Différences entre les versions de « Révolution russe (1917) »

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Ainsi, les bolchéviks, marxistes fidèles au combat du prolétariat pour son auto-émancipation, ont-ils agi dès la prise du pouvoir pour briser la machine de l’État bourgeois et la remplacer par un État du type de la Commune de Paris de 1871, c’est-à-dire un État dans lequel tout travailleur peut participer directement et activement à la vie politique.
 
Ainsi, les bolchéviks, marxistes fidèles au combat du prolétariat pour son auto-émancipation, ont-ils agi dès la prise du pouvoir pour briser la machine de l’État bourgeois et la remplacer par un État du type de la Commune de Paris de 1871, c’est-à-dire un État dans lequel tout travailleur peut participer directement et activement à la vie politique.
 
Voilà quelle fut la réalité de la politique marxiste révolutionnaire des bolchéviks après la prise du pouvoir. Toutes ces mesures élémentaires, les menchéviks et les S-R avaient refusé de les prendre : ils n’étaient pas des socialistes d’une autre nuance, mais des valets de la bourgeoisie. Comme trotskystes, c’est-à-dire bolchéviks-léninistes, nous revendiquons la continuité du combat pour l’État-Commune, la dictature du prolétariat.
 
 
Comme le gouvernement soviétique dirigé par les bolchéviks a été l’objet de calomnies sans nombre et de faux procès, nous reviendrons dans nos prochains numéros sur quelques-uns des « arguments » favoris des ennemis de la révolution d’Octobre, à commencer par la question de la dissolution de l’Assemblée constituante par le pouvoir soviétique, la signature de la paix séparée avec l’Allemagne impérialiste à Brest-Litovsk, l’attitude des bolchéviks à l’égard des S-R de gauche et des anarchistes, etc.
 
  
 
== Premières années de la révolution ==
 
== Premières années de la révolution ==

Version du 22 janvier 2016 à 21:49

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La révolution russe de 1917 est un séisme politique d'une importance capitale pour le mouvement ouvrier et le socialisme scientifique. Dans les dures conditions de la guerre et du désastre économique, le prolétariat russe se soulève, et renverse le tsarisme en février. Un gouvernement provisoire bourgeois est formé à la hâte, comme souvent, mais parallèlement les travailleurs, les soldats et les paysans se sont auto-organisés en soviets, et leur radicalité menace la bourgeoisie qui ne demande que le retour à l'ordre.

Appuyé sur cette organisation des masses, le parti bolchévik de Lénine et Trotsky réussit à donner une direction politique de classe qui mène en Octobre à la première vraie révolution socialiste, avec aussitôt une perspective internationale. Mais l'échec de cette vague mondiale isolera la jeune URSS et favorisera l'émergence d'une bureaucratie, dont Staline sera le représentant.

1 Contexte

La Russie était depuis le milieu du XIXème siècle un pays empêtré dans de grandes contradictions économiques. Pour tenter de rivaliser avec les puissances occidentales, l'aristocratie était contrainte à des tentatives de modernisation du pays (industrialisation par en haut, réformes politiques et sociales...), tout en étant terrorisée par les nouvelles forces sociales libérées et elle défendait donc la fermeté de l'autocratie tsariste. A Petrograd et à Moscou, une industrialisation rapide génère des concentrations ouvrières sans précédent. Ce prolétariat a déja montré lors de la révolution manquée de 1905 son énergie impressionnante, c'est pourquoi les velléités libérales de la bourgeoisie russe restent timides.

La situation sociale empire avec la Première guerre mondiale, dans laquelle la Russie est engagée aux côtés de la France et l'Angleterre en tant qu'alliée. Le déclenchement des hostilités en 1914 met dans un premier temps un coup d'arrêt à une vague de grèves révolutionnaire.[1] Mais dans les villes comme dans les campagnes, la misère s’aggravait, pendant que l’opulence et la corruption régnaient à la Cour, dans l’aristocratie et la bourgeoisie. L'hiver 1916-1917 fut très rude. A Petrograd, il n’y avait plus de viande et presque plus de farine. Une cinquantaine d’usines avaient fermé leurs portes faute de fuel ou d’électricité. Dans le vaste pays, les paysans pauvres réclament des terres, et la russification forcée fait sourdre des révoltes nationalistes. Le 9 janvier, à l’occasion du 12ème anniversaire de la révolution de 1905, le nombre de grévistes, à Petrograd, s’élevait à 145 000, soit près d’un tiers de la classe ouvrière de la capitale.

2 Révolution de février 1917

2.1 Les femmes se révoltent, les soviets se forment

Le 23 février 1917[2], les rassemblements pour la Journée internationale des femmes se transforment rapidement en manifestations. Ce sont d'abord les ouvrières du textile à Petrograd qui vont d'usine en usine pousser les travailleurs à se mettre en grève, contre le manque de pain et contre la guerre. Cette spontanéité surprit complètement les militants, y compris les bolchéviks. [3]

« Sans tenir compte de nos instructions, les ouvrières de plusieurs tisseries se sont mises en grève et ont envoyé des délégations aux métallurgistes pour leur demander de les soutenir... Il n’est pas venu à l’idée d’un seul travailleur que ce pourrait être le premier jour de la Révolution.» [4]

130 000 grévistes répondirent à leur appel. Le 24, la police a ouvert le feu à différents endroits, mais les foules dispersées se regroupaient aussitôt. Le 25, à Petrograd, la grève était générale. Très rapidement, "A bas le Tsar !' s'ajoute aux slogans. Le 26, sur ordre direct du Tsar (« Nicolas le Sanglant »), la police a de nouveau tiré sur les manifestants, mais les soldats du régiment Pavlovsk, ayant reçu l’ordre de faire feu sur les ouvriers, ont tourné leurs armes contre la police. Le rapport de forces basculait en faveur des grévistes. Les soldats rallièrent en masse la cause révolutionnaire. La ville était en pleine insurrection. 

Dans le même temps, les soviets, dont les masses avaient déjà fait l'expérience en 1905 se forment dans les usines et les quartiers. Les Gardes rouges, milices révolutionnaires, se forment également. Au front même, les soldats élisent leurs comités et leurs officiers ! Plus tard, pendant l'été 1917, la paysannerie se met à son tour en marche, retirant toute base sociale au régime. Véritable contre-pouvoir, ces soviets sont de plus en plus nombreux et de mieux en mieux centralisés...

2.2 Le gouvernement provisoire

C'est une révolution démocratique, mais accomplie par un mouvement prolétarien qui fait extrêmement paniquer la bourgeoisie, même "libérale". Les Démocrates Constitutionnels (KD, dits « Cadets ») et autres représentants des capitalistes cherchaient désespérément à maintenir la monarchie, sans laquelle « l’ordre établi » - où ils occupaient une très bonne place - risquait de s’effondrer. L’objectif initial était de sauver la monarchie en remplaçant Nicolas II par son fils, sous l’autorité de son frère Mikhaïl comme Prince Régent. Mais cela s’avéra impossible. Mikhaïl, constatant la fureur révolutionnaire et l'absence de troupes fidèles, a préféré se désister.

Le 2 mars, un « gouvernement provisoire » est formé en toute hâte, sous la présidence du Prince Lvov. Composé de monarchistes notoires, de grands propriétaires terriens et d’industriels (Guchkov, Tereshchenko, Konovalov etc.) il n’avait aucun soutien dans la capitale. Les travailleurs et les soldats ne faisaient confiance qu’aux dirigeants du soviet de Petrograd. Mais ici réside, précisément, le paradoxe de cette première phase de la révolution russe. Les travailleurs ont fait couler leur sang pour renverser le Tsar, et ils ont placé leur confiance dans les « socialistes modérés » qui dirigeaient le soviet. Mais ceux-ci, conscients de l’immense pouvoir concentré entre leur mains, n’avaient qu’une seule idée en tête : s’en libérer au plus vite à la faveur du « gouvernement provisoire » capitaliste qui, à son tour, espérait un retournement de situation lui permettrant de restaurer la monarchie !

3 La lutte de classe s'exacerbe

Entre fin février et fin octobre 1917, la situation est révolutionnaire parce qu'il y a en fait deux pouvoirs. La classe ouvrière a été assez déterminée pour renverser un tsar impopulaire et se doter d'organes de démocratie directe, mais elle ne se rend pas immédiatement compte qu'elle peut et doit diriger la société. En face, le gouvernement bourgeois provisoire a très peu de force et de légitimité, et le véritable enjeu pour les révolutionnaires est dès lors d'expliquer la nécessité de la prise du pouvoir. Le Parti bolchevique va y parvenir, et dévenir rapidement majoritaire en amenant les ouvriers et paysants conscients des soviets à comprendre la situation, et en gardant le cap sur les revendications transitoires que le système en faillite ne pouvait satisfaire.

Cette situation de dualité du pouvoir est donc à la fois une lutte entre le prolétariat et un gouvernement bourgeois instable, et entre les différents partis politiques du mouvement ouvrier et populaire, dont tous ceux qui s'opposent à la révolution sont repoussés dans le camp réactionnaire.

3.1 Des premiers soviets modérés

Dans la masse immense d’hommes et de femmes qui entrent soudainement de force dans "la politique", c'est-à-dire dans l’arène où se joue leurs destinées, infiniment peu y étaient préparés et avaient eu les moyens d'y réfléchir. Ce n’est qu’au prix de choc et de déceptions que cette masse insurgée cesse d'être un agent semi-conscient de l'histoire et forme sa conscience de classe. La guerre avait conféré à l’armée, et donc aux masses paysannes qui formaient le gros de ses effectifs, le rôle déterminant dans la vie des soviets. Les soldats-paysans ont d'abord choisi pour représentants aux soviets les officiers et les intellectuels qui leur en imposaient, et semblaient « s’y connaitre ». Le poids de l’armée réduisait d’autant celui des représentants éprouvés du mouvement ouvrier au profit d’éléments petit-bourgeois - avocats, médecins, journalistes, etc. L’idéologie amorphe de ces leaders correspondait aux formules vaguement « démocratiques » et « humanitaires » du Parti Socialiste-Révolutionnaire (SR) et des mencheviks. Par conséquent, ce sont ces derniers courants qui, dans la foulée de la révolution de février, composaient la grande majorité du Comité Exécutif du « Soviet des députés des travailleurs, des soldats et des paysans ».

Quant aux bolcheviks, leur implantation avait été énormément réduite depuis le début de la guerre, sous l’impact de la répression et de la vague patriotique qui accompagnèrent les premiers mois de guerre. En outre, la marginalisation du parti de Lénine avait été aggravée par la volonté des travailleurs qui se reconnaissaient en lui de se rapprocher le plus possible des députés issus de l’armée et de la paysannerie. Ils craignaient une rupture entre le mouvement ouvrier et la paysannerie, laquelle rupture, pensaient-ils, avait été l’une des causes de la défaite de 1905.

3.2 Les Thèses d'avril et l'impatience populaire

Début avril 1917, la première Conférence pan-russe[5] des soviets affiche un plat suivisme envers le gouvernement du Prince Lvov, tout en exigeant d'exercer un "contrôle" sur celui-ci ! Elle appuie la poursuite de l'effort militaire, tout en appelant à l'extension du mouvement des conseils à tout le pays.

Le 3 avril, Lénine arrive à Petrograd et dès son arrivée en gare de Finlande, il fait un discours dans lequel il affirme que les objectifs de la révolution en cours sont socialistes. Ce discours fit l’effet d’une bombe, car la plupart des dirigeants du Parti Bolchevik n'avaient pas d'autre perspective que le soutien à une révolution « bourgeoise-démocratique », défendant de facto une position essentiellement identique à celle des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Au contraire, dans ses Thèses d’avril, Lénine explique que même les tâches bourgeoises-démocratiques - réforme agraire, renversement de l’aristocratie, abolition des vestiges féodaux et droits des nationalités - ne peuvent être accomplies que par la prise de pouvoir par la classe ouvrière, en alliance avec la paysannerie, reprenant donc le programme et les perspectives élaborées par Trotsky, à la veille de 1905, dans sa théorie de la révolution permanente. Il se concentre alors sur la propagande du mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! », qu'il parvient à faire accepter au parti lors de la conférence du 24-29 avril. Ce fut le fruit d'une lutte interne particulièrement âpre et en s’appuyant sur la base ouvrière du parti contre la « veille garde ».

Parallèlement, devant l'inaction du gouvernement, la poursuite de la guerre et la hausse des prix, les travailleurs s'impatientent et s'opposent de plus en plus aux "conciliateurs" : les dirigeants menchéviks et SR des soviets. Au cours du mois d’avril, manifestations et affrontements se succédèrent. La nouvelle orientation du Parti Bolchevik le confortait dans ses critiques des socialistes modérés. Ses militants se tournèrent résolument vers les travailleurs des soviets pour expliquer patiemment le programme et les objectifs du parti. Il fallait revendiquer la publication des traités secrets conclus entre les puissances de l’Entente, exiger que la guerre cesse immédiatement, que l’Exécutif soviétique cesse de soutenir le gouvernement provisoire et qu’il prenne le pouvoir en main.

Fin avril, le gouvernement tente de relancer sa politique de guerre. provoquant de grandes manifestations et un tenace mouvement de grève pour les revendications économiques immédiates, et les bolchéviks se renforcent largement[6].

3.3 Mai : collaboration de classe

Cette poussée des masses permet aux réformistes du soviet de la capitale (menchéviks et SR) d'entrer dans le gouvernement bourgeois en mai 1917. Ils pensent pouvoir influer sur son orientation et il s'établit ainsi avec les libéraux cadets une collaboration de classe dans l'espoir de calmer les masses prolétaires. Cette situation tiraille les socialistes réformistes, qui endossent la responsabilité de la politique pro-capitaliste qui se poursuite, tandis que dans les soviets, les bolchéviks gagnent en influence.

En 1918, Trotsky écrivait : « Les soldats mourant dans les tranchées ne pouvaient évidemment pas conclure que la guerre, à laquelle ils participaient depuis près de trois ans, avait subitement pris une autre tournure par le seul fait qu’à Petrograd quelques personnalités nouvelles, s’appelant socialistes-révolutionnaires ou mencheviks, étaient entrés au gouvernement. »

3.4 Juin : la température monte

Le 3 juin, le véritable premier congrès des députés ouvriers et soldats se réunit. Avec ses 1090 délégués élus au suffrage universel (dont 822 dûment mandatés et ayant droit de vote), il représente quelques 20 millions de personnes. Sur la base d'un pluralisme politique intégral, il débat, pendant trois semaines (3-30 juin), de toutes les questions vitales de la population. Il regroupe 283 SR, 248 mencheviks, 105 bolcheviks, 73 sans parti, le reste appartenant à divers groupes socialistes minoritaires. Son Comité Exécutif comprend 104 mencheviks, 100 SR, 35 bolcheviks, 18 socialistes divers. 11 se regroupent peu après avec le Comité Exécutif du Congrès pan-russe des paysans, qui s'est tenu séparément, et où les SR détiennent le monopole absolu.

Le gouvernement de coalition s'étant profondément discrédité, le Comité Exécutif des soviets, sous direction réformiste, concède une manifestation, véritable opération de récupération politique. Mais, sous pression de l'Entente, une autre offensive militaire est dejà prévue, et le gouvernement lance une vague de propagande guerrière et de diffamation anti-bolchévique. Soldats, marins et travailleurs étaient alors les éléments les plus conscients et remontés de la population et voulaient renverser les armes à la main le gouvernement. Les bolcheviks envisageaient l’organisation, pour le 10 juin, d’une manifestation armée à Petrograd, mais renoncèrent compte tenu de leur position minoritaire et de l'unité de la réaction (regroupant des SR jusqu'aux blancs contre-révolutionnaires).

Le ministre « de gauche » Tseretelli voulut forcer son avantage et se prononça aussitôt pour le désarmement des travailleurs et des éléments de la garnison adhérant aux idées des bolcheviks. Mais ceci s’avéra impossible : les soviets avaient accepté de s’opposer à la manifestation, mais ne suivraient pas le gouvernement dans cette trahison de leurs camarades. Le Congrès des Soviets a convoqué une manifestation - sans armes - pour le 18 juin, sorte d'exutoire au 10 juin. Or, cette puissante manifestation soutenue par les soviets consacrait l'influence des bolcheviks. Partout, les revendications inscrites sur les banderoles et les tracts reprenaient leurs mots d’ordre : « A bas les traités secrets ! », « Arrêtez la guerre ! », « A bas les dix ministres capitalistes ! », « Tout le pouvoir aux soviets ! ». Comme le remarquait Trotsky, revenu dans la capitale au début du mois de mai, « cette manifestation prouva non seulement à nos ennemis, mais aussi à nous-mêmes, que nous étions beaucoup plus fort que nous le supposions. »

Le ministre "socialiste" Kerensky lance alors une offensive militaire qu'il espère gagner à tout prix, misant sur une vague de ferveur chauvine qui noirait la popularité bolchévique. Mais c'est un échec, qui n'enraye pas la chute de l'estime dans le gouvernement.

3.5 Juillet-Août : contre-révolution, Kerensky et Kornilov

Début juillet, les ministres cadets sont alors poussés à la porte du gouvernement. Mais les socialistes ne veulent pas gouverner seuls et s'empressent d'intégrer de nouveaux représentants bourgeois au gouvernement. Cela provoqua la colère de l'avant-guarde des soldats et ouvriers de Petrograd, qui tentèrent une insurrection. Les bolcheviks tentèrent de freiner cet élan car le pays et même l'ensemble de la garnison de la capitale n'étaient pas prêts à soutenir une révolution socialiste. Mais les insurgés se rassemblèrent le 3 juillet, et le 4 ils étaient 500 000 inorganisés. Le Comité central du Parti Bolchévik décida alors dans la nuit de se placer à la tête de la manifestation pour l'empêcher de dégénérer.

Mais le retour de bâtons a lieu. Devenu premier ministre, Kerensky frappe durement le Parti bolchevik et les autres organisations révolutionnaires. Il essaie de rétablir la cohésion de l'armée. Il restaure la peine de mort, dissout les régiments insurgés et nomme le général Kornilov à la tête de l'état-major et de troupes loyales amenées des provinces. Lénine passe dans la clandestinité et fuit en Finlande, Trotsky est arrêté. Tout en s'appuyant sur la légalité et les institutions supérieures des soviets, il essaie de briser leur dynamique subversive. Le Comité Exécutif des soviets collabore activement à cette politique, et se discrédite totalement aux yeux de l'avant-garde ouvrière. 

Kerensky ouvre ainsi une offensive généralisée contre les conquêtes que les masses avaient imposées depuis février, et une énième fois, les revendications populaires sont reportées. La dualité des pouvoirs s'efface presque. Le Parti bolchevik connaît de graves difficultés, mais maintient sa position majoritaire parmi la classe ouvrière[7]. Kerensky s'était rapproché du tsariste Kornilov en espérant affermir une coalition "démocrate-bourgeoise", mais certains pensent, en haut lieu, que l'heure de la contre-révolution radicale a sonné: le coup d Etat militaire. Kornilov tente sa chance, en lançant le 25 août 1917 ses armées sur la capitale. En trois jours, les soviets de Pétrograd prennent la tête de la résistance et le mettent en déroute. Ils redeviennent ainsi l'épicentre du contre-pouvoir ouvrier. La classe ouvrière de la capitale comprenait qu'une victoire de Kornilov signifierait son écrasement dans une sanglante revanche. Les soviets firent alors appel aux bolchéviks, et ceux-ci, bien qu'absolument pas dupe des dirigeants traitres au socialisme, firent front unique contre la réaction monarchiste. Les cheminots faisaient dérailler les trains ennemis, et les bolchéviks se montrèrent les plus énergiques et organisés dans la lutte, faisant basculer dans le camp révolutionnaire des régiments blancs entiers par leur agitation.

4 Révolution d'Octobre 1917

4.1 Les conditions mûrissent

De partout, la pression montait en faveur d’une rupture avec le gouvernement provisoire. Début septembre, il n’y avait plus qu’une bien faible majorité, au Comité Exécutif des soviets, en faveur du gouvernement, avec 97 voix pour Kerensky et 86 en faveur de la prise du pouvoir par le soviet. Une semaine plus tard, un vote des délégués au soviet de Petrograd donnait 229 voix en faveur d’un « gouvernement des travailleurs et des paysans », avec 115 voix contre et 51 abstentions. Le 9 septembre, sur 1000 délégués, le vote pro-coalition ne recevait que 414 voix, avec 519 contre et 67 abstentions.

Au sein des soviets, le Parti bolchevik devient majoritaire, à commencer par Petrograd et Moscou. Au sein du parti, Lénine, encore dans la clandestinité, en Finlande. met la prise du pouvoir et l'insurrection à l'ordre du jour. Et pose la question: quand ? comment ? D'avril à septembre, le Parti a appris à lutter pour la majorité au sein des conseils par la méthode de la democrarie ouvrière. Désormais, c'est par l'initiative révolutionnaire que les organes de cette démocratie deviendront le nouvel appareil d'Etat. Face à ce tournant, la direction du Parti bolchevik traverse une grave crise avant qu'une ligne claire ne s'impose. Mené par Zinoviev-Kamenev, un courant droitier initialement majoritaire au Comité central hésite. reporte l'échéance et veut renoncer. Entre Lénine et Trotsky, tous deux partisans de la préparation immédiate de l'insurrection, se développe un débat parfois âpre sur la tactique précise à suivre.

La gauche du Parti l'emporte finalement au comité central du 10 octobre. Le congrès national des soviets des ouvriers, des soldats et des paysans est convoqué pour la fin du mois. En même temps, le Comité militaire révolutionnaire, organe du Soviet de Pétrograd, avec à sa tête Trotsky, bonapartistes le pouvoir ouvrier, il valorise aux yeux des larges masses, la solution de la révolution socialiste : le renversement de l'ordre établi.

4.2 L'insurrection

Le Comité militaire révolutionnaire répond à une provocation commandant du district militaire, Polkovaikov, qui veut démembrer la garnison révolutionnaire de la ville. Ainsi l'insurrection commence par une mesure d'autodéfense. En quelques heures l'appareil de répression bourgeois est démantelé à Petrograd. Le pouvoir politique est à portée de main. L’insurrection du 24-25 octobre 1917, qui a déposé le gouvernement provisoire et établi le pouvoir des soviets, a coïncidé avec l’ouverture du deuxième Congrès des soviets de Russie. Sous la direction de Trotsky, elle a été menée avec rapidité et efficacité. Les bolcheviks avaient gagné, au cours de plusieurs mois de lutte, une majorité décisive au sein des soviets, qui étaient les organisations représentatives incontestées de la classe ouvrière. La prise de pouvoir par les soviets fut pacifique. En cette heure décisive, personne ne voulait se battre pour Kerensky, qui quitta Petrograd dans une voiture mise à sa disposition par l’ambassade américaine.

Le lendemain, dans le journal Rabotchi i Soldat, le Congrès a publié une Déclaration aux travailleurs, soldats et paysans qui résume bien la signification de la révolution d’octobre : « Le gouvernement provisoire est renversé. La majorité de ses membres est déjà arrêtée. Le pouvoir des Soviets proposera une paix immédiate et démocratique à tous les peuples et l’armistice immédiat sur tous les fronts. Il assurera la remise sans indemnité des terres des propriétaires fonciers, des apanages et des monastères à la disposition des comités paysans. Il défendra les droits des soldats en procédant à la démocratisation totale de l’armée. Il établira le contrôle ouvrier de la production. Il assurera la convocation de l’Assemblée constituante. Il assurera à toutes les nations qui peuplent la Russie le droit véritable à disposer d’elles-mêmes ».

C'est au Congrès national des soviets de prendre la décision définitive. Sa composition politique est nettement différente de celle du mois de juin 1917. Sur 650 délégués, le bloc réformiste (la droite des mencheviks et les SR) en contrôle moins de 100. Les bolcheviks, de leur côté, disposent d'une majorité absolue avec environ 390 délégués. Ils sont rejoints par la gauche des mencheviks et la gauche des SR. Les réformistes, minoritaires, quittent le Congrès, basculant du coté de la contre-révolution. Un nouveau Comité Exécutif des conseils - véritable centre législatif du nouveau pouvoir soviétique -est élu sur une base pluraliste: 67 bolcheviks, 29 S-R de gauche et 20 sièges attribués à différents groupes révolutionnaires. Ce Comité Exécutif élit à son tour le premier gouvernement du nouvel Etat ouvrier. "Nous commençons la construction d'un nouvel ordre socialiste -, proclame Lénine. La révolution commence de façon joyeuse et indolore.

5 Les premières mesures des bolcheviks

Article de Tendance CLAIRE du NPA

Le combat pour la paix. La toute première mesure fut de lancer un appel « aux peuples et aux gouvernements de toutes les nations belligérantes » en vue d’une « paix démocratique juste », c’est-à-dire « immédiate, sans annexions (…) et sans réparations ». Le texte précise que « par annexion (…), le gouvernement entend (…) toute incorporation à un État, grand ou puissant, d’une nationalité petite ou faible, sans le consentement et le désir formel, clairement exprimé, de cette dernière ». Il rejette tous les prétextes habituellement utilisés pour justifier de telles pratiques : ancienneté de l’annexion, retard économique, archaïsme politique, etc. En effet, « le gouvernement estime que continuer cette guerre pour savoir comment partager entre les nations fortes et riches les peuples faibles conquis par elles serait commettre le plus grand crime contre l’humanité ». L’appel précise encore la décision du gouvernement soviétique d’abolir la diplomatie secrète et de « mener les pourparlers au grand jour, devant le peuple entier ».

Le texte inclut aussi une proposition d’armistice immédiat, afin de rendre possibles des négociations immédiates. Rédigé par Lénine, il est délibérément souple, précisant que le gouvernement accepterait d’ « examiner toutes autres conditions de paix » : en cas de poursuite de la guerre, l’entière responsabilité devait en incomber aux rapaces impérialistes. Le gouvernement révolutionnaire comptait ouvertement avant tout sur l’initiative révolutionnaire du prolétariat des principaux pays impérialistes d’Europe (Angleterre, France, Allemagne) pour atteindre ces objectifs. L’expérience russe confirmait en effet que seule la conquête du pouvoir par le prolétariat, c’est-à-dire la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie, pouvait permettre de mettre un terme à cette guerre. Pour leur part, les mencheviks et les S-R au pouvoir avaient continué d’envoyer ouvriers et paysans se faire tuer pour agrandir le territoire russe vers le Sud et sauvegarder les intérêts des brigands impérialistes français et anglais. Par contre, les bolchéviks, fidèles au socialisme, ont constamment refusé de soutenir la guerre impérialiste, expliquant patiemment aux travailleurs qu’on ne pouvait mettre fin à la guerre sans prendre le pouvoir. Et, après avoir conquis le pouvoir, ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour réaliser ce programme, en s’appuyant sur les masses. En refusant les propositions du gouvernement ouvrier et paysan et en poursuivant la grande boucherie, toutes les bourgeoisies ont montré que leurs discours sur les horreurs de la guerre, les droits de l’homme et la paix ne sont faits que pour tromper le peuple ; la réalité, c’est l’appétit sans limite des patrons et de leurs États.

La libération des nationalités de l’oppression grand-russe. Appliquant à la Russie elle-même ce qu’il exigeait formellement de tous les pays (c’est-à-dire en réalité ce qu’il appelait tous les prolétariats et paysanneries d’Europe à réaliser par leur lutte révolutionnaire), le gouvernement soviétique décréta « l’égalité et la souveraineté de tous les peuples de Russie », c’est-à-dire le « droit des peuples de Russie à disposer librement d’eux-mêmes, y compris le droit de sécession et de formation d’un État indépendant », « l’abolition de tout privilège et restriction de caractère national ou religieux » et « le libre développement des minorités nationales et groupes ethniques peuplant le territoire russe ». En conséquence, la Finlande proclame son indépendance le 6 décembre 1917, l’Ukraine le 22 janvier 1918, la Pologne le 11 novembre 1918. On objecte souvent que le gouvernement soviétique a accordé l’indépendance à des peuples à peu de frais, car il n’occupait plus ces territoires du fait de l’avance allemande. Mais, si l’indépendance (même formelle) de la plupart de ces pays a été reconnue à la fin de la guerre par les puissances impérialistes, c’est avant tout par la crainte que la frustration du sentiment national de ces peuples ne donne un nouveau souffle à la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe à partir d’octobre 1917. Par ailleurs, le gouvernement ouvrier et paysan supprima totalement à l’intérieur même de ses frontières toute discrimination en fonction de la nationalité ou de la religion — alors qu’à cette époque, dans bien des États bourgeois , de telles restrictions étaient encore légales, y compris les restrictions pour l’accès à certains métiers pour les Juifs par exemple.

Abolition des ordres et des grades, égalité entre hommes et femmes. Le gouvernement soviétique prit toutes les mesures démocratiques radicales dans le domaine politique, assurant l’égalité formelle parfaite de tous les citoyens : les ordres (noblesse, clergé, etc.) et les privilèges qui y étaient liés sont abolis, ainsi que tous les titres nobiliaires et qualifications ; les biens de ces ci-devant privilégiés sont immédiatement confisqués. La loi accorde exactement les mêmes droits aux femmes qu’aux hommes, y compris le droit de vote (alors que, dans la plupart des pays capitalistes, cela ne viendra qu’après la révolution russe, voire après la Seconde Guerre mondiale, comme en France…) et égalité totale des droits dans le mariage (alors que, en France, par exemple, les inégalités de droits entre la femme et l’homme ne seront intégralement supprimées que dans les années soixante !).

Enseignement général obligatoire, laïque et gratuit. La Russie est un pays dans lequel, en 1917, l’écrasante majorité de la population ne sait ni lire, ni écrire. C’est évidemment un obstacle considérable à la mise en place d’une démocratie authentique et à tout développement économique moderne. C’est pourquoi le gouvernement décide la mise en place d’un enseignement général, obligatoire et gratuit. Il supprime toutes les barrières légales à l’accès des enfants d’ouvriers et de paysans à l’enseignement supérieur général et technique.

Les bolchéviks sont bien sûr parfaitement conscients que ces mesures en elles-mêmes ne sauraient assurer l’égalité réelle entre tous les citoyens. Lénine explique inlassablement cette vérité essentielle, par exemple à propos de la question de l’égalité entre hommes et femmes : « Naturellement, les lois ne sont pas suffisantes, et nous ne nous contentons pas de décrets. Mais, dans le domaine législatif, nous avons fait tout le nécessaire pour élever la femme au niveau de l'homme et nous pouvons en être fiers. La situation de la femme dans la Russie des Soviets peut servir d'idéal aux États les plus avancés. Pourtant, ce n'est encore là qu'un commencement. La femme dans le ménage reste encore opprimée. Pour qu'elle soit réellement émancipée, pour qu'elle soit vraiment l'égale de l'homme, il faut qu'elle participe au travail productif commun et que le ménage privé n'existe plus. Alors seulement, elle sera au même niveau que l'homme (…). La femme a beau jouir de tous les droits, elle n'en reste pas moins opprimée en fait, parce que sur elle pèsent tous les soins du ménage (…). Nous créons des institutions modèles, des restaurants, des crèches, pour affranchir la femme du ménage. Il faut reconnaître qu'à l'heure présente en Russie ces institutions, qui permettent à la femme de sortir de sa condition d'esclave domestique, sont très rares. Leur nombre est infime et les conditions militaires et alimentaires actuelles sont un obstacle à leur accroissement. Il convient cependant de dire qu'il en surgit partout où s'offre la plus petite possibilité. Nous disons que l'émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. De même, l'émancipation des travailleuses sera l’œuvre des travailleuses elles-mêmes. Les travailleuses doivent veiller elles-mêmes au développement de ces institutions ; elles arriveront ainsi à changer du tout au tout le sort qui leur était fait dans la société capitaliste. »

La terre aux paysans. Le décret sur la terre fut la deuxième mesure prise par les bolchéviks. La propriété privée du sol est abolie (la terre ne peut être ni vendue, ni achetée, ni hypothéquée), le sol et le sous-sol (minerai, pétrole, charbon, etc.) deviennent propriétés de l’État soviétique, les domaines des grands propriétaires fonciers et de l’Église, avec tous leurs bâtiments et dépendances, ainsi que le cheptel mort ou vif sont confisqués sans indemnités, mais non les terres ni le cheptel des simples paysans ou cosaques. Le décret prévoit déjà que les grands domaines ne seront pas partagés en petites parcelles mais devront être cultivés de façon collective.

La loi du 6 février 1918 sur la socialisation de la terre précise les conditions de la jouissance égalitaire du sol : « Dans les limites de la République Fédérative Soviétique de Russie, peuvent jouir de lots de terre en vue d'assurer les besoins publics et personnels : A) pour les œuvres éducatives culturelles : 1. l’État représenté par les organes du pouvoir soviétique (...). 2. Les organisations publiques (sous le contrôle et avec l'autorisation du pouvoir soviétique local). B) Pour l'exploitation agricole : 3. Les communes agricoles. 4. Les associations agricoles. 5. Les communautés rurales. 6. Les familles ou individus... » (Art. 20). Elle dispose que la gestion des terres sous la direction du pouvoir soviétique a pour objet de « développer les exploitations agricoles collectives plus avantageuses au point de vue de l'économie du travail et des produits, par absorption des exploitations individuelles, en vue d'assurer la transition à l'économie socialiste » (Art. XI, paragraphe e).

On entend souvent dire que les bolchéviks auraient « volé » leur programme agraire aux S-R. Cela est absolument faux, pour au moins trois raisons. Premièrement, lorsque les S-R ont été au pouvoir de février à octobre, ils n’ont pas procédé au partage égalitaire des terres ; car, pour cela, il leur aurait fallu exproprier (et donc affronter) les 30 000 propriétaires fonciers qui possédaient à eux seuls autant de terres que les 10 millions de familles paysannes ; en fait, les S-R se sont même opposés aux paysans autant qu’ils le pouvaient : ils étaient révolutionnaires en paroles, mais des valets de la noblesse féodale et de la bourgeoisie en fait. Deuxièmement, ce sont dans la plupart des cas (70 % des provinces) les paysans eux-mêmes qui ont conquis les terres par leur lutte de classes en expropriant les propriétaires fonciers : les bolchéviks ont légalisé un état de fait. Troisièmement, les mesures prises par les bolchéviks dans le domaine agraire sont certes, en leur essence, simplement démocratiques-bourgeoises radicales (en effet, si la propriété privée du sol est abolie, la production en revanche reste pour l’essentiel privée, car les petits paysans auxquels les terres sont louées par l’État soviétique produisent pour vendre sur le marché) ; cependant, la bourgeoisie russe s’était révélée incapable de réaliser même partiellement une telle réforme, en raison de sa faiblesse et de ses liens avec l’aristocratie foncière. En fait, il était inévitable d’en passer par là, car « l'idée et les revendications de la majorité des travailleurs, ce sont les travailleurs eux mêmes qui doivent les abandonner : on ne peut ni les "annuler", ni "sauter" par dessus ». Pourtant, ces mesures démocratiques-bourgeoises radicales prises par le nouveau gouvernement soviétique étaient déjà, autant que le permettaient les rapports de force entre les classes, orientées vers le socialisme, c’est-à-dire l’exploitation collective du sol dans de grandes fermes modernes selon un plan fixé par les travailleurs eux-mêmes réunis dans leurs conseils : le gouvernement refuse la division des grands domaines, prévoit de privilégier la culture du sol par des communautés au lieu d’individus et décide de développer des exploitations modèles pour convaincre pratiquement les paysans de la supériorité de cette forme d’agriculture.

L’industrie : nationalisation des grandes entreprises et contrôle ouvrier. La principale mesure prise par les bolchéviks pour assurer un bon fonctionnement de l’industrie fut la légalisation et la généralisation du contrôle ouvrier dès le 27 octobre 1917. Il portait sur la production, la conservation, l’achat et la vente de tous les produits et de toutes les matières premières dans toutes les entreprises employant au moins 5 salariés et réalisant un bénéfice d’au moins 10 000 roubles. Il devait être exercé, selon la taille de l’entreprise, soit directement par les ouvriers, soit par l’intermédiaire de leurs représentants. Le décret précisait que « tous les livres de comptabilité et les documents, sans exception, ainsi que tous les stocks et dépôts de matériaux, outils et produits, sans aucune exception, doivent être ouverts aux représentants élus par les ouvriers et les employés » et que « les décisions des représentants élus par les ouvriers et les employés sont obligatoires pour les propriétaires des entreprises et ne peuvent être annulées, sauf par les syndicats et par les congrès syndicaux ». L’objectif de ces mesures est double : d’une part, il s’agit pour le gouvernement soviétique d’assurer le plus vite possible le fonctionnement le plus efficace possible de l’économie, ce qui implique avant tout de se doter de tous les moyens nécessaires pour combattre le sabotage probable de la part des capitalistes et de nombreux spécialistes liés à la bourgeoisie ; d’autre part, le but est de permettre aux ouvriers de se former ainsi peu à peu à la gestion d’une entreprise. En ce sens, la contrôle ouvrier est une mesure transitoire dirigée vers la gestion ouvrière directe.

Ensuite, peu à peu, au cours de l’année 1918, le gouvernement nationalise les principaux trusts et les grandes entreprises : elles deviennent la propriété de l’État soviétique ; leur gestion est assurée par les représentants élus des ouvriers de l’usine en question, sous la direction du pouvoir soviétique. À cet effet est créé un organisme spécial, le Conseil supérieur de l’économie nationale, composé essentiellement de délégués des syndicats ouvriers. Cette institution a pour but d’organiser rationnellement la production à l’échelle de l’ensemble de la République selon les décisions politiques prises par le pouvoir soviétique. Un institut national de statistiques est mis en place pour contribuer à la réalisation de cette tâche.

Dans la mesure où elles restent partielles et se font sur la base d’une économie qui reste capitaliste, ces mesures reviennent à mettre en place ce que Lénine appelle un « capitalisme d’État ». Il est vrai que, à la même époque — mais bien plus encore après la Deuxième Guerre mondiale —, les principaux pays capitalistes européens nationalisent certaines entreprises et s’efforcent de planifier la production (au moins celle des industries de guerre). Mais les nationalisations réalisées par l’État soviétique, ont un caractère différent : elles préparent la nationalisation intégrale et l’organisation de toute la production en fonction des besoins, c’est-à-dire la planification socialiste ; elles sont donc orientées vers le socialisme.

La nationalisation des banques. Le gouvernement soviétique décide que le système bancaire devient un monopole d’État : « Toutes les banques privées et tous les comptoirs bancaires existants sont fusionnés dans la Banque d’État », qui « prend à son compte l’actif et le passif des établissements liquidés ». Le décret précise que « les intérêts des petits déposants seront entièrement sauvegardés ». Cette mesure a pour objet d’une part de briser un des instruments décisifs de la domination du grand capital et constitue le préalable à toute réorganisation de l’économie de façon rationnelle dans l’intérêt de l’immense majorité.

Le système d’assurance sociale. Il n’est pas rare d’entendre dire que l’idée d’un système d’assurance sociale est née dans la tête de quelque grand réformateur bourgeois, dans celle de Beveridge par exemple, ou dans le programme du Conseil National de la Résistance. En vérité, ces projets ne sont que la réplique bourgeoise du premier système complet d’assurance sociale, qui a été mis en place par le premier État ouvrier. S’il existe aujourd’hui dans la plupart des pays impérialistes un tel système d’assurance sociale, les travailleurs de ces pays le doivent avant tout à la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat russe, ainsi qu’à celle des autres prolétariats d’Europe entre les deux guerres et surtout au sortir de la Deuxième Guerre mondiale (lutte qui n’a pas débouché sur la prise du pouvoir par le prolétariat dans ces pays parce qu’elle a été trahie par les dirigeants réformistes, staliniens et sociaux-démocrates).

Là encore, les menchéviks et les S-R au pouvoir n’avaient pas satisfait cette revendication essentielle des travailleurs. Les grandes lignes de la politique bolchévique en la matière sont exposées dans la proclamation de Chliapnikov (Commissaire du peuple au travail) : « 1) Extension des assurances à tous les salariés sans exception, ainsi qu’aux indigents des villes et des campagnes ; 2) Extension des assurances à toutes les catégories d’incapacité au travail, notamment la maladie, les mutilations, l’invalidité, la vieillesse, la maternité, la perte du conjoint ou des parents, ainsi que le chômage ; 3) Obligation pour les employeurs d’assumer la totalité des charges sociales ; 4) Versement d’une somme au moins égale au salaire intégral en cas d’incapacité de travail ou de chômage ; 5) Gestion entièrement autonome de toutes les caisses d’assurances par les assurés eux-mêmes. » Voilà encore un exemple de ce que l’école et la presse de la bourgeoisie cachent aux masses d’aujourd’hui.

Là encore, les mesures économiques et sociales prises par le gouvernement dirigé par les bolchéviks n’impliquent pas encore le socialisme : le prolétariat ayant pris le pouvoir dans un pays attardé, où la bourgeoisie, pour des raisons sociales et politiques, ne pouvait accomplir sa mission historique, devait inévitablement commencer par accomplir jusqu’au bout les tâches démocratiques-bourgeoises de la révolution. Mais, à chaque fois, les mesures sont réalisées de façon à préparer l’avenir, c’est-à-dire précisément le passage du « capitalisme d’État » soviétique au socialisme : en ce sens, elles sont transitoires. Ce qui distingue donc fondamentalement la Russie soviétique des États capitalistes de l’époque qui en raison des nécessités de la guerre ont aussi procédé à une série de mesures de nationalisations, c’est la structure de l’État.

Soviets, comités d’usine, milices ouvrières : l’État-Commune. En effet, l’ensemble du pays est gouverné par les soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats : ce sont des conseils regroupant des délégués élus à intervalles réguliers. Les soviets locaux élisent en leur sein un comité exécutif, ainsi que les délégués formant, avec des délégués d’autres soviets, le soviet de l’échelon immédiatement supérieur (district, province et région). Les délégués de l’ensemble des soviets régionaux forment le Congrès pan-russe des soviets, qui élit un Comité Exécutif de 200 membres et le Conseil des commissaires du peuple (chaque commissaire est flanqué de cinq adjoints, qui peuvent faire appel de ses décisions devant le Comité Exécutif). Le système de représentation donne proportionnellement cinq fois plus de délégués aux ouvriers et aux soldats qu’aux paysans. Les soviets agissent à chaque échelon de façon autonome, dans le cadre fixé par le soviet de niveau supérieur, sous la direction générale du Conseil des commissaires du peuple.

Entre octobre 1917 et juillet 1918, c’est-à-dire jusqu’au déclenchement de la guerre entre la Russie et les principales puissances impérialistes, ainsi que la guerre civile, les ouvriers, les paysans et les soldats réussirent à organiser quatre congrès pan-russes des soviets (octobre 1917, janvier, mars et juillet 1918). C’est donc à bon droit que les bolchéviks ont affirmé que la démocratie soviétique était une forme de démocratie supérieure à celle de la république bourgeoise. De fait, ce système de gouvernement permet aux ouvriers, aux paysans et aux soldats de contrôler de façon permanente l’activité de ceux qu’ils ont élus pour les représenter : ils ont plusieurs fois par an la possibilité de les remplacer si leurs positions ne leur semblent plus conformes à leurs intérêts. C’est ainsi que les bolchéviks, qui n’avaient que 13 % des délégués en juin 1917, obtinrent 51 % des délégués cinq mois plus tard au IIe congrès pan-russe des soviets : entre-temps, les masses avaient pu faire l’expérience du gouvernement des menchéviks et des S-R. Les bolchéviks progressent continuellement par la suite : ils ont 61 % des délégués en janvier 1918, 64 % en mars 1918 et 66 % en juillet 1918. C’est la preuve que les masses approuvent fondamentalement leur politique. De même, les S-R de gauche, c’est-à-dire ceux parmi les S-R qui ont soutenu la révolution d’Octobre et participent au gouvernement soviétique, sont majoritaires de façon écrasante sur les S-R de droite, qui ont condamné la révolution d’Octobre : ils obtiennent 125 délégués au Comité exécutif élu par le Congrès des soviets en janvier 1918. Quant aux S-R de droite, qui condamnent la démocratie soviétique, ils n’en bénéficient pas moins de cette démocratie : ils peuvent librement défendre leurs positions et obtiennent 7 délégués au Comité exécutif élu par le Congrès.

Parmi les toutes premières mesures du nouveau gouvernement, il y eut également l’appel à la constitution par chaque soviet d’une milice propre. À l’opposé de l’État bourgeois où l’armée et la police sont des détachements spéciaux d’hommes armés, servant les besoins de répression du mécontentement ou du soulèvement populaire, l’État soviétique dirigé par les bolcheviks est caractérisé par le fait que le pouvoir est détenu par le peuple en armes : c’est la seule garantie sérieuse que la violence soit toujours utilisée dans l’intérêt des ouvriers et des paysans et non contre eux.

Enfin, un système de Comités d’usine complète le système politique de l’État ouvrier. Ce sont eux qui assurent le contrôle ouvrier en relation avec les soviets.

Ainsi, les bolchéviks, marxistes fidèles au combat du prolétariat pour son auto-émancipation, ont-ils agi dès la prise du pouvoir pour briser la machine de l’État bourgeois et la remplacer par un État du type de la Commune de Paris de 1871, c’est-à-dire un État dans lequel tout travailleur peut participer directement et activement à la vie politique.

6 Premières années de la révolution

D'emblée, la survie de la révolution est menacée. Les Etats impérialistes envoient des troupes contre la Russie des soviets et financent des contre-révolutionnaires russes. D'autre part, les paysans, qui représentent 85% de la population, et qui appuient les bolchéviks, ne sont pas spontanément collectivistes. Les bolchéviks et les masses ouvrières analysent donc que la révolution russe ne pourra survivre s'il n'y a pas une révolution socialiste dans un Etat développé, capable de venir en aide à la Russie.

Contre toute attente, la révolution a réussi à survivre en Russie, notamment grâce à la mise sur pied de l'Armée rouge. Cela a aussi été possible grâce à la montée ouvrière en Occident, qui a limité l'intervention des Etats capitalistes en Russie. En Grande-Bretagne, par exemple, les travailleurs portuaires ont refusé de charger des armes et des manifestations de masse ont eu lieu dans tout le pays. Une grève générale menaçait. Tout cela a empêché l'intervention du Royaume-Uni au côté de la France et de la Pologne en août 1920.

La révolution a également résisté aux protestations des paysans, mécontents des réquisitions du gouvernement. Mais beaucoup de paysans comprenaient aussi que le Parti bolchévik était la seule force capable de résister à une contre-révolution qui aurait noyé la réforme agraire dans un bain de sang. Au printemps 1919, les armées blanches de Dénikine ont failli renverser le pouvoir soviétique avec l'appui de paysans révoltés. Mais lorsque Dénikine s'est vraiment approché de Moscou, et que le danger d'un retour des grands propriétaires est devenu tangible, la révolte des paysans est partie en fumée.

Mais la victoire, au bout de trois ans de guerre civile, a été payée d'un prix terrible : des millions de mort, une économie dévastée, une classe ouvrière exsangue. Les conditions objectives pour la montée en puissance de la bureaucratie étaient dès lors réunies. En 1924, Staline théorise le fait de construire le socialisme dans un seul pays isolé.

7 Sources

  • John Mullen, "Lire la révolution russe", in Socialisme international, [2].
  • François Vercammen, "Les étapes de la révolution russe de 1917", [3].

Deux textes de formation de la LCR : Retour sur la révolution russe, Actualité de la révolution russe

8 Notes

  1. Les bolchéviks avaient alors le soutien de la majorité des travailleurs de Petrograd.
  2. Jusqu’en 1918, la Russie utilisait le calendrier julien, qui a 13 jours de retard sur le calendrier grégorien. Sauf indication contraire, les dates de cette page sont indiquées dans le calendrier julien.
  3. Voir notamment sur ce site.
  4. Histoire de la révolution russe, Trotsky, 1930
  5. En réalité quasi exclusivement petersbourgeoise, elle réunit 480 délégués de la capitale. 138 des conseils locaux et 46 de l'armée.
  6. Au (premier) congres des comités d'usines de Pétrograd, les bolcheviks gagnent déjà la majorité grâce à leur soutien au mot d'ordre de "journée de 8 heures sans conditions" et de "contrôle ouvrier" (421 contre 335 voix). Fin avril, ils avaient l’appui d’environ un tiers des travailleurs de la ville.
  7. Comme le montre les élections municipales qu'ils gagnent fin août.