Révolution turque

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Carte postale pour populariser la révolution jeune turque de 1908

La Turquie connaît un profond processus révolutionnaire au début du 20e siècle, avec la révolution des Jeunes-Turcs en 1908, puis la révolution kémaliste en 1919-1923. C'est une révolution bourgeoise et nationaliste, au cours de laquelle la volonté de « turquification » va conduire à des massacres de minorités nationales, en particulier au génocide arménien.

1 Contexte[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Du déclin de l'empire ottoman au rang de semi-colonie de l'impérialisme[modifier | modifier le wikicode]

L'Empire ottoman, qui englobait bien plus largement que la Turquie actuelle, fut fondé vers la fin du 13e siècle par des Turcs venus d'Asie centrale. Jusqu'à son apogée, il incorpora dans un ensemble relativement stable des peuples aux langues, aux traditions, ou aux religions très diverses du pourtour méditerranéen au Moyen-Orient, des Balkans à la péninsule arabique.

A partir du 18e siècle, cet ensemble entra dans une phase de déclin. La cour du sultan de Constantinople, aujourd'hui Istanbul, la bureaucratie, le clergé et l'armée, devinrent un fardeau insupportable et les traits féodaux et rétrogrades ne firent que s'accentuer.

L'expansion des puissances capitalistes occidentales accéléra ce processus. Le Maghreb, puis l'Égypte et l'isthme de Suez tombèrent sous la coupe du colonialisme français et britannique. Cette pression, ainsi que le poids d'un État sous lequel la société étouffait, rendirent impossible l'émergence d'une véritable bourgeoisie ottomane, qui aurait été à l'échelle du vaste territoire de l'empire.

En revanche, les premiers mouvements nationalistes émergèrent en Europe centrale, dans les Balkans, aboutissant à l'indépendance de la Grèce en 1830, puis dans les territoires de langue arabe un peu éloignés du contrôle de l'État central. Les puissances coloniales occidentales voulaient mettre la main sur tout le pourtour méditerranéen et au-delà. Elles jetèrent de l'huile sur le feu en appuyant ces différents nationalismes contre le pouvoir central siégeant à Constantinople.

L'empire devint, selon l'expression de Rakovski « un champ ouvert aux menées capitalistes et impérialistes de tous les pays »[1] et, de fait, une semi-colonie du capital européen. Créée en 1853, la Banque Impériale Ottomane fut le symbole de cette domination. C'était une banque privée franco-anglaise qui contrôlait l'émission du papier monnaie, les opérations de trésorerie du gouvernement... comme ses emprunts à l'étranger.

Après la banqueroute de l'État en 1875, une Administration de la Dette, dirigée par les puissances impérialistes, fut créée. C'est elle qui perçut directement les revenus tirés du monopole du tabac et du sel, les impôts sur les alcools, la pêche et la soie. Cette mainmise s'étendit aux concessions maritimes et ferroviaires, aux privilèges douaniers et à toute une série d'avantages répertoriés sous le terme de « Capitulations ». Ces Capitulations permettaient aux entreprises étrangères de piller le pays comme bon leur semblait sans avoir ou presque à verser le moindre impôt à l'administration ottomane.

1.2 Les tentatives de réformes « par en haut »[modifier | modifier le wikicode]

Au milieu du 19e siècle, les jours de l'empire semblaient comptés, au point que l'expression le désignant comme « l'homme malade de l'Europe » paraissait en annoncer la mort prochaine.

Sous la pression du capital européen et des fractions les plus avancées des classes possédantes, le régime tenta de se réformer. Le sultan de Constantinople Mehmet II adopta les signes extérieurs de la modernité : il critiqua le port de la barbe, se déplaçait en bateau à vapeur, s'habillait en costume trois-pièces et troqua le turban contre le fez. Le code du commerce et le code pénal furent copiés de leurs équivalents français.

Mais ces décrets ne touchaient pas aux privilèges des grandes familles et des propriétaires fonciers et les caisses de l'État restèrent vides.

Des journaux occidentaux dénoncent les massacres de minorités en Turquie (1903)

En 1876, un coup d'État porta le sultan Abdülhamid II au pouvoir. Il suspendit la constitution et renvoya le Parlement. Deux ans plus tard, la guerre contre la Russie s'acheva en déroute. Cette fois, c'est la Bulgarie qui échappa presque entièrement au contrôle de l'empire, de même que la Bosnie et l'Herzégovine qui furent placées sous « occupation » et administration austro-hongroise. La Serbie et la Roumanie prirent leur indépendance.

Pour se maintenir quel que soit le sang à verser, et pour conserver les débris de l'empire sous leur coupe, les dirigeants s'appuyèrent sur les haines nationales et religieuses. Jusqu'en 1908, le régime d'Abdülhamid perpétra des meurtres de masse, en premier lieu contre la communauté arménienne.

2 Le mouvement et le pouvoir « jeune-turc » (1908)[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Un courant bourgeois modernisateur[modifier | modifier le wikicode]

C'est l'opposition dite « jeune-turque » qui incarna de la façon la plus résolue la naissance du nationalisme turc. Née dans l'exil et dans la clandestinité, elle était le fait d'intellectuels et de fils de la bonne société se réclamant d'idées libérales et modernisatrices inspirées par l'évolution des États européens contre le « féodalisme ottoman ». Leur ambition était de forger un État à partir des territoires de l'Anatolie située dans la partie asiatique de l'empire, ainsi que de la Thrace, sa partie européenne encore majoritairement peuplée de Turcs.

Le Comité Union et Progrès constituait la direction de ce mouvement. Ses partisans recrutaient dans les casernes et jusqu'à l'École d'État-major. Après la fermeture de l'université durant trois décennies, l'armée était la seule institution offrant aux fils de la petite-bourgeoisie des moyens de formation et des perspectives d'ascension sociale. Ainsi que l'écrivit à l'époque Trotski, le corps des officiers était devenu « le centre du mécontentement et de l'esprit de révolte. (...) Ainsi, l'État organisa lui-même en son sein l'avant-garde militante de la nation bourgeoise en formation. »[2]

24 juillet 1908 : sur cette banderole tenue par des Arméniens on peut lire: liberté, égalité, justice

A l'été 1908, il y eut un coup de force d'officiers mené par Enver Pacha. Ce coup fut qualifié de « révolution des jeunes-turcs » et contraignit le sultan à rétablir, le 24 juillet 1908, la constitution suspendue en 1876 puis à convoquer des élections. Des manifestations d'enthousiasme se forment spontanément.

Le journaliste états-unien Herbert Adams Gibbons, présent sur place, décrit l'atmosphère :

« La Constitution de 1908 apparaissait comme une aurore ; sans distinction de races ou de religions, tous les éléments allaient, semblait-il, commencer de réagir contre l’absolutisme d’Yildiz-Kiosk, également nuisible et même oppressif, en pratique, pour toutes les nationalités soumises à sa tyrannie. »

Un vent nouveau se leva, faisant apparaître au grand jour des aspirations démocratiques et sociales. Des organisations ouvrières et des cercles socialistes, jusque-là traqués et brisés, se constituèrent. Les deux années suivantes virent la première célébration du 1er mai, puis une véritable vague de grèves. Mais le prolétariat n'eut pas le temps de s'organiser vraiment et de tenir un rôle.

En avril 1909, le sultan, croyant pouvoir s’appuyer sur l’agitation islamiste à Istanbul, mena une contre-révolution qui se traduisit notamment par la dissolution du Parlement. La tentative du sultan échoua, car les Jeunes-Turcs levèrent une armée en provenance de Macédoine avec à sa tête Mahmoud Chevket qui pénétra dans Istanbul le 24 avril 1909. Le Sultan Abdul-Hamid II est remplacé par son frère Mehmet V. Ce nouveau Sultan n'avait qu'un rôle du figuration, le véritable pouvoir étant aux mains des Jeunes-Turcs.

2.2 Vers la « turquification »[modifier | modifier le wikicode]

Parallèlement, le morcellement de l'empire s'accéléra. La Bulgarie, puis l'Albanie proclamèrent leur indépendance, chassant vers l'Anatolie les populations musulmanes. La Libye tomba aux mains de l'Italie, tandis que la « poudrière des Balkans » explosait lors de deux guerres en 1912 et 1913. Témoin de ces événements, Trotski écrivit : « Les gouvernements capitalistes des pays européens se rassemblaient autour comme autant de chiens affamés, chacun essayant d'arracher un morceau pour lui-même ».

Au sein du parti Jeune-Turc, cela provoqua un raidissement qui, au nom de l'anti-impérialisme et d'un Etat-Nation homogénéisé et renforcé, désigna comme boucs émissaires les minorités nationales, reprenant les vieux ressorts utilisés par les sultans. Lors du 4e congrès du parti, à l'automne 1911, il fut acté un tournant vers l'islamisation des populations chrétiennes, de gré ou de force.

La population arménienne fut en particulier désignée comme ennemi intérieur à éliminer. Des marchands arméniens avaient longtemps dominé le commerce entre l'Orient et l'Occident aux 16e et 17e siècle, donnant naissance à des familles de marchands installant des comptoirs de la Chine jusqu'en Amérique. Une forte diaspora arménienne était présente dans les villes d'Anatolie, et au cours du Moyen-Âge ottoman, elle s'est retrouvée cantonnée dans les professions liées à l'argent. Jusqu'à la fin de l'Empire, les sultans confient leurs finances à des Arméniens. Cette situation héritée de l'histoire permit aux réactionnaires d'essentialiser les Arméniens comme usuriers, canalisant contre eux des colères populaires et des jalousies de la petite-bourgeoisie turque. Et cela alors même que la majorité de la population arménienne partageait les mêmes conditions de vie que les autres ethnies d'Anatolie (notamment dans les territoires arméniens proprement dits). A cela s'ajoute le fait que des organisations nationalistes et socialistes s'étaient développées au sein de la population arménienne, suscitant des craintes du pouvoir.

Les actions anti-Arméniens connaissent une forte hausse en 1912-1913, le parti Jeune-Turc diffuse directement de la propagande raciste, place des hommes directement responsables d'assassinats à des postes de responsabilité, incite les Muhadjirs (musulmans réfugiés des Balkans) à s'installer dans les zones peuplées d'Arméniens pour les remplacer...

Dans le même temps, l'état d'exception suspendit les droits d'association, de grève et de réunion à peine proclamés. La censure s'abattit sur les journaux, tandis que se succédèrent soulèvements armés et répression sanglante.

3 La Guerre mondiale et le génocide arménien (1915)[modifier | modifier le wikicode]

Durant la Première Guerre mondiale, les dirigeants ottomans se rangèrent derrière l'Allemagne. Mais les combats furent d'abord une succession de défaites et de désastres humains.

Dans ce chaos, comme souvent en temps de guerre, ce qui était une politique de persécutions régulières devient qualitativement plus violent. C'est dans ce contexte que les Jeunes-Turcs lancent le génocide des Arméniens en 1915. Cette année-là, es déportations, les privations de nourriture et les exécutions firent parmi eux autour d'un million de victimes. Au moment de l'armistice en 1918, le pays déplorait en outre plus de 300 000 morts et 400 000 blessés. 200 000 déserteurs erraient dans le pays. La famine menaçait partout.

Les impérialismes vainqueurs occupèrent militairement une grande partie de l'empire. Puis ils commencèrent à s'en partager les dépouilles, notamment en découpant le Moyen-Orient en zones d'influence. Ils voulaient faire de même avec la Turquie en la réduisant à un petit territoire en Anatolie centrale, c'est-à-dire dans la zone la moins développée, la plus aride et sans débouché maritime, donc condamnée au dépérissement.

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Quant au reste de l'Anatolie et de la Thrace ainsi que les détroits du Bosphore et des Dardanelles qui contrôlent l'accès à la Mer noire, les pays occidentaux voulaient se les répartir, comme ils voulaient se répartir le Moyen-Orient.

Dans ce partage colonial, la Grande-Bretagne s'attribua la province de Mossoul à l'est qui regorgeait de pétrole. L'Italie et la France s'approprièrent le littoral méditerranéen, tandis que la Grèce, dont le premier ministre affirma vouloir renvoyer les Turcs « dans les steppes de l'Asie centrale », occupa avec ses forces armées la ville de Smyrne, aujourd'hui Izmir, et la rive orientale de la mer Egée.

En 1920, le traité de Sèvres confirma ce dépeçage en accordant en outre à la Grèce les territoires européens restant de l'ancien empire et le rôle de gendarme de la région. Les détroits furent placés sous contrôle international et le régime des Capitulations maintenu tandis que l'armée turque était réduite à 15 000 hommes. Était envisagée enfin la création d'un État arménien et d'une zone autonome kurde, prélude à une possible indépendance.

4 La révolution kémaliste[modifier | modifier le wikicode]

4.1 La guerre d'indépendance turque (1919-1923)[modifier | modifier le wikicode]

C'était sans compter l'indignation suscitée par l'occupation militaire et ce plan de partage qui provoquèrent une véritable éruption du sentiment national turc. C'est un militaire de haut rang, Mustafa Kemal, qui prit la tête de la guerre pour la libération de l'Anatolie. Ancien animateur du mouvement jeune-turc, il avait notamment joué un rôle actif en 1915 dans l'échec de la tentative de débarquement allié à Gallipoli dans le détroit des Dardanelles. Il y avait acquis le prestige d'un « sauveur de la patrie » en montrant sa détermination farouche à ne pas céder une seule parcelle du sol turc, au prix il est vrai de la mort de dizaines de milliers de soldats ottomans.

Kemal appartenait à cette génération d'officiers « jeunes-turcs » acquis à l'idée qu'il fallait arracher la Turquie à son arriération, au poids des traditions, notamment religieuses, à la pourriture de la cour des sultans et à leur attitude de laquais des puissances européennes. Il était convaincu que pour imposer ses vues les moyens militaires à sa disposition constitueraient le meilleur levier.

Après la capitulation que constituait la signature de traité de Sèvres de 1920, il appela à désobéir aux ordres du gouvernement du sultan, puis réunit une « Grande Assemblée Nationale de Turquie » à Ankara. Elle désigna Mustafa Kemal comme le chef du mouvement national. C'était un véritable défi aux puissances impérialistes. Jouant des rivalités qui opposaient ces dernières et de leur haine commune du régime soviétique, il noua à leur grande frayeur, des relations diplomatiques avec celui-ci. « Nous acceptons, déclara alors Kemal, de coopérer avec les bolcheviks russes dans leurs efforts de sauver tous ceux opprimés par les gouvernements impérialistes ». De leurs côtés, les bolcheviks apportèrent leur soutien au combat des nationalistes turcs contre les puissances occidentales.

En se faisant le porte-parole le plus résolu du sentiment national, Kemal parvint en quelques mois à rallier une large fraction de la population et à transformer une armée vaincue et démoralisée en une force soudée. Après trois années d'affrontements acharnés, les troupes commandées par Mustafa Kemal écrasèrent les 200 000 soldats de l'armée grecque, réduisant à néant les plans impérialistes.

Cette victoire militaire retentissante permit d'imposer l'évacuation des troupes alliées qui occupaient Constantinople depuis 1918. En juillet 1923, le traité de Lausanne signé avec les puissances impérialistes, consacra cette victoire. Le territoire actuel de la Turquie y fut dessiné. Toute l'Anatolie et la Thrace restaient turques. Le régime des Capitulations était aboli, mettant ainsi un terme aux privilèges des capitalistes étrangers. Ceux-ci perdaient également leur mainmise sur les détroits.

La minorité grecque d'Anatolie paya durement le fait d'avoir été enrôlée de force par le corps expéditionnaire grec durant la guerre. Ses biens furent détruits ou saisis, ses membres chassés du territoire turc par centaines de milliers.

4.2 Une politique de réformes radicales...[modifier | modifier le wikicode]

Une fois son pouvoir établi, Mustafa Kemal entreprit des réformes radicales. Au fond, il voulait accomplir la révolution bourgeoise en Turquie. Et il le fit à sa manière de militaire, c'est-à-dire au pas de charge.

En 1923, contre les fractions les plus réactionnaires des classes possédantes, il proclama la République et l'abolition de la monarchie. Ce régime, qui avait imprimé sa marque pendant des siècles, était jeté à bas. Le sultan et sa famille furent contraints à l'exil.

Mustafa Kemal devant le Parlement, le 9 mai 1935

Un an plus tard, Kemal se débarrassa également du califat, cette institution qui avait fait des chefs de l'empire les dépositaires de l'autorité religieuse suprême dans le monde musulman. Les ordres mystiques furent dissouts, leurs couvents fermés, leurs biens dispersés, le culte des mausolées et les pèlerinages interdits. Au fond, Mustafa Kemal avait une haine profonde de la religion. Il écrivait sur Mahomet :

« Depuis plus de 500 ans, les règles et les théories d'un vieux cheikh arabe, et les interprétations abusives de générations de prêtres crasseux et ignares ont fixé, en Turquie, tous les détails de la vie civile et criminelle. Elles ont réglé la forme de la constitution, les moindres faits et gestes de la vie de chaque citoyen, sa nourriture, ses heures de veille et de sommeil, la coupe de ses vêtements, ce qu'il apprend à l'école, ses coutumes, ses habitudes et jusqu'à ses pensées les plus intimes. L'islam, cette théologie absurde d'un bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies. »

Kemal allait formuler plus tard les « principes » qui le guidaient et que les écoliers allaient apprendre comme les « six flèches du kémalisme » : républicanisme, laïcisme, progressisme, populisme, étatisme et nationalisme.

Pour assurer le succès de ses réformes et remettre en marche une économie où la majeure partie des tâches administratives, scientifiques ou techniques étaient assurées auparavant par les membres des minorités expulsés ou assassinés, Kemal ferma les écoles coraniques puis lança l'implantation d'écoles publiques mixtes et la formation d' « une armée d'enseignants ». L'étude de la science et des connaissances modernes devint une priorité. Le calendrier occidental et le système métrique furent adoptés. En 1930, la ville de Constantinople prit définitivement son nom en langue turque : Istanbul.

La langue elle-même fut réformée en quelques mois. Celle, complexe, des couches privilégiées céda la place en 1928 au turc moderne accessible au plus grand nombre. Un nouvel alphabet tiré de l'alphabet latin remplaça l'alphabet arabe. Des droits furent accordés aux femmes, dont celui au divorce, mais aussi celui de voter, aux municipales puis aux législatives, et ce alors que ce droit ne fut acquis en France qu'en 1945.

4.3 ... pour sortir du sous-développement et de la soumission à l'impérialisme[modifier | modifier le wikicode]

L'ambition de Kemal allait au-delà de ces transformations. Après un demi-siècle de pillage et de domination, la Turquie demeurait dans un état de sous-développement et de grande pauvreté. En 1923, elle ne disposait que de 4500 kilomètres de voies ferrées et d'aucune ligne à l'est d'Ankara, c'est-à-dire sur les trois quarts du pays. Kemal entendait utiliser un volontarisme d'État pour ouvrir la voie de la modernisation et du développement : « Il faut transformer nos bourgeois en une classe bourgeoise ».

Kemal luttait pour un développement bourgeois autonome, mais se heurtait à la pression des impérialismes. Pour ne pas être bannie par les grandes puissances, la Turquie s'engagea à ne pas modifier ses tarifs douaniers, très désavantageux pour elle, jusqu'en 1929 et à garder à sa charge 70% des dettes des sultans. Malgré cela, son économie fut privée d'accès aux marchés financiers durant près de deux décennies. La crise de 1929 et l'effondrement du commerce international qui en fut l'une des conséquences renforcèrent cet isolement.

Se substituant à la bourgeoisie, l'État prit en charge les investissements d'infrastructure, mais aussi le lancement de certaines productions de base comme l'habillement ou le sucre. La plupart des entreprises qui appartenaient aux capitaux étrangers furent nationalisées par rachat. Un plan quinquennal et une coopération économique avec l'URSS furent établis.

Pendant des années, la Turquie kémaliste suscita la curiosité voire l'admiration dans les pays encore soumis à la domination directe des puissances impérialistes et où des militants se demandaient comment y mettre fin. Elle allait servir bientôt de modèle aux dirigeants anti-colonialistes ou tiers-mondistes comme Bourguiba en Tunisie, Messali Hadj ou les dirigeants du FLN en Algérie puis Nasser en Égypte.

4.4 Les limites et la nature de classe du kémalisme[modifier | modifier le wikicode]

Les limites de ce volontarisme apparurent au fil des années. L'étatisme fut tout d'abord loin de sortir le pays de l'arriération. A la fin des années 1930, la Turquie restait à plus de 80% rurale et sous-développée. Elle fut contrainte d'exporter à bas prix ses matières premières minières et agricoles pour importer les équipements indispensables à son industrie.

Au cours de ces années 1930, marquées par la quasi paralysie du commerce international puis la marche à la guerre, il était difficile de desserrer l'étau de l'impérialisme. Et il était encore plus difficile pour la bourgeoisie d'un pays pauvre d'effacer le retard accumulé et les décennies de pillage.

La bourgeoisie se forma pour une large part au sein même de cet État et de sa bureaucratie. Sur le plan extérieur, elle tenta de se frayer un chemin en louvoyant entre les grandes puissances.

Sur le plan politique, Mustafa Kemal se heurta également à bien des résistances, et d'abord à celle des minorités nationales qui commençaient à exprimer leurs propres sentiments nationaux. Dès 1925, des chefs de tribus kurdes se soulevèrent. Kemal s'était appuyé sur leurs troupes jusqu'à présent, mais il n'hésita pas à se retourner impitoyablement contre eux. La révolte kurde fut écrasée, ses meneurs exécutés. Elle fut suivie du déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes et d'une « turquification » sanglante du Kurdistan.

Avec le repartage impérialiste de l'après Première Guerre mondiale, la population kurde était divisée entre cinq États, la Turquie (pour la plus grande partie d'entre elle), l'Irak, l'Iran, la Syrie et même l'URSS. L'idée d'une région autonome, et a fortiori celle d'un État indépendant, furent renvoyées sine die par les Britanniques, eux-mêmes aux prises avec une rébellion kurde qu'ils noyèrent dans le sang en Irak.

Mais prenant prétexte de ce soulèvement, Mustafa Kemal supprima toutes les libertés et mit au pas tous ceux qui, dans son propre camp, ne voyaient pas d'un œil favorable sa volonté réformatrice et tous ses opposants déclarés. La Turquie passa sous la coupe du parti unique, le Parti Républicain du Peuple (CHP), et de son chef Mustafa Kemal, autoproclamé « Atatürk », le « Père de tous les Turcs ».

En fait, le régime kémaliste protégea aussi la bourgeoisie de toute expression indépendante des masses pauvres. La propagande glorifiait le paysan, proclamé « le vrai maître et propriétaire » du pays. Mais dans les campagnes, en l'absence de réforme agraire, l'oppression continua sous la coupe des grands propriétaires et des chefs religieux ou tribaux. En 1935, 35000 villages sur 40000 n'avaient toujours pas d'écoles.

Quant à la classe ouvrière, le régime ne lui laissa aucune marge de manœuvre. Le Parti Socialiste s'était implanté après 1918 dans plusieurs centres industriels et dans les compagnies de transport d'Istanbul. Toléré un temps, il fut combattu violemment par le patronat et les forces d'occupation après une série de grèves victorieuses. Son dirigeant, Hüseyin Hilmi, fut lui même assassiné en 1923. Les socialistes restés fidèles à l'internationalisme en 1914, se réunirent autour de Mustafa Suphi, un intellectuel qui avait été gagné aux idées révolutionnaires lors de ses études à Paris. Rejoint par les militants issus des prisonniers de guerre en Russie et ceux formés au sein du groupe Spartakus à Berlin, Mustafa Suphi fut à l'origine de la création du parti communiste en septembre 1920.

Kemal ne voulait pas tolérer l'existence d'une organisation réellement communiste, mais du fait du prestige de la Révolution d'Octobre, et de l'aide anti-impérialiste de la jeune Russie soviétique, il ne pouvait adopter une position purement hostile. Il s'essaya même à la canalisation du « communisme » turc (notamment par la création d'un parti communiste « officiel » distinct des communistes liés aux bolchéviks). Mais de plus en plus, ce fut la répression des communistes qui l'emporta, malgré un double jeu des autorités. Mustafa Suphi, entre autres, fut assassiné en 1921. La diplomatie soviétique fut un certain temps conciliante avec l'État turc, malgré la répression des communistes turcs.[3]

Quant un code du travail fut adopté en 1936, il fut copié sur ceux édictés par les régimes fascistes en Italie et en Allemagne et interdit toute grève et tout droit d'organisation. Le pouvoir prenait ses précautions contre toute force sociale ou politique qui aurait pu cristalliser la moindre opposition.

En revanche, et malgré ses convictions antireligieuses, Mustafa Kemal n'eut pas la même attitude vis-à-vis du clergé et de la religion. Plutôt que de la combattre de front, la religion fut mise sous le contrôle de l'État. C'est ainsi qu'en 1926 fut créée la Direction des affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı), un ministère du culte qui était un premier renoncement à l'ambition laïque initiale de Mustafa Kemal.

5 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

Lutte ouvrière, Cercle Léon Trotski, La Turquie du kémalisme à l’islamisme et les perspectives de la classe ouvrière, janvier 2013