Question nationale en Russie

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Carte des minorités nationales en URSS

La question nationale en Russie est un enjeu politique important du fait de la présence de nombreuses minorités ethniques au sein de la Russie et au sein de l'ancien Empire tsariste et de l'URSS. Les social-démocrates russes ont essayé d'y apporter chacun leurs réponses, et les luttes des minorités nationales en 1917 ont joué un rôle dans la révolution d'Octobre.

1 Premiers débats dans la social-démocratie

La social-démocratie du début du 20e siècle affirmait lutter contre l'oppression des minorités nationales, dans la continuité des mouvements démocrates du 19e siècle. La question nationale s'élargit aux débats sur l'impérialisme capitaliste. Mais dans la pratique politique, d'importants désaccords pouvaient apparaître. Certains opportunistes allaient même jusqu'à cautionner la colonisation.

De nombreux social-chauvins méprisaient les luttes pour l'autonomie ou l'indépendance au nom du fait que la concentration politique et économique serait "progressiste". Lénine critiquait frontalement cette « conception absurde du point de vue théorique, et chauvine du point de vue de la politique pratique »[1]. Il appelait cela de « l'économisme impérialiste ». Mais ce type désaccords existait aussi parmi les révolutionnaires. Ainsi Rosa Luxemburg (vers 1908-1909) a beaucoup débattu avec Lénine sur la question nationale. Alors que le programme du POSDR, engagé contre le chauvinisme grand-russe, garantissait « le droit à l’autodétermination à toutes les nationalités faisant partie de l’État », elle raillait le droit à l’autodétermination comme « un lieu commun » et une formule creuse. Elle insistait sur la tendance historique, progressiste, à l'unification de l'humanité, et discréditait donc la volonté de fragmentation en petits États "médiévaux". Elle critiquera comme petite-bourgeoises les mesures prises par les bolchéviks pour l'autonomie des minorités.

Lénine faisait clairement une dissymétrie entre le côté de l’oppresseur le côté de l’opprimé. Les socialistes d'un pays oppresseur (par exemple la Russie) doivent surtout défendre le droit au séparatisme des peuples opprimés. Mais il considérait aussi que les socialistes d'un pays opprimé (comme la Pologne) devaient développer la conscience de classe et l'internationalisme au sein de leur mouvement de libération nationale.

En octobre 1913, une résolution du POSDR réaffirmait le droit d'autodétermination. En 1916, Lénine argumentait résolument pour le "droit des nations à disposer d'elles-mêmes"[2].

2 La révolution de 1917

2.1 Soulèvements

En septembre-octobre 1917, au même moment qu'une vague de jacqueries gagne les campagnes russes, les différents peuples opprimés de l’empire tsariste déchu se soulèvent eux aussi.

Le renversement de la monarchie leur a apporté l'égalité des droits civiques, mais n’a pas apporté de réelle libération nationale. Les KD ont perpétué la domination grand-russe, malgré leurs promesses antérieures. Les conciliateurs locaux, proches de la population, vont souvent plus loin dans les revendications que ne le veut le pouvoir central et conserveront plus longtemps leur base. Les bolchéviks sont peu présents parmi les minorités opprimées, mais la faillite des gouvernements de coalition sur la question nationale comme sur les autres, provoque le plus souvent de la bienveillance à son égard, d’autant plus quand il y a coïncidence des antagonismes sociaux et nationaux.

2.2 Premières mesures soviétiques

Appliquant à la Russie elle-même ce qu’il exigeait formellement de tous les pays, le gouvernement soviétique décréta « l’égalité et la souveraineté de tous les peuples de Russie », c’est-à-dire le « droit des peuples de Russie à disposer librement d’eux-mêmes, y compris le droit de sécession et de formation d’un État indépendant », « l’abolition de tout privilège et restriction de caractère national ou religieux » et « le libre développement des minorités nationales et groupes ethniques peuplant le territoire russe ».

En conséquence, la Finlande proclame son indépendance le 6 décembre 1917, l’Ukraine le 22 janvier 1918, la Pologne le 11 novembre 1918. On objecte souvent que le gouvernement soviétique a accordé l’indépendance à des peuples à peu de frais, car il n’occupait plus ces territoires du fait de l’avancée allemande. Mais, si l’indépendance (même formelle) de la plupart de ces pays a été reconnue à la fin de la guerre par les puissances impérialistes, c’est avant tout par la crainte que la frustration du sentiment national de ces peuples ne donne un nouveau souffle à la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe à partir d’octobre 1917. Par ailleurs, le gouvernement soviétique supprima à l’intérieur de ses frontières toute discrimination en fonction de la nationalité ou de la religion — alors qu’à cette époque, dans bien des États bourgeois, de telles restrictions étaient encore légales, y compris les restrictions pour l’accès à certains métiers pour les Juifs par exemple.

Au cours des années suivant la révolution d'Octobre, 5 états indépendants furent créés, et au sein de la fédération russe 17 républiques autonomes et régions furent établies.

Néanmoins au cours de la guerre civile, certaines critiques ont été émises par des représentants de minorités par rapport aux décisions prises par les bolchéviks, par exemple en Asie centrale. Cette contestation a y compris eu lieu au sein du parti bolchévik.

La direction du parti bolchévik a elle même reconnu, par exemple lors du Congrès des peuples d'Orient, que des cadres locaux bolchéviks russes ont pu reproduire l'oppression grand-russe.

3 Les différents mouvements

3.1 Finlande

La Finlande, qui faisait partie de l'Empire tsariste, est très impactée par la révolution de 1917 qui déclenche une véritable guerre civile dans le pays. Les ouvriers finlandais sont très infuencés par le bolchévisme, et le pouvoir soviétique tente de les aider dans leur lutte de classe.[3]

En réaction, les classes possédantes en Finlande s'appuient sur le sentiment anti-russe et le droit à l'autodétermination pour éloigner le pays des sovétiques. Les nationalistes finlandais nobles et bourgeois annoncent donc leur indépendance en novembre 1917, mais sont en réalité prêts à se vassaliser devant le Reich allemand pour lui demander son aide contre la révolution attisée par les bolchéviks. Les rouges prennent bientôt Helsinki, et le gouvernement provisoire finlandais remplié à Vasaa demande l'aide des Allemands en février 1918. Ceux-ci fourniront des armes et des soldats.

3.2 Pologne

La Pologne proclame son indépendance. La guerre russo-polonaise (1919-1921) fut aussi une des conséquences de la guerre non résolues à Brest-Litovsk.

3.3 Ukraine

En Ukraine, la Rada (conseil) de Kiev confie dès 1917 au « socialiste » et nationaliste Simon Petlioura la constitution d'une armée nationale, et rompt avec Moscou après la révolution d'Octobre.

En Ukraine, un mouvement paysan de masse a été structuré par l'anarchiste Makhno en une armée insurrectionnelle, la « Makhnovchina ». Celle-ci a tenu tête pendant trois ans à la fois aux Austro-Allemands, aux Blancs de Denikine et Wrangel, à l'armée de la République populaire ukrainienne dirigée par Petlioura et à l'Armée rouge.

Devant la Conférence du PC ukrainien en 1923, Trotsky reconnaissait que la question n'avait pas été résolue, mais il disait :

« Mais si le paysan ukrainien se voit et sent que le Parti Communiste et le pouvoir des Soviets l'abordent avec bonne volonté, le comprennent et lui disent : «Nous te donnons tout ce que nous pouvons te donner, nous voulons t'aider à monter, nous voulons t'aider à accéder dans ta propre langue maternelle aux bienfaits de la culture. Toutes les administrations de l'Etat, la Poste et les Chemins de Fer doivent parler la langue, parce tu es chez toi, dans ton Etat» — le paysan comprendra.  »[4]

3.4 Géorgie et Arménie

Aux élections de la Constituante, la Géorgie s'est donnée une majorité menchevique qui proclame l'indépendance et constitue un gouvernement internationalement reconnu, y compris par Moscou en 1920 : c'est la République démocratique de Géorgie, dirigée par Noé Jordania.

En 1920-1922, l'Armée rouge envahit l'Arménie et la Géorgie et réintègre ces pays dans l'orbite russo-soviétique.

Fin 1921, la direction du PC russe, notamment Staline et Ordjonikidzé (eux-mêmes d'origine géorgienne) voulurent imposer l'intégration de la Géorgie, de l'Arménie et de l’Azerbaïdjan dans la Russie, certes avec une autonomie partielle. Les communistes géorgiens défendaient l’indépendance de leur parti et de leur État dans le cadre du système soviétique. Ordjonikidzé, s’employa à briser autoritairement les tendances nationalistes. Lénine poussa à la suppression du paragraphe relatif à l’adhésion à la fédération de Russie, et à la reconnaissance de l’égalité entre républiques.[5] Le gouvernement de Russie ne pouvait pas être celui de l’union. Lénine souhaitait une union de républiques libres. II pensait que l’internationalisme ne devait pas être sacrifié au centralisme. Apprenant par la suite les brutalités commises par Ordjonokidzé à l’encontre de communistes géorgiens, Lénine fut indigné. Le 6 mars 1923, il fait porter à Trotski ses notes sur le dossier géorgien, et le charge d'aborder cette question en son nom devant le Comité central ; il envoie également aux Géorgiens une note dans laquelle il leur annonce son soutien.

3.5 Lettonie

La Lettonie a au contraire voté à 72 % pour les bolcheviks. Les Lettons sont nombreux dans les Gardes rouges qui prennent le Palais d'Hiver, ou encore dans l'Armée rouge et la Tchéka. Pourtant, les pays baltes échappent au régime soviétique au cours de la guerre[6].

3.6 Juifs

Nombreux dans tous les partis et mouvements révolutionnaires, les Juifs sont abusivement assimilés aux bolcheviks par la contre-révolution. Les armées blanches et surtout l'armée Petlioura ponctuent leurs avancées de pogroms antisémites systématiques et à grande échelle, d'une violence meurtrière alors sans précédent dans l'histoire européenne. Les victimes s'élèvent à près de 150000 morts (dont un certain nombre morts lors des combats et non au cours de pogroms), auxquels il faut ajouter de nombreux viols, vols et vandalismes. Quant aux bolcheviks, ils mettent le sionisme et le bundisme hors-la-loi. Sur les 1236 pogroms antisémites recensés par l’historien Kostyrtchenko 40 % sont à mettre au compte des troupes Petlioura, 25 % à celui des troupes « vertes », 17 % aux armées blanches et 8 % à l’armée rouge[7].

Les Blancs refusent toute concession aux minorités et combattent les armées nationales aussi bien que les troupes bolcheviks.

3.7 Allemands

Il existait d'importantes minorités allemandes dans certaines régions (Allemands de la Volga, notamment) de l'Empire. Le déclenchement de la Guerre de 1914 contre l'Allemagne a déclenché une vague d'hostilité à leur encontre.

« Partout l'on cherchait à qui s'en prendre. On accusait d'espionnage, sans exception, tous les Juifs. On mettait à sac les gens dont le nom de famille était allemand. Le G. Q. G. du grand-duc Nicolas Nicolaïévitch ordonna de fusiller le colonel de gendarmerie Miassoïédov, comme espion allemand — qu'il n'était probablement pas.  »[8]

Par ailleurs, étant donnée l'histoire des influences allemandes, « les états-majors et la Douma accusaient de germanophilie la Cour impériale ». C'est d'ailleurs par nationalisme que Saint-Petersbourg, nom allemand, fut renommée en Petrograd dès le début de la guerre.

En mai 1915, la foule saccage des maisons allemandes à Moscou.

3.8 Cosaques

Les Cosaques, qui ont constitué d'emblée le fer de lance de l'antibolchevisme, sont déportés en bloc, leurs privilèges supprimés.

3.9 Tatars

Le militant tatar Mirsäyet Soltanğäliev (Sultan-Galiev) rejoint les bolchéviks en novembre 1917.

3.10 Turkestan (Ouzbékistan, Kazakhstan)

Le Turkestan russe (Asie centrale) avait été conquis dans la deuxième moitié du 19e siècle par les armées tsaristes et soumis à une exploitation coloniale. On y retrouve le développement de monocultures (coton en particulier), un clivage spatial entre villes-villages d’indigènes d’un côté, de colons de l’autre – dont le nombre avait considérablement augmenté après l’achèvement en 1906 de la construction de la ligne ferroviaire reliant Moscou à Tashkent –, et une opposition frontale entre les uns et les autres – les occupants russes, ukrainiens, allemands (ethniques) et juifs, divisés nationalement dans le reste de la Russie, faisant avant tout ici figure, unie, de Blancs face aux musulmans.

Les lois de mobilisation provoquent en 1916 une révolte de taille au Kazakhstan.

Le militant kazakh Turar Ryskulov rejoint les bolchéviks en septembre 1917.

Les bolcheviks conclurent des alliances militaires avec le groupe panislamique kazak des Ush-Zhuz (qui rejoignirent le PC en 1920), les guérillas panislamistes iraniennes des Jengelis et les Vaisites, une organisation soufie. Mais ils gardèrent leur indépendance politique. Le parti nationaliste libéral kazakh, Alash Orda, faisait des proclamations en faveur de la révolution, mais les bolchéviks l'écartèrent, en raison de son programme et de sa base de classe.

Pendant la guerre civile, les indigènes musulmans subissent beaucoup de spoliations de leurs terres et d’autres vexations de la part des communistes russes locaux. Ces plaintes seront notamment relayées par un délégué du Turkestan, Narbutabekov, lors de la Conférence de Bakou en septembre 1920 :

« Pour éviter que l’histoire du Turkestan ne se répète dans les autres parties du monde musulman, […] [n]ous vous disons : débarrassez-nous de vos contre-révolutionnaires, de vos éléments étrangers qui sèment la discorde nationale ; débarrassez-nous de vos colonisateurs travaillant sous le masque du communisme. »

En octobre 1919, une commission, (la Turkkommissia) avec à sa tête Frounzé, est envoyée au Turkestan afin de remédier aux errements dans la mise en œuvre de la politique nationale et encourager la participation de la population locale aux soviets.

Des communistes musulmans du Turkestan, menés par Ryskulov, adressent leurs revendications en mai 1920 dans une lettre à Lénine. Sans attendre l’aval de la Turkkommissia, les communistes musulmans envoient à Moscou une délégation pour exposer leurs doléances. Au cours des débats, présidés par Lénine et auxquels prennent part des membres de la Turkkommissia dépêchés en urgence, Ryskulov, arguant de « l’importance du Turkestan pour la politique soviétique en Orient et [de] la nature coloniale des relations nationales » dans la région, revendique la plus large autonomie possible pour la république, aux frontières encore indécises.

Lénine refuse, mais il se méfie désormais de la Turkkommissia (dont les décisions doivent être désormais soumises à l’approbation du « centre » et des autres organes du pouvoir soviétique au Turkestan), et en juin, il rédige un projet exposant les tâches du Parti bolchevik dans la région. Il appelle à liquider les inégalités entre colons et indigènes en « égalis[ant] la propriété terrienne des Russes et des étrangers avec celle de la population locale ». Il ajoute : « L’objectif général doit être le renversement du féodalisme, mais non le communisme »[9].

Un conflit éclate en 1921 au sein de la Turkkommissia entre :

  • Tomsky, qui affirme appliquer la NEP, et donc défend l’introduction immédiate de l’impôt en nature mais le statu quo en terme de partage de terre. Sa position est soutenue par les colons russes.
  • Safarov, qui préconise la mise en place de comités de paysans pauvres, le partage des terres des koulaks (donc localement surtout de colons russes) et l’incitation à la polarisation de classes au sein de la population musulmane. Sa position est soutenu par de nombreux musulmans.[10]

Début août 1921, Ioffé est envoyé par le Politburo au Turkestan pour arbitrer le différend et œuvrer à un compromis permettant de lutter contre l’exclusion des musulmans de l’exercice du pouvoir sans pour autant s’aliéner les masses travailleuses russes, qui forment l’essentiel des « forces rouges au Turkestan ». [11]

La neutralité de Lénine dans le conflit Tomski-Safarov n’est que de façade. Transmettant à Staline, Commissaire du peuple aux nationalités, une lettre de Safarov, il ajoute en post-scriptum que ce dernier « a tout à fait raison ». Staline ne partage guère cette opinion et répond qu’ils « ont tous les deux tort ».

Safarov se retrouve vite attaqué par l'appareil du parti.

3.11 Azerbaïdjan

L'organisation Azerbaidjani Hummet, musulmane mais évoluant vers le socialiste, fut la seule à être reconnue par les bolcheviks comme un véritable parti socialiste. Elle devint plus tard le noyau du PC de l’Azerbaïdjan.

3.12 Daghestan

Au Daghestan le pouvoir soviétique dut en grande partie son existence aux partisans du dirigeant musulman Ali Hadji Akushinskii.

3.13 Tchétchénie

En Tchétchénie, les bolcheviks recrutèrent Ali Mataev, dirigeant d’un puissant ordre soufi, qui présida le Comité révolutionnaire tchétchène. Dans l’Armée Rouge les « bataillons islamiques » du mollah Katkakhanov regroupaient des dizaines de milliers de soldats.

3.14 Bachkirie

La Bachkirie fut un important champ de bataille lors de la Guerre civile russe. Le 23 mars 1919, la Bachkirie devint la première république autonome créée au sein de la RSFSR.

3.15 Mongolie

La République populaire mongole, satellite de l'URSS, est proclamée en 1924.

3.16 Chinois

Un grand nombre de Chinois vivaient et travaillaient en Sibérie à la fin de l'Empire russe[12]. Beaucoup de ces travailleurs migrants ont été transférés vers la partie européenne de la Russie et dans l'Oural pendant la Première Guerre mondiale, en raison de la pénurie aiguë de main d'oeuvre. Par exemple, en 1916, il y avait environ 5 000 ouvriers chinois dans le gouvernorat de Novgorod. En 1916-1917 environ 2.000 ouvriers chinois travaillaient à la construction de fortifications russes autour du golfe de Finlande. Un grand nombre d'entre eux étaient des condamnés pour vol[13], transférés à partir des bagnes (katorga) extrême-orientaux, par exemple Harbin.

Après la Révolution russe, certains d'entre eux sont restés en Finlande et ont participé comme volontaires dans la guerre civile finlandaise du côté communiste. Après 1917, beaucoup de ces travailleurs chinois se sont joints à l'Armée rouge. La grande majorité de ces Chinois avait peu de traditions politiques et s'engagent avec les rouges essentiellement pour obtenir des droits. Les armées blanches quant à elles exerçaient un racisme violent envers eux.

3.17 Islam

Au moment de la révolution de 1917, il y avaient environ 10% de musulmans dans la population de l'Empire. Les musulmans ne formaient pas un peuple en tant que tel, ils étaient d'ethnies différentes. Sous le tsarisme, la liberté religieuse leur était refusée.[14]

Le 1er mai 1917, après la révolution de février, le premier Congrès panrusse des musulmans se tint à Moscou. À l’issue de débats très vifs, cette assemblée vota en faveur de la reconnaissance des droits des femmes, faisant des musulmans russes les premiers au monde à libérer les femmes des restrictions qui caractérisaient les sociétés islamiques de l’époque. Mais les éléments petit-bourgeois conservateurs prédominent, comme à ce moment là partout en Russie.

Le 20 novembre 1917, peu après la prise de pouvoir par les bolcheviks, Lénine lance un appel, cosigné par Staline, « À tous les travailleurs musulmans de Russie et d’Orient », afin de les rallier à la révolution en marche :

« Musulmans de Russie, Tatars de la Volga et de Crimée, Kirghizes et Sartes de Sibérie et du Turkestan, Turcs et Tatars de Transcaucasie, Tchétchènes et montagnards du Caucase ! Vous tous dont les mosquées et les maisons de prière ont été détruites, dont les croyances et les coutumes ont été piétinées par les tsars et les oppresseurs de la Russie ! Désormais, vos croyances et vos coutumes, vos institutions nationales et culturelles sont libres et inviolables. Organisez votre vie nationale librement et sans entrave ! C’est votre droit. Sachez que vos droits, comme les droits de tous les peuples de Russie, sont protégés par la puissance de la Révolution, par les soviets des députés travailleurs, soldats et paysans. »[15]

Après la révolution d'Octobre, certains colons russes d’Asie centrale adhèrent au parti bolchévik victorieux par opportunisme, mais ils profitent de leur pouvoir local pour dominer la population locale, majoritairement paysanne et musulmane. Pendant deux ans, la région fut coupée de Moscou par la guerre civile et le pouvoir central des bolchéviks n'avait aucun contrôle. Une révolte armée de populations musulmanes éclata, la révolte des Basmatchis.

En 1920, Lénine parla de l’importance « gigantesque, historique » de redresser la situation. De nombreux anciens membres de la police, de l’armée, des forces de sécurité, de l’administration, etc., qui étaient des produits de l’ère tsariste, furent envoyés dans des camps de concentration. Dans le Caucase et en Asie centrale les colons furent encouragés à revenir en Russie et dans certains cas chassés de force. La langue russe cessa d’être la langue dominante et les langues autochtones furent employées dans les écoles, les administrations, les journaux et l’édition. On créa un programme massif de « discrimination positive ».

Dans les régions d'Asie centrale, le christiannisme orthodoxe était avant tout une idéologie légitimant la domination des populations musulmanes indigènes. Pour lutter contre le chauvinisme grand-russe, les bolchéviks traitaient de façon différente le christiannisme et l'islam. Les musulmans pouvaient adhérer au PC, tandis que « l’absence totale de préjugés religieux » était indispensable pour les Russes. Les monuments, les livres et les objets sacrés islamiques volés par les tsars furent rendus aux mosquées. Le vendredi — jour sacré pour les musulmans — fut déclaré jour férié dans toute l’Asie centrale. Un système juridique parallèle fut créé en 1921, avec des tribunaux islamiques qui administraient la justice selon les lois de la charia. L’objectif était que les gens aient le choix entre la justice révolutionnaire et la justice religieuse. Une commission spéciale concernant la Charia fut créée au sein du Commissariat soviétique à la justice.

On interdit certains des châtiments prônés par la charia (comme la lapidation ou le fait de couper une main) car ils contredisaient le droit soviétique. Les décisions des tribunaux islamiques concernant ces questions devaient être confirmées par une juridiction supérieure. Certains tribunaux islamiques défiaient la loi soviétique, en refusant, par exemple, d’accorder le divorce aux femmes qui en faisaient la demande, ou en considérant que le témoignage d’une femme valait seulement la moitié de celui d’un homme. C’est ainsi qu’en décembre 1922 un décret introduisit la possibilité qu’une affaire soit rejugée devant les tribunaux soviétiques si l’une des parties le réclamait. Même ainsi, entre 30 et 50 % de toutes les affaires étaient résolues par des tribunaux islamiques, et en Tchétchénie le chiffre était de 80 %.

En 1922 près de 1500 Russes furent expulsés du Parti communiste du Turkestan à cause de leurs convictions religieuses, mais pas un seul turcophone. En 1923, dans certaines régions, près de 15 % des militants bolchéviks étaient musulmans, et jusqu’à 70 % dans certains cas. Dans le gouvernement central à Moscou, le Commissariat aux affaires musulmanes supervisait la politique russe envers l’Islam. Des musulmans aux connaissances marxistes très limitées occupaient des positions élevées dans ce ministère.

Par leur politique, les bolchéviks parviennent à attirer vers les soviets une majorité des révolutionnaires musulmans, qui sont alors traversés de nombreux débats. Certains mettent en avant des similitudes entre valeurs islamiques et socialistes. A l’époque on entendait souvent des slogans comme « Vive le pouvoir des soviets, vive la charia ! » « Vive la liberté, la religion et l’indépendance nationale! ».

Cependant les efforts pour garantir la liberté religieuse et les droits nationaux étaient constamment minés par la faiblesse de l’économie. Déjà en 1922, les subventions de Moscou à l’Asie centrale durent être diminuées et de nombreuses écoles publiques fermées. Les professeurs abandonnaient leurs postes faute de toucher un salaire. Cela signifiait que les écoles musulmanes en vinrent à représenter la seule solution pour la population. « Quand vous ne pouvez fournir du pain, vous n’osez enlever aux gens son substitut », déclara Lounatcharsky, commissaire du peuple à l’Éducation. On supprima les subventions aux tribunaux islamiques entre la fin de 1923 et le début de 1924. Mais des facteurs économiques empêchaient déjà les musulmans de porter plainte au tribunal. Si, par exemple, une jeune femme refusait d’accepter un mariage arrangé par sa famille ou de se marier à un mari polygame, elle avait peu de chances de survivre parce qu’elle ne pouvait trouver ni travail ni logement indépendant.

Dans la seconde moitié des années 1920, les staliniens vont restaurer une domination grand-russe sans partage. Ils lancent une attaque frontale (nommée « khudzhum », c’est-à-dire attaque, agression, offensive) contre l’Islam au nom de l'émancipation des femmes. Le khudzhum entra en action massivement le 8 mars 1927, à l’occasion de la journée internationale des femmes. Au cours de meetings de masse on appela les femmes à enlever leur voile. De petits groupes de musulmanes autochtones montèrent sur des podiums et se dévoilèrent en public, après quoi on brûla leurs voiles.

En réaction, des milliers d’enfants musulmans, spécialement des filles, furent retirés des écoles soviétiques  par leur famille et démissionnèrent des jeunesses communistes. Des femmes non voilées furent agressées dans les rues, parfois violées et des milliers d’entre elles furent tuées. De nombreux Vieux bolchéviks musulmans furent éliminés, et la liberté religieuse disparut.

4 Notes

  1. Lénine, Une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste », 1916
  2. Lénine, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, 1916
  3. Yrjö Sirola, La question nationale en Finlande, 1920
  4. Trotsky, Discours prononcé devant la Conférence du PC ukrainien, 5 avril 1923
  5. OCML-VP, Les derniers combats de Lénine, 1994
  6. Marc Ferro, Les tabous de l'Histoire, 2005.
  7. G. Kostyrtchenko, La politique secrète de Staline : pouvoir et antisémitisme, Moscou, Relations internationales, 2001, p. 56.
  8. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1930
  9. Lénine, « Projet de décision du Bureau politique du C.C. du P.C.(b)R. Sur les tâches du P.C.(b).R. au Turkestan » [1919], in Oeuvres, tome 42, p. 196-197
  10. Georgui Safarov, « L’Évolution de la question nationale », Bulletin communiste, 2ème année, n ° 4, 27 janvier 1921
  11. Lénine, « À M. P. Tomski » (1919), in Oeuvres, tome 45, p. 230
  12. https://en.wikipedia.org/wiki/Chinese_in_the_Russian_Revolution_and_in_the_Russian_Civil_War
  13. https://en.wikipedia.org/wiki/Honghuzi
  14. Dave Crouch, Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse, 2003
  15. À tous les travailleurs musulmans de Russie et d’Orient [1917], cité in Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, Paris, Perrin, 1993, p. 187-188

5 Sources