris par le Gouvernement provisoire : les soldats ayant fait la révolution de Février à Pétrograd ne seraient pas envoyés au front, leur tâche étant de défendre la ville contre la contre-révolution[4]. Le 21 le régiment vote une motion menaçant de renverser le gouvernement s'il persiste à vouloir démanteler les unités révolutionnaires. Des motions similaires sont passées dans des dizaines d’autres régiments. Mis en veilleuse durant quelques jours, l’esprit insurrectionnel ressurgit. L’Organisation militaire bolchevique encourage.

L'offensive se termine le 2 juillet, notamment stoppée par des renforts allemands. Aussitôt une contre-offensive des forces allemandes et austro-hongroises, le 6 juillet, provoque une débandade. L’armée russe perd 70 000 hommes au cours des premiers jours, puis se disloque. En de longues colonnes, des dizaines de milliers de paysans-soldats entreprennent de rentrer chez eux. L’armée allemande occupe des dizaines de milliers de kilomètres carrés. Venant après les événements de Pétrograd, ce désastre militaire met en évidence l’incapacité du gouvernement provisoire à contrôler quoi que ce soit. Le parti KD décide à ce moment de s’en retirer, en prenant prétexte d’une concession accordée à la revendication d’autonomie ukrainienne.

2.2 3 juillet : des bolchéviks et anarchistes allument le feu

Après des rumeurs concernant un renforcement de la discipline dans l'armée, les soldats de la garnison de Petrograd craignent d'être envoyés au front[6]. La popularité de Kerensky se dégrade et les slogans réclamant le renversement du gouvernement provisoire trouvent un écho particulier. Les nouvelles de l'échec de l'offensive furent le déclencheur.

Le 3 juillet en fin d’après-midi, les militants bolcheviks et anarchistes du 1er régiment de mitrailleurs, prennent l'initiative d'un soulèvement. Ils entreprennent immédiatement de gagner les ouvriers à leur action. Aux ate­liers Poutilov, la plus grande concentration d'ouvriers en Russie, ils obtiennent un suc­cès décisif :

«Environ dix mille ouvriers s'assemblèrent devant les locaux de l'administration. Acclamés, les mitrailleurs racontèrent qu'ils avaient reçu l'ordre de partir le 4 juillet pour le front, mais qu'ils avaient résolu "de marcher non du côté du front allemand, contre le prolétariat allemand, mais bien contre leurs propres ministres capitalistes". L'état des esprits monta. "En avant ! En avant !" crièrent les ouvriers. »[7]

En quelques heures, de nombreuses usines, ainsi que les marins de Kronstadt,se soulèvent, s'arment et se rassemblent puis convergent en plusieurs vagues vers le centre-ville et le palais de Tauride, siège du soviet. Une fois la manifestation engagée, l’Organisation militaire et le comité de Pétrograd des bolcheviks appellent à la rejoindre. Mais quel en est exactement le but, et comment s’organiser ? Le dirigeant anarcho-communiste Bleichman répond que ce n’est pas un problème, « la rue nous organisera ». Les délégués du 1er régiment de mitrailleurs sont choqués d'apprendre que le parti bolchevik s'est prononcé contre l'action.

2.3 Hésitations des bolchéviks

Dans la nuit, le comité central bolchevique, mis devant le fait accompli, décide de mobiliser le parti pour encadrer le mouvement qui doit se poursuivre le lendemain.

Les soldats et ouvriers de Petrograd récemment radicalisés, ne sont pas des militants organisés suivant les directives du parti. D'autant plus que des leaders du parti (Organisation militaire et Comité de Petrograd ont eux-mêmes enfreint le centralisme). Le Comité central est alors face à un dilemme : soit jeter son poids derrière les manifestations et, éventuellement, être écrasé, soit s'abstenir, avec le risque que de nombreux travailleurs perdent confiance en eux. Il fait le choix de se lier à cette avant-garde. En se mettant à la tête du mouvement, le parti tente au maximum d'assurer son « caractère pacifique et organisé ».

2.4 4 juillet : journée d'émeutes

Mentalement épuisé, peut-être aussi dépassé par les événements, Lénine était parti le 29 juin se reposer en Finlande. Rappelé d’urgence, il revient à Pétrograd le matin du 4 juillet.

Comparativement aux événements chaotiques du jour précédent, les manifesta­tions gigantesques du 4 juillet sont plus ordonnées. Mais la tension est telle que de nombreuses émeutes font plusieurs morts et blessés. Aux abords du palais de Tauride, des manifestants interpellent Tchernov, le principal dirigeant SR et ministre de l’agriculture : « Prend le pouvoir fils de pute, puisqu'on te le donne ! »[8][9], puis le déclarent en état d’arrestation et le font monter dans un véhicule. C’est Trotsky qui intervient et le sort de là. Le gouvernement provisoire, effrayé du soutien qu'apporte la Garde rouge aux bolcheviks, fait venir des troupes dans la capitale.

Le soir, une foule se masse sous le balcon de l'hôtel de la Kschessinska, siège du parti bolchévik. Parmi eux, des dizaines de milliers d'ouvriers, et 10 000 marins de Cronstadt venus avec la volonté d'en découdre. Zinoviev s'adresse à eux et en­tame son discours avec un ton de plaisante­rie pour détendre l'atmosphère et finit en appelant les ouvriers à rentrer chez eux pa­cifiquement. La foule demande à entendre Lénine, qui renâcle d’abord puis se présente au balcon où il prononce quelques mots[6]. Selon Rabinowitch, « son message n’était pas ce que les marins espéraient entendre et beaucoup d’entre eux furent évidemment déçus. Lénine adressa quelques mots de salut et exprima sa certitude que le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux soviets" serait finalement vainqueur. Il conclut en appelant les marins à la retenue, la détermination et la vigilance. »

2.5 5-6 juillet : la répression se met en place

Le lendemain, des troupes fidèles au gouvernement investissaient Pétrograd et la répression commençait. De leur côté l'essentiel des manifestants étaient rentrés dans leurs casernes ou avaient repris le travail.

Les manifestations sont durement réprimées par le gouvernement, qui en profite pour viser le parti bolchévik.  Au su et au vu du consentement des ministres socialistes, le prince Lvov, dès le 4 juillet, avait donné au général Polovtsev l'ordre écrit « d'arrêter les bolcheviks qui occupaient la maison Kczesinska, de faire évacuer cette maison et d'y mettre des troupes. » Mais en parallèle, la défaite en Galicie a ouvert une crise ministérielle : Lvov démissionne, et Kerensky se retrouve à la tête du gouvernement provisoire. C'est lui qui dirigera la répression.

Une vague de calomnie est lancé sur les bolchéviks, les accusant d'être des traîtres anti-patriotes qui reçoivent de l'argent allemand pour favoriser la défaite russe. Comme le signaleront nombre de témoins puis tous les historiens sérieux, ces accusations ne reposent sur aucune base. La presse ne recule pas devant les faux les plus grossiers. Mais pendant quelque temps, cela « prend » dans les secteurs les moins conscients de l’armée et même dans certaines usines.

Le 6 juillet, Kerenski donne l'ordre d'interdire la Pravda et d'arrêter les dirigeants bolcheviks. Les imprimeries bolchéviques sont saccagées. Zinoviev et Lénine (qui se cacha le 6 juillet dans l’appartement de Kaïourov) entrent dans la clandestinité. Ils partent se cacher dans la forêt autour de Petrograd puis dans la proche Finlande. Pusieurs membres du Comité central conseillaient à Lénine de se livrer afin de pouvoir défendre dans un procès public son honneur et celui du parti. Une délégation du comité central va même rendre visite au bureau de l’exécutif des soviets, pour lui demander s’il est à même de garantir la sécurité personnelle de Lénine et l’organisation d’un procès juste (la réponse, qui s’apparente à un « non », tranche le débat).

2.6 7 juillet : saccage de la Kschessinska

Le matin du 7 juillet, à 3h du matin, des troupes fidèles du gouvernement se groupent vers l'hôtel de Kschessinska et la forteresse Pierre-et-Paul : le bataillon de réserve du régiment de Petrograd, un effectif de mitrailleurs, une compagnie du régiment Semenovsky, une compagnie du régiment Preobrajensky, l'effectif des élèves officiers du régiment de Volhynie, deux pièces de canon et un détachement de huit autos blindées. A 7h, l'adjoint au commandant des troupes de l'arrondissement, le SR Kouzmine, exigea l'évacuation de l'hôtel particulier. Ne voulant pas rendre les armes, les matelots de Cronstadt, qui n'étaient plus guère dans le palais qu'au nombre de 120, se mirent à gagner au pas de course la forteresse Pierre-et-Paul. Lorsque les troupes du gouvernement occupèrent l'hôtel, elles n'y trouvèrent personne, exception faite de quelques employés... Restait la question de la forteresse. Du quartier de Vyborg, comme on s'en souvient, s'étaient portés sous les remparts de jeunes gardes rouges pour prêter main-forte aux marins, en cas de nécessité. « Sur les murs de la forteresse - raconte l'un d'eux - quelques pièces de canon sont braquées, vraisemblablement par les marins, à tout hasard... Cela commence à sentir le sang... »

Mais des pourparlers diplomatiques donnèrent une solution pacifique. Sur mandat du comité central, Staline proposa aux leaders conciliateurs de prendre en commun des mesures pour liquider sans effusion de sang les manifestations des hommes de Cronstadt. À deux, avec le menchevik Bogdanov, ils persuadèrent sans grande difficulté les matelots de se soumettre à l'ultimatum lancé la veille par Liber. Lorsque les autos blindées du gouvernement s'approchèrent de la forteresse, une députation sortit de la grand-porte pour déclarer que la garnison se soumettait au comité exécutif. Les armes rendues par les matelots et les soldats furent emportées en camions. Les matelots désarmés avaient les barges pour retourner à Cronstadt. La reddition de la forteresse peut être considérée comme l'épisode final du mouvement de juillet. Les équipes d'autos blindées arrivées du front occupèrent le palais Kschessinska et le fort, évacués par les bolcheviks, et elles devaient passer à leur tour, à la veille de l'insurrection d'octobre, du côté de ces derniers.

3 Conséquences

3.1 Vague réactionnaire

La vague réactionnaire ne s'arrête pas là. Le 22 juillet les alliés interrayons des bolchéviks, comme Trotsky et Lounatcharski sontégalement arrêtés. Le gouvernement parvient également à reprendre la Villa Dournovo, ce qu'il avait vainement tenté en juin. Plus de 800 dirigeants et militants radicaux de Petrograd sont emprisonnés au cours du mois de juillet. Parmi eux, une majorité de bolchéviks : Kamenev, Kollontaï, Raskolnikov...

Des régiments de la garnison ayant pris part aux journées de juillet sont désarmés, démantelés ou dissous, envoyés au front. Une campagne de récupération des armes est lancée auprès de la population avec force menaces – mais peu de succès dans les usines. La peine de mort, abolie après Février, est rétablie sur le front « pour les militaires coupables de certains crimes des plus graves ». Dans le même temps, les groupes de Cent-noirs s’enhardissent, les agressions contre des militants et des ouvriers se multiplient, on assiste à nouveau à des débuts de pogromes.

Avec la répression de la frange la plus révolutionnaire du mouvement, la réaction relève la tête. Le parti KD évolue de plus en plus vers la droite monarchiste et est prêt à sacrifier provisoirement la démocratie pour rétablir l'ordre. Les possédants misent sur le général Kornilov, qui a fait la démonstration dans ses troupes qu'il est prêt à rétablir une discipline de fer. Kerensky accepte de le nommer général des armées, mais la vague réactionnaire le déborde, et Kornilov tente un putsch en lançant ses troupes sur Petrograd (« affaire Kornilov »).

L'intensité de la réaction n'a toutefois rien à voir avec d'autres exemples historiques, comme la répression menée par les social-démocrates allemands allant jusqu'à l'assassinat de Liebknecht et Luxemburg. Seul un bolchevik, le jeune militant Ivan Voïnov, sera tué, assassiné par un militaire lors de son arrestation. Beaucoup des détenus – dont aucun n’est jamais passé en procès – commencent à être libérés au bout de quelques semaines et la majorité, dont Trotsky le seront après « l’affaire Kornilov » (quelques-uns, principalement des soldats accusés d’actes séditieux, devront cependant attendre Octobre pour retrouver l’air libre). La presse bolchévique reparaît très vite sous d'autres noms. Malgré la désorganisation initiale, l'influence politique bolchévique dans la classe ouvrière tend rapidement à retrouver ses niveaux antérieurs.

La raison principale est que le gouvernement est faible : à sa droite, les KD ont démissionné, à sa gauche, les conciliateurs sont sous pression de leur base et ne peuvent trop se compromettre. Ces derniers, même s'ils cautionnent globalement la répression, protestent parfois contre les arrestations sans preuve et les calomnies.

3.2 Rupture entre bolchéviks et soviets ?

La répression des bolchéviks va tracer une ligne de rupture entre socialistes. Les meilleurs militants des autres groupes, comme les 4000 membres de l’organisation interdistricts dirigée par Trotsky rejoindront le parti bolchévik à la fin juillet. A l'inverse l'avant-garde se détourne définitivement des chefs conciliateurs. Mais étant donné que ces chefs dirigent encore les soviets, il faut pour certains bolchéviks rompre avec les soviets.

Une conférence du Comité central est convoquée pour les 13-14 juillet, à laquelle sont invités des représentants de l’Organisation militaire ainsi que des comités de Pétrograd et de Moscou. Lénine rédige le 10 juillet des thèses sur la situation politique. Il estime que« la contre-révolution (…) s’est emparée du pouvoir d’Etat (…) L’essentiel du pouvoir est en fait exercé par une dictature militaire (…) Les dirigeants des soviets et des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique (…) ont transformé les soviets et leurs partis en paravents de la contre-révolution. »[10]

Il en résulte que « tous les espoirs en un développement pacifique de la révolution russe ont définitivement disparu. » Or, «  le mot d’ordre qui correspondait à cette possibilité était le passage de tous le pouvoir aux soviets. A l’heure actuelle, ce mot d’ordre a cessé d’être juste car il ne tient pas compte de la dictature militaire et du fait qu’en pratique, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ont complètement trahi la cause de la révolution. » Le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », qui synthétisait la politique des bolcheviks depuis avril, doit donc être abandonné et il faut lui substituer la tâche – dont la définition reste très générique – de « rassembler les forces, les réorganiser et les préparer fermement à l’insurrection armée, au cas où le déroulement de la crise permettrait à celle-ci d’avoir réellement un caractère de masse englobant l’ensemble du peuple ». Selon Ordjonikidzé puis Trotsky, Lénine envisageait alors que l’ancien rôle révolutionnaire des soviets soit repris par les comités d’usine, mais on ne trouve pas trace de cette idée dans ses écrits.

Lénine expliquera plus longuement sa position dans un texte du 15 juillet[11]: puisque « la bourgeoisie contre-révolutionnaire (…) s’est adjoint les partis petits-bourgeois socialiste-révolutionnaire et menchevique », « réclamer la transmission du pouvoir aux soviets serait aujourd’hui du donquichottisme ou une dérision. Lancer ce mot d’ordre reviendrait à tromper le peuple ». En effet «  la clique militaire, les Cavaignac appuyés par les troupes réactionnaires amenées à Petrograd, par les cadets et les monarchistes (…) ne peuvent être vaincues que par les masses révolutionnaires du peuple (…) conduites par le prolétariat », lesquelles doivent pour cela« se détourner des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique, traîtres à la révolution. »

Plus loin, il apporte une précision importante : « il ne s’agit pas de disserter sur les soviets en général, mais de combattre la contre-révolution actuelleet la trahison des soviets actuels» ; « les soviets pourront et devront faire leur apparition dans cette nouvelle révolution ;pasles soviets d’aujourd’hui, pas ces organes d’entente avec la bourgeoisie, mais des organes de lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Nous resterons, alors aussi, partisans d’un Etat bâti sur le type des soviets, c’est certain. »

Ces thèses rencontrent cependant une forte opposition dans le parti. Elles sont battues lors de la conférence des 13-14 juillet par 10 voix contre 5, puis battues à nouveau dans la conférence bolchevique de Petrograd-ville du 16 juillet.

Certains comme Kamenev ne veulent pas rompre avec les soviets essentiellement parce qu'ils ne veulent pas rompre avec les réformistes, comme le montre leur attitude en avril ou en octobre. Mais pour la plupart des autres leaders, il s'agit d'une différence d'analyse de la situation. Lénine a une vision plus pessimiste, sans doute due en partie à son isolement dans la clandestinité. Lors de la conférence du 16 juillet, Volodarsky constate : « alors que les dirigeants [mencheviks et SR]vont vers la droite, les masses vont vers la gauche (…) La petite-bourgeoisie basculera de notre côté. En ayant cela à l’esprit, il est clair que le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux soviets" n’est pas obsolète. » Et de fait, le poids de la gauche s’accroît dès la fin juillet au sein des soviets de districts, en contact plus étroit et direct avec les masses.

Le 6e congrès du parti (26 juillet au 3 août) aborde cette question. Une commission rédige une résolution de compromis qui, sans reprendre le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », ne remet pas en cause la poursuite du travail en leur sein. Ioureniev, l’un des cadres provenant de l’organisation interdistricts, rappelle que les bolcheviks se sont, jusqu’à présent, construits principalement au sein des soviets, puis demande en quoi le maintien de l’ancien mot d’ordre serait contradictoire avec une révolution violente. Pour le dirigeant de Bakou, Djaparidzé, « tandis que nous vivons une période de contre-révolution, nous devons lutter pour les soviets et, comme défenseurs révolutionnaires de l’idée des soviets, nous y gagnerons la prépondérance. » Volodarsky estime que dans cette conjoncture on ne peut pas maintenir tel quel l’ancien mot d’ordre, mais qu’il ne faut pas non plus « jeter le bébé avec l’eau du bain » ; aussi propose-t-il d’avancer «  Tout le pouvoir au prolétariat, soutenu par la paysannerie pauvre et la démocratie révolutionnaire organisée dans les soviets de députés ouvriers, soldats et paysans .»

4 Débats historiographiques

Les journées de juillet 1917 sont une question historiographique encore débattue. En particulier, la question du rôle exact des bolcheviks reste ouverte. Avaient-ils l'intention de renverser le Gouvernement provisoire[12] ? En avaient-ils les moyens[13],[14] ? Ont-ils essayé de le faire ? Ou la crainte d'être débordés par un mouvement spontané les a-t-ils dissuadés d'y participer trop activement[15] ? Ont-ils - en particulier Lénine - manqué de résolution ? Ont-ils délibérément joué l'apaisement pour attendre une heure plus propice ?

Certains, comme l'historien de droite Richard Pipes, reprennent la version des accusateurs bourgeois de 1917 :

« Nul événement en Russie n'a d'avantage fait l'objet de mensonges délibérés que l'insurrection de juillet 1917. La raison en est simple, ce fut la faute la plus lourde de Lénine, une erreur de jugement qui faillit anéantir le Parti bolchevique, comparable au putsch de Munich d'Hitler en 1923. Afin de nier leur responsabilité, les bolcheviks se portèrent à des extrémités peu communes, présentant le putsch comme une manifestation spontanée qu'ils se seraient évertués à rendre pacifique. »[16]

Mais il est avéré que le récit des bolchéviks selon lequel la manifestation serait purement spontanée est également simplificateur. La raison est sans doute qu'ils avaient intérêt à nier leur part de responsabilité dans ce qui est alors devenu un motif de dure répression de la part du gouvernement. Quoi qu'il en soit ce récit a été entretenu par la suite, tant par l’historiographie soviétique (stalinienne) que par la tradition trotskiste.

Le regard des historiens a commencé à changer après la publication en 1968 du premier ouvrage d'Alexander Rabinowitch. C'est lui qui a notamment montré que l’Organisation militaire bolchevik et le Comité de Petrograd, ont agi en juillet sans en référer au Comité central.

5 Bibliographie

  • Trotsky, Les journées de juillet (article de Trotsky écrit juste après les évènements).
  • NPA, Révolution russe : Crise de juin, « journées de juillet », juin 2017
  • NPA, De juillet à septembre : Ou Kornilov, ou Lénine, juin 2017
  • Alexandre Rabinowitch,''Prelude to Revolution – The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising, 1968, Indiana University Press, réédition 1991, Midland Books.
  • Alexandre Rabinowitch,Les Bolcheviks prennent le pouvoir ; la révolution de 1917 à Pétrograd, traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry,Paris la Fabrique Editions, 2016.
  • Orlando Figes (trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, préf. Marc Ferro), La Révolution russe : 1891-1924 : la tragédie d'un peuple, Paris, Denoel, , 1107 p. (ISBN 978-2-207-25839-2)
  • Richard Pipes, La Révolution russe, Paris, P.U.F., coll. « Connaissance de l'Est », , 866 p. (ISBN 978-2-130453734), chap. 10 (« Les bolcheviks en quête du pouvoir »)
  • Michel Heller et Aleksandr Nekrich (trad. Wladimir Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard), L'Utopie au pouvoir : Histoire de l'U.R.S.S. de 1917 à nos jours, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l'esprit », (1re éd. 1982), 680 p. (ISBN 2-7021-1397-4), chap. 1 (« Les prémisses »)
  • Georges Haupt, « Journées de juillet 1917 », Encyclopædia Universalis.
  • Collectif, Histoire du Parti communiste /bolchévik/ de l'U.R.S.S : Précis rédigé par une commission du Comité central du P.C.(b) de l'U.R.S.S, Moscou, Éditions en langues étrangères, (1re éd. 1938), 408 p., chap. VIII (« Le Parti bolchévik prépare et accomplit la révolution socialiste d'octobtre »)
  • Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, t. II : La révolution d'octobre, Le seuil, coll. « Points Essais », (1re éd. 1950), 766 p. (ISBN 2-02-026130-8), « Les bolcheviks pouvaient-ils prendre le pouvoir en Juillet ? »

6 Notes

  1. Pipes 1993, p.380.
  2. Pipes 1993, p.386.
  3. Figes 2007, p.527.
  4. 4,0 et 4,1 Figes 2007, p.531.
  5. Pipes 1993, p.392.
  6. 6,0 et 6,1 Heller 1985, p.25.
  7. Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1930
  8. Lénine, une autre histoire de la révolution russe - ARTE
  9. https://fr.internationalism.org/rinte90/russe.htm
  10. Lénine, La situation politique (Quatre thèses), Rédigé le 10 juillet 1917, Publié le 20 juillet 1917 dans Prolétarskoïé Diélo n° 6
  11. Lénine, A propos des mots d'ordre, 15 juillet 1917
  12. Pipes 1993, p.391.
  13. Figes 2007, p.530.
  14. Figes 2007, p.539 et 541.
  15. Figes 2007, p.535.
  16. Pipes 1993, p.391.