Paysannerie

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La paysannerie est la classe sociale vivant de la terre qu'elle possède et travaille. De part sa nature peu mobile, la paysannerie a le plus souvent été "passive" au cours de l'histoire, mais sa force alliée ou utilisée par d'autres classes a pu générer de grandes révolutions.

1 Sociétés précapitalistes[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Paysannerie et exploitation[modifier | modifier le wikicode]

Le point commun aux sociétés précapitalistes, c'est d'être des sociétés où le travail humain est centré sur l'agriculture ou l'élevage. Les dominants étaient donc ceux qui profitaient du travail de nombreux paysans : les propriétaires terriens (qui formaient le gros de la noblesse dans la plupart des sociétés).

Les formes d'exploitation de la paysannerie pouvaient beaucoup varier : par l'esclavage, par du servage, par des impôts... Il existait des « paysans libres » (alleu). Certaines régions entières d'Europe étaient largement dominées par la petite paysannerie indépendante, contrairement à d'autres dominées par les latifundia (Sud de l'Italie, Sud de l'Espagne...).

1.2 Biens communaux[modifier | modifier le wikicode]

Les coutumes féodales laissaient un certain nombre de terres pour un usage « commun » : les biens communaux. En général, ce sont des bois, des prés, des landes et des marais. La plupart de ces biens appartiennent à un seigneur qui en a concédé l'usage soit à titre gratuit, soit en échange de corvée soit en échange d'un cens. À partir du 17e siècle, les seigneurs essayent de reprendre ces terrains, surtout lorsqu'ils sont boisés, en obtenant des triages ou des cantonnements, afin de les exploiter plus intensivement et de profiter de la hausse des prix des bois de chauffage, ou d'en faire des terrains destinés à l'élevage de leurs bêtes.

L'Angleterre a été pionnière dans cette privatisation rampante, avec le mouvement des enclosures.

1.3 Traditions communautaires[modifier | modifier le wikicode]

Dans certains pays et à certaines époques, des petits paysans ont mis en place des systèmes de solidarité communautaires. C'est le cas par exemple en Russie avec le « Mir » : les paysans se réunissaient régulièrement en assemblées dirigées par les anciens, et procédaient à des décisions pouvant aller jusqu'au repartage des terres en fonction des besoins des familles. On peut aussi citer les communautés taisibles dans le centre de la France à la fin du Moyen-Âge.

1.4 Luttes paysannes[modifier | modifier le wikicode]

De nombreuses révoltes paysannes débouchant sur des réformes agraires (redistribution de terres) ont eu lieu dans l'histoire. Mais comme toujours, après la tempête, le processus de concentration des terres se reproduit inexorablement. C'est pourquoi ce type de mesure ne peut apporter qu'un soulagement de court terme aux malheurs de la petite paysannerie.

Certains utopistes ont perçu ce problème et ont envisagé une solution plus radicale : instaurer la collectivisation des terres, avec le travail aussi bien que la jouissance en commun des fruits du travail. Mais ces utopies proto-communistes n'ont été que très peu mises en pratique, tout au plus dans quelques petites communautés idéales, peu durables.

Des révolutions paysannes ont parfois eu lieu, mais n'ont jamais en elles-mêmes provoqué de saut qualitatif vers une nouvelle société : elles ont été des révolutions politiques, mais pas des révolutions sociales.

« Dans l'ancienne Chine des révolutionnaires portèrent la paysannerie au pouvoir, ou, pour être plus précis, octroyèrent le pouvoir aux chefs militaires des soulèvements paysans. Ceci conduisit chaque fois à un nouveau partage de la terre et à l'instauration d'une nouvelle dynastie "paysanne"; à ce point, l'histoire recommençait par le commencement. La nouvelle concentration de la terre, la nouvelle aristocratie, le nouveau système d'usure provoquaient un nouveau soulèvement. Aussi longtemps que la révolution conserve son caractère purement paysan, la société est incapable de sortir de ce cercle vicieux et sans issue.

C'est là la base de l'histoire ancienne de l'Asie, y compris l'histoire ancienne russe. En Europe, dès le début du déclin du Moyen Age, chaque soulèvement paysan victorieux portait au pouvoir, non pas un gouvernement paysan, mais un parti urbain de gauche. Un soulèvement paysan était victorieux exactement dans la mesure où il réussissait à renforcer la position de la section révolutionnaire de la population urbaine. »[1]

2 Capitalisme et paysannerie[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Paysannerie et révolutions bourgeoises[modifier | modifier le wikicode]

Dans les révolutions bourgeoises, la paysannerie (ainsi que les plébéiens) a souvent été utilisée comme « bélier » par les leaders bourgeois. Cela a conduit les marxistes à considérer la fin du servage et la réforme agraire (ouvrant la voie au marché capitaliste dans les campagnes) comme des « tâches de la révolution démocratique-bourgeoise ».

Cependant il y a des différences notables dans les révolutions bourgeoises en fonction des circonstances, et une tendance à l'évolution au cours du temps :

  • En Angleterre, le servage a disparu effectivement vers la fin du 14e siècle, et la paysannerie a perdu progressivement ses terres communes à travers la Réforme, les enclosures, et deux révolutions, jusqu'au 19e siècle. Le développement du capitalisme, se fit relativement lentement et sans contrainte extérieure.
  • En France, la lutte contre la monarchie absolue, l'aristocratie et le haut clergé força la bourgeoisie à accomplir vers la fin du 18e siècle une révolution agraire radicale. Après cela, les ruraux de France, devenus indépendants, s'avérèrent pour longtemps le sûr appui de l'ordre bourgeois et, en 1871, aidèrent la bourgeoisie à mater la Commune de Paris.
  • En Allemagne, la bourgeoisie se montra incapable de donner une solution révolutionnaire à la question agraire et, en 1848, livra les paysans aux hobereaux, de même que Luther, plus de 3 siècles auparavant, avait abandonné aux princes d'Empire les gueux soulevés. D'autre part, le prolétariat allemand, au milieu du 19e siècle, était encore trop faible pour prendre la direction de la paysannerie. Le développement du capitalisme, en Allemagne, obtint donc aussi un délai suffisant, quoique moins étendu qu'en Angleterre, pour se subordonner l'économie agricole telle qu'elle était sortie d'une révolution bourgeoise non parachevée.

Au début du 20e siècle en Russie, les socialistes débattent intensément de la révolution qui vient. Les narodniks, non marxistes, parlent simplement de révolution démocratique et populaire, et exaltent la paysannerie. Les social-démocrates du POSDR soutiennent à l'inverse qu'une analyse en termes de classes sociales est indispensable. Ils sont d'abord tous unanimes sur le schéma classique du matérialisme historique : révolution démocratique-bourgeoise dans un premier temps, puis, après une période de développement capitaliste, révolution socialiste. Cependant, la situation en Russie est particulière (Trotski parlera de développement inégal et combiné) : un prolétariat minoritaire mais concentré et organisé existe déjà, et la bourgeoisie craint beaucoup de le voir se mobiliser. En particulier, la tentative révolutionnaire de 1905 montre que la bourgeoisie préfère se jeter dans les bras de la réaction plutôt que de risquer de tout perdre dans une lutte de classe trop intense. Le POSDR se divise en deux attitudes radicalement différentes :

Trotski développe une idée différente et originale : la théorie de la révolution permanente. Il critique l'opportunisme des menchéviks, mais considère que la théorie de Lénine est inconséquente. Trotski insiste sur l'incapacité de la paysannerie à se structurer en parti indépendant et donc à avoir un rôle dirigeant. Par conséquent, il conclut que c'est nécessairement le prolétariat (et son parti, la social-démocratie), qui doit avoir ce rôle dirigeant, et que cela le conduira nécessairement, dans un processus ininterrompu (« révolution permanente »), des revendications immédiates aux mesures socialistes.[1]

Trotski souligne par exemple que même les grandes révoltes paysannes de l'histoire russe n'avaient pas les conditions objectives pour déboucher sur une révolution démocratique-bourgeoise :

« Quinze ans environ avant la grande Révolution française, éclata en Russie un mouvement de cosaques, de paysans et d'ouvriers-serfs dans l'Oural — ce que l'on a appelé la révolte de Pougatchev. Que manqua-t-il à ce terrible soulèvement populaire pour qu'il se transformât en révolution ? Un Tiers-État. A défaut d'une démocratie industrielle des villes, la guerre paysanne ne pouvait se développer en révolution, de même que les sectes religieuses des campagnes n'avaient pu s'élever jusqu'à une Réforme. Le résultat de la révolte de Pougatchev fut, au contraire, de consolider l'absolutisme bureaucratique, protecteur des intérêts de la noblesse, qui montra de nouveau ce qu'il valait à une heure difficile.  »[2]

2.2 « Modernisation » de l'agriculture[modifier | modifier le wikicode]

Les grandes propriétés agricoles détenues par de riches romains ou par des aristocrates apportaient à ces derniers des rentes importantes par le fait du volume, qui n'incitaient par à la modernisation de l'agriculture. Les rendements agricoles étaient donc généralement stagnants.

Le passage à une agriculture capitaliste s'est fait progressivement, parfois par la conversion d'aristocrates en entrepreneurs, mais souvent par le partage des terres et leur possession par des petits paysans (serfs émancipés...). Ces derniers, dans un contexte de développement du commerce, sont ensuite poussés par la concurrence accrue à gérer leur terre de façon plus intensive. Mais cela laisse aussitôt place au phénomène de concentration capitaliste.

« La propriété privée du paysan sur la terre qu'il cultive constitue la base de la petite production, la condition de sa prospérité et de son accession à une forme classique. Mais cette petite production n'est compatible qu'avec le cadre primitif étroit de la production et de la société. »[3]

Car les petits paysans, même formellement propriétaires, sont exploités par le capital :

« l'exploitation des paysans ne se distingue que par la forme de l'exploitation du prolétariat industriel. L'exploiteur est le même : le capital. Les capitalistes pris isolément exploitent les paysans pris isolément par les hypothèques et l'usure. La classe capitaliste exploite la classe paysanne par l'impôt d’État » [4]

« La parcelle du paysan n'est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer de la terre profit, intérêt et rente et de laisser au paysan lui-même le soin de voir comment il réussira à se procurer son salaire »[5]

Marx remarquait qu'il a pu arriver alors que les petits paysans livrent des produits agricoles moins chers que ceux provenant des grandes exploitations, parce qu'ils s'auto-exploitaient alors davantage :

Quelle est l'« une des raisons qui font que le prix des céréales, dans les pays où prédomine la propriété parcellaire, est plus bas que dans les pays à production capitaliste ? » C'est que le paysan livre gratuitement une partie du surproduit. « Ce prix moins élevé [des céréales et des autres produits agricoles] résulte par conséquent de la pauvreté des producteurs et nullement de la productivité de leur travail ».[6]

Cette « modernisation » de l'agriculture capitaliste voit simultanément :

  • l'intensification du point de vue des rendements agricoles (augmentation des rendements à l'hectare)
  • l'intensification du travail, comme dans l'industrie.

Cette modernisation est doublement contradictoire. D'une part, la concurrence entre parcelles est en contradiction (frein relatif) avec la modernisation technique :

« La propriété parcellaire exclut de par sa nature même le développement des forces productives sociales du travail, l'établissement de formes sociales de travail, la concentration sociale des capitaux, l'élevage à grande échelle, l'application progressive de la science à la culture. L'usure et les impôts la ruinent partout fatalement. Le débours de capital pour l'achat de la terre fait qu'il ne peut être investi dans la culture. Les moyens de production sont éparpillés à l'infini, le producteur lui-même se trouve isolé. Le gaspillage de force humaine est immense. La détérioration progressive des conditions de production et le renchérissement des moyens de production sont une loi inéluctable de la propriété parcellaire. »[6]

D'autre part, la modernisation technique opérée par les capitalistes sans prendre en compte les effets globaux et de long terme conduit à des dégâts écologiques :

« En outre, chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art de dépouiller le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol... La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant simultanément les deux sources d'où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur »[7]

2.3 Prolétarisation de la paysannerie[modifier | modifier le wikicode]

🔍 Voir : Prolétarisation.

Un des effets majeurs du développement du capitalisme, c'est la prolétarisation massive de la paysannerie et l'exode rural, en parallèle du développement de la classe ouvrière urbaine. Ce changement massif à l'échelle globale conduit pour la première fois dans l'histoire au passage de sociétés agricoles à des sociétés industrielles.

Les petits paysans ont très vite senti la nécessité de mutualiser certains moyens dans des coopératives agricoles : tracteurs, moissonneuses, achats groupés d'engrais ou de pesticides, humidimètres, protéinomètres... A propos de cette tendance à la ruine des petits paysans parcellaires, et des coopératives, Lénine ajoutait la remarque suivante :

« Les coopératives, c'est-à dire les associations de petits paysans, qui jouent un rôle progressif bourgeois des plus considérables, ne peuvent qu'affaiblir cette tendance, mais non la supprimer ; il ne faut pas oublier non plus que ces coopératives donnent beaucoup aux paysans aisés, et très peu ou presque rien à la masse des paysans pauvres, et qu'ensuite ces associations finissent par exploiter elles mêmes le travail salarié. » [3]

3 Socialisme et paysannerie[modifier | modifier le wikicode]

3.1 Une classe réactionnaire ?[modifier | modifier le wikicode]

A plusieurs reprises, Marx et Engels ont souligné le rôle réactionnaire joué par la paysannerie. Par exemple Marx analyse dans Le 18 brumaire que les petits paysans parcellaires ont soutenu massivement Napoléon III lors du plébiscite qui suit son coup d'État de 1851. En 1871, il constate également que c'est la France rurale qui a voté pour une assemblée majoritairement monarchiste, par opposition à la Commune de Paris (et de Lyon, Marseille...).

Faire ce constat ne l'empêchait pas de penser qu'il était possible que le mouvement ouvrier prenne la tête d'une transformation sociale de tout le pays à laquelle les paysans pourraient se rallier.

Suite à la révolution d'Octobre, Kautsky a durement critiqué les bolchéviks, les accusant d'avoir pris le pouvoir dans une société non mûre, trop arriérée. Il accuse en particulier la prédominance de l'élément paysan dans le bolchévisme de lui donner un caractère réactionnaire, l'opposant à la Commune de Paris qui elle aurait été purement prolétarienne.[8] Trotski répond de façon cinglante :

« Il est parfaitement exact que le soutien des paysans fut "épargné" à la Commune de Paris. Celle-ci, en revanche, ne fut pas épargnée par l'armée paysanne de Thiers ! Tandis que notre armée, composée pour les quatre cinquièmes de paysans, se bat avec enthousiasme et succès pour la République des Soviets. »[9]

Le biologiste J.B.S. Haldane, qui deviendra marxiste par la suite, disait dans une conférence tenue en 1923 :

« Personnellement, je ne regrette pas la probable disparition du travailleur agricole au profit de l’ouvrier d’usine, qui me semble un type de personne supérieur à presque tous les points de vue. Le progrès humain a toujours été le progrès des villes entraînant avec elles une campagne réticente. La nourriture synthétique mettra le jardin d’ornement et l’usine à la place du tas de fumier et de l’abattoir, et rendra enfin la ville autosuffisante. »[10]

3.2 Une classe révolutionnaire ?[modifier | modifier le wikicode]

Les révoltes paysannes ont été nombreuses au cours de l'histoire, et plus généralement, le mouvement paysan revient régulièrement sur le devant de la scène (Bolivie, Brésil, Thaïlande...). Et à chaque fois des enthousiastes veulent expliquer que ce mouvement est l'avenir, qu'il est le plus dynamique, que la paysannerie est la classe révolutionnaire... Et ce avec d'autant plus d'assurrance que le mouvement ouvrier est affaibli.

Pourtant, rien de bien nouveau sous le soleil... ni sur la terre. Si les petits-paysans mènent parfois des combats honorables contre de grands propriétaires fonciers exploiteurs, et si nous, communistes révolutionnaires, les soutenons dans ces luttes, nous ne faisons pas de la petite propriété paysanne l'avenir de l'humanité.

Premièrement, ces mouvements considèrent que leur but est atteint s'ils parviennent à obtenir, par exemple, une réforme agraire. Ils ne vont généralement pas plus loin, et le peuvent difficilement, étant donné l'isolement relatif de la paysannerie du reste de la société.

Ensuite, quoi qu'on puisse dire sur une agriculture paysanne idéalisée, la société ne reviendra pas "en arrière" en renonçant aux avancées de l'industrialisation, y compris dans le monde agricole. L'immense gâchis de travail que représente une humanité s'épuisant individuellement sur sa parcelle ne fera pas recette, et ce ne serait pas souhaitable. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il n'y ait pas un travail énorme de conversion de l'agriculture moderne, notamment pour répondre d'urgence à des problèmes écologiques.

3.3 Démagogie envers les paysans[modifier | modifier le wikicode]

Etant donné que le marxisme place son fondement sur la classe ouvrière, de nombreux anti-marxistes n'hésitent pas à faire de la démagogie pour monter les paysans contre les marxistes. Trotski remarquait ainsi que c'est une accusation que « les agrariens réactionnaires, les socialistes-chrétiens et les fascistes dirigent toujours contre les socialistes, et d'autant plus, contre les communistes »[11]. Au cours des années 1920, les staliniens ont à leur tour accusé les trotskistes de chercher à « dépouiller le moujik ».

3.4 Socialisme et paysannerie[modifier | modifier le wikicode]

Marx et Engels ne considéraient pas que les socialistes, qui sont un parti ouvrier, pouvaient promettre tout et n'importe quoi aux paysans en tant que petits propriétaires privés :

« Comment porter aide au paysan non comme futur prolétaire, mais comme propriétaire rural actuel sans violer les principes fondamentaux du programme socialiste général? (...) Disons-le franchement, étant donnés ses préjugés, fondés sur toute sa situation économique, son éducation, sa façon de vivre isolément et nourrie par la presse bourgeoise et les grands propriétaires fonciers, nous ne pouvons conquérir la masse des petits paysans du jour au lendemain que si nous lui faisons des promesses que nous savons ne pas pouvoir tenir. Nous sommes obligés de lui promettre non seulement de protéger sa propriété dans tous les cas contre les puissances économiques qui l'assaillent, mais même de la délivrer de toutes les charges qui, actuellement, l'oppriment: de faire du fermier un propriétaire libre et de payer les dettes du propriétaire dont la terre est grevée d'hypothèques. Si nous pouvions faire cela, nous reviendrions nécessairement au point de départ d'un développement qui a nécessairement abouti à l'état actuel. Nous n'aurions pas libéré le paysan, nous lui aurions accordé un quart d'heure de grâce! »[12]

Cependant, ils n'évoquaient pas la contrainte, mais une transition graduelle vers des exploitations collectives :

« Lorsque nous serons au pouvoir, nous ne pourrons songer à exproprier par la force les petits paysans (que ce soit avec ou sans indemnité), comme nous serons obligés de le faire pour les grands propriétaires fonciers. Notre devoir envers le petit paysan est, en premier lieu, de faire passer sa propriété et son exploitation individuelles à l'exploitation coopérative, non en l'y contraignant, mais en l'y amenant par des exemples et en mettant à sa disposition le concours de la société. »

En 1892, Kautsky écrivait :

« Seule la démocratie socialiste peut permettre aux paysans et aux artisans de devenir dans leur ensemble des ouvriers de la grande industrie sans pour cela tomber dans le prolé­tariat. Ce n’est que dans une société socialiste que la disparition, devenue inévitable, de l’agriculture paysanne et du métier peut signifier une amélioration du sort du paysan et de l’artisan. »[13]

Ce même Kautsky écrivait en 1900 que, s'il était important de chercher à rallier les paysans-propriétaires, il était prioritaire de chercher à gagner les millions d'ouvriers des régions catholiques (qui se tenaient à distance).[14]

En Russie, les social-démocrates étaient convaincus que la révolution à venir serait bourgeoise, et dans ce cadre, la réforme agraire faisait partie de leurs revendications.

Même lorsque les bolchéviks ont évolué vers l'idée de révolution socialiste, ils ont continué à penser que cela devait se faire graduellement, par le pouvoir de la démonstration. Par exemple Lénine est toujours sur cette ligne dans les Thèses d'Avril. C'est ce que le pouvoir bolchévik à tenter d'appliquer après la révolution d'Octobre (le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février n'avait rien fait pour les revendications paysannes) : ils ont exproprié les propriétaires terriens et réparti la terre entre paysans. Ils ont ensuite cherché à encourager les paysans à se regrouper en coopératives ou entreprises d'Etat.[15] Ce n'est qu'à partir de 1928 que Staline a décidé brutalement la collectivisation forcée de toutes les terres. 

Cette approche vis-à-vis de la paysannerie, qui a besoin de transition pour adopter le modèle communiste, se retrouve assez largement dans les divers courants socialistes révolutionnaires, comme chez Emile Pouget, un des fondateurs du syndicalisme révolutionnaire, qui écrivait dans un écrit d'anticipation :

« Les propriétaires qui cultivaient eux-mêmes, pour dur que fût leur labeur, s’offusquaient de la mise en commun. Comme il ne pouvait être question de les contraindre, ceux qui le voulurent gardèrent leurs parcelles, les cultivant à leur gré. On poussa même le scrupule, pour ne pas introduire des ferments de discorde dans la jeune communauté, jusqu’à laisser individualisées de moyennes propriétés, que leurs tenants continuèrent à cultiver seuls ou familialement, sans main-d’œuvre mercenaire. Le temps et l’exemple eurent charge de convaincre ces réfractaires. L’important était qu’en face de cette exploitation parcellaire moribonde se dressât, en antithèse convaincante, le domaine commun. »[16]

L'Internationale communiste, sur la base de l'exemple de la révolution russe, a promu l'alliance des ouvriers et des paysans comme voie révolutionnaire dans de nombreux pays, en particulier les pays qui comme la Russie avaient encore une part écrasante de paysans. Cependant, il était encore clair qu'il s'agissait d'aller vers le socialisme. Or au fur et à mesure de la stalinisation, l'alliance avec la paysannerie et la « bourgeoisie progressiste » a de plus en plus signifié l'abandon du socialisme. Dans la plupart des pays peu industrialisés, les courants issus du stalinisme ont évolué vers des idéologies au contenu en réalité plus proche du populisme que du marxisme, comme le maoïsme.

3.5 Petite et moyenne paysannerie[modifier | modifier le wikicode]

De juin à décembre 1918, les bolchéviks organisent des comités de paysans pauvres dans les campagnes, pour s'appuyer sur les prolétaires et semi-prolétaires des campagnes contre les koulaks, et pousser la paysannerie moyenne à basculer du côté des ouvriers. Par la suite, des soviets sont institués dans les campagnes. Lénine dira :

« Ceux qui sont renseignés et ont séjourné à la campagne disent que c'est seulement au cours de l'été et de l'automne 1918 que nos campagnes ont entrepris elles mêmes leur « Révolution d'Octobre » (c'est à dire prolétarienne). Il s'opère un revirement. La vague des soulèvements koulaks fait place à la montée du mouvement des paysans pauvres, au progrès du « comités de paysans pauvres ». »[17]

4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. 1,0 et 1,1 Léon Trotski, Trois conceptions de la révolution russe, 1940
  2. Léon Trotski, Histoire de la révolution russe, 1930
  3. 3,0 et 3,1 Lénine, Karl Marx - La doctrine économique de Marx, 1914
  4. Karl Marx, Les Luttes de classes en France, mars 1850
  5. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, décembre 1851
  6. 6,0 et 6,1 Karl Marx, Le Capital, Livre III - Ch. 47 : La genèse de la rente foncière capitaliste, 1867
  7. Karl Marx, Le Capital, Livre I - Ch. 15 : Machinisme et grande industrie, 1867
  8. Karl Kautsky, Terrorismus und Kommunismus - Ein Beitrag zur Naturgeschichte der Revolution, Berlin, 1919
  9. Léon Trotski, Terrorisme et communisme, 1920
  10. J.B.S. Haldane, Dédale ou la science de l’avenir, 1923
  11. Léon Trotski, Ma vie, 1930
  12. Friedrich Engels, La question paysanne en France et en Allemagne, Die Neue Zeit, 1894
  13. Karl Kautsky, Le programme socialiste, 1892
  14. Karl Kautsky, Politique et Syndicats, 1900
  15. Lénine, L'économie et la politique à l'époque de la dictature du prolétariat, 30 octobre 1919
  16. Émile Pouget, Que nous réserve la révolution de demain ?, in Touche à tout, n°6 à n°8, juin-août 1909
  17. Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918