Guerre des paysans allemands

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La guerre des Paysans allemands (en langue allemande : Deutscher Bauernkrieg) est un conflit qui a eu lieu dans le Saint-Empire romain germanique entre 1524 et 1526 dans des régions de l’Allemagne du Sud, de la Suisse, de la Lorraine allemande et de l’Alsace.

1 Révolution religieuse... et sociale

Cette révolution a été préparée par des révoltes ponctuelles à partir des dernières décennies du XVe siècle, principalement dans le sud-ouest de l’Empire et dans l’ouest de l’Autriche, où les paysans, relativement favorisés par rapport à d’autres régions, se paupérisaient parce que les seigneurs essayaient de s’approprier des communaux (terres communes) malgré une forte pression démographique.

Des conspirations avaient déjà vu le jour en Alsace entre 1483 et 1517, sous l’égide du Bundschuh (soulier à lacet des paysans, par opposition à la botte des nobles) et, au début du XVIe siècle, sous l’impulsion d’un ancien lansquenet Jost Fritz.

Les conjurés réclamaient la suppression des tribunaux ecclésiastiques et le partage des biens de l’Église, ainsi que la fin de la domination des nobles. Mais ces révoltes avaient été étouffées dans l’œuf par trahison ou assez facilement réprimées par manque de coordination dans le temps, et entre les territoires. Ce sera d’ailleurs une des raisons principales de l’écrasement des révolutionnaires dans la guerre des Paysans, car les troubles commencèrent dès 1524 en Forêt noire, pour se généraliser en 1525 et subsister jusqu’en 1526 au Tyrol.

L’égalitarisme et l’anticléricalisme virulent des conjurations du Bundschuh se retrouvent dans les revendications des insurgés de 1524-1526, d’autant qu’on se trouve encore dans les premières années des bouleversements induits par la Réforme.

Les Douze Articles de Souabe, souvent réédités et dont s’inspirent d’autres textes, synthétisaient leurs conceptions réformistes-révolutionnaires, en combinant des revendications sociales paysannes et des slogans politico-religieux comme le droit d'élire et de révoquer les pasteurs, la suppression de la "petite dîme" (un impôt du clergé), l'utilisation de la "grande dîme" (un autre impôt du clergé) pour des buts d'utilité publique, l'abolition du servage, la restitution des terres communales accaparées par les nobles et la suppression de l'arbitraire dans la justice et l'administration.

L'élection et la révocabilité des pasteurs était inacceptable pour l’Église catholique, institution hiérarchique fonctionnant de haut en bas ; il découle de l’idée énoncée par Luther du sacerdoce universel de tout croyant, c’est-à-dire qu’au moins théoriquement chacun pouvait prêcher l’Évangile, sauf les femmes quand même !

A ce propos, il semble bien que dans l’énorme masse des révoltés, il n’y ait eu que très peu de femmes ; la société patriarcale n’a nulle part été mise en question et les revendications d’égalité n’incluaient pas la partie féminine de la population.

2 La Réforme et les paysans

Après des essais de conciliation, Luther condamna violemment le soulèvement, incitant les princes à la répression. Pourtant, ses discours des années précédentes eut un impact certain sur les revendications paysannes. Il avait en effet mené un combat ambigu contre les autorités traditionnelles : l’Église, mais aussi les princes et les nobles. Il ne les ménageait pas, tout en prônant l’obéissance aux autorités terrestres, certes injustes, mais voulues par Dieu.

Sa référence constante à la Bible comme « parole de Dieu » avait fortement marqué les esprits. En effet, les paysans s’appuyaient sur l’Évangile, arguant que le Christ était mort pour libérer tous les hommes, qu’il avait institué l’amour du prochain et que Dieu par sa création avait institué un ordre naturel, tout ceci formant ce qu’ils appelaient le « droit divin » (à ne pas confondre avec les prétentions des rois !).

Ces arguments peuvent aujourd’hui paraître bizarres, mais à l’époque, on raisonnait à l’intérieur d’une religion et donc avec un vocabulaire religieux. Cependant, il suffit de les transposer dans un langage contemporain pour comprendre qu’il y avait là une puissante volonté de liberté terrestre.

A ce propos, on a souvent remarqué que les conceptions de Luther concernant la « liberté chrétienne », qu’il voyait comme liberté intérieure, spirituelle, avaient été « mal » interprétées par les insurgés, puisqu’ils voulaient fait redescendre la liberté sur terre !

Il faut ici souligner l’importance de la Réforme « suisse », c’est-à-dire républicaine, inspirée par le réformateur de Zurich, Zwingli. Non que les républiques urbaines telles que Zurich, Bâle ou Strasbourg aient été des modèles de démocratie égalitaire, dominées qu’elles étaient par des élites urbaines, mais l’air de liberté, même relative, qu’on y respirait contrastait fortement avec la sujétion imposée au peuple des campagnes par la noblesse et les princes.

Il est intéressant de constater que, sur toute l’étendue géographique de l’insurrection, beaucoup de communautés paysannes n’étaient plus assujetties à la servitude, alors que c’était encore en grande partie le cas dans le Nord et l’Est de l’Empire, où il n’y a pas eu de révoltes.

Les paysans réclamaient une liberté plus grande que celle, fort restreinte, à laquelle ils goûtaient déjà, en voulant revenir aussi à un « âge d’or » mythique. Comme l’énonçait une question rhétorique répandue dans une bonne partie de l’Europe : « Quand Adam bêchait et Eve filait, où était donc le gentilhomme ? »

3 Le temps des massacres

On ne peut détailler ici les péripéties de la lutte, qui se conclut sur des massacres effarants, vu la démographie de l’époque : sans doute 16.000 morts à Saverne, massacrés par les lansquenets du « bon duc » Antoine de Lorraine, entre 3.000 et 6.000 morts à Frankenhausen, etc. Le total s’établit à au moins 75.000 morts.

Il y a eu fort peu de batailles rangées : quand les bandes paysannes, souvent supérieures en nombre, mais mal armées et sans expérience du combat, se trouvaient confrontées à des mercenaires expérimentés, c’était très vite la panique. A Frankenhausen par exemple, les troupes princières ne semblent pas avoir perdu plus de quelques dizaines d’hommes. L’exception tyrolienne s’explique notamment par un chef de guerre de qualité, Michael Gaismair, sur lequel je reviendrai.

En Allemagne, on ne peut guère citer qu’une vraie bataille chèrement disputée, même si elle se transforme également en défaite sanglante, c’est Scherwiller, près de Sélestat, en Alsace, le 20 mai 1525.

Les bandes paysannes de Moyenne-Alsace disposent de quelques pièces d’artillerie, d’un peu de cavalerie et sont aidés par des lansquenets bâlois ; elles se retranchent dans la plaine, protégées par une Wagenburg (camp de chariots), dispositif défensif qui a souvent réussi aux hussites un siècle plus tôt. Mais cette troupe nombreuse se heurte à l’armée princière la plus forte (plus de 10.000 combattants) et la plus aguerrie, celle du duc de Lorraine. Après un combat acharné, les paysans laissent environ 6.000 morts sur le terrain, alors qu’il y en a eu dans les 500 du côté adverse, ce qui atteste de la résistance paysanne, mais montre aussi que, même dans des circonstances relativement favorables, la victoire restait aux « spécialistes ».

Il faut pourtant souligner que, hors combat, les bandes paysannes étaient souvent bien organisées, mettant à profit le peu de temps où elles étaient maîtresses du terrain. Il subsiste d’assez nombreuses sources sur ce sujet en Alsace, mais les bandes d’autres régions devaient procéder à peu près de la même façon. Liés par le serment qu’ils prêtaient souvent sur les Douze Articles, ils se ressentaient comme des confédérés, le modèle suisse étant explicitement ou implicitement présent.

Une direction collégiale était la norme, même si au fur et à mesure se détachaient des chefs qui étaient souvent des artisans, des aubergistes, plus que des paysans. De petits fonctionnaires, parfois même des ecclésiastiques, servaient de scribes et de nombreux messages étaient échangés avec les bandes voisines ; de même l’intendance semble avoir été assez efficace, d’autant que les villages environnants et parfois les villes contribuaient à la fourniture des vivres, complétées par le vin et la nourriture saisis dans les couvents.

Si le temps n’avait été compté, on s’acheminait dans plusieurs régions vers des assemblées qu’on pourrait qualifier de constituantes, destinées à régler le passage vers une autre société.

4 Quel projet révolutionnaire ?

C’est à ce propos qu’il faut évoquer ce qui a sans doute été le seul essai de synthèse des revendications populaires pour une réforme globale de l’Empire, les plans dus à deux « intellectuels » déjà âgés qui s’étaient joints au soulèvement, Wendel Hipler et Friedrich Weygandt.

Le premier a été chancelier des comtes de Hohenlohe et devient secrétaire de la bande du Neckar-Odenwald, au nord-Est du Land de Bade-Wurtemberg actuel, que rallie également le second, ancien fonctionnaire des impôts.

Une chancellerie paysanne est organisée à Heilbronn en mai 1525, dans le but de convoquer un parlement qui ne se limite pas aux paysans, mais qui devait inclure des représentants des villes et de la petite noblesse, dans ce qui aurait donc été une alliance de classes.

Dans ces esquisses étaient repris les Douze Articles, mais s’y ajoutaient la sécularisation des biens ecclésiastiques, l’abolition des octrois et des grandes sociétés commerciales (en effet, un capitalisme commercial et financier autour de grandes familles d’Augsbourg, les Fugger et les Welser, se développe à l’époque), une réforme des poids et mesures, etc., le tout devant être mis en œuvre par un exécutif collégial composé de membres de la noblesse, des représentants des villes libres et du peuple, ainsi que de théologiens, mesures réformistes certes, mais qui eussent été révolutionnaires pour l’époque, afin que, ainsi que l’énonce la dernière phrase d’une des esquisses de Weygand, « le pauvre homme et le bien commun soient en progrès ».

5 Mais ces idées se perdirent dans la défaite…

En revanche, plus au Sud, certaines de ces conceptions vont être reprises et amplifiées, sans qu’il y ait sans doute eu de transmission directe, par le personnage certainement le plus intéressant de cette guerre, remis en lumière assez récemment seulement, Michael Gaismair.

Homme instruit, il était en mai 1525, quand les paysans des environs de Brixen (auj. Bressanone) se soulevèrent, secrétaire du prince-évêque du lieu. Il avait certainement eu, antérieurement, des idées de justice sociale fondées sur l’interprétation de la Bible, car les paysans l’élurent comme chef.

Se révélant rapidement un dirigeant politique et militaire de valeur, il négocia d’abord avec Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles Quint, essayant de s’appuyer sur lui pour contrer la puissance de la noblesse et du clergé, mais il comprit vite que le prince jouait un double jeu.

Arrêté, il réussit à s’évader et se réfugie à Zurich, où il fut soutenu par Zwingli qui, contrairement à Luther, défendait sous certaines conditions le droit à l’insurrection contre un pouvoir injuste, et même le tyrannicide.

C’est dans les premiers mois de 1526 que Michael Gaismair rédigea sa Landesordnung, projet de constitution très élaboré d’une république paysanne fondée sur la justice et l’égalité devant la loi de chacun.

Les propriétés de l’Église devaient être sécularisées au profit des hôpitaux et autres institutions sociales et les murs des villes abattus, pour instaurer l’égalité entre villes et campagnes. Outre l’introduction d’une monnaie stable et de poids et mesures unitaires et des idées très précises sur l’amélioration de l’agriculture et de la vigne, deux projets retiennent surtout l’attention : d’abord Gaismair envisageait une sorte de collectivisation de l’artisanat et du commerce, avec des ateliers et des magasins concentrés dans différents endroits du pays, vendant à prix coûtant ; ensuite les mines, forges et fonderies, déjà assez développées en Tyrol, devaient être confisquées aux grandes compagnies et à la noblesse (« ils ont acquis ces richesses par des profits injustes et en versant le sang humain ») et rendues à la communauté, l’auteur esquissant en quelque lignes une analyse pertinente du mécanisme de la plus-value.

Avec quelques troupes, il réussit à rentrer au Tyrol en mai 1526, mais les paysans, durement réprimés par Ferdinand de Habsbourg, ne se joignirent pas à lui et, malgré des succès notables, il fut vaincu en juillet 1526 et dut se réfugier sur le territoire de la République de Venise, ennemie des Habsbourg.

Après plusieurs tentatives pour reprendre la lutte, il se retira à Padoue, où, après avoir échappé à plusieurs complots, il fut assassiné par des sbires de Ferdinand en 1532. Le point final était ainsi mis sur la première grande tentative des temps modernes pour instaurer une société plus juste.

Ainsi que l’énonce un des meilleurs spécialistes de la période, Peter Blickle : « Les paysans ne voulaient pas la guerre, mais la liberté, la justice et le pouvoir pour leurs communautés ».

6 Bibliographie

  •  Claude Mettra, Le grand printemps des gueux. Chronique de l’an 1525, Paris, 1969 (une forme romancée et pas mal d’erreurs et d’approximations, mais reste agréable à lire)
  •  Maurice Pianzola, Thomas Munzer ou la Guerre des paysans, Paris, 1997
  •  Günter Vogler (éd.), Illustrierte Geschichte der deutschen frühbürgerlichen Revolution, Berlin-Est, 1974 (souvent langue de bois "marxiste", sauce RDA, mais très complet sur la période et très bien illustré)
  •  Peter Blickle (éd.), Revolte und Revolution in Europa, Munich, 1975
  •  Peter Blickle, Die Revolution von 1525, Munich, 2004 (il existe une traduction anglaise)
  •  Peter Blickle, Der Bauernkrieg. Die Revolution des Gemeinen Mannes, Munich, 2012
  •  Georges Bischoff, La guerre des Paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh, 1493-1525, Strasbourg, 2010
  •  Walter Klaassen, Michael Gaismair : Revolutionary and Reformer, Leiden, 1978
  •  Ralf Höller : Eine Leiche in Habsburgs Keller - Der Rebell Michael Gaismair und sein Kampf für eine gerechtere Welt, Salzbourg-Vienne, 2011