Capital fictif

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Fichier:裝修後的交易大堂(2014年).jpg
Traders à la bourse de Hong-Kong

Le capital fictif désigne une part du capital financier qui ne correspond pas à un équivalent dans l'économie réelle, dans la production.

Selon l'analyse de Karl Marx, c'est dans la sphère de la production que le capital extrait une survaleur à partir de l'exploitation de la force de travail. Par conséquent, les bulles spéculatives qui consistent en une excroissance des valeurs des actifs financiers par rapport aux valeurs réellement produites, peuvent être décrites comme une excroissance de capital fictif, rattrapée tôt ou tard par la réalité, lors des crises économiques.

1 Définition[modifier | modifier le wikicode]

Dans la section V du livre III du Capital, Karl Marx utilise le concept de capital fictif pour désigner les titres financiers, notamment les titres de la dette publique et titres boursiers (actions, obligations, et on peut aujourd'hui y ajouter ce qu'on appelle les "produits dérivés"). Autrement dit, le capital fictif regroupe l'ensemble des titres créés "à partir de rien" (ne reposant pas sur une production matérielle pré-existante) par des institutions financières, l'Etat, ou des entreprises. Ils apparaissent sur les marchés financiers comme une "marchandise" qui s'achète et se vend moyennant un prix, alors que, fondamentalement, ils ne contiennent aucune valeur réelle : ils constituent en réalité un pari sur le futur, une espérance de profits futurs. Il existe des acceptions plus larges de la notion de capital fictif, comme par exemple celle de Cédric Durand1 (2014) ou Tom Thomas2 (2021) qui y intègrent la monnaie de crédit. Mais il semble que, chez Marx, tout capital "non-réalisé" (c'est-à-dire qui n'a pas encore été valorisé par un profit réel) n'est pas forcément du capital fictif. Il semble que Marx restreigne la notion de capital fictif aux titres financiers.

1.1 Les titres boursiers[modifier | modifier le wikicode]

Dans le cas des entreprises, ce "à partir de rien" est dans un premier temps néanmoins lié à un investissement : les entreprises qui veulent investir en finançant ces investissements sur le marché financier émettent des actions, qui sont des parts de la propriété des entreprises. Elles sont émises par ces dernières dans un premier temps sur le marché financier dit "primaire" (primaire dans le sens où il s'agit du marché sur lequel les actions sont échangées pour la première fois). Si les capitalistes financiers achètent ces actions nouvellement émises, l'entreprise dispose de liquidités qui lui permettent d'investir, par exemple en achetant des machines, payer de nouveaux salariés etc. Mais une fois que ces actions sont achetées sur le marché primaire, elles peuvent être mises en circulation sur le "marché secondaire", et ici, leur prix peut varier de façon déconnectée des profits réalisés par les entreprises, sans que cela n'ait aucun impact réel. Karl Marx décrivait déjà cette déconnection potentielle :

"Lorsque les variations de valeur des titres fiduciaires sont indépendantes du mouvement de la valeur du capital réel auquel ils correspondent, elles n'affectent d'aucune manière la richesse du pays. [...] La nation ne perd pas un centime à ces hauts et bas d'un capital purement nominal, pour autant que la dépréciation des titres ne soit pas l'indice d'un arrêt de la production, d'un ralentissement du trafic sur les chemins de fer et les canaux, d'une interruption d'entreprises en cours ou d'un gaspillage de capitaux dans des affaires sans objet sérieux."

Karl Marx, Le Capital, Livre III, Section V, Chapitre XXIX

La majorité des échanges de titres se font sur le marché secondaire, qui est en réalité un marché inutile pour le développement des forces productives : c'est sur le marché secondaire que se déploie la spéculation financière. C'est ici qu'émergent des bulles spéculatives.

Le caractère "fictif" de ce capital renvoie au fait que les titres financiers représentent du capital, mais qu'ils ne sont pas substantiellement du capital, car le capital "n'existe pas deux fois", comme l'explique Marx dans le livre III du Capital :

"Les papiers-valeurs sont les titres de propriété de ces capitaux fusionnés. Les actions de chemins de fer, de charbonnages, de sociétés de navigation représentent un capital réel, soit le capital engagé et fonctionnant dans ces entreprises, soit l’argent avancé par les participants pour y être dépensé comme capital (ce qui n'empêche évidemment pas qu'elles puissent également reposer sur la fraude). Mais ce capital n'existe pas deux fois, une fois comme capital dont la valeur réside dans les titres de propriété, dans les actions, et une fois comme capital engagé ou à engager réellement dans ces entreprises. Il existe sous cette dernière forme seulement, et l'action est simplement un titre de propriété donnant droit à une part proportionnelle de la plus-value qui sera réalisée dans l'entreprise. Peu importe que A vende son action à B et que celui-ci la cède à C; ces transactions n'auront d'autre conséquence que de permettre à A et B de transformer en capital leur titre de propriété et à C de convertir son capital en un titre de propriété lui donnant droit à une plus-value éventuelle à obtenir du capital des actions."

Karl Marx, Le Capital, Livre III, Section V, Chapitre XXIX

Comme le crédit bancaire, le rôle du capital fictif dans l'économie capitaliste est de "pré-valider" le procès valorisation du capital afin d'amplifier le développement des forces productives et le marché mondial au-delà de ce qu'il est possible de faire avec la plus-value réellement extorquée par les capitalistes au terme d'un cycle de production. Il serait impossible pour une entreprise qui souhaite faire de lourds investissements en capital fixe (bâtiments, machines) qu'il n'est possible d'amortir que sur le long terme de le faire avec ses profits préalablement réalisés par l'exploitation de la force de travail (auto-financement). Au-delà du crédit, cette entreprise peut émettre des actions ou des obligations pour financer ces investissements.

En accordant achetant des titres sur les marchés financiers (actions, obligations), les capitalistes financiers s'attribuent des droits de tirage sur la plus-value qui sera réalisée dans le futur. Dans le cas des actions ce "tirage" est effectué au moyen du dividende, et dans le cas des obligations au moyens d'un intérêt. L'intérêt et le dividende, contrairement à l'action et l'obligation qu'ils rémunèrent, peuvent être des flux de valeur réelle et non fictive : l'entreprise peut payer les dividendes de ses actions avec des profits réellement extorqués sur l'exploitation de la force de travail, et l’État payer ses intérêts sur obligations en augmentant les impôts sur les profits des capitalistes ou sur les revenus des travailleurs, le dernier cas étant beaucoup plus fréquent. En cela, ils font un pari sur le futur. Mais en installant ainsi l'idée confortable et chimérique d'une séparation entre procès de valorisation et exploitation du travail, le capitalisme favorise les phénomènes de spéculation financière : d'une part, les capitalistes financiers fétichisent la monnaie en croyant pouvoir faire du profit sans passer par la production de marchandises, en croyant que le capital peut s'auto-fructifier. D'autre part, la spéculation financière devient un refuge pour les capitalistes lorsque les taux de profits dans la sphère productive sont trop bas.

1.2 Les titres de la dette publique[modifier | modifier le wikicode]

Pour financer leurs dépenses budgétaires, les Etats émettent sur les marchés financiers des obligations (pour les Etats-Unis, on parle de "bons du Trésor"). Les obligations sont des parts de dette : contrairement aux actions, les obligations représentent une somme qui devra être remboursée au bout d'un certain temps. Exemple : un Etat a besoin de 1000 €, il émet donc 10 obligations de 100 € à échéance de 1 an. Le capitaliste financier qui achète les 10 obligations pourra exiger 1000 € de l'Etat au bout d'un an. En attendant, il percevra des intérêts sur ces obligations, moyennant un taux d'intérêt fixé sur le marché obligataire (marché des obligations). Ces titres sont tout autant du capital fictif que les titres boursiers dans la mesure où il représentent, là aussi, une "deuxième fois" un capital qui est déjà mis en circulation depuis le budget de l'Etat, et qu'ils s'échangent comme des marchandises sur les marchés financiers. D'ailleurs, on observe parfois que lors de krach financiers sur les marchés d'actions, les spéculateurs se reportent sur les obligations d'Etat qui sont souvent considérées comme des actifs moins risqués étant donné qu'ils contiennent un remboursement : on parle de "fly to quality" ("fuite vers la qualité").

La nécessité du financement par obligation de la dette publique vient du fait qu'il serait impossible pour un État de couvrir ses dépenses uniquement en augmentant les impôts sur les sociétés car cela nuirait à la compétitivité et à la profitabilité de celles-ci, il est donc obligé d’émettre des obligations (titres de dette), donc du capital fictif. Au XXe puis au XXIe siècle, les dettes publiques des Etats ont pris une ampleur importante à mesure que les coûts liés aux fonctions de garant des conditions générales de reproduction du capital se sont accrus (police, armée, éducation, santé, infrastructures lourdes...), et que les subventions accordées aux entreprises pour pallier à chute des taux de profit se sont multipliées. Certains pays atteignent des dettes publiques supérieures à 200% de leur PIB.

1.3 La monnaie de crédit[modifier | modifier le wikicode]

Bien que, comme écrit plus haut (voir Définition), Marx semble restreindre la notion de capital fictif aux titres financiers (obligations, actions...), certains auteurs1,2 y intègrent la monnaie de crédit, notamment du fait que, dans le système bancaire moderne, elle soit le fruit d'une création ex nihilo. En effet, contrairement à une représentation répandue, les banques n'accordent pas du crédit à partir des dépôts préalables dont elles disposent, mais elles le font en créant de la monnaie, qui sera ensuite détruite lors du remboursement.

Mais on peut aussi considérer que la monnaie de crédit, étant donné qu'elle représente un capital-argent disponible pour l'investissement/la consommation une fois sur le compte courant d'une entreprise ou d'un ménage ne revêt pas un caractère fictif, auquel cas toute somme d'argent avancée n'ayant pas été réalisée par la production et la vente d'une marchandise serait du capital fictif. Tout du moins, le titre de créance que détient la banque, en tant que représentation de cette somme d'argent, peut être considéré comme du capital fictif. Né dans les années 1960 aux Etats-Unis, le processus de titrisation, qui consiste à transformer une créance bancaire en un titre financier échangé sur les marchés financiers rend plus évident le caractère de capital fictif des titres de créances.

1.4 Références[modifier | modifier le wikicode]

1. Cédric Durand. Le capital fictif. Comment la finance s'approprie notre avenir, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2014.

2. Tom Thomas. Quoiqu'il en coûte, ou la fuite en avant du capitalisme, Editions Critiques, 2021.

Karl Marx, Le Capital, Livre III, Section V, Chapitre XXIX